Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 22 juillet 1979
AH ! le bel âge
À propos d'un récent article, un lecteur me reproche gentiment de parler des seins des femmes. À mon âge ! Je ne devrais pas...
Il me conseille d'aller voir un psychologue, qui me renseignera sur mon état...
Je m'en garderai bien. Mon état, je le connais, et il me convient.
Ce n'est plus la jeunesse, ni l'âge mûr. Je n'ajouterai pas : hélas... Il faut accepter que le temps passe et que son passage
nous change. Il faut accepter de voir venir le bout de la tranche qui nous en est affectée, et ne pas, pour autant, perdre la joie.
Une assiette nous a été servie, plus ou moins pleine, plus ou moins maigre, et nous avons trop souvent avalé la vie sans la
goûter, ou craché dans la soupe. Maintenant que nous en sommes aux dernières cuillerées, il ne faut plus en laisser passer une
goutte sans la savourer.
Parce que notre vue baisse, devons-nous fermer les yeux ?
Au contraire, amis et amies de mon âge, mettez vos lunettes, et regardez le monde. Il est beau, même pollué.
Nous devenons durs d'oreille ? Quelle chance... Le fracas de la ville se réduit à un bruit de fond. Mais dans le silence du
matin nous entendons merveilleusement le chant de gloire du merle perché sur l'antenne de télévision.
Dans la journée, les vaines conversations ne sont plus qu'un brouhaha dont nous nous délivrons avec un sourire. A combien de
mots creux, de phrases inutiles, échappons-nous ainsi. Et nous pouvons faire semblant de ne pas entendre ou de mal comprendre
l'importun. Quand nous avons, deux ou trois fois, répondu de travers, décontenancé, il renonce, et va plus loin. Que Dieu
l'accompagne...
Et cela oblige ceux qui ont vraiment quelque chose à nous dire à réfléchir avant de parler, pour s'exprimer clairement, avec le
moins de mots possible. C'est excellent pour eux...
Mais dans l'intimité, rien ne nous échappe du chuchotement de l'affection.
Ce sont les sons aigus, du haut de la gamme, qui nous sont le plus inaudibles. Cela nous permet de ne pas entendre le coup de
sonnette qui vient nous déranger. Les amis et les gens bien élevés préviennent de leur visite. On les entend parce qu'on les attend.
On n'entend pas toujours la sonnerie du téléphone. SI c'est important, « il » rappellera. Si c'est sans importance, on
n'a rien perdu...
Mais devant le tourne-disque on ne perd pas une note de bonheur du divin Mozart. Il est mort jeune, et a vécu longtemps.
Nous qui abordons le double de son âge, ou l'avons dépassé, et qu'un chapelet d'années attend peut-être encore, ne soyons pas de
ceux qui deviendront vieux et n'auront pas vécu. Nous avons encore le temps, nous avons plus que jamais les moyens, d'aimer la vie.
Regarder les seins des femmes sur la plage ? Quel bonheur de pouvoir le faire sans que la chaleur de la concupiscence nous
brûle les oreilles. Et notre vue un peu indécise nous permet de les voir plus beaux...
Les regarder comme on regarde un parterre de roses. Ébloui et reconnaissant, sans avoir envie d'en cueillir un bouquet
égoïste...
Non, cher lecteur, je ne cesserai pas de m'émerveiller et de l'écrire. Il est un petit groupe d'étoiles, pareil à une étincelle
faible, dont mon frère ainé, qui courait les mers, m'avait dit qu'il fallait en distinguer onze pour être certain d'avoir une bonne
vue. Moi j'en voyais treize, parfois une quatorzième, du bord de l'œil. Aujourd'hui je ne discernerais même pas leur
assemblée, si on pouvait distinguer que que ce fût dans le ciel de la ville. Mais je sais qu'elles sont là. Elles sont dans le
ciel, dans ma mémoire et dans mon cœur. Et je les salue et les remercie. Et toutes les autres autour, parmi lesquelles se
promèneront un jour nos enfants. Elles étaient trop loin pour nous, mais qu'elles étaient belles dans les nuits de Provence...
Merci, étoiles. Merci, femme, d'être ce que tu es. Dieu, lui-même, n'en revient pas. Un jour (le Huitième) il a eu envie de tout
recommencer. Après avoir transformé la Terre en cube, la Lune en pétunia et donné à l'homme des ailes et un œil derrière la
tête, voici qu'il va s'occuper de la femme. Il appelle une de celles (il y en a...) qui se trouvent en son Paradis, la regarde, et
conclut :
Que tu es belle... Je ne te changerai pas. Tu es parfaite. Tu es ce que j'ai fait de mieux...(1)
Je suis de Son avis. Pourquoi cesserais-je de le dire parce que je n'ai plus vingt ans ? À vingt ans, j'aimais une des
merveilles. Aujourd'hui, j'aime la merveille.
Le jour se lève. Il met un frottis de rose sur de légers nuages gris. Qui gagnera pous la journée ? Le rose ou le
gris ? On verra bien... Au-dessus du marronnier, les hirondelles folles de vitesse volent haut, piquent, virent, crochètent, se
croisent. Il y a beaucoup d'hirondelles cette année dans le ciel de Paris. Merci, hirondelles. Les pigeons viendront tout à l'heure,
quand il fera tout à fait clair, s'aligner le long du toit d'en face, attendant que la voisine ouvre sa fenêtre pour leur donner du
pain mouillé. Les pigeons sont de grosses personnes qui mangent beaucoup et se lèvent tard.
Quand la fenêtre s'ouvrira je descendrai chercher les journaux, j'en prendrai deux, avec la sagesse de notre âge, Le
Figaro et Libération, en antidote l'un de l'autre. Je verrai sans doute passer sur le trottoir l'héroïque quadragénaire
qui fait tous les matins le tour du pâté de maisons en courant. En survêtement bleu. Au petit trot. En pantalon et veston, ce serait
de la folie. En short, ce serait de la course à pied. En survêtement c'est du jogging. C'est pour faire fondre la petite brioche qui
tressaute devant lui. Il a raison. Nous ne devons pas oublier que nous avons des jambes et qu'elles servent à se déplacer. Courir,
c'est beaucoup nous demander mais nous pouvons encore et nous devons marcher.
Une heure au moins chaque jour. Je ne le fais pas tous les jours. On suit raremet les bons conseils qu'on donne aux autres.
Celui-là est pourtant la base de la santé. La digestion, le cœur et tout. Pour m'obliger à bien faire, je prends le métro
jusqu'à une distance fixée et je rentre à pied. L'attrait du domicile m'aide à revenir, comme le cheval. Je regarde toutes les
vitrines, les fruits et les légumes, la confection en couleur, les quincailleries avec leurs outils et la poêle miracle qui
n'attache pas, et le réchaud camping-gaz, les gros gâteaux des boulangeries et les innombrables pharmacies qui ont remplacé les
bistrots. Et les restaurants vietnamiens qui ont tous le même menu. Cela s'appelle flâner. Ce n'est pas sérieux. Pour la santé il
faut marcher d'un bon pas. Je repars, à grande enjambées. Jusqu'à cette grande vitrine qui expose des tapis d'Orient. Un persan,
avec des oiseaux. Un chinois, en douce soie bleu pâle et rose. La beauté nous arrive de tous les coins du monde...
Parfois quelqu'un me reconnaît et me sourir discrètement. Je réponds de même. Parfois je passe à côté de quelqu'un que je
connais et ne le reconnais pas. Qu'il me pardonne.
La puanteur des voitures m'assaille et me réjouit : un de mes sens au moins est resté aiguisé. L'odorat. Il y a peu de
temps, je me trouvais en Provence alors que tilleuls et genêts fleurissaient ensemble. C'était incroyable. Saveur, beauté ?
Comment dire ? Il n'y a pas de mots pour les parfums. Je me suis enfoncé à pleins bras dans les genêts, je les ai respirés à me
faire éclater, je devenais jaune, mes narines ne me suffisaient plus : j'en ai mangé. C'est bon... J'ai mis longtemps à les
digérer. J'ai appris qu'ils contenaient un poison toxique. Je n'en suis pas mort. Et si j'en étais mort, la belle affaire... À nos
âges, heureusement, on n'a plus grand-chose à perdre. C'est pourquoi il ne faut pas en perdre une seconde.
N'achetez pas d'abricots. Ils ne sont pas mûrs et ne mûriront pas. N'achetez pas de figues. Les figues mûres, ces gouttes de
miel, ne se transportent pas. Allez les manger sur place, au figuier dont les feuilles râpent comme une barbe de la veille. Sur la
tombe d'une princesse qui était morte d'amour en attendant son fiancé parti aux Croisades, le pape d'Avignon fit planter un figuier,
parce que c'est un arbre secret dont on ne voit jamais les fleurs.
Elle était jeune, nous ne le sommes plus, nous ne mourrons plus d'amour, mais vivre avec amour nous le pouvons jusqu'à notre
dernier jour. Entendre moins mais mieux. Voir moins bien mais mieux regarder. Et aimer plus, tout et toujours. Le gros pigeon et
l'hirondelle et, parmi les genêts, même celui qui est bardé d'épines. Savourer chaque bouchée, jusqu'à notre dernière dent. Nous
souvenir de notre jeunesse sans regret, mais avec gratitude. L'âge d'or c'était hier. C'est aussi maintenant. Et qui sait, peut-être
demain...
22 juillet 1979
(1) Vous en saurez plus sur cet épisode, sur la France circulaire, sur les neuf façons de faire les enfants,
et d'autres merveilles en lisant mon petit chef d'œuvre (parmi d'autres) ;Si j'étais Dieux, aux Éditions Garnier
ou au Livre de poche