Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 26 janvier 1969
MOI, TÉLÉSPECTATEUR
Ils étaient quatre qui revenaient du ciel. A travers cette fenêtre de l'espace et du temps qu'est notre petit écran, nous les avions vus la semaine dernière se conduire comme des anges, passer d'un « Soyouz » à l'autre sans même avoir besoin d'ailes, délivrés de ce poids d'homme qui nous colle au bitume.
Nous les avons vus cette semaine remettre pied à terre au bout d'un long tapis. Coiffés de fourrure, enveloppés de raides capotes, larges comme des armoires, droits comme des arbres, ils se sont mis tout à coup en marche en
balançant des bras - une, deux ! une, deux ! - le petit doigt montant jusqu'à la hauteur de l'épaule - gauche, droite ! gauche, droite ! - le menton haut, le regard fixe, avec un ensemble parfait, effrayant, consternant. C'étaient donc là, nos anges ? Des adjudants ?... Cent mètres de pas cadencés en revenant du ciel ! Et à l'extrémité du tapis, le triple baiser du chef, pour les récompenser de marcher droit, après avoir volé si haut...
Ce sont de brèves images de cette sorte qui m'ont frappé cette semaine. Elles jettent sur notre temps d'orage, par instants, la lumière d'un éclair.
Il y a eu, par exemple, le lendemain, une autre image des mêmes astronautes. Debout dans une voiture, ils entraient au Kremlin et regardaient tous en arrière. Parce que derrière eux venait de se passer quelque chose d'inconcevable : on avait tiré sur le cortège ! Le deuxième attentat en U.R.S.S. en un demi-siècle. Juste aux pieds de ces anges de l'apesanteur ! Là-haut, l'immense orbite autour de la Terre, et le rêve plus immense encore qui s'y greffe : la Lune, Mars, Vénus, les étoiles... Et ici, en bas, ce petit homme, avec son arme minuscule, et ce bruit incongru de pétomane...
Il y a eu, aussi, le visage d'Alain Delon, se frayant son chemin à travers les journalistes. Nous ne l'avons même pas vu en entier. Ici son œil, entre une épaule et un micro, deux pas plus loin sa bouche, émergeant d'une calvitie, escamotée par une caméra. Bouche fermée sur un demi-sourire pareil à la moitié d'un poignard. Œil aigu comme celui d'un renard entouré par la meute. Renard ? Loup ? En tout cas, fauve au sens où l'entendent les chasseurs parlant des bêtes qui ne peuvent, d'aucune façon, accepter aucun collier. Trop beau, trop riche, trop libre. Ses lois ne sont pas les nôtres.
Il y a eu également le visage de Richelieu de Philippe de Champaigne agrémenté par les étudiants iconoclastes de « bulles » emplies de propos révolutionnaires. Ce fut un choc visuel extraordinaire. Ce vénérable, ce
majestueux, cet imposant personnage, dont nous avons tous vu mille fois la reproduction dans des dictionnaires ou des manuels d'histoire, tout à coup transformé en propagandiste de bande dessinée, est-ce la fin, non pas même d'une société, mais d'une civilisation ? Ou bien, simplement, les parents ne doivent-ils pas commencer à se demander s'ils n'ont pas été trop avares de coups de pieds au cul ?
La réponse, c'est sans doute Raoul Vergès qui nous l'a donné, au cours de l'émission d'André Jammot, « Les dossiers de l'écran ». Cette émission, une des meilleures de l'ensemble des deux chaînes, se compose en général d'un navet et d'un chef-dœuvre. Le navet, c'est le film. Le chef-d'œuvre, c'est la discussion qui le suit. Le film, les auteurs de l'émission ne sont responsables que de son choix - mais comment trouver cinquante bons films dans une année ? Il ne s'en fabrique pas autant en dix ans dans le monde entier...
Par contre, ils ont toujours pu et su, jusqu'ici, réunir pour discuter d'un problème soulevé par le film, des personnalités compétentes et intéressantes, ce qui ne va pas toujours de pair.
Le sujet du film et de discussion, cette semaine, c'était le compagnonnage. Raoul Vergès, lui-même compagnon, a écrit sur ce sujet un très beau roman, savoureux, fruité, fraternel, plein de mystère et de nostalgie, « La pendule à Salomon ». Puis il en a tiré un film schématique et mélodramatique qui ressemble à son livre comme un pruneau sec à une reine-claude. La présence d'acteurs trop visiblement acteurs détruit même son intérêt documentaire en ôtant toute crédibilité au monde inconnu dans lequel il voudrait nous faire pénétrer.
Mais tant pis pour le film. Il était projeté simplement pour poser la question : le compagnonnage n'est-il qu'une survivance anachronique du passé ? Sert-il encore à quelque chose aujourd'hui ? Nul ne conteste que les compagnons soient des super-ouvriers, mais à l'ère des machines a-t-on encore besoin de cette élite ?
Vergès fonça, comme un taureau qu'il est. Comme le taureau dans l'arène il trouva en face de lui la foule qui
attendait sa mort. La foule, « la masse », représentée par deux syndicalistes. Il disait « l'homme ». Les syndicalistes « les hommes ». Il parlait de l'amour du travail. Comment auraient-ils pu le comprendre ? Comment un ouvrier de laminoir, de fonderie à la chaîne Renault pourrait-il aimer son travail ? Il lui faudrait une singulière dose de masochisme !... Pour l'ouvrier de la société moderne, le travail ne peut être que le moyen inévitable et déplaisant de gagner sa vie. Pour le compagnon, c'était le moyen de faire quelque chose et de se faire soi-même. Les hommes de la cité d'aujourd'hui ne savent plus rien faire de leurs mains. Le peuple des villes est un peuple de manchots. Les mains qui, autant que son cerveau, ont élevé l'homme au dessus de la bête, ne servent plus qu'à appuyer sur des boutons, enclencher des leviers, faire pivoter des volants, tourner des pages, pousser un stylo sur du papier. Elles ne font plus rien. Et les cerveaux, qui n'ont plus rien à leur commander, tournent à la belote, au tiercé, au journal du cœur ou à la sociologie.
Nos enfants perdus, qui emplissent les Universités de leur foule déracinée, sentent confusément, sans le comprendre, que la science qu'on leur propose ne saura jamais remplacer la science de vivre, d'être et de faire. Et de leurs mains, qui ne savent plus construire même le plus humble objet, ils détruisent.
Les compagnons sont encore environ 55.000 en France. Ce n'est peut-être que le débris de ce qui fut. Ce pourrait
être la graine de ce qui sera, si les hommes voulaient recommencer de penser à l'homme.
Il y eut encore, cette semaine, le visage de Léautaud. La « Bibliothèque de Poche », de Michel Polac, avait monté une singulière partie de campagne, au cours de laquelle nous vîmes un groupe de vivants essayer de retrouver les traces d'un mort dans les frondaisons banlieusardes. Et par la magie de l'enregistrement qui nous restituait sa voix grinçante, ses coups de canne et ses grimaces, c'était le terrible petit homme mort qui paraissait vivant et les vivants - même le cher Brassens - qui dansaient autour de lui un léger ballet de fantômes.
Enfin, il y a eu le visage de Mao. Qu'on le vénère, qu'on le haïsse ou simplement qu'on le craigne, on a
évidemment envie de le connaître. Pour l'instant, il nous parait aussi lointain et aussi proche que celui de la Lune. Lucien Bodard s'est mis en orbite autour de lui et nous en a intelligement et longuement, longuement, longuement parlé. Pour les prochaines émissions, nous espérons moins de mots et plus de documents. Mais
il est peut-être moins difficile de parler de la Chine que de nous la montrer.