Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 27 août 1978
 



S'ils m'avaient élu pape...

 

Mercredi 23 août, 10 heures
LORSQUE j'étais petit garçon, il m'arrivait de demander à mon père un cadeau impossible, comme une bicyclette qui vole ou un livre qui ne finit jamais. Mon père éclatait de rire et me répondait :
- Tu l'auras quand tu seras pape ! ...
Ce qui revenait à dire : quand les poules auront des dents...
Mais si l'on considère les progrès accomplis par la biologie expérimentale, il n'est pas déraisonnable de penser que, dans un avenir prochain, on puisse faire pousser des dents aux poules. Pourquoi donc ne serait-il pas possible que je devinsse pape ?

J'ai donc posé ma candidature. Par la poste, puisque, n'étant pas cardinal, je ne puis participer au conclave. J'ai rappelé aux 111 pères électeurs qu'il n'est pas nécessaire d'être cardinal pour être élu, mais seulement baptisé, et de sexe masculin. Je réponds à cette double condition. Si le baptême qui m'a été administré est protestant et non pas catholique, cela ne peut constituer un obstacle. Mon élection, au contraire, serait un triomphe de l'œcuménisme.
Naturellement, j'ai joint à mon dépôt de candidature un exposé de mon programme, en 111 exemplilres, traduit en latin par un ami, universitaire, le dernier professeur de latin-grec épargné par les réformes successives de notre enseignement.
Je suis persuadé que la lecture de mon programme a déjà convaincu la majorité des membres du conclave, et que je serai élu au plus tard lundi ou mardi. Quand vous verrez, sur vos écrans de télévision, s'élever la petite fumée blanche annonçant que l'Eglise s'est donné un nouveau pape, vous, lecteur du Journal du Dimanche, vous saurez déjà QUI il est..

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Jeudi 24,14 h.
QUAND je serai pape, voici ce que je ferai.
D'abord, de mon couronnement, la plus grande fête qu'on ait jamais vue depuis des siècles... Je ferai couvrir la place Saint-Pierre de tapis précieux sur lesquels marchera la foule, pendre aux murs du Vatican des vagues de soies et des pourpres, orner ses statues de ruisseaux de rubans et d'écharpes qui voleront dans le vent, allumer un million de cierges, sonner à la volée toutes les cloches de Rome auxquelles répondront celles du monde entier, et chanter dans toutes les églises, les chapelles, les basiliques et les cathédrales le grand cri de liesse : « Hosannah ! Hosannah ! »...
Tout cela, non pour célébrer mon élection et m'en enorgueillir, ce qui n'aurait aucun sens, mais parce qu'il faut ressusciter la joie de Dieu.
L'Église est devenue sinistre, la religion une consternation. Mon défunt prédécesseur - que son âme soit en paradis... -était un homme affligé, il a parcouru le monde pour pousser des lamentations sur tous les continents, et passé son règne à gémir sur les malheurs des hommes de ce temps. Il a fait ainsi la preuve de son grand cœur, mais ce n'est pas comme cela que je conçois ma mission. Les hommes de tous les temps ont eu des malheurs, et plutôt plus lourds que ceux dont sont frappés nos contemporains. Qu'on pense aux grandes pestes, aux interminables famines, à la guerre de Cent Ans qui en a duré deux cents, aux bûchers, à l'esclavage, aux montagnes de têtes coupées par Tamerlan...
Il est pourtant vrai qu'avec des malheurs moindres, une sécurité et un confort accrus, nos contemporains se sentent plus malheureux que leurs ancêtres. C'est parce qu'on ne cesse de leur répéter qu 'ils le sont, ce qui les plonge dans les humeurs noires. Mais nous n'avons pas à les consoler, à leur promettre que nous les aiderons à réparer les injustices : l'affaire de l'Église, ce n'est pas la relation des hommes entre eux, c'est la relation des hommes avec Dieu.
Pour le chômage et le smig il y a aujourd'hui M. Barre, demain peut-être M. Marchais. C'est leurs oignons, ce n'est pas les nôtres. Nos oignons, c'est Dieu.
Or nous avons laissé les hommes perdre Dieu. C'est leur plus grand malheur, et le seul dont ils ne se rendent pas compte.
Nous avons oublié le sens de la Parole, et nous en sommes tenus à celui des mots. Nous avons laissé l'idée de Dieu se ratatiner jusqu'à une image infantile et poussiéreuse à laquelle personne ne peut plus croire... Nos églises se sont vidées, et la jeunesse s'est jetée aux quatre vents du monde à la poursuite des reflets de la lumière que nous ne savions plus lui tendre.
Mais c'est fini ! Le temps de l'affliction est terminé ! Paul VI aura été le dernier pape de la désolation. Le temps qui vient, quelles que puissent être les tribulations des hommes, est le temps de la joie.
Que les cloches sonnent, que les prêtres se couvrent d'ors et de dentelles, que les chants s'élèvent. Que des oriflammes dansent aux fenêtres, que les femmes se couronnent de fleurs, que les enfants rient, que les hommes frappent dans leurs mains et fument des cigares !... joie ! joie ! joie ! Dieu arrive ! Dieu est là !

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QUAND les chants s'apaiseront, du haut de la loggia j'annoncerai ceci aux fidèles :
- Une nouvelle Église va venir au monde, et vous allez, émerveillés, assister à sa naissance. Jusqu'ici on vous a demandé de croire. Maintenant vous allez savoirr. À l'Église de la foi va succéder l'Église de la certitude , L'Église de l'évidence de Dieu.
Puis je m'effacerai et céderai la parole à deux de ces nombreux savants d'aujourd'hui qui, arrivés au bout de la connaissance, se trouvent en face de l'inconnaissable.
Le biologiste dira sa stupéfaction devant les ordres inscrits sur les chromosomes de toutes les cellules vivantes, en une sorte de langage morse d'une complexité et d'une précision inouïes mais que les grands ordinateurs vont peut-être nous permettre de déco­der. Ces ordres sont venus jus­qu'à nous à travers les généra­tions depuis la première cellule vivante, ont dirigé l'édification de l'architecture du corps de chacun de nous dans le ventre de sa mère, et conduit l'évolution générale de la vie des espèces. Au commencement était le Verbe...
Qui a inscrit les ordres sur l'interminable ruban télégraphique de la première cellule vivante ? Le biologiste rappellera la parole de Jean Rostand : « Une cellule vivante est un univers. » Il en faut des milliards pour constituer un être humain ou un pommier Qui a organisé la première cellule­univers ? Le physicien dira son vertige devant l'horizon inépuisable de l'infiniment petit. L'atome, Qui compose le vivant et le non-vivant, est un univers d'univers. Et tous ces univers, dont est fait l'univers, qui' ne sont que du vide, de l'énergie en tourbillons. Qui a organisé ce ballet fantastique ? Le hasard ? Ou Dieu, évident ?

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DÈS mes premiers jours papaux, je convoquerai une commission internationale de linguistes chargés de trouver un mot pour désigner Dieu. Dieu n'est pas son nom, puisqu'II n'en a pas, mais celui-ci a beaucoup servi, on s'en est trop servi. Il convient de le remplacer par un nom nouveau, qui soit le même dans toutes les langues. Peut-être le Vrai Nom est-il inscrit dans le langage des chromosomes ? Peut-êre le télégramme mis en route au commencement de la nuit des temps est-il signé ?...
Le nom nouveau permettra enfin aux hommes de se décrocher de l'image étriquée, humaine, de Dieu que nous avons laissé se fabriquer au cours des siècles. Il n'y a pas de Bon Dieu! Dieu n'est ni bon ni juste, selon l'idée que l'homme se fait de la justice et du bien et du mal. La lumière non plus n'est ni bonne ni juste. Mais, sans elle, que serions-nous, dans les ténèbres ? Une autre commission, composée de savants de toutes disciplines, fournira sans arrêt, aux croyants et aux incroyants, les preuves scientifiques, rationnelles, de l'existence d'un Créateur Organisateur, d'un Esprit Force sans limites, incompréhensible mais évident.

JE rendrai à la vie civile les prêtres de tous rangs trop préoccupés de social. Pour agir dans ce domaine, ils pourront aller s'inscrire dans les associations de bienfaisance ou les partis politiques. Ça ne manque pas. À ceux qui demeureront j'autoriserai et conseillerai le mariage. L'abstinence est très difficile, tout le monde n'a pas l'étoffe d'un saint. Et l'amour est la mayonnaise de la création. Le créateur tourne, tourne. Mais aux fidèles qui tiennent au secret je conseillerai d'aller plutôt se confesser auprès des curés restés célibataires. À la messe, je rétablirai la liturgie démantibulée, et, dans celle-ci et les chants, le latin. (II faudra que je l'apprenne, je n'en sais qu'un mot : amen !*)
Je remettrai en fonctionnement - c'est bien le mot - avec prêtres et chants grégoriens, même si elles n'ont pas de fidèles, toutes les églises romanes, qui sont les violons de Dieu.
Je donnerai comme instruction première à tous les curés « Joie, joie, joie et gloire ! Décorez et illuminez vos églises, soyez beaux ! Quand vous entrez dans Sa Maison, levez la tête au lieu de la baisser ! Couvrez-vous d'ornements et de couleurs ! Nous étions devenus tristes comme l'hiver. Dieu, c'est la lumière de l'été. Chantez, faites danser vos ouailles et dansez avec elles. Tous les uni­vers valsent, grands et petits. En­trons dans la danse... »

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Vendredi 25, 18 h.

JE SUIS inquiet... Alors que j'assistais, devant mon poste TV, à l'ouverture du conclave, le cardinal Zitrone, qui en assurait le commentaire, nous a dit : « Les pères entrent à la chapelle Sixtine en chantant le Veni Creator... » Or nous n'avons rien entendu, rien... Le micro était débranché... Imaginez que le Saint-Esprit, que leur chant appelait, ne l'ait pas entendu non plus... Et qu'il ne descende pas pour les inspirer... Alors ils pourraient... ils pourraient... ils pourraient... ne pas m'élire !

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Samedi 26, 20 h.

C'EST fait... le Saint-Esprit est resté là-haut... Ils se sont trompés... Vous connaissiez ce cardinal Luciani (2)?... II fera sûrement un excellent pape...
Mais, tout de même, avouez que c'est dommage...

27 août 1978     


Notes explicatives :

  1. Ici Barjavel -  qui a pourtant vu Rabbi Jacob... - se trompe : le mot amen est hébreu et non latin.
  2. Jean Paul Ier