Dans l'étude des personnages des Chemins de Katmandou :
voir Olivier, Jane, Jacques, Yvonne, Ted, Sven, Martine, Patrick, le musicien.
Ou bien :
OLIVIER
Olivier est le personnage principal de l'histoire. Il est tout
d'abord idéaliste, et de cet idéalisme animé par la jeunesse, à la
fois naturel, facile et prétentieux. Lorsque son ami Patrick lui
annonce son départ, il avoue sa stupéfaction; il lui était facile
d'en parler, mais le passage à l'acte relève d'une autre dimension.
Il juge vite et fermement. Il se transforme rapidement sous le
poids de ses déceptions en un vautour affamé, qui veut profiter,
comme ceux là qu'il n'a pas pu vaincre. Tout au long de son
voyage, cet idéalisme aveugle puis cette ambition malsaine vont
évoluer vers un pragmatisme conciliant.
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JANE
Jane est une jeune hippie très jolie, naïve, généreuse et docile.
Elle se rend avec Sven et Harold à Katmandou. Elle rencontre
Olivier avec lequel elle partage quelques nuits mais refuse de
quitter pour lui ses compagnons, préférant la nonchalance à l'appât
du gain. Lorsque Olivier parti à sa recherche la retrouve, elle est
droguée et malade. Receuillie par Ted pour suivre une cure
qu'Olivier finance en volant des statuettes, elle est est tuée par
overdose par celui qui, plus que le refuge, lui offre de la drogue
pour l'abuser sexuellement.
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JACQUES
Jacques est le père d'Olivier. Il organise des safaris pour
milliardaires au Népal, pour le compte de Ted, qui détient les
capitaux. Chasseur exceptionnel et au style beau garçon, il est
cependant naïf et irresponsable, sans argent, et lié aux bons
vouloirs de Ted. Lâche, il n'ose pas s'émanciper. Lorsque Olivier
le retrouve pour lui réclâmer de l'argent, il est contraint de lui
avouer ce qu'il est vraiment, mais délivre son fils de ses illusions
toutes faites.
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YVONNE
Yvonne est la femme de Ted. Elle ne supporte plus l'homme, ni
physiquement, ni moins encore pour sa corruption tant financière
que mentale. Elle est la maîtresse de Jacques, qu'elle n'arrive pas
à persuader de quitter l'affaire de son mari pour partir avec
elle. Elle l'aime comme un enfant, et reste consciente qu'il est
manipulé par Ted. Elle se sait ainsi maintenue entre les griffes de
son mari par l'intermédiaire du chasseur désinvolte et conciliant.
Elle tuera son mari après que celui-ci ait lui même tué Jane.
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TED
Ted est le patron véritable de «Ted and Jack», une entreprise aux
allures bicéphalse que le talent de Jacques assure, et que les
finances de Ted gèrent et possèdent. Il est exclusivement maître
des capitaux et maintient Jacques prisonnier dans ses futiles
fonctions aux atours héroïques et valeureux. Il retient par la même
sa femme, qu'il laisse volontier à son «associé», cela lui
permettant de s'accorder encore ses faveurs. Il trouve dans
Katmandou le lieu idéal où assouvir ses désirs tant monétaires par
le traffic de statuettes, que sexuels, avec la prostitution des
jeunes hippies qui se retrouvent démunies à Katmandou. Il abusera
la confiance d'Olivier comme il a abusé celle de son père, et
profitera de leur crédulité pour violer Jane.
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SVEN
Sven est le hippie sincère et résolu, qui décide de se rendre à
Katmandou pour les ressources théologiques de la ville aux
incessantes manifestations religieuses. Il vit de mendicité et de
méditation. Il est accompagné par Jane qu'il a initié aux valeurs
hippies de l'amour sans concession et du partage absolu. Il
transforme la jeune-femme qui en devient un disciple
inconditionnel. Sa personnalité s'efface tout au long du roman,
dans la drogue ou la méditation, jusqu'à sa mort, sur un bûcher, où
son corps est délivré par le feu des ravages de l'héroïne, après
qu'il eût, peut-être, lui même délivré son âme par la spiritualité.
À noter que le prénom Sven est celui de S. Nielsen, grand ami de Barjavel et fondateur des Presses de la
Cité.
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MARTINE
Martine est la mère d'Olivier. Elle est mannequin dans une agence
où elle dissimule son âge et prolonge sa beauté en se surveillant
de la façon la plus stricte. Elle est la maîtresse du responsable
de l'agence, Marss, duquel elle s'est faite prisonnière par ses
mensonges, tout comme Jacques, son acien mari, s'est fait
prisonnier de Ted par sa naïveté. Elle vit dans un pragmatisme
immédiat mais voué à s'éffrondrer. Elle est réaliste mais résignée.
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PATRICK
Patrick est l'intellectuel conscient et averti, qui abhorre les
discours et les bonnes intentions qui n'ont pas de résultats sur le
terrain. Pour conjurer ce sentiment d'impuissance et de honte, il décide
de s'engager activement en partant en Inde, creuser des puits
pour irriguer des villages de parias, malgré son physique chétif et
sa condition fragile. Il est l'ami d'Olivier, qu'il invite en Inde
pour le remplacer, épuisé et affaibli par le travail. Trompé par
son ami qui profitera du financement de l'organisation pour se
faire payer le voyage, il restera néanmoins compréhensif et charitable.
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LE MUSICIEN
Ce personnage au rôle apparement secondaire n'est cependant pas inintéressant.
Dans le film, on ne sait pas vraiment son nom, mais son origine étrangère est certaine,
comme le montre bien son accent (très probablement canadien). Son physique de troubadour
convient parfaitement à son rôle de baladin ambulant, qui voyage pour la musique plus
que pour la mystique hippie elle-même, mais qui lors de sa conversation avec Olivier (lorsque
ce dernier cherche Jane), conclut en demandant une roupie...
Dans le roman, sa présence est plus détaillée, et Barjavel fait de lui Gustave, un ancien mitron
marseillais qui a finalement trouvé moins fatiguant - dans une certaine mesure - de voyager
en jouant de la musique que de travailler au fournil. Ne serait-ce pas l'auteur lui-même qui
se met en scène subrepticement ainsi, comme observateur finalement "passif" du spectacle
de la vie des hippies de Katmandou ?...
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Hormis Sven dont l'itinéraire nous parvient alors qu'il est déjà entamé, le départ pour Katmandou
fait suite, pour les principaux personnages, à une situation de choc. Pour Jane, il s'agit du désir
brusque de fuir par dégout un monde dans lequel elle somnolait paisiblement, et dont elle a perçu
les réalités subrepticement mais avec effroi. Le parcours de Jane se fait par la suite dans l'ombre
de Sven, qu'elle admire et suit sans faire de difficultés. Ce dernier ne présente guère plus de
particuliarité. Ils parcourent ensemble leur chemin dans une progression lente et plutôt calme,
sous couvert de la drogue et dans l'agrément, pour les uns, de la prière, pour les autres, des
ébats amoureux. Le parcours d'Olivier, qui nous est plus détaillé, s'élabore plus savamment autour du
caractère intransigeant et idéaliste du héros. Olivier va parcourir tout son itinéraire gonflé de
certitudes. Avant de l'entreprendre, il est étudiant agitateur lors des grandes manifestation de Mai 68.
Il voit que le monde est pétri d'inégalités et d'injustices ; il l'observe s'ébattre et souffrir
autour de lui et au quotidien. Il épingle les profondes différences entre ce qu'est véritablement la
société, et ce qu'elle prétend être.
Liberté, Égalité, Fraternité. Ces trois mots disaient tout. Mais depuis que la bourgeoisie les avait
gravés sur les façades de ses mairies où elle enregistrait les noms de ses esclaves, et brodés sur
ses drapeaux qui les entraînaient vers les tueries, les trois mots étaient devenus des mensonges
qui dissimulaient le contraire de ce qu'ils proclamaient : l'Oppression, l'Exploitation, le Mépris.
Mais il ne comprend pas qu'il s'agit là de la déviation irrésistible des institutions à fourvoyer
leur intentions sincères des débuts et de pourrir sur ces bases, pour se perpétrer dans le mensonge et la
plus totale contradiction des valeurs sur lesquelles elles se sont construites.
Il ne comprend pas encore que cette corruption guette aussi et attaque déjà les changements
qu'il essaye avec ses camarades de mettre en œuvre. Pour l'instant, cette constatation
appelle en lui un désir de changer, de corriger la société. Il pense que la situation actuelle
a été délibérément mise en place par les bourgeois, et qu'il suffit simplement de tout refaire.
Tout lui semble alors évident et facile.
Tout était si simple : il fallait démolir, raser le vieux monde, et en reconstruire un neuf,
dans une justice et une fraternité totales, sans classes, sans frontières, sans haine.
Mais dans cette démarche, il va s'apercevoir que cette simple constation, cette seule volonté
de toute refaire, se heurte à une inertie inébranlable qui se noie dans les discours, les bonnes
volontés, les intentions sincères, le tout ne progressant jamais que d'une infime distance,
et parfois dans le sens inverse de celui escompté. Cette constation qu'il fait lentement par
lui-même lui est assénée par l'extérieur. Par Patrick d'abord, qui a lui-même l'expérience
de ses parents, impuissants congressistes de l'UNESCO qui tentent en vain dans un verbiage
pompeux de combattre la faim dans le monde, et qui ne résolvent jamais que leurs futils problèmes
personnels, comme de savoir quel vin choisir pour le dîner. Par Mathilde ensuite, qui a elle choisi
la voie catégorique d'un communisme pur et dur. Elle ne réussira pas à boucler son parcours par cette
voie, mais éveillera au début de celui d'Olivier l'idée que ses bonnes intentions sont stériles.
Oui, trop de mots, oui, trop de prétention intellectuelle. Oui, trop de petits bourgeois cons
qui se payaient une petite récréation révolutionnaire sans danger. Taper sur les flics, casser les
carreaux, flamber les bagnoles, hurler les slogans, c'était plus excitant qu'une surprise-partie.
Si ça devenait tout à coup dangereux, on rentrerait vite chez papa-maman. Chaque fois qu'ils
pouvaient attraper un micro, ils faisaient des laïus contre la société de consommation,
mais ils avaient toujours bien consommé, depuis leur premier biberon.
En tentant de revenir sur ses certitudes d'intellectuel appelé à aider les classes ouvrières
exploitées, en essayant d'atteindre le même but d'une autre façon, il se rend compte définitivement de
l'impossibilité de sa tâche. Il aura, jusqu'au dernier moment, persisté à croire que le changement
était possible, à portée de main, fondamentalement facile et évident. Puis subitement, il pense
que s'il y a une possibilité de changement, il est lointain, et se fera dans une reconfiguration totale
du profil de la société. En particulier il demandera l'effacement de la classe ouvrière qui, faute de
pouvoir être promue au rang des classes plus aisées, devra être balayée.
Dans le torrent de ces pensées, il observe en parallèle ses compagnons de barricades se raviser
et entrevoir à nouveau une carrière de fonctionnaire soumis. Il se forge alors un nouvel objectif.
Il réalise qu'il faut pour chacun tout faire pour vivre en accord avec la société, c'est-à-dire,
dans son adversité, tâcher d'en tirer parti au maximum pour son propre compte.
Il avait compris que le monde ouvrier, sans lequel aucune
construction n'est possible, était un monde étranger qui ne les
accepterait jamais. Ils étaient les produits ratés de la société
bourgeoise, les fruits d'un arbre trop vieux. Ils avaient appelé
eux-mêmes la tempête qui les avait détachés de la branche. L'arbre
allait mourir une saison prochaine mais eux ne mûriraient nulle
part. Ils n'étaient pas un début, mais une fin. Le monde de demain
ne serait pas construit par eux. Ce serait un monde rationnel,
nettoyé des sentiments vagues, des mysticismes et des
idéologies. Ils avaient porté la guerre dans les nuages, les
ouvriers avaient gagné au ras du sol la bataille des bulletins de
salaires. Dans un monde matériel, il faut être matérialiste.
Il reste conscient que cet objectif n'est pas un idéal, mais dans la confusion de ses désillusions,
il se concentre avant tout à se chercher une nouvelle position cohérente. Cela le prépare à entamer
son voyage, qui sera définitivement amorcé par l'incident avec le charcutier Palayrac,
qu'il frappe dans un bar à bout de l'entendre lui dire ce qu'il sait être l'hideuse vérité de son échec.
Olivier quitte ses espoirs défaits de bâtir un monde nouveau dans un départ précipité aux allures
mélées de fuite et de reconquète. Une seule certitude désormais le hante et le meut, celle de devoir
fuir le parcours tout tracé pour lui par les autres, qu'il perçoit comme l'esclavage dans lequel
les décideurs ont choisis de le caser. La forme est certes plus conciliante et la fonction plus
noble pour son
statut d'intellectuel, mais la façon semble non moins méprisante et systématique que celle
employée pour les classes populaires et ouvrières. À défaut de les avoir libéré, il ne veut pas
se voir catalogué et prisonnier comme eux. Au détour d'une conversation sur les «salauds» qui mènent
le monde par la finance et sa crédulité, il se rebelle :
Je veux plus être le crétin et le cocu au milieu d'eux.
C'est donc encore l'orgueil, la fierté et une certaine idée naïve et personnelle de sa liberté
qui le conseillent dans sa décision de retrouver son père pour lui extirper de l'argent, et se placer lui
aussi dans le camp de ceux qui manipulent les foules. Accessoirement, il pourra de ce sommet
reprendre les tâches nobles qu'il n'a pu réaliser depuis la base. Le principal est, pour l'instant,
d'atteindre ces hauteurs, par tous les moyens. Sur la route qui doit le mener vers ce but nouveau,
il ne tarde pas à rencontrer des réalités qui interfèrent avec ses nouvelles idées,
vite forgées et adaptées à la situation du moment. En compagnie brève de son ami Patrick,
il se trouve projeté dans le monde misérable de la population Indienne qui se meurt.
Et lui qui est venu prendre, exiger, se trouve confronté subitement aux appels désespérés et
tragiques d'un peuple à l'agonie. Mis à nu dans ses horribles desseins, il ne peut que les asséner
avec arroguance pour ne pas les perdre de vue, dans ce monde où il se trouve projeté, muni d'ambitions
déplacées, hors de propos, absurdes.
Il ne voulait rien donner. Il avait décidé d'être désormais du côté de ceux qui prennent.
À plusieurs reprises, il se rend compte qu'il est en danger de renier son objectif arriviste et
personnel, et doit se garder d'en changer pour venir en aide aux autres en se rappelant les
frustrations amères dans lesquelles l'ont plongé ses tentatives passées de révolutionner le monde.
Il entrevoit néanmoins qu'en se mettant lui-même dans le sillon que forme l'appel des autres, plutôt que
de se vouloir le moteur d'un changement façonné selon son idée, il pourrait donner un sens concret,
immédiat, effectif à son action. Mais cette perspective le rebute. Il perçoit la possibilité
de trouver la paix et une raison d'être dans cette voie, mais persiste dans le but qu'il s'est
fixé de lutter encore. Lutter pour l'argent, cette fois-ci.
Un réflexe de défense contracta Olivier. Il sentit que s'il restait là quelques instants de plus
il allait être pris au piège de cette confiance, de cet amour, de l'envie folle qu'il sentait
monter en lui de rester avec ces gens et cette enfant blottie contre lui comme un petit chat,
l'envie d'oublier ses douleurs et ses violences, et de terminer là son voyage.
Olivier reste prisonnier des ambitions qu'il s'est fixées. Il s'enferme non seulement dans
le cadre restreint qu'elles lui imposent, mais tente aussi d'y faire rentrer les autres.
Cette intolérance est bien innocente, Olivier croit seulement qu'il n'y a que sa vérité et qu'elle
est applicable pour tout le monde, même si sa vérité est instable et évolue constamment
au gré de son parcours. L'étape brève où il débarque dans la vie de sa mère trahit bien
cette tendance. Lui faisant part de sa vision des choses, de son besoin impérieux d'imposer
sa vérité, sa mère lui répond sagement :
- Tu es complètement fou, dit Martine. La vérité, quelle vérité ? Il faut bien s'arranger, si on veut vivre !...
Paroles qu'il s'empressera bien sûr de réfuter, d'ignorer, et de détruire.
Il n'accepte pas la façon de vivre de sa mère, qui elle, pourtant, s'en accomode fort bien.
L'intransigeance qui lui fait perdre l'argent que sa mère tente de lui procurer lui apparaît comme
l'inflexibilité du juste. Il la juge, ainsi que sa vie privée. Il la punit enfin de la plus humiliante
des façons en maltraitant son amant alors en plein ébat avec elle. L'intimité de ce couple qu'il
refuse est pourtant relatée d'une façon très poétique et qui laisse transparaître la joie et le
plein accord de Martine dans la vie qu'elle à choisie pour elle avec son patron.
Lorsqu'il décrit la scène où Martine fait l'amour avec Marss, Barjavel emploit des images qui
dépeignent l'acte non comme celui d'une quelconque soumission ou visant à quelque arrangement,
mais qui traduisent une véritable union, un amour pleinement assouvi et vécu, totalement partagé.
Elle tourna la tête de l'autre côté, puis de l'autre, puis de l'autre, et sa bouche presque
fermée laissait s'échapper ce chant de joie qu'elle n'entendait pas, qui était celui de sa chair pénétrée,
habitée, remuée, transmuée, libérée de son état de chair, de ses dimensions et de ses limites.
Une mer de joie doucement balancée.
Lorsque Olivier s'immisce dans cette scène, c'est pour y installer l'enfer, interrompre cette
manifestation divine de deux être donnés l'un à l'autre, s'y interposer pour juger, salir, et
condamner. Après avoir rompu cette fusion paradisiaque, Olivier dit avoir perdu sa mère.
Ainsi, il casse, puis rejète. Et s'enfuit à nouveau. Il poursuit ainsi son chemin, semé
de tumultueuses interactions avec ses proches, jusqu'à la rencontre de Jane. Elle
sera, aussi, basée sur ce qu'il considère être bon et mauvais. Il blâme presque immédiatement
la jeune fille pour ses choix, celui du mouvement hippie, de la drogue, et sa liberté des rapports
sexuels. Il la giffle d'une part et profite d'autre part de sa générosité amoureuse pour coucher
avec elle. Enfin, il la quitte avec d'autant de facilité qu'il la trouve trop généreuse avec son
corps. Pour l'heure, les choix de la jeune femme ne soulèvent aucun reproche de l'auteur, qui au
contraire souligne d'autant plus lourdement les intransigeance d'Olivier qu'il rapporte dans les
options de Jane des tendances jusqu'ici porteuses de succès.
Elle se sentait heureuse, légère, portée, comme un navire qui a enfin quitté le port crasseux
et flotte doucement sur un océan de fleurs, choisit ses escales, s'y pose s'il lui plaît, embarque
ce qu'il veut et reprend le vent de la liberté.
Pour cette raison, notons au passage que le livre semble, du moins à ses débuts, se faire l'avocat de
la drogue. Il n'en est rien, bien sûr, mais il est vrai que tout au long d'une première partie, leur
influence est systématiquement décrite comme bienfaisante, appaisante, libératrice et bienfaitrice.
Cela n'est que la caractéristique bien connue de la drogue, et l'on verra la suite de l'ouvrage
ramener à sa juste mesure la «qualité» véritable du produit, pour lequel l'auteur n'a aucune
sympathie. Ici nous ne pouvons rappeler aux détracteurs hors sujet que l'évidence, à savoir que
l'on est tenu pour se faire une opinion, ou pire encore, critique d'un ouvrage, de l'avoir lu
entièrement ! Il nous faut surtout pour notre sujet voir l'entêtement d'Olivier d'imposer
ses choix, qu'ils soient bons ou mauvais. L'aide que l'on veut prodiguer envers ses prochains est
extrêmement difficile, et si délicat, si subtil, que le leitmotiv de l'ouvrage est la maxime suivante,
qui extrapole la difficulté jusqu'à l'impossibilité :
Personne n'aide personne.
Il ne suffit pas, en effet, de s'apercevoir qu'un autre commet une erreur, et de tenter de le
remettre sur le bon chemin en forçant malgré lui son itinéraire. Il faut, de la façon la plus
tolérante possible, faire comprendre, comprendre, et évoluer, à deux, dans une direction
qui sera certainement différente de celle que l'on croyait de prime abord comme s'imposant
de toute évidence. Il est pour commencer toujours possible de se tromper. Il est ensuite impossible
d'aider sans l'accord pleinement consenti de l'autre. Ainsi, lorsque Olivier décide de confisquer
la drogue de la jeune femme pour ce qu'il pense être son bien, il ne provoque chez elle que la réaction
tranchée de rejet et de haine. Elle ira même jusqu'à lui faire payer leurs nuits passées ensemble, et
oppose à ses explications de vouloir son bien son droit inaliénable à disposer d'elle-même,
de sa propre vie, argument contre lequel il ne peut évidemment rien.
- Ne me touche pas !... Va-t'en !... Imbécile !... Tu veux !...
Tu veux !... Qu'est-ce que tu te crois ?... Tu veux ! Et moi, qu'est-ce que je
suis, MOI ? Je suis libre ! Je fais ce que moi je veux ! Tu m'as volée !
Volée ! Volée ! Tu es un monstre ! Tu es horrible !... Va-t'en !
Olivier comprend alors qu'il ne pourra la sauver qu'avec son propre accord, et qu'il faudra, pour
la récupérer, qu'elle veuille se donner à lui. Cela ne saurait se produire par quelconque tentative
de la prendre, malgré elle. Après la confrontation révélatrice avec son père et avoir finalement
réalisé la chimère que constituait sa poursuite d'une vérité absolue et dominatrice, simple et
inattaquable, il sait qu'il lui faut chercher la stabilité intérieure pour apprécier la complexité
du monde extérieur. Et il perçoit que cette tranquillité intérieure se puise et se cultive dans l'amour.
Cette fille, qu'il avait à peine connue, tenue dans ses bras une seule nuit, lui avait tout à
coup, après son entrevue avec son père, semblé constituer la réponse à toutes ses questions,
la solution à tous ses problèmes. Il avait marché vers elle pendant des jours et des jours,
se souvenant de ses grands yeux qui le regardaient sans l'ombre d'un mensonge, de son sourire
clair, de ses paroles, et surtout de la plénitude, du calme qu'il éprouvait lorsqu'il était
auprès d'elle, même sans parler, même sans la regarder. Elle était assise dans l'herbe,
près de lui, ou à quelques pas, et autour de lui et en lui tout était bien, en équilibre,
et en paix.
L'errance des héros semble donc ne pouvoir trouver ancrage que dans l'amour. Un amour fragile
cependant, et aussi difficile à distinguer de ses horribles parodies. Olivier ne cherchant désormais
plus à s'enrichir est presque totalement libre pour retrouver Jane, et l'aimer. Il demeure
la jalousie, mais même celle-ci lui semble, dans la lignée, un détail qui ne leur fera aucune difficulté.
Cet argent qu'il avait dressé autour de lui comme une muraille s'était transformé en nuage, en
vapeur, évanoui. Jane était là, visible, à quelques pas.
Il lui suffisait de marcher et de la rejoindre.
Les autres garçons, il n'aurait même pas besoin de les balayer, c'est elle qui les mettrait hors de sa vie.
Il ne lui reste plus qu'à la trouver, et le voici dans l'optique d'une nouvelle quête, battie
sur les cendres de l'ancienne totalement oubliée, d'apparence toute aussi accessible et triviale,
mais dans la réalité non moins éloignée et hardue que les précédentes.
Sa hâte à quitter son père, sa course vers Katmandou, c'était le besoin de redevenir vivant
en la retrouvant, de combler ce vide insupportable, dont il n'avait pas eu conscience tant
qu'il marchait sur le chemin dont il savait, si long qu'il fût, qu'il le conduisait vers elle.
Au bout du chemin, il n'y avait personne.
Même cette certitude d'entre les certitudes se dresse devant lui avec ses difficultés qui se montrent,
les unes après les autres, chacune comme insurmontable, et donnant naissance à d'autres
complications plus inextricables encore. Dans de telles circonstances, la tentation d'abandonner
n'est pas loin, avec son cortège d'excuses confortables et thérapeutiques...
Et s'il ne la retrouvait pas ? Jamais ? Est-ce qu'il avait cesser de
vivre à cause d'une fille ? Qu'est-ce qu'elle avait de plus que les
autres ? Est-ce qu'il était en train de devenir idiot ? Si elle ne
voulait pas se montrer, qu'elle aille au diable ! Pourquoi
n'était-elle pas venue avec lui quand il le lui avait demandé ?
Parce qu'elle couchait avec ce type ! Et avec combien d'autres
avait-elle couché, avant ? Il y avait plein de filles, à Katmandou
et ailleurs, qui la valaient bien, et même plus.
Dans l'adversité, la bassesse est un remède et l'accomodation de la vérité un subterfuge facile...
mais fragile. La réalité des sentiments reprend toujours le dessus, le besoin surmonte
immanquablement l'abandon, et reviennent à grands pas les appels et les nécessités qui
rendent caduques les innombrables petits incidents de parcours, les passagères complications,
les difficultés momentanées qui semblent des impasses, et qui ne cachent en fait
qu'un virage annonçant un départ nouveau, à pleine vitesse.
Mais avant d'arriver au bout de la rue, il savait que les autres
filles ne comptaient pas, fussent-elles mille fois plus belles, et
que l'univers sans elle n'était qu'une construction absurde et morne
qui ne signifiait rien et ne servait à rien. Elle pouvait avoir
couché avec ce type et avec dix mille autres, cela n'avait pas plus
d'importance que quelques grains de poussière. Ce qui était
important, unique, c'est qu'ils étaient faits pour être ensemble,
que depuis le commencement des commencements tout avait été créé
pour qu'ils fussent ensemble, réunis au milieu de tout. Et leur
séparation était contre nature et monstrueuse comme un soleil noir.
Dans la multitude des objectifs qu'il a vu se succéder les uns après les autres, les uns nés sur
les débris des autres, Olivier a réussi à distinguer les traits essentiels du but ultime qu'il
voit se dessiner autour des notions de tolérance, de compréhension, d'écoute, de partage... et
d'amour. La certitude, la condescendance, la vérité auparavant ancrées en lui maintenant tombent
dans un gouffre qui se dévoile au plus profond de son être, et que seule une femme élue,
une rencontre particulière, unique, spéciale, semblent pouvoir combler.
Heure après heure, pendant qu'il cherchait en vain, il avait eu la révélation progressive de
l'abîme d'absence qui s'était creusé en lui et autour de lui depuis la minute ou il s'était séparé de Jane.
Le plus difficile est maintenant fait, pour les deux héros. Chacun sait ce qu'il veut.
L'autre. Chacun sait comment il le veut. Avec l'autre. Alors les incertitudes se sont
effacées. Elles ont emportées avec elles les fausses certitudes, se sont annihilées, il
ne reste plus que l'évidente poursuite, à deux, du reste du parcours.
Jane et lui étaient arrivés au bout de leurs mauvais chemins, chacun de son côté, et
maintenant ils allaient, ensemble, s'engager sur une route peut-être difficile mais
claire comme ce jour qui se levait.
Dans cette optique, le combat ne relève plus de la conviction, et ne dépend plus de paramètres
incertains, utopiques, extérieurs. À deux, rien qu'à deux, maîtres de leur propre destinée,
rien ne peut entraver la poursuite de leur route, dans l'insouciance du sort des
autres et du reste du monde. Veiller sur son propre bonheur avant tout.
Il y parviendrait. Elle était dans ses bras, elle ne pesait rien, il
l'emportait, il la sauverait. Que brûle le monde...
Et peut-être, après, de celui des autres. Et si ça n'est pas possible, si elle et lui, lui et elle,
requièrent pour eux deux toutes les ressoruces dont ils disposent, alors tant pis. Ressurgit
encore, cette fois comme une excuse, la vérité qu'il ne faut ignorer faute de la subir.
Personne n'aide personne. C'est donc dans la dernière ligne droite, dans l'acquisition
presque palpable de la vérité, qu'Olivier pénètre désormais. Mais il pêche encore, avec
moins d'orgeuil, moins d'arroguance, il embrasse presque la sagesse qu'il s'est forgé au
dépens des nombreuses erreurs passées. Mais l'on peut savoir où est la vérité, et persister
dans l'erreur, ignorer l'évidence, et précipiter sur soi le malheur dont on connaît le remède.
À ce stade, la situation est résumée par le médecin qui soigne Jane pendant qu'Olivier vole
les statues qui doivent lui assurer le retour en Europe. Le médecin commente l'erreur tragique
que constitue le choix de la drogue, il met en exergue les solutions réciproques que sont
l'un pour l'autre Jane et Olivier, et s'indigne de voir absent l'intéressé qui, bien que conscient
de la vérité, n'a pas encore eu le reflexe de la mettre en application de toute urgence.
La fuite dans la drogue n'était qu'une lente agonie camouflée de fleurs, de musique et d'illusions.
A mesure que les illusions s'écroulaient, elle en cherchait d'autres plus violentes et plus
illusoires encore. Elle avait rencontré une chance, une seule chance : ce garçon...
Comment se nommait-il ? Olivier... Lui seul pouvait la sauver, la retenir sur le chemin
de la mort. Dans sa lettre à la clinique de Delhi, il expliquait que le garçon devait être admis à
rester auprès d'elle. Mais où était-il, cet imbécile ? Que faisait-il, loin d'elle ?
Sans lui, elle se noyait. Elle n'avait plus vraiment, vraiment, plus beaucoup de souffle !...
Olivier comprend enfin. Il réalise, alors qu'il s'enfonce et s'entête sur un but qui appelle
encore projets et complications, qu'il est encore une fois piégé dans un futur toujours
inaccessible et qui commande ses actes d'aujourd'hui. Il se voit passer encore une fois à côté
de ce qu'il veut vraiment : être avec Jane, à ses côtés, elle avec lui, eux réunis,
ensemble, physiquement réunis, et non séparés maintenant pour avoir prétendument demain
ce qu'il repousse aujourd'hui.
Même si c'était pour elle, pour l'emporter, pour la sauver, était-ce plus important que d'être
avec elle, auprès d'elle, autour d'elle, l'abri et la chaleur dont elle avait besoin ? [...]
Brusquement, il comprit, il sut qu'il s'était fourvoyé dans une route d'inutilité et de stupidité,
qu'il était coupable et fou.
L'apprentissage de la vie est difficile, et il faut le comprendre vite, car il est très rapidement
trop tard. Pour Olivier, il est déjà trop tard. Dans la précipitation, il accourt vers Jane en se
créant d'autres problèmes. Il percute une vache sacrée, il détruit sa moto, il se blesse, et lorsqu'il
arrive, culpabilisé et abruti, il ne pourra que se déchaîner sur celui qui profitant de son absence a
ruiné tous ses projets, qu'il a laissé s'échapper dans l'immédiat, et qui sont maintenant impossibles, à jamais.
Dans notre suivi des parcours d'Olivier et de Jane et de leur chemins respectifs vers Katmandou,
vers leur futur, nous n'avons rencontré les autres personnages que lorsque leur propre destinée venait
rencontrer celles que l'auteur avait mis pour nous sous la lumière de sa plume.
Il y a d'abord ceux et celles dont les trajectoires ont à plusieurs reprises frôlé celle
du héros, que nous parcourons avec lui, et depuis laquelle nous avons le privilège de lecteur
d'observer ces histoires parallèles s'éloigner ou se rapprocher, sans que jamais une rencontre
vraisemblablement décisive n'ait la chance d'être provoquée. Mathilde, la fille de l'énigmatique
Closterwein, qui fait dans cette fiction des apparitions intermittentes fondées sur une histoire vraie,
en est le meilleur exemple. Sa route rencontre par une fois celle d'Olivier, et nous avons vu
qu'elle avait à cette occasion déjà influencé le héros. Mathilde, tout comme Olivier, est excessive,
et n'aura pas comme lui l'opportunité de corriger sa position, qui lui coûtera la vie.
Le sentiment est fort chez le lecteur que leur rencontre aurait pu, chez l'un et l'autre,
établir un équilibre. Hélas, Mathilde ne retrouvera pas Olivier le lendemain de leur première et unique
rencontre, et lorsque Olivier se fera conter l'histoire de cette petite milliardaire abattue par les
soldats Maoïstes et Népalais, il ne reconnaîtra même pas celle là qui, quelque temps auparavant,
l'avait interpelé du haut de sa suffisance d'étudiant révolutionnaire. Ainsi, la vie est-elle
certainement souvent faite de grandes destinées avortées, faute de voir une proximité besogneuse
toujours faillir à se cristalliser en une rencontre décisive, et une reconnaissance mutuelle.
Combien de telles occasions manquées pour chacun de nous au quotidien ?
Cela nous incite aussi à croire que d'autres destinées, celle de Ted par exemple, ont pour
leur part un itinéraire tout entier tracé dans l'horreur et l'abject.
Les quelques passages occupés par ce personnage nous présentent en effet un homme d'affaire corrompu,
faisant du traffic illégal avec des objets de culte, exploitant son associé et dominant sa femme avec
pour seules vues sa satisfaction personnelle. Il abusera puis trahira Olivier, droguera et violera
Jane qui en mourra. De tels personnages qui semblent voués au mal sont les obstacles sur le parcours
du héros. Mais même le cheminement de ce dernier n'est que très rarement vierge de tout reproche.
Ainsi, Olivier aura-t'il souvent l'occasion d'agir comme les «pourris» qu'il traque, d'abord pour
les combattre, ensuite pour les rejoindre, les imitant au point tel de le revendiquer. Citons
encore une fois l'arnaque faite à l'association humanitaire, et tout particulièrement à son ami
Patrick, auprès duquel il se justifie faute de s'excuser en clâmant que désormais, il est du
côté de ceux qui prennent. Voilà un épisode qui, pris isolément, ne semble pas moins condamnable
que les scènes à venir où l'on prendra en cours de route un Ted marchandant de façon ignoble le
groupe de statues volées par Olivier, lui en offrant vingt dollars, et dont on apprendra même
plus tard, comme pour nous surprendre d'avoir nous aussi juger trop vite, qu'il s'agit en fait
d'un usage tout à fait courant dans la région. Barjavel laisse donc entrevoir à ses lecteurs les
plus enclins à pardonner une possibilité de rémission pour de tels anti-héros. Pour cela, il
procède à un transfert de narration, et laisse les accusès se défendre eux même, soit par
l'intermédiaire évident du dialogue, ou alors, de façon plus subtile, en procédant d'une
narration classique à une focalisation interne de l'intéressé promu au titre de narrateur.
L'effet est toujours spéctaculaire. Le ton réactionnaire et provoquant ne manquera pas d'interpeler
le lecteur qui selon ses affinités pourra considérer ces avancées verbales comme une mise en exergue
des travers du personnage, ou au contraire comme des éléments de défenses et de justification.
Voyons le cas du charcutier Palayrac. Celui-ci en réponse à la situation de crise qui s'annonce
augmente le prix de ses produits. Barjavel ainsi que le grand nombre de la population a eu à
souffrir de telles prises en otages, et il est plus porté à une critique acerbe qu'à une mise en relief
équilibrée. Il amène pourtant quelques éléments mettant en contradiction les mœurs de la population,
sans bien sûr, les prendre à son compte, mais en les mettant clairement dans la bouche du commerçant.
Quitte au lecteur d'y trouver matière à accabler encore plus le profiteur, ou à prendre une attitude plus critique.
Par précaution, M. Palayrac avait commencé à augmenter le prix de l'aloyau, juste un peu,
sans que ça se remarque. Pas les bas morceaux, elles en veulent jamais, elles savent plus faire un
mironton ou un bouilli, il faut que ça cuise à la minute, il y a plus de cuisinières, rien que des
bonnes femmes qui pensent qu'à aller au cinéma ou au coiffeur, pas étonnant que leurs gosses
veulent tout avaler sans en foutre une rame ! Lui, il se levait encore à quatre heures
du matin pour aller aux Halles. Il avait plus vingt ans, pourtant, ni même quarante...
Mais le travail, on le lui avait appris à coups de pied dans le cul. A douze ans, après le
certificat... On lui avait pas demandé s'il voulait aller à la Sorbonne, lui !...
Ce transfert permet à l'écrivain de s'affranchir du style calibré auquel toute bonne littérature
est astreinte, sans se réfugier pour autant dans une surchage de dialogues. Ces passages non seulement
disculpent Barjavel de les défendre de son propre chef, mais ils lui permettent encore d'en alourdir
le côté provocant ou tranché en l'accomodant d'un vocabulaire familier ou arguotique. Les mots
qu'il met ainsi dans la bouche de Ted donnent au personnage une dimension moins manichéenne
que celle à laquelle le destine l'intrigue : celui du méchant désigné qui tue l'héroïne,
et qui est tué par le héros. Barjavel joue à l'équilibriste sur la ligne qui sépare le
déroulement logique attendu, et celui plus discutable où les coupables d'office sont,
sinon disculpés, au moins autorisés à s'expliquer. Donnant la parole à Ted, il lui
concède l'intelligence de sa position, qu'il oppose à la bétise de la victime, venue elle
même se réfugier dans ce qu'elle décrie maintenant comme des griffes acérées.
Il montre ainsi un homme lucide qui est fondamentalement la première de ses victimes,
souffrant peut-être plus que sa femme de sa laideur et de ses travers, et consentant
même à lui trouver un amant. L'homme refusant cependant de voir ses largesses signifier la
perte de celle qu'il, faute de pouvoir l'aimer, veut posséder, il décide de lui rappeler
avec cruauté la réalité de leur engagment, accepté par les deux parties depuis le début.
Quand on ressemble à un porc, comme moi, et qu'on épouse une fille dont on a envie,
on prend ses précautions pour la garder... Que je te dégoûte, je le sais, depuis le
jour où je t'ai ramassée à
Calcutta, où tu jouais Célimène ! Tu jouais mal, mais tu étais belle.
Votre tournée miteuse n'avait plus le rond pour retourner en France. Venir jouer Molière
devant les crevards de Calcutta, c'était une fameuse idée ! Vous n'aviez même plus de quoi bouffer !...
Je t'ai offert à dîner, du champagne, une bague, une voiture, des robes, et le mariage !...
Ç'a t'a paru tellement fabuleux que tu as accepté. Mais quand nous avons fait l'amour...
Non, soyons exacts, il n'est pas question d'amour, du moins de ta part... Je t'ai prise,
tu t'es laissé faire, mais je voyais ta petite gueule de Parisienne toute crispée...
Tu fermais les yeux pour que je ne puisse pas y lire ton dégoût... Un gros type rose
couché sur toi avec son ventre... Un gros porc, tu pensais, un gros porc... et suisse
par-dessus le marché !... Je dois reconnaître que tu n'as pas triché, en faisant
semblant d'éprouver du plaisir. Tu n'as pas vomi non plus, et quand j'ai eu envie de toi,
chaque fois tu t'es laissé faire. Tu n'as pas prétendue que tu étais fatiguée, comme tant
d'honnêtes épouses... Tu as payé loyalement... Donnant, donnant. Correct.
Quand j'ai pris ce joli petit crétin de Jacques comme associé, je savais ce que je faisais.
Tu allais trouver avec lui une compensation. Tu avais besoin d'un peu de joie. C'était normal...
Mais je te supposais quand même un minimum d'intelligence... Tu ne t'imagines pourtant
pas que ce type est capable de faire autre chose que de baiser et tirer des coups de fusil ?...
De quoi il va te faire vivre, ton beau chasseur ?... De la chasse aux rossignols ?...
Ici encore, bien sûr, la lecture peut être faite au gré des penchants du lecteur...
Celui qui trouvera confortable de situer sur un schéma simpliste les différents protagonistes
pourra lire dans de tels propos le joug machiste du satyre ignoble. Mais même celui qui, conciliant à
l'extrème, concède aux vues de Ted quelque attention sera contraint, au final, d'observer avec ceux
qui l'attendent, la chute du monstre qui, parvenu trop loin dans l'horreur, se retrouve face à face
avec l'issue fatale de sa propre fin. Il n'y a pas de sentiment de destin déjà écrit chez Barjavel,
qui ferait de Ted un coupable «de naissance», et dont les crimes seraient déjà scellés dans les
paroles que nous avons cités. Même en insistant lourdement sur le côté repoussant du personnage,
principalement son physique, l'auteur ne donne aucune indication de mal indissociablement lié au
personnage. Barjavel est trop attaché à la notion de libre arbitre, et réfute qu'aucune pression
ou tare oblige quiconque à se réfugier dans le crime. Si Ted, que l'on rencontre alors en terrain
déjà bien avancé dans les voies du mal, avait pu se ressaisir, la fin eût été pour lui autrement
moins tragique. Le mal, bien sûr, peut l'emporter, et plus facilement sur chacun que tout le monde le
croit. Ce sera le cas chez Ted, comme la trame le laisse présager, et comme l'histoire le confirme.
Et une fois qu'il est trop tard, autre thème très Barjavelien, c'est au tour du châtiment d'occuper
le devant exclusif de la scène. Aucun pardon ne semble possible. Ted, une fois le crime accompli,
doit payer. Il doit mourir. Et il mourra. Il mourra de la main de sa femme plutôt que de celle
d'Olivier, mais le bourreau n'a aucune importance. Seule la punition compte, et non pas la
vengeance. Vue dans la multitude des différents parcours des innombrables destinées, ce chemin aux
origines qui nous resteront cachées, à la fin sinueuse et qui se perd dans les brûmes froides de
l'horreur et du crime, ne sera qu'un de plus dont l'issue sera l'impasse. Il incombe à chacun
de veiller à chaque étape et à l'issue de son propre parcours, plutôt que de trop s'intéresser
ou de trop hâtivement juger celui du voisin.
Sur les chemins de Katmandou s'éreinte une foule qui avance péniblement dans l'attente
toujours suspendue à l'horizon d'étreindre le confort douillet et mérité de l'arrivée. Ce but
repporté sans cesse à demain n'est cependant qu'une illusion, et ceux qui, à force d'efforts,
d'abnégations et de sacrifices, en sont arrivés au terme, n'y trouveront rien que la déception
d'avoir laissé se gâcher en cours de route tout l'attrait du voyage.
Dieu était partout, et les «voyageurs» venus le chercher de si loin ne le trouvaient nulle part,
parce qu'ils oubliaient de le chercher en eux-mêmes.
S'il est encore temps de revenir sur ses pas, de se rendre compte du temps gaspillé,
du chemin parcouru dans le gachis et la souffrance, il ne faut pas que le retour se fasse,
par inadvertance, dans une même erreur sans cesse répétée de se fixer des objectifs lointains,
théoriques, ambitieux mais pour cela repoussés. Il faut avec rage et pleine conscience œuvrer
activement dans l'immédiat pour le bien de ce que l'on a a cœur. Sa femme, soi même, autrui,
les animaux maltraités, les enfants du tiers monde... Toute action, destination, doit être
entreprise avec cette intelligence, sous peine d'être réduite à un parcours cauchemardesque
et à long terme inéluctablement stérile. La noblesse de tout acte bon et juste est
immédiatement la proie de l'érosion du temps, de l'oubli des convictions, de la corruption,
de la déformation, de la vieillesse, de la maladie. Il faut un éveil permanent, une intelligence
sans relâche, un amour sans borne pour faire au mieux parmi les siens, et ne pas tomber dans le
piège de la routine qui défigure chaque acte en de pervers méfaits corrosifs et fatals,
pour ceux que l'on aime, et pour les autres. C'est le grand thème du roman.
C'est un grand thème Barjavelien, qui est à son apogée dans le roman d'amour "apparié" à
celui-ci : Tarendol. Pour les spécificités propres à cet ouvrage, à savoir tous les
aspects orientaux de l'œuvre, il faut les chercher dans l'inspiration discrètement reconnue,
mais très présente, du « mouvement Gurdjieff » chez Barjavel.
On y ressent constamment remises en cause les certitudes arrogantes et les suffisances de
la pensée occidentale, comme par exemple sa confiance absolue en la raison, la logique et la science rationnelle.
La considération pour la quatrième voie d'Ouspensky-Gurdjieff qui demande plus d'attention
pour la nature et une reconsidération de la place de l'homme dans l'univers, en passant par un
certain détachement de soi même et amenant à se recadrer spirituellement, sont ici abordés
principalement par le mouvement hippie, qui défend une position proche. Ce dernier fait
cependant, selon l'auteur (et la pensée de Gurdjieff lui-même), fausse route en trouvant
dans la drogue le vecteur de son rapprochement vers ces valeurs lointaines ou oubliées.
Il y avait cependant une différence entre les garçons et les filles qui venaient de l'Occident
vers Katmandou et leurs pères : les enfants s'étaient rendu compte que la raison et la
logique de leurs parents les conduisaient à vivre et à s'entretuer de façon déraisonnable
et illogique. Ils refusaient cette absurdité et ses obligations, devinant vaguement qu'il
devait exister un autre mode de vie et de mort en accord avec l'ordre de la création. Ils
cherchaient éperdument la porte par laquelle ils pourraient s'évader de leurs murailles.
Mais les murailles étaient en eux depuis leur naissance. Ils y créaient par la drogue
l'illusion d'une ouverture qu'ils franchissaient en rêve, dans le pourrissement de leur esprit
et de leur corps, et ne parvenaient qu'à leur ruine.
Comme nous l'avons déjà mentionné, il n'y a pas de réelle discussion de fond du cadre spirituel,
qui n'aura trouvé sa place dans un roman chargé qu'au travers de brèves remarques familières
dans la bouche de l'écrivain, mais qui ne nous entraînent autrement jamais bien loin.
On pourrait s'attendre à un peu plus d'éxégèse sur les thèmes de l'Hindouisme, de la philosophie
orientale, et même sur la situation au Tibet... (au contraire, les Tibétains réfugiés sont brièvement
présentés comme le refuge de Jane qui va chez eux se cacher et s'approvisionner en drogue).
Barjavel rétablit le lien dans les toutes dernières lignes, en amenant le héros démuni
de toute raison d'être, à s'interroger sur le sens de l'existence.
C'est loin de toute richesse matérielle maintenant accessible qu'Olivier va aller
chercher cette réponse, parmi les déshérités de Palnah, où son ami Patrick creusait,
et creuse peut-être encore, des puits.
C'est dans l'effort, dans l'action immédiate et concrète, dans l'agissement
effectif, qu'il ne remettra pas, cette fois, à plus tard, qu'Olivier va chercher à
vérifier si la prise en main réelle et tout de suite de son propre sort, de son destin,
si l'accomplissement au jour le jour de ce que l'on cherche à atteindre, peut amener la
solution, peut nous amener à destination. Et c'est ainsi la fin du roman.
On ne saura pas si Olivier, cette fois dans le cœur de l'action qu'il n'a pas remise au
lendemain, aura trouvé sa réponse, et se sera trouvé à l'arrivée.
C'est que, peut-être, le lecteur ne peut en savoir plus qu'il n'en aura fait lui même,
et qu'il est, maintenant, invité à prendre soin, dans sa propre vie, sur son propre chemin,
à chacun de ces instants qu'il croît ne constituer qu'une étape d'une arrivée chaque jour
plus lointaine.
Barjavel et le mouvement hippie
Le mouvement hippie fut un phénomène important de la fin des années 60 et de la décennie
suivante, et qui ne pouvait pas laisser indifférent Barjavel, aussi bien en tant
qu'observateur de la Société que dans la mesure où certaines idées du mouvement hippie pouvaient
par certains côtés rejoindre les siennes propres. D'ailleurs, la fin de « La Nuit des
Temps » est une préfiguration étonnante de la "révolution " de mai 68, au sujet de
laquelle l'auteur lui-même tient à préciser dans une petite note en bas de page qu'il a
"devancé l'histoire"...
Venu des États-Unis, le mouvement hippie proprement dit a dès le début pris ses références
dans les effets des drogues et narcotiques comme moyens d'élargir "les portes de la perception",
pour reprendre le titre de l'essai d'Aldous Huxley qui a préparé le terrain aux "théoriciens" du
mouvement que furent en particulier Timoty Leary et Alan Watts.
Le lecteur désireux d'en savoir plus sur les origines et les développement du mouvement lira
avec intérêt les deux études qu'y a consacré Michel Lancelot, sociologue et animateur de radio
(dont l'émission "Campus" sur Europe n°1 analysait de manière pertinente mais très accessible
les phénomènes de sociétés et leurs acteurs) : « Je veux regarer Dieu en face »
et « Le jeune lion dort avec ses dents ». On pourra aussi lire les transciptions
des émissions "Campus" regroupées dans l'ouvrage du même nom. (Ces livres des éditions "J'ai Lu"
sont maintenant épuisés... mais ils se trouvent assez facilement en occasion.)
Comme indiqué plus haut, le "mouvement Planète", dirigé par Louis Pauwels et revendicant essentiellement
"un autre regard sur le monde", affichait une sympathie d'idées avec le mouvement hippie, y compris, au
début tout du moins, dans ses aspects "psychédéliques" associés à l'usage du L.S.D.
Toutefois, lorsqu'à l'été 1968 le mouvement Planète s'est "modifié", avec le début de la
publication du "Nouveau Planète" avec la mise en place d'une équipe "rénovée", quelques notes
critiques sont petit à petit venue tempérer cette approbation. On sait ensuite que les idées de
Louis Pauwels, sans changer sur le fond, l'on conduit à des activités d'apparence politique
"très différente" qui peuvent faire sembler étonnant sa sympathie affichée d'alors pour
les Hippies... (pour en savoir plus sur "Planète", et à défaut de se procurer les exemplaires de
cette revue, on lira avec intérêt la thèse de Grégory Guteriez "Le discours du réalisme
fantastique : la revue Planète" :
voir )
La contribution de Barjavel sur ce sujet s'est traduite par « Les Chemins de Katmandou »,
mais aussi par quelques chroniques dans « Le Journal du Dimanche », compilées
dans le recueil « Les Années de la Lune », et par des chroniques radiophoniques
sur R.T.L.
Et surtout, il fut l'invité de la soirée de l'émission d'Armand Jammot « Dossiers de l'Écran » du
29 mai 1973, en première partie de laquelle fut projeté le film « Les Chemins de Katmandou »,
base du débat de 22h 15 à 23h 25 sur le thème du phénomène hippie.
A ce débat participaient aux côtés de René Barjavel :
- Michel Lancelot, journaliste et écrivain,
- Le Docteur Bensoussan, psychiatre,
- Emmett Grogan, fondateur du premier mouvement hippie à San Francisco,
- Brigitte Axel, auteur d'un livre sur Katmandou où elle a séjourné
{ voir et en savoir plus },
- Alain de Montebello, responsable de l'organisation Frères des Hommes,
- Thierry Maulnier, de l'Académie Française [ voir ].
À cette occasion, la critique cinématographique a renouvelé ses avis peu flatteurs sur
le film, ainsi par exemple Jacques Siclier (cité ci-dessus par ailleurs) écrivait-il dans Télérama (n° 1219 du 26 mai 1973) :
Ce que j'en pense : qu'André Cayatte, avec les meilleures intentions du monde
fasse de mauvais films, cela tient, je crois, à ce que ce cinéaste, toujours sincère même
lorsqu'il traite un sujet, un problème sous l'effet de la mode, se perd toujours plus ou
moins dans le schématisme d'une démonstration. Les cinéastes malhonnêtes sont forcément
roublards. Cayatte se passionne et accumule des situations vraies, des thèmes contemporains,
qu'il rend invraisemblables et mélodramatiques en voulant convaincre. La vie n'a pas le côté
simpliste, exemplaire dans le bon ou le mauvais sens qu'il lui donne dans ses films et
Cayatte ne sait pas non plus manipuler la fiction. Le mal de la jeunesse de 1968 ;
son besoin d'idéal, l'hypocrisie des adultes, la fausse morale bourgeoise, le phénomène hippie,
l'attrape-nigauds tragique de la mystique hindoue sombrant dans le fléau de la drogue...cela
fait beaucoup trop de sujets qui tournent à la confusion malgré la générosité évidente du propos.
et l'O.C.F.C. y donnait comme avis : « Pour adultes avec réserves. ».
Ce débat des « Dossiers de l'Écran », animé par Alain Jérôme, fut sérieusement agité,
voire même houleux, puisque dans sa chronique du Journal du Dimanche qui l'a suivi (le 27 mai 1973),
il raconte comment une hippie présente sur le plateau le traita de vieux c... et ce qui s'ensuivit... On lira l'article complet
{ ici },
contenu dans le recueil de chroniques « Les Années de la Liberté »
(Voir cet ouvrage dans la bibliographie)
Cette jeune femme, Groseille, (de son vrai nom Yveline), avait reçu une formation de psychologue avant de devenir
hippie, puis, juste après cette émission, elle a vu sa vie transformée par la rencontre d'une communauté
chrétienne qui l'a conduite à visiter de nombreux pays. Rentrée en Europe, elle y acheva la rédaction de son autobiographie
pour ensuite s'installer en Angleterre où elle exerce le métier de "Life coach" (conseil en développement personnel).
Elle m'a très aimablement fourni son témoignage après ces trente-cinq ans de vie richement remplie (
J'ai aussi pu, de manière inespérée, voir un court extrait de ce débat à l'occasion d'une émission de télévision commémorant
les 40 ans de la deuxième chaîne (France 2 souffle ses 40 bougies : voir http://www.toutelatele.com/article.php3?id_article=3989 et
http://www.toutelatele.com/article.php3?id_article=4002 ]
pour laquelle ces Dossiers de l'Écran a été choisie pour représenter le rôle d'observateur de la Société de la télévision.
On peut y voir Barjavel en auditeur attentif qui regarde, qui analyse, l'œil ouvert, qui vit ce moment avec intensité au milieu d'autres participants badins ou gênés...
| | |
Générique | Les participants (René Barjavel sur la droite) | Groseille (à sa droite Alain Jérôme (de dos) à sa gauche Michel Lancelot) |
La présentation et les commentaires de Télérama ne sont pas sans une certaine ironie
envers les hippies (dont le mouvement subsistait encore en 1973), à preuve l'article
de Jean-Luc DOUIN (p 24 du même numéro) venant en complément du commentaire de la soirée :
"Être hippie...en été, c'est beau, mais l'hiver !" qui ne se prive pas de souligner
les côtés "doux rêveur mais peu réaliste" du mouvement, tout en en soulignant les
aspects généreux et la possible, quoique hypothétique, perspective de devenir un modèle
de société future.
{ voir l'article }.
On peut toutefois, on peut trouver cet article "partiel" car l'aspect de la drogue n'y apparait que comme marginal.
Barjavel et son roman : pourquoi «Katmandou»
Et que pensait l'auteur lui-même de son roman ?
Lui-même a donné son avis, dans la préface d'une édition - relativment rare -
des Chemins de Katmandou, au Cercle du nouveau livre (Paris, 1969)
( voir dans la bibliographie )
Voici cet document, qui éclaire magnifiquement la pensée et la démarche de l'auteur :
Tous les chemins mènent à Katmandou
par RENÉ BARJAVEL
Ce livre offre un exemple de la transposition du réel à laquelle se trouve parfois obligé
un écrivain, un peintre, un tout autre créateur, s'il désire donner de ce réel une idée exacte.
L'univers de Katmandou est indescriptible en langage réaliste. Ici la fidélité au vrai ne peut aboutir qu'à l'erreur.
UN ENFANT NU EN TRAIN DE MOURIR
Lorsque je me suis trouvé en face de la ville, puis lorsque j'ai pénétré en elle, après avoir franchi le rempart de l'odeur, j'ai compris
que je n'avais aucune chance de faire comprendre à mes lecteurs ce qu'est ce monde incroyable, si, justement, je le montrais tel
qu'il est.
J'avais quitté Delhi en emportant l'image atroce d'un enfant nu tenant dans ses bras un autre enfant nu en train de mourir. Je fus
accueilli à Katmandou par le rire glorieux d'un enfant dont le visage s'encadrait dans une vitre cassée de l'aérogare. Après les
angoisses de l'Europe et les horreurs de l'Inde, je rencontrais le bonheur. Je rencontrais le bonheur, la saleté, la gentillesse, la
pauvreté absolue, la foi totale et multiple, la non-anxiété, la non-violence, l'amour nu, l'innocence, la présence, à chaque pas, des
bêtes, de Dieu et de la merde, et de bouquets d'enfants rieurs.
Je ne pouvais pas espérer donner une idée de l'unité, de l'équilibre parfait de ce mélange, en décrivant un paysan après une vache,
une vache après un dieu, un dieu après un vieillard en train de se reculotter. D'ailleurs ce bonheur, j'étais resté trop peu de temps à
Katmandou pour en comprendre l'ordonnance et les raisons, Mais assez longtemps pour le sentir si puissamment que, depuis mon
retour, j'en éprouve la nostalgie comme celle de l'enfance à jamais perdue.
LES OCCIDENTAUX, LEUR ARGENT, LEUR HYGIÈNE
Ce peuple, en effet, a traversé les siècles sans perdre son enfance. Mais il ne la gardera plus longtemps. Les frontières du Népal
se sont ouvertes aux premiers Occidentaux vers 1954. Maintenant, ils affluent, par avion, par la route, apportant leur curiosité
indiscrète, leur argent, leur hygiène, leur conception de ce qu'ils nomment civilisation. Les hommes de Katmandou commencent à
savoir qu'ils sont sales et qu'ils sont pauvres. Ils vont devenir adultes, propres et malheureux.
Comment pouvais-je faire pour fixer la dernière lumière de cette joie? pour qu'elle ne se transforme pas, dans mon livre, en
chandelle? Au lieu de m'attarder à ses scintillements particuliers, je devais la rassembler en un brasier, en une flamme unique et
exaltée, négliger les multiples petits aspects du réel pour construire une seule grande vérité. Ainsi le sculpteur, pour traduire la
grâce légère d'une adolescente, dresse, au milieu de la place, une statue de six mètres de haut ...
DANS LA FRATERNITÉ DES HOMMES, DES BÊTES ET DES DIEUX
Au moment où ce livre va paraître, relisant les dernières épreuves, avant que s'ébranlent les machines à imprimer, je suis satisfait.
Mon livre est-il bon ou mauvais? Je ne le sais pas, je le saurai peut-être dans dix ans. Mais je sais qu'il est vrai.
Quand vous l'aurez lu, quand vous aurez traversé dans ses pages le Katmandou un peu fantastique qui s'y trouve enfermé, les
images, les couleurs, les bruits, les odeurs qui vous resteront dans la mémoire seront comme les vrais souvenirs du vrai
Katmandou, décantés et grandis par la distance et le regret. Comme ceux qui tournent dans ma propre tête et cherchent à me
convaincre, sans arrêt, de retourner vers la vallée verte au pied de la Montagne, vers la ville où les hommes, les bêtes et les dieux
sont frères, avant que cette fraternité ne soit détruite, et le bonheur perdu.
René BARJAVEL
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- Le texte Les Chemins de Katmandou est © Éd Denoël, 1969.
- Les photos en couleur sont tirées du film «Les Chemins de Katmandou»,
© Franco London Films - Films des Deux Mondes 1969
- L'illustration du frontispice est une création graphique de G.M. Loup.
- Les interviews citées sont © des ouvrages dont elles sont extraites.
- La photographie de Gerge Bainsbourg et J.Birkin à la sortie de la première est tirée
de l'ouvrage de Gilles Verlant "Gainsbourg" (Albin Michel, collection Rock&Folk)
- Tout ce qui n'est pas mentionné ci-avant est © G.M. Loup.