Critiques de LE GRAND SECRET
dans la revue FICTION

n°236, août 1973

RENE BARJAVEL : Le grand secret (Presses de la Cité).

Barjavel, je l'aime bien. Il a été pratiquement à lui tout seul la science-fiction en France, à une époque où on ne savait rien de ce qui se passait de l'autre côté de l'Atlantique. Il a « inventé » en vase clos des situations, des thèmes, des procédés qui appartenaient au contexte de la SF, mais il ne le savait pas. Il était comme un savant isolé avec ses éprouvettes, qui fait dans son coin les mêmes découvertes qu'un grand laboratoire possédant des centaines de chercheurs à l'autre bout du monde. Il a écrit, avec des livres comme Ravage ou Le voyageur imprudent, des romans solides, forts, marquants, qui aujourd'hui encore peuvent se lire sans faiblir. Et puis... et puis Barjavel s'est lentement transformé en ce qu'il est devenu aujourd'hui. D'une part : un journaliste à tout faire qui parle de tout et de rien sans jamais être au courant du fond du problème, et dont on voit à tout bout de champ la tête de chien battu à la télévision chaque fois qu'il s'agit de proférer sentencieusement des lieux-communs. D'autre part : un romancier « sensationnaliste », qui écrit des livres à succès en composant de la façon la plus putain qui soit des cocktails bien dosés d'ingrédients à la mode, ce qui donne dans le registre tarte La nuit des temps ou dans le registre ignoble Les chemins de Katmandou et maintenant Le grand secret, le moins mauvais des trois, celui qui par endroits se rapproche le plus du Barjavel de naguère, mais quand même... Me suis-je assez fait comprendre ? Oui, Barjavel, je vous aime bien. Enfin, je vous aimais bien.

Serge André BERTRAND


n° 240, décembre 1973

LE GRAND SECRET par René Barjavel

(N.D.L.R. : Fiction a publié deux opinions défavorables sur Le grand secret de Barjavel (celles de S.A. Bertrand dans le n° 236 et de Demètre Ioakimidis dans le n" 238). Dans la tradition du « pour et contre », voici aujourd'hui un avis opposé.


Qu'est-ce qui les fait courir ? Eux, les grands de ce monde, ceux qui tiennent dans leur poing la foudre et la rose ? Qu'est-ce qui fait courir Mao, Ninon, de Gaulle, Brejnev ? Qu'est-ce qui les fait se rencontrer. comploter, décider. là-haut, loin au-dessus de notre tête ? Et éventuellement, qu'est-ce qui fait qu'on les assassine, comme Kennedy à Dallas, le 22 novembre 1963 ?
Le matérialisme historique répond facilement : ce. qui les fait courir,c'est la chose même qui les a portés au pouvoir : une classe qui agit pour conserver ses intérêts, et dont les bras sont des groupes de pression financiers, industriels, politiques.
Ça, c'est la réponse facile, la réponse claire : tout simplement la vraie réponse... Mais quand on est romancier, rien ne vous empêche de détourner la réalité, de l'ignorer, de mettre autre chose à sa place. D'inventer un « truc », de faire mousser un mystère, de structurer, à la place du courant matérialiste, un autre courant, fictif, d'essence fantasmatique. Des journalistes ou des historiens bourgeois usent souvent de ce genre de truc : M. Untel, chef d'Etat, a déclaré une guerre parce qu'il avait des ulcères ou une vision divine, C'est de la malhonnêteté. Mais lorsqu'on est romancier et qu'on présente le « truc » à l'intérieur d'un roman, il n'y a rien à redire sur la méthode. Il suffit simplement de trouver un truc suffisamment astucieux, suffisamment convaincant, pour qu'il puisse lier les éléments épars régis par une matérialité sciemment (ou inconsciemment) ignorée, pour que le roman fonctionne, pour que le lecteur marche.
C'est ce qu'a fait Barjavel pour Le grand secret. Il a trouvé le truc (c'est un élément-clé de bon nombre de romans de SF), et son roman fonctionne bien : le lecteur ne marche pas, il court : Le grand secret est du vrai Barjavel (on l'avait perdu dans Les chemins de Katmandou), de l'excellent Barjavel (il s'était un peu tassé dans La nuit des temps). Je veux dire par là que l'ouvrage se lit d'une traite tant le suspens y est captivant, et qu'il se lit en en savourant chaque phrase, tant le romarcier a l'art du « petit détail vrai » de la note poétique ou incongrue, de la digression qui paraît spontanée mais est savamment orchestrée, et qu'on y trouve enfin cet art suprême et typiquement barjavelien de la dialectique tous azimuts, je veux dire cette façon de ne jamais camper un personnage ou un événement sans lui opposer aussitôt son envers ou son contraire : de même qu'un homme a ses bons et ses mauvais côtés, un acte n'est jamais unidirectionnel, il produit des résultats à la fois positifs et négatifs... Et ce qui se trouve dans le grain du récit se communique aussi à sa ligne de force, puisque Le grand secret est à la fois incroyablement bénéfique et incroyablement maléfique, qu'il renferme en même temps tout l'espoir et tout le désespoir du monde.
On ne peut s'étonner de cette position, qui est chez l'écrivain une constante affirmée : Barjavel travaille dans toutes les nuances du gris, jamais dans le noir ou le blanc, jamais dans le manichéisme. Est-ce à dire que Le grand secret est un grand roman, un grand Barjavel ? II est toujours présomptueux de vouloir répondre a ce genre de question sans recul. Personnellement, je le placerais assez haut dans sa bibliographie, mais peut-être n'est-ce qu'une réaction causée par la relative déception occasionnée par ses deux précédents ouvrages. Je cernerais en tout cas ainsi la carrière de Barjavel romancier fantastique : Ravage et Le voyageur imprudent, c'était le triomphe de l'inspiration ; Le diable l'emporte et Colomb de la Lune (à mon avis ses deux meilleurs romans), l'équilibre parfait entre inspiration et métier : Le grand secret étant alors, peut-être, la perfection du métier - ce qui voudrait aussi dire que l'inspiration a quelque peu fichu le camp... C'est sans doute vrai d'une certaine manière, car Barjavel, ici, brode sur des thèmes qu'il a déjà utilisés (le secret qui est la clé de la survie ou de la mort du monde détenu par un petit nombre d'élus, le havre de paix et de bonheur caché clans un coin secret de la Terre, la foudre atomique qui apporte un point pas tout à fait final à l'histoire), de même qu'il en remet avec ses obsessions familières : l'exaltation de l'amour charnel et des joies simples de la nature, la condamnation d'un certain type de science et de ses retombées technologiques et a-naturelles (toutes chose que j'approuve et qui, garantes d'une continuité de pensée transcendant moeurs et modes, valurent à Barjavel d'être traité de réactionnaire et le font rejoindre aujourd'hui - mais avec des ambiguïtés dues à son théisme emphatique et à certaines de ses prises de positions personnelles, franchement conservatrices ou moralisatrices - le peloton de tête des « écogauchistes » !).
De même, au simple niveau de l'écriture, il lui arrive d'abuser du « petit détail significatif », Mais c'est que Barjavel est un écrivain qui travaille dans la pâte vivante des gens, dans le bouillonnement des choses, et s'il lui arrive d'en faire trop, c'est toujours avec ce métier dont je parlais tout à l'heure : il sait être torrentueux sans cesser d'être clair, il est toujours chaleureux sans jamais être mièvre.
Mais le sujet du roman, me direz-vous ? II est lié au suspens qui tient, je l'ai déjà signalé, une part prépondérante dans le déroulement du livre. Mais ce suspens est plus qu'un artifice pour tenir le lecteur en haleine : il est imposé par la structure de l'ouvrage, qui est construite sur la narration d'événements (en partie réels et déjà connus, en l'occurence la vie, les voyages, les rencontres et parfois la mort, entre 1 955 et 1972, d'une dizaine de « grands », à commencer par le Pandhit Nehru - l'Inde étant ici porteuse d'une sorte de mysticisme orientaliste que Barjavel assimile avec aisance. Travaillant sur le proche passé au lieu de travailler sur le proche futur, au sein d'un roman de politique-fiction soutenu par un élément de science-fiction (comme, qui peuvent lui être comparés, La variété Andromède et Un animal doué de raison), Barjavel se devait de sous-tendre sa dramaturgie d'un voile de mystère progressivement et méticuleusement soulevé.
Ceux qui ont lu son essai La Faim du tigre, reconnaîtront dans Le grand secret une tentative de passage au romanesque des théories soutenues dans ce livre touffu, naïf, contradictoire mais prodigieusement sincère, dont une des phrases essentielles est :

La vie continue parce les individus sont mortels.

On retrouve dans Le grand secret les éléments de cette constatation :

« Et la vie, délivrée du frein de la mort, se mettra à se multiplier, à bourgeonner, à éclater, à déborder dans toutes les espèces. Malgré les cataclysmes qui s'ensuivront, malgré les revanches brutales de la mort par les guerres, les famines, les massacres, la vie ne cessera, après chaque désastre, de recommencer, d'envahir et de tout ravager. La vie sans la mort rend la vie impossible. » (p. 200)

On aura compris que le concept même d'immortalité est disséqué, bousculé, passé au laminoir et soumis à un traitement bien différent de celui cuisiné par tous les autres romanciers de SF qui l'ont utilisé.
Comment ce concept est-il accroché à cette « personnalisation » de l'histoire dont j'ai fait état, c'est là justement le contenu du roman - et vous n'en saurez pas davantage ! Il n'empêche qu'à travers son récit, Barjavel, comme toujours, a essayé de cerner, au général et au particulier, la notion de bonheur et, par là, a bien été obligé de piocher du côté de l'écologie et de l'utopie. Ce qui donne, on s'en doute, ses meilleures pages :

« Des ruisseaux coulaient entre les pelouses, des sources jaillissaient aux pieds des arbres ou tombaient de leurs branches. Des lapins, des écureuils, des chats, des hamsters, des cobayes jouaient, se pourchassaient, grimpaient, sautaient, s'enfonçaient dans des terriers. Un renard roux comme un incendie jaillit d'un fourré, tomba sur un lapin et l'emperta. Une adolescente gracieuse, aux longs bras minces, s'agenouilla devant un adolescent de son âge, porta ses douces mains et sa bouche au sexe du garçon pour le faire dresser, puis, sans le lâcher, s'allongea sur les fleurs, s'ouvrit, et le conduisit jusqu'au coeur de son corps. De plus jeunes enfants jouaient à mille jeux, se roulaient sur les pâquerettes, un chat mangeait un écureuil, des essaims d'oiseaux multicolores volaient d'arbre en arbre comme si ceux-ci échangeaient des fleurs, un héron piquait du bec une grenouille pas plus grosse qu'une marguerite... » (p. 157)

Il est bon d'en rester sur cette image d'un paradis - en n'oubliant pas le système de la dialectique tous azimuts : bientôt, ce sera l'enfer...
Mais lorsqu'on referme un livre, et quelle que soit la critique passionnelle ou raisonnée qu'on en fait et l'opinion qu'on en a, la question la plus intéressante est finalement celle-ci : pourquoi a-t-il écrit ça ? II me semble qu'y répondre au sujet du grand secret est assez facile. Passons sur l'aspect non matérialiste de l'histoire : Barjavel n'est pas marxiste. Passons sur le côté personnalités suivies par le petit bout de la lorgnette : Barjavel est journaliste, et sans doute nous chuchote-t-il là son désir secret d'être admis dans l'intimité des grands. Plus intéressant et significatif est le fait d'avoir voulu parler de l'immortalité. Ce sujet a toujours fasciné les écrivains, parce qu'il est un moyen de se décharger de la peur de la mort. Seulement, l'immortalité, ça n'existe pas. Alors pourquoi ne pas plutôt se convaincre que la mort est une chose nécessaire ? Parlant de son livre lors d'une émission télévisée, Barjavel a eu cette phrase même : La mort est nécessaire. Bien sûr ! Mais dans la bouche d'un homme au seuil de la vieillesse, cette déclaration a quelque chose d'émouvant, car elle démasque une sérénité qui est le résultat d'un « truc » à l'échelon supérieur : avoir pu démontrer dans un roman que l'immortalité était une catastrophe planétaire, que la mort ne doit pas être crainte car elle est la seule issue possible, le seul avenir raisonnable et paisible pour un être vivant en quête de continuité...

Jean-Pierre ANDREVON

LE GRAND SECRET par René Barjavel : Presses de la Cité.