Critique du Voyageur Imprudent
dans l'hebdomadaire Je Suis Partout du 10 mars 1944

Rubrique
Les Lettres et les Arts

LA CRITIQUE DES LIVRES

De l'extraordinaire

LE prix Goncourt a rendu de grands services à la littérature, mais non de la façon qu'on croit d'ordinaire. Ce n'est pas sur les auteurs, en effet, qu'il a exercé de l'influence (et Dieu merci !), mais sur le public.

Grâce à lui, chaque année, la publication d'un certain roman a été présentée comme un événement très important, capable d'intéresser tout autant le grand public que l'arrivée à Paris d'une star de cinéma, l'arrestation d'un politicien véreux ou l'assassinat d'une chanteuse mondaine. Et cette publicité inespérée n'a pas seulement servi les intérêts de celui qui en était le bénéficiaire : elle a servi ceux de tous les écrivains. En effet, les éditeurs, ayant vu ce que pouvait rapporter une publicité bien conduite, se sont mis à lancer leurs auteurs. Les mécènes ont multiplié les créations de prix littéraires, ce qui était excellent, car plus les prix étaient nombreux, plus diminuait l'influence intellectuelle, esthétique et morale qu'auraient pu exercer les comités chargés de les distribuer, plus s'accroissait la manne dorée qui tombait dans la poche des écrivains, et plus augmentait la publicité faite à la littérature en général. La conséquence de tout cela, c'est que les acheteurs de livres sont devenus plus nombreux, ce dont la corporation litttéraire a grandement bénéficié.

C'est ainsi que le prix Goncourt, qui est à l'origine de tout cela, a exercé une influence excellente sur le public. Il aurait pu en avoir une sur la littérature, mais celle-là eût été déplorable par définition. Car la littérature ne s'accommode que de la liberté la plus complète, autant dire de l'anarchie. Un comité qui aurait des préférences bien nettes pour telles et telles formes de l'art serait redoutable, et d'autant plus redoutable qu'il serait en mesure de dispenser à ses lauréats plus de publicité et plus d'argent, et qu'il aurait par là plus de moyens de leur imposer ses propres goûts. Heureusement, l'Académie Goncourt n'a pu exercer jusqu'à présent aucune influence de ce genre. Les romans qu'elle a couronnés sont de tendances infiniment diverses, et d'ailleurs de valeur fort inégale. Et puis elle n'est pas la seule à distribuer des prix, et plus les autres comités sont nombreux, plus son autorité se trouve exactement contrebalancée. Bref, tout est pour le mieux, et il n'y a qu'à souhaiter que cela continue.

Malheureusement, cela ne continue pas, et Jean Ajalbert a très bien vu que l'Académie Concourt est en train de perdre, aux yeux du public, sa réputation qui était toute sa raison d'être. Elle s'obstine, en effet, et contrairement à ses statuts, à ne pas élire le membre qui lui manque pour compléter son effectif. Elle s'obstine aussi à ne pas distribuer son prix annuel. Pourquoi ? Tout le monde le sait : pour des raisons d'ordre extra-littéraire, c'est tout ce que j'ai, ici, à savoir d'elles. Or le public ne comprend rien à cette manifestation naturellement. Il se contente de rire de l'Académie Goncourt, en attendant de l'oublier. Bref, elle se démode, et cela semble regrettable, je viens de vous dire pourquoi. Il y a un mois, une dizaine de pitres et de clowns se réunissaient solennellement dans un restaurant pour désigner le « Prix des Dix » à la place des Concourt...

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Ces dix amateurs ont d'ailleurs couronné un roman que les Dix profesionnels auraient parfaitement pu choisir, et qui leur aurait même fait honneur ; c'est le Voyageur imprudent de René Barjavel (l).

René Barlavel est un bon écrivain, et qui connaît son métier. Il a de l'imagination, du mouvement, il sait peindre ; on se demande seulement s'il pourrait créer des personnages si profondément vivants que leur existence continue en nous, le livre refermé. Au reste, que ce don lui manque, ce n'est rien moins que sûr, car, dans le Voyageur imprudent, il ne pouvait trouver l'occasion de se manifester d'une façon éclatante. Ce qui rend le livre imparfait, c'est autre chose : une petite histoire d'amour que l'auteur y a glissée, et qui est d'une banalité redoutable. Elle prend heureusement peu de place, et c'est tant mieux, car elle ne sert à rien, et il semble qu'en interrompant son récit. par ces épisodes bien écrits et monotones, qui reviennent comme un refrain et auxquels il tient peut-être beaucoup, l'auteur ait tout simplement cédé au préjugé qui veut qu'un roman sans amour soit un roman sans public. Pour le convaincre du contraire, il n'y aurait qu'à lui citer les premiers romans « d'anticipation » de Wells, l'Ile du docteur Moreau, par exemple, dont les tirages ont atteint des chiffres hélas ignorés des écrivains français.

On serait d'autant plus justifié à les lui citer, ces romans de Wells, que le sien est, lui aussi, un roman « extraordinaire », comme il dit, où il montre les aventures d'un homme qui, tel le héros de l'auteur anglais, voyage dans le passé et l'avenir grâce à une sorte de « machine à explorer le temps ». Mais qu'on ne s'y trompe pas : le Voyageur imprudent, s'il développe le même thème que les célèbres récits de Wells, ne les rappelle pourtant ni par le sujet lui-même, ni par l'ordonnance des épisodes, ni par même par l'inspiration ; ce n'est que justice de le reconnaître.

M. Barjavel nous raconte que, pendant cette guerre-ci, dans l'hiver de 1940, un agrégé de mathématiques du nom de Pierre Saint-Menoux reçoit, une nuit, l'hospitalité chez un savant qui, se fondant sur certains travaux du jeune homme, a fait une découverte inouïe. En effet, ce Noël Essaillon, physicien et chimiste non pareil, a inventé un produit qui permet de remonter dans le passé et de descendre dans l'avenir. Peu importe comment. Joignez un petit appareil que le voyageur dans le temps porte à sa ceinture pour le faire vivre d'une seconde en avance ou en retard sur le monde qui l'entoure. Une fois parvenu à l'époque où il désirait se trouver, il n'a donc qu'à presser un bouton, et le voilà en quelque sorte absent, donc invisible et inconsistant : les passants traversent son corps sans s'en douter, et il passe lui-même à travers les murs, la terre et les gens à sa guise.

Je ne vous dirai pas les péripéties amusantes que l'auteur tire de sa cervelle ingénieuse, soit quand Saint-Menoux explore le futur, soit quand il explore le passé. De ce côté, il ne remonte pas souvent plus haut que 1890. Or il subsiste quelques personnes qui n'ont pas besoin du produit merveilleux de Noël Essaillon pour savoir fort exactement comment étaient les choses à cette époque reculée.

Ces vieilles gens pourraient assurer à M. Barjavel que, contrairement à ce que prétend avoir vu Saint-Menoux, les laquais, en 1890, n'étaient jamais vêtus de rouge et ne montaient pas derrière les véhicules ; que les voitures d'enfants, d'ailleurs fort rares (on portait les bébés à bras), n'étaient pas « en osier toutes fanfreluchées et enrubannées de rose », et qu'enfin il est faux que les hommes fussent d' « une légèreté, d'une futilité qui les abaissaient au niveau des femmes ». Car ni la science, ni les lettres, ni les arts, ni les entreprises coloniales, industrielles et autres n'étaient plus frivoles à la fin du dix-neuvième siècle qu'aujourd'hui. C'était seulement le ton de la conversation qui différait. « L'esprit » était de rigueur ; tout le monde n'en avait pas, mais tout le monde s'appliquait à en avoir. Quand on présentait l'un à l'autre deux messieurs, qu'ils fussent de la rue des Francs-Bourgeois ou du faubourg Saint-Germain, ils se faisaient aussitôt un sourire affable et s'appliquaient tout de suite à se dire quelque chose d'aimablement spirituel, au lieu de se saluer avec raideur et de se regarder comme deux chiens de faïence ; c'était même très frappant pour qui avait un peu vécu à l'étranger, car ce n'était qu'en France qu'on se comportait ainsi. Le goût, je dirai même la superstition de l'« esprit », qui était traditionnel chez nous, a presque totalement disparu au cours de la guerre de 1914. Nos jeunes gens sont devenus diablement sérieux. J'avoue d'ailleurs que moi-même, je n'ai jamais apprécié beaucoup l'« esprit » ; il est vrai que je n'en ai jamais possédé une once, et c'est sans doute pour cela. Avant 1914, les traits, les bons mots et les histoires coupaient toute conversation suivie et la causerie se réduisait à un échange d'anecdotes ; la moindre remarque théorique vous faisait passer pour un « affreux raseur », et (à part Capus) la plupart de ces merveilleux causeurs du Boulevard que j'ai connus, et qui seront cités dans les Mémoires, étaient d'une intelligence fort médiocre...

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J'aurais encore des tas de choses à vous dire sur le Voyageur imprudent, des objections théoriques à la conception du temps qui y est exposée, des éloges sur un petit tableau de Bonaparte à Toulon qui est de premier ordre (d'ailleurs René Barjavel est bon peintre), et sur la péripétie finale qui termine admirablement le livre. Mais je voudrais garder un peu de place pour vous signaler un petit roman ravissant d'une inconnue : La Maison si tranquille, par Claire Mars (2).

Le Voyageur imprudent est (son titre nous l'apprend) un « roman extraordinaire ». La Maison si tranquille pourrait, au contraire, se sous-intituler « roman ordinaire ». On y voit, dans une minuscule ville belge, un milieu de bonnes gens, si provincial qu'on le croirait caricatural, et tel pourtant qu'il en existe encore beaucoup. C'est le chat qui parle, et H raconte ce qu'il voit. Arrive un ingénieur, jeune et beau garçon ; il conquiert la dame de la maison, il engrosse la servante flamande, il emplit d'amour le cœur de la cuisinière, il est souhaité comme gendre par Mme de la Muchette, et il finit par se laisser épouser par la nièce, qui est étudiante à Paris et médiocrement belle, mais qui sait ce qu'elle veut. Voilà tout. Ce n'est rien, et c'est délicieux. Je vous montrerais facilement, si j'avais la place de vous citer quelques exemples, l'adresse naturelle, la grâce, la bonne grâce aussi du récit, la distinction parfaite de l'auteur ; mais ce que je ne saurais vous rendre, c'est le charme de ce petit ouvrage de dame, si adroit qu'on pense à Colette (naturellement !), une Colette moins forte certes, moins blasée, moins désespérante, une Colette pleine de bonhomie souriante et de sensibilité sans mélodrame.

Jacques Boulenger.


(1) Edition Denoël.
(2) Sequana.