Les critiques et analyse de « La Nuit des temps » dans la revue FICTION

C'est dans le numéro 183 de mars 1969, que la rubrique "Revue des livres" (p 152) permet à deux chroniqueurs de la revue de présenter deux analyses du roman :

  • Jacques VAN HERP, qui en donne une présentation assez "sombre" ( voir )
  • Demètre IOAKIMIDIS, plus positif ( voir )

Deux numéros plus tard (185 de juin), le courrier des lecteurs publie une intervention assez véhémente de Jean Pierre Andrevon, alors jeune auteur de S.F. qui prend la défense de Barjavel - qui lui avait d'ailleurs donné un bon appui pour ses premières publications dans la collection "Présence du Futur" ( voir )

Critique de Jacques VAN HERP

Le nouveau roman de Barjavel prolonge la courbe d'une évolution amorcée avec Colomb de la Lune, encore qu'au premier regard l'oeuvre puisse paraître aussi sombre que Ravage et Le diable l'emporte.

Le thème n'a rien de rare : la découverte d'un couple venu du fond des âges, et dépositaire de secrets qui peuvent assurer le bonheur de 1'humanité. Mais Barjavel a assez de talent pour ne pas se soucier d'originalité formelle, et il a l'élégance d'enfermer ses héros dans une sphère d'or, pour affirmer sa dette envers Cox. Dette bien minime du reste, et qui se limite à l'idée initiale, car rien ne rappelle cet honorable roman d'aventures dans cette méditation un peu amère.

Le récit se déroule sur plusieurs plans. D'abord le monologue intérieur du narrateur, Simon, qui n'est rien qu'un chant d'amour désespéré pour cette femme inaccessible. Par intervalles cette méditation lyrique vient interrompre le récit objectif des événements. Là nous suivons les membres de cette mission de l'O.N.U. enfermés dans les glaces du pôle sud et dont les appareils ont détecté des ruines sous la glace. A cela viendront s'ajouter les incidences de la découverte sur l'humanité, l'avidité des gouvernements du tiers-monde - 200000 tonnes d'or, pensez donc ! Chacun en veut sa part - et leur reflet dans l'intimité d'une famille de petits bourgeois, les Vignaud.

Et nous suivons la découverte du monde sous les glaces, cet univers figé où des requins immobiles semblent planer entre les arbres géants, et des oursins bleus faire corps avec des fleurs immenses. Puis la découverte et la réanimation du couple : Eléa et son compagnon Païkan, sa lutte pour la réanimation, la lutte contre la maladie qui frappe les rescapés, avec l'immense attente du monde qui suit, d'instants en instants, les événements sur les écrans de la télé.

Puis c'est l'annonce du troisième survivant Coban, l'espoir d'une déclaration universelle de paix et d'entente. Et les gouvernements appuient. Barjavel s'est refusé l'effet facile de rejeter le malheur du monde sur les hommes qui détiennent le pouvoir. Ils apparaissent comme pleins de bonne volonté, qu'ils soient de l'Est ou de l'Ouest : ils collaborent sans hésiter, les militaires savent prendre leurs responsabilités, s'engager pour que ne vacille pas la petite flamme d'espoir. Mais derrière les gouvernants il y a tous ceux qui s'enrichissent du malheur ; s'il leur manque la puissance nécessaire pour déclencher les cataclysmes qui les enrichiraient, ils peuvent néanmoins anéantir l'espoir du monde symbolisé par ces lointains ancêtres des hommes.

Et c'est la destruction de tous les espoirs, le retour à un monde que déchirent les guérillas, les représailles, les massacres et les haines. Bref l'échec.

Et pourtant il y a ici cette notion d'espoir si tragiquement absente des premiers ouvrages de Barjavel. Dans Ravage, nous débouchions sur un univers stagnant, que des "sages" immobilisent en tuant tout esprit libre. Dans Le Voyageur imprudent, c'est pis encore : le monde devenait une termitière, un univers de cellules spécialisées sans aucune individualité. Encore cette vision pouvait-elle être dite optimiste en regard de Le Diable l'emporte. Ici l'amour d'un couple, loin d'avoir valeur d'exorcisme, déclenche le processus infernal par lequel la Terre va revivre, renaître et avec elle la mort, la souffrance, le mal physique et moral qui sont inséparables de la vie.

Les dernières pages de La Nuit des temps rendent un tout autre son, car l'espoir subsiste. Les adolescents, qui jadis s'étreignaient pour se masquer le monde et te fuir, se révoltent : " - Idiots mais pas cons... ". Ils ne veulent pas mourir, se laisser prendre dans l'engrenage, ils savent, d'instinct, que la fatalité n'existe pas, qu'il n'y a que des hommes résignés à accepter, et qu'il est toujours possible de bloquer les rouages de la grande machine. Et qu'à tout le moins cela vaut la peine d'essayer.

Ce n'est pas là un réflexe de peuple humaniste, mais de primitifs ou de barbares, ignares, frustes, incultes. Barjavel laisse entendre que si l'humanité veut survivre iI faut que disparaisse une certaine forme de culture. Pourquoi non ? II est certain que la culture classique fait la part belle à la fatalité, aux forces aveugles qui gouvernent le monde et contre lesquelles les hommes sont impuissants. Et il est certain qu'on n'enregistre pas impunément, pendant des années, même passivement, une telle conception du monde. Car même le héros dramatique en lutte contre le destin renforce ce mythe, vu qu'il tire sa grandeur de l'issue inévitable du combat.

Et l'on en vient à cette conception que l'échec est le seul dénouement distingué, et que rien n'est plus beau que de s'abandonner stoïquement au destin, alors que se colleter avec lui !... Oui, un tel héritage, il serait temps de le nier. Mais je dirai qu'à mon sens Barjavel est optimiste quant au changement possible. La jeunesse, depuis toujours, se révolte en permanence, et c'est, toujours avec les jeunes contestataires que l'on fait les vieux c... Car si le sentiment peut donner l'impulsion initiale à la révolte, elle ne se poursuit et se développe que si la raison et le calcul l'emportent sur une flamme romantique.

Jacques VAN HERP


Critique de Démètre IOAKIMIDIS

Voici le type de roman qui contribue à faire considérer les amateurs de science-fiction comme des personnages curieux, au goût bizarre, par les lecteurs profanes. Ceux-ci estimeront sans doute que René Barjavel vient d'écrire un émouvant appel au bons sens, à la fraternité humaine, un roman qui utilise une trame scientifique pour faire éclater les cadres de la science-fiction, une oeuvre à la fois prophétique, visionnaire, humaine, et ainsi de suite. Et les amateurs de science-fiction se borneront vraisemblablement à remarquer que cette Nuit des temps ne fait que reprendre des thèmes familiers, en les utilisant de manière sans doute cohérente (le talent d'écrivain de René Barjavel n'est pas en cause) mais sans originalité. N'est-ce pas là le sort des amateurs de science-fiction ? S'ils sont à contre-courant des opinions du grand public, c'est en général parce qu'ils connaissent mieux l'ensemble du domaine dont le profane vient de découvrir un petit coin : le non-initié lit avec ravissement La Planète des singes, tandis que l'amateur de science-fiction se rappelle Le Règne du gorille (de P. Schuyier Miller et L. Sprague de Camp : la traduction française de ce roman américain, qui parut primitivement en magazine en 1941, fut publiée naguère dans le Rayon Fantastique, pour ceux qui l'auraient oublié).

Mais il serait désobligeant, pour René Barjavel, de le comparer plus longtemps à Pierre Boulle. Son roman est écrit avec la verve, la sensibilité, le mordant et la poésie qu'on lui connait, et qu'on a depuis longtemps renoncé à trouver dans La Planète des singes. Ceux qui ont aimé Ravage, Le Diable l'emporte et surtout Le Voyageur imprudent ne seront nullement déçus par le ton sur lequel iI a su mener son récit. Ils regretteront cependant tout ce que l'intrigue a de conventionnel.

Car enfin, qu'est-ce que l'auteur a choisi de raconter ? Une fin du monde vaguement thermonucléaire, un profond amour, et l'Eternel Recommencement. Pas moinsse. Ou, plus exactement, rien de plus. Il y a près d'un million d'années, une civilisation plus avancée que la nôtre fleurissait sur cette Terre. Cette Terre d'antan était divisée en nations. Une de celles-ci avait de méchants dirigeants et des tendances agressivement expansionnistes. Des armes nouvelles étaient développées en prévision d'un éventuel conflit, par les éventuels futurs combattants. D'éventuel, le conflit devint brusquement effectif. Il fallut sauver au moins deux êtres, pour qu'ils puissent recommencer, alors on les congela. Et puis, ha, ha, ils sont découverts par une expédition scientifique qui s'efforce de les ramener à la vie. Mais ils ne se plaisent décidément pas dans notre monde (et nous, au fait. nous serions-nous plu dans le leur ?) et se réfugient dans un sommeil plus définitif que celui dont on les a tirés.

Les amateurs de science-fiction pourront occuper leurs soirées de loisirs en commençant la liste de tous les romans antérieurs dont on retrouve ici un ou plusieurs thèmes. Les psychologues s'attacheront à évaluer l'âge mental moyen des scientifiques (de toutes nationalités contemporaines) mis en scène par l'auteur : rarement vit-on en liberté un tel rassemblement de primaires puérils. Et le chroniqueur se replongera dans Le Voyageur imprudent en se demandant si c'est vraiment du même auteur...

Demètre IOAKIMIDIS

La Nuit des temps par René Barjavel : Presses de la Cité.


Courrier des Lecteurs du n° 185 (mai 1969) : intervention de Jean Pierre ANDREVON

Je me permets de ne pas être d'accord avec la critique sévère de Demètre Ioakimidis sur La nuit des temps, publiée dans le numéro 183 de Fiction. Je sais bien qu'une critique plus favorable de Jacques Van Herp lui faisait pendant, mais elle-même ne rend pas totalement justice d'une oeuvre qui se place absolument dans la continuité de l'oeuvre barjavelienne, oeuvre - il serait sot de l'ignorer - qui plonge vertigineusement dans un pessimisme de plus en plus absolu. Que celui-ci soit supporté par cette sorte d'humanisme serein qui est propre à l'auteur ne change rien à l'affaire, et même tendrait à prouver (fût-ce par-delà le consentement de Barjavel, et voire à son insu) que l'humanisme, justement, est une valeur (ou une morale) complètement dépassée, qu'il ne sert à rien de brandir comme bouclier contre l'apocalypse qui nous guette. (Cependant, la révolte désespérée des étudiants tendrait à prouver que Barjavel lui-même en vient à considérer qu'une certaine violence est, parfois, nécessaire...)

Les cinq grands romans de S.-F. signés Barjavel participent d'une progession qui me semble significative. Dans Ravage, une civilisation sclérosée, ne s'appuyant que sur la machine, périt dès lors que cette machine (ici, l'électricité) se dérègle. Mais il ne s'agit que d'une civilisation, et il reste possible d'en édifier une autre, selon des règles plus proches de la nature... Le Voyageur imprudent propose à l'explorateur un saut dans le futur qui nous enseigne que le mode de vie de nos très lointains descendants aura dérivé d'une manière absolue : c'est l'extinction de l'individu en tant qu'entité pensante, au profit d'une communauté hyper-spécialisée vivant en cycle fermé. Mais il ne s'agit que d'une hypothèse, d'un rêve peut-être : l'explorateur disparaît dans une topologie temporelle qu'il a lui-même édifiée, et tout n'est peut-être qu'un songe, tout peut être évité. Le Diable l'emporte et Colomb de la Lune sont deux variantes d'un même propos, le premier traité en majeur sur le mode grave, le second n'en étant que le reflet mineur et enjoué. La vie est devenue impossible sur la Terre (au sens propre dans Le diable l'emporte, puisque notre planète brûle - et dans une perspective de simple oppression sociale, au sens où l'entend Marcuse, dans Colomb de la Lune). Il ne reste donc qu'à la quitter - sans doute pour n'y plus revenir - et c'est la satellisation de deux corps congelés, à quoi répond l'évasion sans retour de Colomb.

Barjavel n'ayant trouvé de raisons d'espérer ni dans le futur ni dans le présent, il lui restait i explorer le passé, ce qu'il fait dans La Nuit des temps, où le mythe de l'Âge d'Or est rasé d'un allègre trait de plume. Il me semble donc que c'est faire preuve d'un peu de légèreté que de se demander, comme Demètre Ioakimidis, « si c'est le même auteur qui a écrit La Nuit des temps et Le Voyageur imprudent ».

II me semble quant à moi que cette critique se place dans la continuité d'une attitude un peu méprisante que la rédaction de Fiction entretient à l'encontre de Barjavel : plusieurs réflexions péchées dans des articles ou éditoriaux me donnent à croire que Fiction a fait sienne une éthique : défendre la S.-F. optimiste contre une S.-F. pessimiste (on doit faire confiance à l'homme, etc.). Cette attitude me semble négative à deux titres. D'abord, les événements du monde dans lequel nous vivons inclinent peu à faire confiance à l'homme, et projeter ses rêveries utopiques dans un futur littéraire me semble dangereux et improductif. D'autre part, je ne crois pas qu'il faille privilégier une éthique romanesque contre une autre : il y a, simplement, de la bonne S.F. et de la mauvaise. Barjavel en fait de l'excellente, et je ne crois pas qu'on puisse de sitôt oublier tout ce que les écrivains français lui doivent.

Je crois qu'il faut attendre maintenant son prochain roman : après être allé jusqu'au bout du pessimisme et avoir découvert la force d'un juste combat, Barjavel nous donnera le roman optimiste, vigoureux, que vous attendez : vous pourrez alors, j'espère l'accueillir à nouveau sans réticence dans vos pages critiques.

Jean-Pierre ANDREVON
Grenoble