A propos de


LA  
NUIT DES TEMPS 

 

  Cette page présente le texte du petit fascicule gris édité au début de la parution de La Nuit des temps, regroupant des avis et critiques sur le roman par sept éminentes personnalités du monde des sciences, des arts et des lettres. On en trouve mention dans le livre autobiographique d'Olenka de Veer, Les Charmes secrets de l'astrologie (Éd. Ph. Lebaud) { voir }, où elle raconte ses différentes collaborations avec René Barjavel, et en particulier (pp.48-49) la "laborieuse" réalisation de sa prédiction du succès de La Nuit des temps  :

[...]La prédiction n'était pas en bonne voie. Barjavel n'y croyait pas vraiment, mais tout de même... Cayatte eut alors une idée, lui aussi :
— Ce n'est pas par le scénario qu'il faut commencer. Écris d'abord le roman. Si c'est un succès, ça nous aidera à faire le film.
— Un roman tiré d'un scénario n'est jamais bon. C'est de la bibine, répondit Barjavel. Et il se refusa à l'écrire.
Mais ses personnages le hantaient. Un jour il se mit à sa table de travail. Cayatte lut le manuscrit terminé et le trouva très bon. Barjavel ne partageait pas son optimisme : ce n'était pas un enfant normalement venu, il ne voulait pas l'aimer.
L'avenir faillit lui donner raison. Il porta La Nuit des Temps à son éditeur habituel, en demandant une avance raisonnable que l'éditeur, après lecture, ne voulût pas lui accorder. Sans doute était-il allergique à la fois à la science-fiction, à l'amour et à la poésie...


 Ce livret...

Rien ne décourageait Cayatte. Il porta le manuscrit aux Presses de la Cité, à Sven Nielsen dont le flair était extraordinaire. L'histoire l'intéressa vivement. Il versa sans discuter l'avance demandée. Et le livre parut, en septembre 1968.
Il fut accueilli très fraîchement. Deux ou trois articles dédaigneux : « encore de la science-fiction », deux ou trois radios, pas de télévision. La vente se traînait. L'éditeur avait pourtant fait un gros effort, et distribué à la critique et aux libraires une plaquette contenant les appréciations intéressées, élogieuses, enthousiastes, de personnalités à qui il avait fait lire le livre en épreuves. Rien à faire. Le public avait oublié le nom de René Barjavel.
Celui-ci me téléphona en novembre :
— Alors c'est ça l'astrologie ? Vos prédictions ? Le fameux succès en 1968 ?
J'étais embêtée. Je ne comprenais pas. Je refis mes calculs. C'était bien cela, succès grandiose à partir de la fin de 1968, commencement d'une nouvelle carrière, rebondissement de la destinée. Mais cela était indiqué seulement à partir de décembre.
— C'est impossible, me dit Barjavel. Un livre qui n'a pas marché pendant les deux premiers mois de sa parution ne marchera jamais.
Or, vers le milieu de décembre, les ventes augmentèrent sensiblement et sans discontinuer. En même temps, un libraire, membre du jury du Prix des Libraires, lisait ,1e roman in extremis, s'emballait, et à la dernière réunion de travail du jury, réussissait à faire partager son choix à ses collègues.
Quelques semaines plus tard La Nuit des Temps recevait le Prix des Libraires.
Le livre éclata comme une fusée. Tout le monde le voulait. Ce fut un succès qui se répercuta sur tous les livres que Barjavel publia ensuite. Il gagna la faveur du public féminin qu'il n'avait pas, ou peu, avec la science-fiction. Or, ce sont les femmes qui lisent le plus et qui font lire autour d'elles.
Une nouvelle vie, une seconde carrière de romancier s'ouvrait devant lui, et une nouvelle carrière de journaliste.
 


  J'ai complété cette transcription intégrale par quelques compléments explicatifs présentant ces personnalités, dont certaines sont peut-être oubliées des plus jeunes générations, et leurs idées générales en regard de la position adoptée vis-àvis du roman de Barjavel.
 

Les Presses de la Cité ont la fierté de vous présenter une œuvre exceptionnelle qui couronne la carrière de René Barjavel, auteur de romans fantastiques célèbres, tels que Ravage, Le voyageur imprudent et Tarendol.

La nuit des temps est à la fois, le plus fantastique des romans fantastiques et le plus émouvant des romans d'amour. C'est aussi une évocation de l'actualité brûlante, qui pose à l'homme d'aujourd'hui, à travers des personnages issus du plus lointain passé, les questions qui déterminent son avenir.

Ces questions, nous les avons posées aux spécialistes les plus prestigieux.

Voici leurs réponses :
 


Pouvons-nous imaginer l'avenir ?
 
Louis ARMAND
de l'Académie française

 

C'est une coïncidence heureuse et d'une profonde signification que la parution simultanée d'un roman comme La Nuit des Temps et d'un essai comme celui que je publie chez. Fayard Le Pari Européen. Sur deux plans différents l'imagination, le cœur et la réflexion se rejoignent pour mettre en évidence, une des tares profondes de notre société moderne : la distance considérable qui sépare la connaissance - la science et la technique - des principes, des méthodes qui gouvernent les relations internationales. Dans un monde hyper-scientifique, continuera-t-on à obéir à des instincts préhistoriques de haine aveugle et de destruction - d'autodestruction ? Toute cette gigantesque machinerie industrielle, cette complexité de moyens de contrôle et de perfectionnement de l'action, n'aboutiront-ils qu'à multiplier par un milliard la force de la massue primitive mise au bout de la main de l'homme. Voilà le problème profond, fondamental que pose La Nuit des Temps et qui est la question clé pour une sensibilité de civilisé.

Le thème corollaire dont l'écho n'est pas moins grave pour l'intelligence moderne est de savoir si la cybernétique, qui bientôt prendra en charge la bonne marche du monde, aboutira à l'asservissement de l'homme ou à accroître sa liberté.

L'univers étonnant de vérité que met en scène La Nuit des Temps nous montre une société placée sous le contrôle total cybernétique. Nous touchons du doigt la réalité d'un tel pouvoir avec ses merveilleux avantages et ses terribles limites. C'est une confrontation avec notre mythologie et nous sommes invités à remettre en cause nos rêves, nos espérances, nos idées, nos codes. C'est passionnant.

Dans Le Pari Européen, j'ai établi les douze commandements qui doivent déterminer le comportement du citoyen de l'Europe et j'ai fourni quelques-uns des arguments qui peuvent inspirer une intelligence moderne. La Nuit des Temps projette sur ce proche avenir des images fortes. Nous poursuivons la même action d'initiation au futur. Nos concitoyens cloués par les réalités du présent font rarement l'effort de concevoir l'avenir à moyen ou long terme. Ils sont mal armés mentalement pour projeter leur réflexion au-delà de la trajectoire de leur sens.

Nous sommes naturellement tous dans la position du jeune fils de bourgeois à qui l'on demandait de décrire dans une rédaction, une famille de pauvres gens et qui déclarait : Le père était pauvre, la mère était pauvre, la fille était pauvre, la cuisinière était pauvre, le chauffeur était pauvre...

C'est pourquoi nous devons nous féliciter de tout ce qui peut accroître notre ouverture d'esprit, tout ce qui peut augmenter notre capacité à explorer le champ du possible. La Nuit des Temps est une œuvre d'imagination vivante.

Tout y est vraisemblable et prolonge quelques-unes des hypothèses les plus passionnantes de la science. Je n'ai pas relevé une seule « erreur » mais j'ai constamment noté des propositions stimulantes de réflexions. Et les inventions les plus audacieuses - comme la machine individuelle à fabriquer la nourriture - apparaissent souvent comme des projets que nous devrions mettre au point,

Quant à la réalité de cette civilisation qui aurait pu exister sur notre terre, il y a un million d'années et qui aurait disparu dans un des plis de la pelure de pêche que représente la surface de notre globe. Pourquoi pas ?

Notre science prospective ne peut encore « prévoir » l'avenir à long terme. A peine pouvons-nous lancer des « futuribles » mais l'imagination nourrie de culture scientifique peut donner à voir et à penser dans la ligne des vrais problèmes d'aujourd'hui. Pour les moins sensibles à l'imagination de l'avenir, La Nuit des Temps donnera les plus étonnants sujets de confrontation. Certes, je suis souvent frappé par l'atrophie imaginative de beaucoup de contemporains. Le comportement est fonction de l'équilibre des sens. (Ainsi j'ai noté chez les « hippies » une curieuse sclérose de l'odorat, qui expliquerait le goût immodéré des drogues à images et leur « saleté »).

II y a des êtres humains qui n'ont pas le sens de l'avenir et qui éprouvent une telle peur qu'ils refusent d'y penser. Le cerveau est une étonnante machine avec treize milliards de transistors mais qui viennent au monde « non câblés ». Notre milieu, nos relations avec les autres, notre liberté ont à mettre en place le dispositif radar qui est proprement notre personnalité.

C'est pourquoi il est si important d'ouvrir des vues de l'avenir aux esprits avant que tout soit conditionné en eux.

La Nuit des Temps est un livre qui met en circulation l'oxygène du possible, du nouveau, du rêve véritable. Je l'ai fait lire à toute ma famille. Mes enfants comme mes petits-enfants ont participé avec passion à la discussion à la table familiale. Un tel accord entre les générations est un bon signe. Ne trouvez-vous pas ?
 


Une Société sans guerre est-elle possible ?
 
Gaston BOUTHOUL
Professeur à l'Ecole des Hautes Eludes (Sorbonne)
 

J'ai beaucoup goûté l'histoire de « La Nuit des Temps » qui imagine la découverte d'une sorte d'Atlantide, très haute civilisation qui aurait tout réussi, hormis de détruire les germes de conflits armés.

Comme nous, malgré sa science, elle s'enferre dans une absurde rivalité du type « guerres puniques » entre les deux grands Etats qui se partagent le monde et se détruisent.

Une survivante miraculeusement ressuscitée connaît les secrets de cette puissance scientifique. Elle les anéantit, jugeant que les hommes nouveaux du XXème siècle risquent de faire de ces connaissances aussi mauvais usage, car ils sont possédés par les mêmes démons qui ont précipité son monde dans le néant. Ainsi, tout recommencerait perpétuellement !

L'Histoire aussi bien ancienne que contemporaine, - ainsi que tout ce qui se passe de nos jours - montre que la violence collective, c'est-à-dire la guerre étrangère ou civile, est une sorte d'épidémie psychologique dont toutes les sociétés humaines portent les germes, tantôt assoupis et tantôt virulents. N'oublions pas que toutes les civilisations disparues ont été détruites par la guerre. De même, il faut bien l'avouer si l'on veut regarder ce mal en face, toutes les frontières ont été tracées par la guerre. La répartition sur la planète des races, des religions et des nations résultent toutes de guerres et de violences passées.

Nos civilisations modernes les plus perfectionnées ne sont pas indemnes de ce virus. Aujourd'hui comme hier le recours aux armes est sous-entendu dans des rapports internationaux.

Les cosmogonies antiques, celles des Grecs, des Hindous, des Germains, des Perses, des Aztèques, attribuèrent la puissance des Dieux à leur victoire définitive après des combats indécis contre des Titans, des monstres, des démons ou des génies.

De même, à l'intérieur des groupes humains, tribus ou états modernes, on constate, comme l'écrit un historien du Moyen-Âge, que « l'homme est le seul animal qui ne puisse vivre sans une autorité ». Mais, en même temps, la lutte est inextinguible entre les prétendants à cette autorité, c'est-à-dire les groupes qui veulent exercer le pouvoir,

A chaque guerre on s'hypnotise sur les motifs immédiats de la querelle. Mais lorsque se déchaînent les impulsions belligènes tous les prétextes sont bons. Au point qu'il faut se demander si la guerre n'est pas une « fin qui se déguise en moyen ».

Dans « La Nuit des Temps », le « suicide » de l'héroïne qui refuse de vivre parmi les hommes du XXème siècle, son refus d'accepter l'existence sans la présence de l'homme qu'elle aime et dans une société qui est incapable de maîtriser ses moyens de destruction, pose un problème singulier et c'est le mérite de cette histoire d'envisager les plus étonnantes et les plus profondes hypothèses. La violence reculerait-elle dans le monde en cas de prédominance féminine ?

En effet, jusqu'à présent, Etats et Tribus ont toujours été gouvernés par des hommes.

En tout cas, la prédisposition à l'agressivité collective s'exalte partout où la proportion des hommes et surtout des hommes jeunes est élevée. C'est alors que deviennent virulents et obsédants les complexes belligènes et que les vieilles querelles assoupies se réveillent et éclatent commes des volcans en éruption. Peut-on davantage faire confiance aux femmes ?

Et enfin, en sociologue, posons la question que suggère la vie dans la cité idéale de « La Nuit des Temps » et qui nous ramène à notre réalité du XXème siècle.

Aujourd'hui l'humanité est terrorisée par l'invention des armes nucléaires. Mais il entre dans cette terreur l'effarement d'être obligés désormais de concevoir une nouvelle forme de rapports « inter-tribaux » sans recours à la violence, ou tout au moins avec un recours limité. Que deviendrait la cohésion interne des Etats sans les menaces extérieures ?

« La Nuit des Temps » pose en termes clairs les problèmes les plus aigus que nous sommes appelés à résoudre pour ne pas périr.
 


La cybernétique peut-elle créer le bonheur ?
 
François de CLOSETS
 

Le drame que vivent les deux héros de « La Nuit des Temps », la jeune femme Eléa - qui est séparée de son mari pour être projetée dans le futur et assurer la survie des valeurs de la société civilisée pré-adamique et accompagnant le savant Coban - illustre l'idée d'un monde où la psychologie des humains serait entièrement soumise à la notion de bonheur absolu.

Entre Eléa et son époux il n'y a pas amour au sens de la rencontre miraculeuse et aléatoire - au sens passion. Il y a correspondance nécessaire. C'est très différent. Les héros dans cet univers ne peuvent pas parler d'amour. Ils sont ensemble par une nécessité supérieure et évidente. Il n'y a plus là rien d'exceptionnel ou d'étonnant, c'est une réaction chimique.

La séparation dont ce couple va être victime n'a pas, dès lors, ce caractère d'injustice individuelle conduisant à une révolte particulière. C'est une injure à l'ordre naturel, c'est une remise en cause d'une situation intangible parce que basée non sur un hasard miraculeux mais sur des faits inéluctables et évidents.

Il semble que les héros ne peuvent pas savoir qu'ils s'aiment. Ils sont ensemble, c'est tout. On sait qu'on s'aime par opposition au temps où on ne s'aimait pas ou à ceux qui ne s'aiment pas.

En conséquence, la séparation est simplement refusée comme impossible. Ils sont ensemble, ils ne peuvent pas être séparés c'est tout. Ils défendent ce qui est, car rien d'autre ne peut être : ils ne se battent pas contre la société mais en accord profond avec elle. C'est l'anti-Roméo et Juliette.

Ils ont été assemblés - et leur vie commune programmée par un ordinateur qui lui-même est conditionné selon la logique de l'équilibre social le plus complet et qui ne peut accepter le divorce - véritable hérésie.

L'amour a cessé d'être perçu à force d'être normal. Nul citoyen de cette société ne pourrait admettre la séparation proposée.

Dès l'enfance les couples sont persuadés qu'ils ne peuvent qu'être ensemble et qu'aucune autre union ne peut être possible pour eux. Il faut comprendre cette logique du bonheur.

Le comportement humain est déterminé par des éléments subjectifs et objectifs qui interviennent dans une proportion générale impossible à pondérer. Un ordinateur propose une décision sur des bases purement objectives. Cela ne veut pas dire que le subjectif n'y ait pas sa place, mais il est parfaitement pondéré. On détermine, au départ, dans quelle mesure ces éléments doivent peser sur la décision. Quant aux éléments objectifs, ils sont analysés avec une exceptionnelle rigueur tant dans leur état présent que dans leurs conséquences prévisibles.

De ce fait, la décision proposée par l'ordinateur, ou plus généralement par les méthodes modernes de traitement de l'information prend un caractère de vérité objective. Certes aujourd'hui cette vérité objective est bien souvent démentie par les faits. L'erreur ne doit jamais être imputée à la machine, mais aux hommes qui n'ont pas su analyser correctement la situation. Or, en matière d'informatique, l'erreur est source de progrès. Un programme se modifie, se perfectionne sans cesse au fur et à mesure. On tend donc vers une certitude de plus en plus grande.

Mais l'ordinateur reste encore pour l'individu moyen un étranger : un « cerveau artificiel », un concurrent intellectuel qui « pense » selon des méthodes différentes. Cela parce que l'ordinateur n'est pas intégré dans notre société.

Or l'information n'est que l'aboutissement naturel de la pensée humaine. Depuis des siècles elle passe progressivement de l'intuition à l'analyse objective. Les machines n'ont que la pensée de ceux qui les programment, mais cette pensée a une rigueur inhabituelle. De ce fait, elle paraît encore inhumaine.

Qu'en sera-t-il lorsque chaque homme, dès sa plus tendre enfance aura appris à penser avec ces machines et selon ces méthodes ? Quand il ne pourra travailler qu'avec elles ? Quand l'utilisation de l'ordinateur sera aussi répandue que celle du téléphone ?

L'enseignement par ordinateur, perspective encore lointaine dans la généralisation, paraît, de ce point de vue, fondamentale. L'ordinateur peut enseigner : la chose ne fait plus de doute aujourd'hui. Ce faisant, il impose un processus mental d'une rigueur absolue. Un homme qui aura formé son esprit dans de telles conditions, qui vivra dans une société régie par une telle logique, devrait avoir une immense confiance dans les possibilités de l'esprit humain.

La pensée informatique doit permettre de trouver à coup sûr la meilleure solution à tous les problèmes. Tel est le postulat sur lequel devrait reposer une telle société.

Dans de telles conditions, le conflit suppose la remise en cause d'un ordre dans son ensemble. Si une telle méthode est appliquée aux rapports individuels, elle modifie profondément les comportements intimes. La fidélité est toujours contestée en sous-main par l'incertitude d'un choix fait généralement dans des conditions déplorables sur le plan des méthodes de décision. Nul ne peut dire qu'il a choisi en toute connaissance la femme qui lui convenait le mieux. Il s'en tient sur ce point à une certitude affective, une évidence subjective. Un choix décidé par des méthodes d'informatique s'impose. Dans le premier cas on ne sait jamais si l'on a raison d'être ensemble, dans le second on est ensemble parce qu'il ne peut en être autrement.

Le choix répond à une nécessité supérieure. De ce fait le bonheur conjugal n'est pas une chance, un miracle exaltant, mais un état parfaitement naturel, inéluctable. On est heureux parce qu'on, ne le sait pas, parce que l'ordre voulu est naturellement respecté. Les couples dans notre société tentent toujours de sentir qu'ils sont heureux. Un tel comportement n'aurait pas de sens. Ils se disent qu'ils s'aiment, ils cherchent à singulariser leur amour. Cela non plus n'est pas normal dans un tel monde.

L'apparence du couple formé par Eléa et son mari pourrait donc être d'une grande froideur. Il est normal qu'il soit d'abord ainsi perçu par un spectateur du vingtième siècle. Mais une harmonie à un niveau supérieur moins immédiat doit se dégager peu à peu. Leurs pensées se répondent comme en un dialogue philosophique. Sans heurt, ils arrivent ensemble à une conclusion commune. S'ils divergent à un moment, ils reprennent le raisonnement à un stade antérieur. Il faut trouver ensemble l'erreur de programmation. Une telle félicité ne peut qu'être profondé-dent irritante pour nos contemporains. Chaque fois qu'ils attendent l'affrontement, la mécanique repart et l'évite. On ne se donne pas raison : on a raison ensemble.

Il est essentiel de montrer que ces êtres ne sont pas plus des robots que les sages orientaux ou les moines. Ils connaissent une félicité supérieure, apurée des heurts inévitables que provoquent les contingences diverses et mal surmontées. Le robot est moins que l'homme, l'inhumanité naît ici d'une sorte de dépassement de la condition humaine. Le spectateur voit d'abord le robot puis le surhomme. Puis, quand la crise éclate, il retrouve l'homme.

C'est-à-dire l'individu déchiré entre la conscience des problèmes et l'impossibilité de les résoudre.

L'ordinateur qui a rassemblé le couple de « La Nuit des Temps » a été programmé selon la logique même de l'amour, expression de l'équilibre social et métaphysique de cette civilisation. Il ne peut pas accepter le divorce qui est une hérésie puisqu'il amène dans la société désordre, déséquilibre, rupture d'échanges. Au pis aller, il pourrait accepter le veuvage d'Eléa, c'est-à-dire qu'on le programme en tenant compte du fait que le mari d'Eléa n'existe plus mais on ne peut pas lui demander de désigner l'un des membres du couple sans son partenaire.

Le savant Coban en désignant Eléa désignée par l'ordinateur comme la femme la plus accomplie et lui-même pour survivre, commet si l'on peut dire le péché d'orgueil. Il fausse le jeu naturel des choses. Il introduit un élément « satanique » dans l'évolution.

Eléa, émergeant avec Coban en 1968, refusera le présent puisqu'il est pour elle l'expression du désordre, elle se découvre amputée de son compagnon, c'est-à-dire sans raison de vivre et elle refusera le monde avec horreur.

C'est à une méditation sur le bonheur parfait que nous invite « La Nuit des Temps ».
 


Une humanité, plus évoluée que la nôtre,
a-t-elle pu exister dans un lointain passé ?

 
Albert DUCROCQ
 

« Parce que la Bible rend compte, génération par génération, de la descendance d'Adam, d'aucuns crurent naguère possible d'extrapoler aux dimensions de l'évolution. Ils voulurent, remontant le temps, imaginer toute une série de maillons entre le tarsien de l'ère tertiaire et l'homme.

« Or à cette image d'une chaîne, l'archéologie et la biologie modernes ont conduit à en substituer une autre : un arbre. Tout se passe en effet comme si l'évolution avait effectué un certain nombre de « tentatives » en direction de l'intelligence, donnant le jour à différents types d'hominiens - le plus connu étant l'homme de Néanderthal - qui, après avoir atteint un certain stade de développement s'éteignirent brusquement, pour des raisons que l'on ne connaît pas.

« Quel fut le nombre total de ces tentatives ? II est impossible de le dire. Et notre humanité - fille de l'homme de Cro-Magnon - est-elle LA bonne tentative ? Nous en sommes persuadés, mais il nous est impossible de le prouver.

« II ne nous est pas davantage possible de situer, par rapport à notre civilisation, les « niveaux » auxquels parvinrent ces autres hominiens. Nous ne saurions affirmer qu'à quelque titre, certains ne nous auraient pas dépassés. Dans le seul cadre de l'histoire humaine, on pourra méditer sur le fait que les Grecs soient parvenus à un stade de développement scientifique très supérieur à notre Moyen Age. Ainsi, à une plus grande échelle, il ne serait pas absurde, a priori, qu'une tentative ait poussé très loin avant nous le progrès.

« On peut s'étonner que toutes ces « histoires » aient laissé fort peu de traces au point que longtemps leur multiplicité échappa au chercheur et qu'aujourd'hui on soit enclin à tenir ce raisonnement : si réellement une branche d'hominiens était parvenue, dans le passé, à faire quelque chose d'important, à donner naissance à quelque chose de comparable à notre civilisation, cela se saurait ; il en resterait des témoignages.

« Rien n'est moins sûr.

« Le penser, en effet, serait méconnaître la grande vitesse d'effacement des événements à la surface de la Terre, l'atmosphère de notre planète devant être regardée comme un abrasif qui réduit en poussière aussi bien nos œuvres que celles de la nature. Il est rare que les édifices, ou seulement les restes des humains subsistent matériellement au-delà de quelques siècles. Les monuments vieux ds plusieurs millénaires sont des exceptions.

« Et en quelques dizaines de milliers d'années, tout disparaît à la surface de la Terre. Cela est si vrai que même aujourd'hui nous ne trouvons plus trace des cratères géants que des météorites creusèrent il y a 100 000 ans. Or, ce temps est peu de chose en regard de la seule durée du quaternaire - un million d'années - qui vit la phase finale de l'aventure humaine... »
 


La Science est-elle la clé de la sagesse ?
 
Jean FOURASTIÉ
Professeur au Conservatoire des Arts et Métiers
 

« La Nuit des Temps » met en évidence qu'une des grandes causes de conflits profonds dans l'humanité du xx° siècle peut tenir à l'opposition entre l'esprit scientifique expérimental et les attitudes millénaires de l'être humain, issues de sa nature animale.

- d'abord que l'humanité n'a commencé à acquérir l'esprit scientifique qu'aux alentours de sa 50 000ème année d'existence ;

- ensuite qu'aujourd'hui même très peu d'hommes se trouvent réellement à l'aise dans la démarche expérimentale.

L'homme est avant tout synthèse (il est une personnalité, qui affirme une opinion, prend une décision, entreprend une action) ; la science au contraire est avant tout analyse (elle décompose le réel en fragments qu'elle étudie successivement ; elle se méfie des appréciations globales et en général aboutit à contredire le jugement spontané du non-scientifique).

L'homme est avant tout sentiment, passion ; la science avant tout observation sans parti pris. L'homme veut conclure vite, opter, s'engager ; la science exige du temps, des délais d'étude ; elle tend à retarder la décision jusqu'à l'information complète et sûre ; à plus forte raison l'action.

A la limite, la vie est engagement sans prévision, ou à partir d'une prévision très grossière, basée sur quelques indices jugés (en général à tort !) déterminants, la science, toujours à la limite, est prévision sans engagement.

L'homme a pour question fondamentale : pourquoi ? la science : comment ?

La science néglige ou minimise tout ce qui n'est pas sensible, mesurable, répétitif. La vie est avant tout nouveauté, originalité, fantaisie. La science est calcul, la vie est pari.

La science classe, hiérarchise. L'homme parle justice, égalité.

La science organise, réglemente, ordonne, régule... la vie ne sent le besoin de l'ordre que lorsqu'elle constate les inconvénients du désordre ; son idéal reste que l'ordre n'existe que si et parce que l'on peut en sortir...

La gravité des conflits entre la science et la vie se constatent à partir de la religion, de la philosophie, de l'art, de la poésie. La science tend par nature à refouler et à dévaloriser les domaines qui ne sont pas les siens. Les héros de « La Nuit des Temps » se veulent de purs scientifiques.

Mais la réaction des mystiques, des poètes, des imaginatifs, est forte.

De cette opposition naît le conflit.

Baudelaire, Rimbaud, Claudel, Sartre, sont des exemples brillants et caractéristiques de la rébellion de l'homme contre « l'impérialisme » de la science. Claudel écrit en 1886 après avoir lu « Les Illuminations » de Rimbaud : « Je sortais enfin de ce monde hideux de Taine et de Renan et des autres Moloch du XIXème siècle, de ce bagne, de cette affreuse mécanique entièrement gouvernée par des lois inflexibles ».

L'opposition de Rimbaud entre la vie vraie et la vraie vie domine le débat que j'ai évoqué dans « Essais de morale prospective ». La science accepte la vie vraie et se propose de la changer peu à peu dans la mesure où elle peut l'être. Claudel récuse cette vie vraie ; pour lui seul le surnaturel compte :

« Ris immortel de te voir parmi les choses périssables »

Mais si l'homme continuant à croire à la vraie vie et à récuser la science, cesse de croire au surnaturel, il passe de Claudel à Eluard et à Sartre.
 

« La Nuit des Temps » nous ramène à nos problèmes.

Il me semble très plausible que dans l'avenir on assiste à une décantation - durcissement des attitudes pro-scientifiques d'une parti et anti-scientifiques, de l'autre. La première attitude doit s'imposer d'abord, à cause de son efficacité, de la puissance de l'organisation qu'elle engendre et des moyens centuplés qu'elle donne à ses adeptes. Mais si elle en vient à créer un monde à hyperniveau de vie, et hyperrégulé, où tout sera prévisible et prévu et décidé par des calculs rationnels, ce monde ne sera-t-il pas insupportable à beaucoup ?

On peut donc envisager que les pays actuellement développés entrent dans le jeu de la société scientifique, tandis que les peuples plus « romantiques » de la Méditerranée et de l'Inde, tout en acquérant les éléments essentiels de la puissance scientifique, restent profondément hostiles à la « technocratie scientifique ».

Dans la réalité courante, c'est affaire de tempérament et de sensibilité. Certains hommes sont à l'aise dans le rationnel et dans l'expérimental. D'autres le vomissent. Les récents événements ont montré que certains groupes de violence et de puissants mouvements d'opinion prennent leur source dans la critique d'une société déjà trop ordonnée par les impératifs d'efficacité.

Pour ma part, je souhaite que la science s'humanise assez pour éviter ces ruptures dramatiques. Mais cela ne se fera pas aisément. Par ailleurs, l'homme qui ne croit plus à l'au-delà et qui croit toujours à la vraie vie n'a que trois types de voies : la voie lente et contraignante de la science expérimentale ; la voie immédiate de la violence et de la révolution ; le désespoir. Mais les deux dernières voies sont parentes : le désespoir peut être violent ; et les deux voies refusent ce qui existe sans proposer une autre société (ou en ne la proposant que très schématiquement).

... Il reste aux hommes le pouvoir de la fiction... jusqu'à la nuit des temps.
 


L'homme est-il un animal agressif ?
 
Jean ROSTAND
de l'Académie française
 

« La Nuit des Temps » semble déboucher sur une apparente désespérance : une civilisation parvenue à un haut niveau d'évolution intellectuelle, technique et culturelle - que nous n'atteindrons dans un cas favorable, que dans quelques siècles - se suicide, victime d'un conflit dont aucune raison ne peut définir la bonne cause. La question implicitement posée est donc : « La guerre est-elle fatale ? »

Aucune science de l'homme ne peut aujourd'hui répondre. Pour tenter d'y voir clair nous disposons cependant d'un certain nombre de « dossiers ». II s'agit tout d'abord de préciser si le phénomène d'agressivité est fondamentalement lié à l'homme. Deux écoles de psychanalyse se partagent l'opinion ; l'une prétend que l'instinct d'agressivité est une des forces primaires de la vie - instinct de destruction et de mort, qui est en quelque sorte le contraire de l'instinct d'amour ; l'autre soutient que l'instinct de mort n'est que l'instinct d'amour inversé, et on pourrait donc imaginer qu'un être humain élevé dans des conditions parfaites de sympathie perdrait son agressivité. Il est difficile de trancher.

K. Lorenz, un des plus grands spécialistes de psychologie animale, penche pour une agressivité partie intégrante de la vie animale, mais il a mis en évidence qu'il était possible de modifier le comportement le plus « naturel ». Un canard sortant de l'œuf et qui entend une voix humaine l'identifiera comme étant le cri de la mère. Jusqu'à la fin de son existence ce canard sera en quelque sorte « humanisé ».

Il n'est donc pas déraisonnable de penser qu'une pédagogie appropriée, dès la plus tendre enfance, pourrait modifier certains instincts.

On sait d'ailleurs que la chirurgie du cerveau, que les drogues peuvent diminuer et même supprimer l'agressivité. Mais il faudrait avant tout préciser si « l'agressivité » de l'homme n'est pas un élément clé de sa personnalité, de son caractère, de son intelligence, et si en supprimant cette « force » on ne réduirait pas la race humaine à son expression la plus décadente. Sans agressivité, la science, l'industrie, le progrès, le défi de la vie contre la mort sont-ils encore possibles ? Ne risque-t-on pas de transformer l'humanité en un troupeau de souris blanches ? II y a dans l'agressivité biologique un signe de santé indéniable.

La question clé reste en vérité de savoir si la guerre est la source des agressivités individuelles ou si ce phénomène collectif ne fait qu'utiliser cette force, comme support, voire comme alibi.

Au fur et à mesure que les sociétés évoluent et que les dimensions des territoires liés à la conservation des espèces augmentent, que les rapports entre tous les humains de tous les pays se multiplient, que la dépendance scientifique, technologique, industrielle, économique de toutes les nations s'accentue et que la puissance des armes augmente, l'agressivité guerrière invente des causes de moins en moins justifiables de la raison - si tant est qu'elles puissent l'être. Tout se passe comme si les guerres cherchaient à libérer les instincts pour tenter de résoudre des contradictions collectives irrationnelles.

Dans cette hypothèse, lutter contre la guerre rend nécessaire de sublimer, par la pédagogie, l'information et la politique, dès le plus jeune âge, et durant toute une vie ensuite, les instincts de l'homme pour présenter le moins de prise possible à l'événement guerrier. Je ne crois pas qu'une société - si évoluée soit-elle - se préservera de la guerre en évitant d'y songer. Il faut, au contraire, que les civilisés se déconditionnent, que les risques de guerre soient présents à l'esprit des citoyens, et qu'ils luttent pour supprimer les causes de conflit.

Nous savons scientifiquement que l'homme est infiniment malléable, qu'on peut donc le préparer à vivre et à défendre la paix, tout en conservant intact son sens du défi, sa santé et son intégrité biologique.

Le pacifiste que je suis croit que la guerre n'est pas inévitable, que la Loi d'amour finira par triompher, que la Terre apparaîtra un jour comme le territoire naturel de tous les hommes.

« La Nuit des Temps » qui évoque l'échec d'une société parvenue à l'ultime étape de son ascension vers l'unité planétaire ne diminue pas mes raisons de croire.

Nous savons tous que l'irrationnel peut submerger nos vies et nos œuvres à la moindre erreur. Et que le danger de voir nos sociétés s'engloutir comme des vaisseaux de haut bord « chargés de richesse et d'esprit » n'est pas seulement dans les journaux, il est même dans la rue.

Cette œuvre, pour moi, n'est pas désespérée, elle apparaît, au contraire, comme un avertissement à accroître notre volonté d'agir. Elle place devant chaque homme le problème du sens de la vie. Il faut choisir l'amour si l'on veut mériter la paix. « La Nuit des Temps » veut nous laisser entrevoir les lumières de l'avenir.
 


Un monde hypercivilisé peut-il s'autodétruire ?
 
Nicolas VICHNEY
 

De tout temps, l'apparition d'une arme nouvelle ou le perfectionnement d'une arme connue ont appelé des parades. L'histoire des armements se ramène ainsi à une lutte entre la lance et la cuirasse, entre l'obus et le blindage... Elle enseigne que jamais les moyens offensifs n'ont bénéficié d'un avantage décisif et durable sur les moyens défensifs, ces derniers finissant toujours par combler le handicap initial qui leur était imposé.

L'apparition des systèmes d'armes modernes basés sur la bombe thermonucléaire et la fusée a bouleversé les données du problème et pendant longtemps, l'on a pensé que cette fois l'équilibre entre les moyens offensifs et les moyens défensifs était définitivement rompu, à l'avantage des premiers.

En effet, volant sur une distance intercontinentale - de 8000 à 12000 kilomètres - à une vitesse d'environ 24000 kilomètres à l'heure, une fusée peut être considérée comme non susceptible d'être interceptée. La lancer, c'est être certain qu'elle touchera au but. Et c'est être certain, aussi, que la charge thermonucléaire qu'elle porte causera sur le lieu de l'impact des dommages immenses : il suffit d'une bombe de quelques mégatonnes de puissance (la bombe d'Hiroshima = 15 kilotonnes et une mégatonne = l 000 kilotonnes) pour rayer de la carte une ville comme Paris et tuer quelques millions d'hommes.

Pouvait-on, faute de savoir intercepter et détruire en vol une fusée, se protéger contre l'explosion d'une bombe thermonucléaire ? Seul un système spécial d'abri pourrait le permettre mais il est impossible, tellement cela serait coûteux, d'étendre une semblable protection à l'ensemble d'une population.

Aussi la fusée porteuse d'une ogive thermonucléaire a-t-elle longtemps fait figure d' « arme absolue » : l'arme devant laquelle aucune parade n'est possible. Et rapidement, il devint évident que le seul moyen de se défendre contre une attaque thermonucléaire était de... persuader l'adversaire de ne pas y procéder.

Naturellement, il n'est qu'une méthode pour atteindre un tel but : le menacer de représailles terrifiantes. C'est cette idée simple, voire simpliste, qui s'est trouvée à l'origine de la stratégie de dissuasion : chacun des adversaires en présence se dote d'un dispositif offensif si puissant que sa simple existence dissuade l'ennemi de passer à l'attaque en utilisant son propre système offensif.

C'est ainsi que s'est établi l'équilibre de la terreur : renonçant à élaborer des systèmes défensifs réputés impuissants, les adversaires en présence - les Etats-Unis et l'U.R.S.S. - ont échaffaudé des systèmes offensifs tellement efficaces qu'ils étaient assurés de porter à l'ennemi un coup mortel.

Naturellement, la création d'un tel équilibre de la terreur implique que l'on satisfasse à des règles qui dérogent du droit commun :

- alors que l'on s'efforce toujours de dissimuler les progrès que l'on réalise en matière d'armement classique, il est indispensable - pour mieux dissuader l'adversaire - de lui faire connaître jusque dans certains détails la capacité offensive dont on dispose ;

- il devient aussi dangereux de désarmer que de voir l'adversaire désarmer car dans un cas comme dans l'autre, l'équilibre serait rompu - ce qui risquerait de pousser l'un ou l'autre des adversaires sn présence à lancer une attaque soit parce qu'il a le sentiment d'être le plus fort, soit parce qu'il a le sentiment qu'il devient le plus faible.

Quoi qu'il en soit de ces règles, le fondement de la dissuasion était l'assurance de la destruction presque totale du territoire : un pays était d'autant mieux « dissuadé » qu'il était plus convaincu que son sol serait ravagé, ses habitants tués ; et l'on « dissuadait » d'autant mieux un pays que l'on était certain de lui infliger des dommages qu'il jugerait inacceptables.

Là étant la question : qu'est-ce qu'un pays entend par dommages « inacceptables » ? Sera-t-il dissuadé de lancer une attaque thermonucléaire s'il a l'assurance que 30% de sa population sera immédiatement éliminée ? Ou faut-il porter ce pourcentage à 50 % ? à 75 % ?

Autre problème : dans une situation d'équilibre, si parfait soit-il, l'un des adversaires peut toujours croire qu'il bénéficie d'un certain avantage qui lui permettra même au prix de dommages effrayants, de remporter une victoire décisive...

Ce sont ces considérations qui ont poussé à l'invention de la Doomsday machine, ou machine du Jugement Dernier. La Doomsday machine n'est autre qu'une machine à détruire le monde et c'est un outil, le plus puissant de tous ceux que l'on puisse imaginer, d'une politique de dissuasion. Au lieu de menacer l'adversaire de le détruire s'il passe à l'offensive, on le menace de détruire la Terre - ou toute vie sur la Terre. Sans doute, par la même occasion, se suiciderait-on. Mais ce suicide apparaît comme la seule manière d'éviter la mort...

Aussi paradoxal qu'il puisse apparaître, le Doomsday System ne présente pas avec un dispositif de dissuasion ordinaire une différence de nature. Seule existe une différence de degré. Dans les deux cas, il s'agit de convaincre l'adversaire de ne pas passer à l'offensive : quelle qu'elle soit, une arme de dissuation est faite pour ne pas servir ; l'employer c'est admettre implicitement qu'elle n'a pas rempli sa mission, même si on lui demande alors d'aller raser une ville à quelques milliers de kilomètres. Mais alors que dans le cas classique, on menacs l'adversaire d'une destruction plus ou moins poussée tout en étant assuré d'avoir soi-même à encaisser un choc plus ou moins brutal, dans le Doomsday System, on menace l'adversaire d'une destruction complète, tout en s'assurant à soi-même le même sort.

Il va sans dire que l'usage d'un Doomsday System doit répondre aux règles classiques de la dissuasion : on n'en gardera surtout pas l'existence secrète et on démontrera par tous les procédés possibles qu'il promet d'être parfaitement efficace...

L'idée de la Doomsday machine n'est donc pas absurde : elle n'est que l'aboutissement logique des conceptions que l'on se fait de la dissuasion. A ce titre, elle a fait l'objet d'études aux Etats-Unis, et vraisemblablement en U.R.S.S. et elle a été évoquée dans divers articles américains traitant de la dissuasion. Mention en a également été faite dans des publications européennes. Un auteur américain : Hermann Kahn - l'auteur, notamment de deux ouvrages célèbres : On thermonuclear War et Thinking on the unthinkable - la mentionne.

Mais l'idée est aussi périmée, avec la perspective qu'ouvrent les missiles antimissiles. Alors que hier on croyait qu'il était matériellement impossible d'abattre une fusée en plein vol, le progrès technique a montré qu'une telle éventualité pouvait maintenant être envisagée. Aussi les Etats-Unis s'apprêtent-ils actuellement, après l'U.R.S.S., à mettre en place un système d'A.B.M. (anti-balistic-missiles) qui serait capable de détruire un certain pourcentage de fusées adverses.

Malheureusement, il n'est pas certain que les A.B.M. puissent dresser un mur infranchissable et, d'autre part, leur mise en place promet d'être particulièrement onéreuse : on évalue le coût total d'un système vraiment efficace - mais non totalement efficace - à quelques 20 milliards de dollars. Les idées classiques de dissuasion restent donc en vigueur, mais avec bien des nuances et leurs expressions les plus poussées, dont le Doomsday, ont disparu.

Ainsi, contre toute espérance, les moyens défensifs commencent à se hisser au niveau des moyens offensifs. On peut même imaginer qu'un jour les A.B.M. seront suffisamment efficaces pour stopper une attaque. Mais on peut imaginer aussi que les fusées offensives feront des progrès tels qu'elles pourront percer la défense... Et à chaque fois, on tentera d'établir un équilibre entre les moyens des adversaires en présence.

En viendra-t-on à imaginer, par exemple à la suite d'une spectaculaire percée technologique, que les dispositifs offensifs prendront, pendant un laps de temps prolongé, l'avantage sur les dispositifs défensifs ? Alors le Doomsday System, qui est actuellement périmé, pourrait refaire surface...

Il risquerait alors d'être d'autant mieux pris en considération que le progrès technique aura permis d'envisager de nouvelles possiblités. Initialement on avait pensé que le Doomsday System devrait consister en un dispositif pour disloquer la Terre. Mais l'idée n'était pas réaliste. Aussi en est-on venu à une autre solution : organiser des retombées radioactives suffisamment nocives pour provoquer rapidement la disparition de toute vie sur la planète. Il suffirait pour cela de faire exploser un nombre suffisant des bombes thermonucléaires contenant du cobalt.

Pour l'avenir, l'imagination peut se donner libre cours. Une solution qui n'est techniquement pas absurde serait de mettre en orbite stationnaire des satellites porteurs de dispositifs à fusion contrôlée. Ces satellites seraient en apparence fixes, comme suspendus dans le ciel. Et il suffirait de mettre en marche les machines à fusion contrôlée dont ils seraient munis pour que, progressivement ou très rapidement, ils se mettent à irradier de la chaleur, comme autant de soleils. En d'autres termes, pour faire disparaître la vie sur Terre, il suffirait d'allumer les Soleils artificiels stockés au-dessus de nos têtes...

La « bombe-soleil » qui, dans « La Nuit des Temps » aurait anéanti une société hypercivilisée, n'est pas une invention « gratuite ». Son apparition s'inscrit dans la logique d'une évolution technique que nous pressentons.
 



 
 ACHEVÉ D'IMPRIMER
LE 24 OCTOBRE 1968 SUR LES
PRESSES DE L'IMPRIMERIE
LESCARET, BERNARD NEYROLLES
2 ET 4, RUE CARDINALE A PARIS 
 

 

Présentations des Auteurs