Trente ans de Prix des Libraires

À propos du PRIX DES LIBRAIRES

Dans ce rare ouvrage d'anthologie, publié en 1984 par la Fédération Française des Syndicats de Libraires à l'occasion du trentième anniversaire du prix, chacun des lauréats des éditions successives raconte son vécu personnel de la genèse du roman primé. Barjavel, commentant quelques vingt-quatre ans plus tard son succès, nous fait des confidences les plus intéressantes sur la genèse de l'œuvre...
(on y découvre entre autres ce qu'il doit à J.-P.-Rudin, Président du comité de lecture, à qui il aura dédié Le Grand Secret en 1969)



 
1969
René BARJAVEL
La nuit des temps

Presses de la Cité

La gestation
cinématographique de
La nuit des temps

II n'y a plus de période creuse dans l'information. Les étés d'aujourd'hui sont aussi pleins de désastres que les autres saisons. Mais il fût un temps - béni ! - où journalistes, pendant la canicule, s'ennuyaient. Surtout dans les agences de presse.

Assis devant leurs téléphones muets et ne sachant quelles nouvelles expédier aux journaux, ils en étaient réduits à, en inventer

C'était en général des nouvelles courtes et invérifiables du genre :

« Un cultivateur du Thibet a apporté au marché de Lassa une carotte pesant 7 kg 350. Il a déclaré l'avoir obtenue en récitant chaque matin au-dessus d'elle, sept minutes de prières ». Où bien : « Une femme indienne du Mexique a mis au monde onze petites filles. La mère et ses enfants se portent bien ».

C'était aussi l'occasion de jouer une farce à un copain. C'est ainsi que je lus un jour dans France-Soir, avec une certaine stupeur, l'information suivante : « René Barjavel est arrivé ce matin à Orly, de retour d'un voyage en Arabie-Saoudite, où il avait été invité par le roi Saoud pour organiser la bibliothèque du harem ».

Malheureuses femmes du harem — si harem il y avait — je ne vois pas bien quel service j'aurais pu leur rendre : elles ne devaient savoir lire que les caractères arabes, et n'avoir droit qu'à un seul livre : le Koran !

Une dizaine de journaux publièrent de bonne foi cette nouvelle. L'Argus de la Presse m'envoya les coupures. La simultanéïté de la publication prouvait que l'information provenait d'une agence. Je n'ai jamais pu savoir quel confrère l'avait fabriquée...

C'est une nouvelle de ce genre qui fut en partie à l'origine de l'élaboration de La Nuit des Temps, Les journaux annoncèrent en trois lignes qu'un satellite américain passant au-dessus du pôle sud, avait reçu et enregistré des signaux radio. Je fus naturellement passionné par cette nouvelle. J'attendis la suite les jours suivants, en cherchai un peu partout confirmation : zéro. C'était une perle de l'été...

Mais, extraordinaire coïncidence, je venais, dans les jours précédents, de prendre contact avec André Cayatte qui avait envie de réaliser un film de science-fiction et m'avait demandé de travailler avec lui à construire un scénario d'après une idée qu'il avait eue.

Je dois d'abord rappeler que les films de science-fiction étaient alors boudés par le public français, qui ne les aimait pas du tout. Sans doute parce qu'ils étaient mauvais, et aussi, pensait Cayatte, parce qu'ils se passaient loin dans le temps ou dans l'espace, sans aucun lien avec notre époque, ce qui empêchait les spectateurs d'y croire et d'adhérer a l'action.

Son idée était donc de faire un film de science-fiction se passant parmi nous, de nos jours. Et son point de départ était celui-ci : « On découvre sous les glaces du pôle sud un homme qui a été mis en hibernation par une civilisation disparue, dont il est le seul survivant. On le ranime, et il raconte son histoire, qui a des conséquences dans le présent ». C'était bon, cela permettait en effet de mélanger le présent avec un passé qui aurait toute l'apparence du futur par sa technologie avancée. Restait à construire une histoire.

En quelques jours nous en ébauchâmes une, et sur un synopsis de trois ou quatre pages Cayatte obtint une option et quelques centimes d'un grand producteur parisien, ce qui nous permettait de continuer notre travail en sécurité.

Notre méthode était la suivante : nous discutions pendant quelques heures puis je rentrais chez moi mettre au clair ce que nous avions arrêté. En écrivant, d'autres idées me revenaient, que j'ajoutais à la sauce. Et je retournais chez Cayatte pour lui lire le tout. Et Cayatte faisait: « Beuh ... ». Et il avait raison. Ça ne valait rien, ça ne marchait pas, l'histoire ne voulait pas avancer.

Jusqu'au jour où, dans un éclair de bon sens, je me rendis compte que notre histoire boîtait parce qu'elle n'avait qu'une seule jambe ! Ce n'était pas un homme qu'il fallait trouver sous la glace : c'était un couple.

Un homme tout seul n'offre aucune possibilité. Dieu lui-même s'en est rendu compte avec le premier Adam. Tandis que un homme et une femme, c'est Roméo et Juliette, Tristan et Yseult, Paul et Virginie, etc., etc. Adam tout seul n'est qu'un grognon mélancolique qui s'ennuie. Adam plus Eve c'est la joie et la douleur, c'est toutes les tragédies du monde. Notre histoire, maintenant, pouvait naître et grandir.

Un mois plus tard, nous présentions au producteur parisien un scénario de quarante deux pages qui nous causait beaucoup de satisfaction après nous avoir donné beaucoup de mal. Dès le lendemain le producteur téléphonait à Cayatte son enthousiasme et nous préparait nos contrats définitifs. Je commençais à penser à l'adaptation et Cayatte à la mise en scène. La principale difficulté résidait dans la reconstitution de la civilisation de Gondawa, disparue depuis neuf mille siècles ! Et dont il ne restait rien... ll n'était pas question pour les décors de faire du faux antique ou de l'exotique. Il fallait faire du neuf, tout inventer ! C'était terriblement excitant et non moins casse-gueule Nous décidâmes de constituer une sorte de conseil supérieur artistique composé des plus grands architectes mondiaux, des plus grands ensembliers, décorateurs, couturiers coiffeurs, peintres, sculpteurs, etc... et de leur demander de créer un monde. Si l'idée ne les excitait pas, c'est qu'ils ne valaient rien ! ...

En même temps nous passions en revue les noms des acteurs les plus connus. Pour incarner Eléa et Païkan, ils devaient non seulement avoir du talent mais être beaux... Les plus beaux !

Un deuxième coup de téléphone du producteur nous atteignit en plein envol : il renonçait à faire le film. Trop cher ! II ne pouvait même pas faire un devis. Il ne savait pas jusqu'où ça pouvait aller. C'était démentiel... Il était sincèrement désolé ! Nous l'étions aussi.

Honnêtement, il nous rendit nos droits et Cayatte tenta de placer La Nuit des Temps dans d'autres maisons. La même histoire se renouvela : enthousiasme suivi de la douche froide. Et nous renonçâmes...

Cayatte, que rien jamais ne décourage, me dit :

 — Tu devrais en faire un roman. S'il marche, ça peut nous aider à monter l'affaire.

Je lui répondis :

— Un livre tiré d'un scénario, c'est toujours de la sous-merde. Je ne ferai jamais ça.

Je mis les quarante-deux pages dans un tiroir et passai à d'autres occupations.

Mais Eléa et Païkan et l'île heureuse de Gondawa ne se laissaient pas oublier. Le couple amoureux et tragique vivait dans ma tête et voulait en sortir. Au bout d'un an je n'y tins plus et, à mon tour, je téléphonai à Cayatte :

— J'écris un bouquin... Tans pis : s'il est mauvais il ira au panier...

J'y travaillai pendant six mois.

Il y a autant de différence entre un roman et un scénario qu'entre Concorde et sa maquette. Si je m'étais contenté de placer un mini-moteur dans la mini-carlingue, cela n'avait présenté qu'un mini-intérêt. Mais j'y mis tout l'amour dont je m'étais pris pour les personnages et pour ce monde disparu depuis neuf cent mille ans, auquel je finissais par croire, et qui m'inspirait une véritable nostalgie. J'oubliai que c'était, au départ, une histoire pour un film. Le cinéma était dans ma tête, sans limites de budget, en trois dimensions et davantage, en toutes couleurs, odeurs et sensations, emplissant tous les horizons. Faire passer ce cinéma dans la tête des lecteurs, c'est le travail éreintant, exaltant, du romancier. On n'y parvient jamais tout à fait. Il reste toujours le regret des images oubliées, des personnages perdus, des forêts qui n'ont pas poussé comme elles auraient dû et sont restées gazons...

C'est ainsi que naquit La Nuit des Temps, roman, faute de La Nuit des Temps, film. Mais ses aventures n'étaient pas terminées : je donnai le manuscrit à mon éditeur habituel, qui refusa de m'accorder la modeste avance sur droits d'auteur que je lui demandais. Je lui repris le manuscrit et le proposai à Sven Nielsen, directeur des Presses de la Cité. Lui n'hésita pas, paya l'avance et mit le livre en fabrication. Il était presque trop tard pour le présenter au Prix des Libraires.

Sven Nielsen fit envoyer par express aux membres du jury des bonnes feuilles du premier tirage. Jean-Pierre Rudin, libraire à Nice, les lit, s'emballa, convainquit ses collègues de les lire, juste juste avant la limite... Et voilà comment La Nuit des Temps reçut le 15ème Prix des Libraires.

Le livre obtint un gros succès et fut publié dans une dizaine de pays, dont les Etats-Unis. Etait-ce la fin de sa malchance cinématographique ? Etats-Unis, Hollywood, gros budgets ? ...

Non : il arrivait trop tôt ! Le cinéma américain avait failli mourir sous l'assaut de la télévision, et il commençait à peine à reprendre son souffle. Les grandes compagnies étaient sur les genoux. Des producteurs indépendants faisaient des petits films à petits budgets. L'époque de La Guerre des Etoiles et de Rencontres du Troisième Type ne se profilait pas encore à l'horizon temporel...

Quand cette époque arriva, La Nuit des Temps n'était plus un livre d'actualité... Plusieurs maisons, plusieurs acteurs, plusieurs réalisateurs s'y sont cependant intéressés. Ça bouillonne... Ça va peut-être finir par prendre ! Au moment où j'écris ces lignes, dix-neuf octobre 1983, un producteur anglais est en train, pour réaliser le film, d'essayer de mettre sur pied une coproduction américano-soviétique  ! Ça c'est de la Science-Fiction ! Non ? ...