Henri Allorge
« Le Grand Cataclysme » (1920)
Extraits


Apparition du phénomène (pp. 70-71)

On vit apparaître le plus étrange et le plus féerique des phénomènes.
Ce fut d'abord une lueur rougeâtre, qui partit de l'horizon marin, et s'éleva peu à peu, puis elle se ramifia, comme une algue ou comme un corail, et on la vit étendre en tous sens des branches rosés, bleues, vertes et mauve». Ces sillons de lumière étaient onduleux comme des lianes, et des lueurs plus vives les parcouraient incessamment. Bientôt le ciel, jusqu'au zénith, fut tout embrasé de ces étincelles multicolores. C'était comme une aurore boréale, mille fois plus étendue et plus intense, et de forme absolument nouvelle. Ces flammes électriques semblaient grimper le long des nuages comme des chenilles de feu. Une sorte de trépidation faisait frémir l'espace, et, peu à peu, tout avait pris un air anormal.
Des angles métalliques de l'avion, partaient des aigrettes lumineuses, des étincelles muettes et blafardes. Le moteur ronflait aveu une vitesse de plus en plus grande, entraînant les voyageurs dans une course vertigineuse. Pourtant Hélikos s'efforçait de le maîtriser, mais en vain. Si calme d'ordinaire, il était devenu d'une étonnante nervosité, ainsi d'ailleurs que ses compagnons. Parhélia et Aphélia ne cachaient pas leur affolement. Sinusia, un peu moins effrayée, tentait de découvrir la cause de ces phénomènes. Spirol, oubliant complètement ses notes, dissimulait mal ses appréhensions. Triagui admirait surtout, passionnément, la magnificence du spectacle. La guenon Josette se blottissait peureusement dans un coin de la nacolle, en poussant de petite cris plaintifs.
Puis, tout d'un coup, l'immense gerbe de lueurs multicolores disparut entièrement. Et l'on ne vit plus que des nappes amoncelées de nuages lourds aux teintes plombées, qui se précipitaient de l'ouest, à l'est, comme une chevauchée fantastique. En même temps, les ténèbres s'épaississaient. Le vent était devenu moins violent.
Presque aussitôt, Hélikos poussa un cri. Le moteur faiblissait. Après avoir diminué graduellement de vitesse, il s'arrêta. Le pilote inspecta minutieusement Jusqu'aux moindrea parties de l'appareil et vérifia tous les contacts. Rien ne laissait à désirer. Maia il n'y avait plus de courant.
- Étrange, murmura Hélikos. Quel est donc ce mystère ?
- L'électricité fait défaut ? demanda Spirol.
- Oui, et je ne m'explique pas comment cela peut se produire. En admettant qu'une des usines génératrices ait entièrement cessé de fonctionner, il y en a bien d'autres, le long de l'Océan, pour noua envoyer le précieux fluide. Elles ne peuvent pas avoir été, toutes, au même instant, mises hors de service...
- A moins d'une catastrophe mondiale, dit Sinusia.
-  Peut-être, hasarda Triagui, l'électricité est-elle malade ?
Spirol haussa les épaules avec une pitié méprisante.
L'avion, n'étant plus soutenu par la force propulsive de l'hélice, descendit en vol plané, pour se poser finalement sur les flots. Heureusement il naviguait aussi bien qu'il volait et les vagues étaient moins formes. Mais les vêtements électrothermiques ne donnant plus aucune chaleur, les touristes furent bientôt glacés.
- II n'y a qu'une chose à faire, déclara Héîikos : recourir aux accumulateurs que le docteur Altaïr nous a judicieusement conseillé d'emporter.
Il isola le moteur des antennes, qui, eu temps ordinaire, captaient l'énergie de l'espace, et le mit en état cîe fonctionner au moyen de la batterie d'accumulateurs. Puis il tourna la manette, d'un geste inquiet. Rien ne bougea.
Il n'y avait eu certainement aucun court-circuit. L'isolement était parfait Tout demeurait en ordre. Pourtant, les accumulateurs étaient complètement déchargés.
Hélikos pâlit.
-  Essayons, dit-il, sans conviction, de téléphoner à Kentropol.
La tentative ne donna naturellement aucun résultat. Aucune onde électrique, en effet, ne traversait plus l'atmosphère.
La nuit étant tombée, et avec elle un de ces opaques brouillards « à couper au couteau » qui sont si redoutés des marins. Il était maintenant impossible de se diriger autrement qu'à la boussole. Triagui jeta les yeux sur l'aiguille aimantée. Elle tournait, deci delà, incapable de retrouver le méridien magnétique. La boussole était « folle ». Que faire ? Attendre le jour, attendre un secours bien improbable, une chance inespérée de salut ? Et la nuit, noire comme de l'encre, s'épaissit autour des naufragés de l'espace, qui, transis de froid. frissonnants d'angoisse, se serraient l'un contre l'autre dans la fragile nacelle de l'oiseau merveilleux, aux ailes désormais inutiles. (...)



CE QUI SE PASSAIT A KENTROPOL

p.73 :
Comme on s'en doute, les mêmes événements extraordinaires s'étaient produits à Kentropol et dans tout le monde habité.
En raison de la différence de latitude, et peut-être aussi d'autres causes plus mystérieuses, le phénomène, à Kentropol, avait donné naissance, dans tous les cerveaux, à des troubles nerveux caractérisés surtout par une excessive irritabilité. Mais il est nécessaire de procéder par ordre, pour rendre compte scrupuleusement de ces faits historiques.
Ce fut à la séance de l'Assemblée des Femmes que l'on observa les premiers symptômes de cette perturbation regrettable, qui eut, sur les esprits kentropolitains, la plus fâcheuse influence.

p.78 :
Mais la plus triste mésaventure fue celle qui advint aux respectables savants, membres de la glorieuse Académie Mondiale.
Ils se réunissaient au sommet d'une immense tour de fer, qui se dressait elle-même sur une colline faisant pendant au mont Radieux. On l'appelait « la Tour Uranienne », en l'honneur d'Uranie, muse de l'Astronomie, et par extension, des Sciences. (...)

p.81 : Mais soudain, comme il était arrivé à Hélikos et à ses compagnons, les ondes électriques faiblirent, puis cessèrent de se propager. De ce fait, les ascenceurs s'arrêtèrent à mi-chemin, sans plus pouvoir ni monter, ni descendre
Au même instant, tous les moteurs (et l'on sait combien ils étaient nombreux) qui fonctionnaient dans la ville de Kentropol, s'immobilisèrent pareillement ;ce fut le commencement des incalculables désastres qui ruinèrent la république naguère si heureuse. (...)



(Le retour des explorateurs à Kentropol)

L'Académie Mondiale avait fait au professeur Alioth et à sa femme, sauvés miraculeusement de la mort, une réception solennelle et triomphale.
Les héros de cette aventure se trouvèrent donc au premier plan de l'actualité. Tout le monde commenta leurs théories, lesquelles pourtant, comme il est naturel, continuèrent à être battues en brèche par quelques obstinés contradicteurs.
Il y eut le parti des Sectoristes et celui des Anti-sectoristes. Des polémiques très vives se produisirent. Il fallut, chose inouïe en ce pays de liberté, interdire de parler en public des événements récents. L'Académie Mondiale fut contrainte, pour des raisons politiques, de désavouer partiellement le professeur Sector, ce qui exaspéra encore plus les partisans de la théorie Sectoriste.
Pour comble, on ne put tenir secret le rapport des ingénieurs qui avaient été chargés d'une enquête scientifique aux usines électriques de l'Océan et du Sahara.
Le résultat de leurs expériences était celui-ci :
« La perturbation subie par le fluide électrique semble caractérisée surtout par l'abolition du phénomène de l'induction, qui était la base de toutes les applications de l'électricité. L'approche d'un aimant, d'un électro-aimant ou d'un circuit électrique, on s'en souvient, donnait naissance, dans les solénoïdes, aux courants induits.
Il n'y a plus d'électromagnétisme, plus même de magnétisme, car les aimants ont perdu subitement tout leur pouvoir, ou n'en gardent qu'une trace à peine perceptible. Partant, toutes les machines électriques, génératrices, moteurs, appareils téléphoniques ou autres, sont désormais inutilisables.
On ignore encore la cause de ce phénomène, ou plutôt de cette catastrophe, qui bouleverse toutes les données de la science, et toutes les conditions de la vie moderne. Mais on croit pouvoir l'attribuer à une influence mystérieuse, provenant du noyau terrestre en travail, à une sorte de magnétisme nouveau, qui neutralise l'ancien et paralyse nos appareils. Pour résumer la situation en quelques mots : l'électricité a changé de nature, en apparence tout au moins. »
Cette conclusion laissait entendre qu'il ne s'agissait pas d'une anomalie momentanée, mais bien d'une altération définitive, à ce qu'il semblait, des lois physiques.
L'effervescence fut extrême. Tout était complètement modifié. Les Kentropolitains, naguère encore si calmes, si maîtres d'eux-mêmes et si sages, se révélèrent soudain nerveux, irritables, indociles et passionnés.
En vain le gouvernement multiplia-t-il les déclarations rassurantes ; personne n'y ajouta foi. Les intelligences étaient trop ouvertes et trop cultivées pour se laisser prendre à ce grossier stratagème. Il y eut, à l'Assemblée Législative, de violentes interpellations, qui empêchèrent les députés de fêter le retour de leur collègue Quadrilos Spirol. Le Conseil des Femmes fut plus troublé encore, car la suppression de l'énergie électrique rendait infiniment compliqués les petits ou gros ouvrages domestiques, naguère si simples. Cette question touchait particulièrement la partie féminme de la nation.



LE GRAND EMBARRAS DES MÉNAGÈRES DE KENTROPOL

p.135 :
Personne, à Kentropol, ne souffrait de la catastrophe autant que les maîtresses de maison, dont toute la science domestique était réduite à l'impuissance. La suppression de l'électricité rendait en effet absolument inutiles toutes les machines, compliquées autant qu'îngénieuses, qui assuraient antérieurement l'exécution rapide et facile des travaux du ménage. Comme on n'avait jamais appris à s'en passer, l'embarras des Kentropolitaines était extrême.
Les fabricants avaient bien mis à l'étude, immédiatement, d'autres appareils ; mais eux aussi étaient pris au dépourvu, et, en attendant le résultat de leurs efforts (supposé favorable), il fallait se tirer d'affaire comme on pouvait.
La plupart des femmes, complètement déshabituées de travailler de leurs mains, se trouvèrent en proie à une cruelle détresse. Quant aux hommes, en général. ils ne connaissaient pas le premier mot de la question. et ne pouvaient aider en rien leurs compagnes, qui en étaient réduites aux bons offices des singes-domestiques, robustes et adroits, certes, mais brouillons et dépourvus d'initiative, sauf pour faire de mauvais tours. Sinusia, particulièrement, se désolait, car elle n'avait même plus, pour la servir, sa dévouée Josette, si malheureusement enlevée à son affection. Elle avait essayé de la remplacer par âne jeune guenon, Louison, mais cette dernière se montrait aussi indocile et incapable que Josette était habile et dévouée.
- Hélas ! Je ne sais plus que faire ! avoua la jeune fille à son fiancé.
- Cessez de vous désoler, ma chère Sinusia, répondit Triagui, et permettez-moi de vous aider.
- Vraiment, vous le sauriez ? demanda-t-elle en souriant.
- Certes ! je n'ai jamais été très fort, hélas ! en mathématiques, mais, sans me flatter, je ne suis pas dénué d'une certaine ingéniosité naturelle, et surtout, j'ai étudié, dans les livres très anciens, la manière de vivre de nos lointains ancêtres. Je sais comment ils résolvaient tous ces petits problèmes domestiques, au temps où l'électricité, cette magicienne, qui vient de nous trahir si fâcheusement, était inconnue, ou ne rendait encore à l'humanité ignorante que peu de services. Et, puisque la suspension des examens matrimoniaux me laisse des loisirs (que je déplore), ce me sera du moins une consolation, ma chère fiancée, de collaborer avec vous pour ces petites choses.
- Eh bien, soit ! merci.
- J'aurai ainsi une amère douceur, à rêver que je m'occupe de notre ménage à nous, de notre pauvre ménage, encore, hélas ! aux pays des rêves...
- Pour le moment, le plus urgent est de tenir la maison propre. Essayons. (...)



NÉOKENTROPOL

p.241 :
Ainsi, le Destin s'acharnait implacablement sur ce qui avait été le plus éblouissant foyer de la civilisattion moderne, sur cette ville glorieuse, qui avait mérité le nom de capitale intellectuelle du monde. L'aveugle et inconsciente hostilité de la Nature avait rivalisé, pour la détruire, avec la criminelle fureur des hommes.
L'anéantissement de Kentropol était achevé :de ses splendeurs abolies, seules quelques ruines, sur le mont Radieux, demeuraient les vestiges ;et de ses habitants, si lumineusement savants, si supérieurs aux autres hommes par la douceur de leurs moeurs et la générosité de leur caractère, seules survivaient dix personnes, dont deux vieillards. Quant à Hérakloupol, un unique témoin de sa grandeur subsistait :le vieux professeur Epicycloïdès... (...)



ÉPILOGUE, QUI POURRA SEMBLER UN PROLOGUE

p.248 :
Cependant ce problème social n'avait pas manqué de préoccuper les Néokentropolitains, particulièrement ceux qui, joignant à la gravité de l'âge les lumières de l'expérience, se trouvaient, par la force des choses, avoir charge d'âmes.
Le professeur Alioth Sector, sa femme et le docteur Épicycloïdès avaient formé tout naturellement le conseil de direction de la colonie. Ils en étaient, de droit, les administrateurs et les chefs, comme patriarches de la tribu.
Pour le moment, rien n'était plus urgent que de perpétuer la race. Il fallait donc célébrer les mariages qui assureraient l'avenir de l'humanité.
La question se résolvait d'ailleurs d'elle-même. Outre Sinusia et Triagui, il y avait trois jeunes filles et autant de jeunes hommes. Depuis que le destin les avait réunis à travers les mêmes aventures et les mêmes souffrances, des sympathies étaient nées, qui étaient tontes prêtes à se transformer en un sentiment plus tendre.
La responsabilité, dont ces couples avaient conscience, de porter en eux le sort des peuples futurs, créait des liens puissants, qui leur rendaient facile et douce l'obéissance aux lois de la nécessité la plus impérieuse.
A eux aussi, l'isolement, la douleur et la détresse avaient enseigné l'amour et l'amour avait enseigné la résignation.
Ils ne connaîtraient plus le bien-être de jadis ? Tant pis ! Ils reprendraient, puisqu'il 1e fallait, la vie primitive des laboureurs, des antiques pasteurs, qui avaient peu de ressources, mais moins encore de besoins. Cette existence rude et pénible ne les effrayait plus, car elle était transfigurée par les trésors lumineux qu'ils avaient découverts dans leurs coeurs.
La période des cataclysmes était close, sans doute. Une ère nouvelle commençait. Il pouvait encore y ayoir du bonheur sur le globe vieilli.(...)

pp.252-253 :
La souffrance leur avait révélé l'amour, et 1'amour . avait ouvert leurs âmes à la beauté. : Des oiseaux saluaient de leurs chants joyeux le retour de la lumière, et c'était comme une symphonie stridente, accompagnée, en guise de basse, par le grondement sourd et majestueux des flots. Au moment où le disque rouge du soleil apparut dans toute sa magnificence, moins grande qu'aux anciens âges, mais si merveilleuse encore, une même pensée, une pareille émotion firent frémir les coeurs de ceux en qui demeurait désormais l'espoir du monde.
- 0 soleil, s'écria Sinusia, traduisant l'angoisse commune, toi sans qui la vie est condamnée à s'éteindre, ah ! luis encore pour nous et ceux qui naîtront de nous ! Ne condamne pas la terre à la nuit glacée! Malgré tout, la vie est belle ! O soleil, brille encore, pour l'humanité future !
Et, d'un même geste instinctif, toutes les jeunes femmes, comme jadis un choeur de suppliantes, levèrent leurs bras blancs vers l'astre sublime, implorant la clémence de ses rayons en faveur des générations qui allaient naître d'elles et repeupler - pour un temps - cette misérable planète.