Mon unique rencontre avec Gurdjieff. Il ricane et m'offre un oignon. J'eus peur de lui. Mon travail auprès de Mme de Salzmann. J'ai bu à la vérité. Je dois tout à l'Enseignement.
J'ai rencontré Gurdjieff une seule fois. C'est bien peu pour juger
un homme, quand un esprit clairvoyant, après s'être fréquenté
toute une existence, sait tout juste qu'il n'est qu'un petit tas de
merde dont les luisances ça et là reflètent la lumière. Il faudrait
résorber l'ordure, pour que le brin de lumière fût libéré. Mais
l'homme, après s'être auto-dévoré à longueur d'années avec délectation,
finit presque toujours, sans avoir fait le moindre progrès,
par mourir simplement d'indigestion.
Tout cela est loin de l'enseignement de Gurdjieff.
C'est seulement pour dire que je me garderai bien de porter sur lui non pas
même un jugement, mais la moindre appréciation. Je l'ai rencontré à Paris, pendant l'occupation, à un de ces dîners auxquels il
conviait ses élèves. Nous étions une dizaine à sa table. Il ricanait
en nous regardant. Il faut reconnaître qu'il y avait de quoi. Comme
il aimait décontenancer ceux qui l'approchaient pour la première
fois, il m'offrit un oignon cru à manger. Il ignorait que je suis Provençal : un oignon, pour moi, c'est une friandise.
Mais il était un peu pourri : ce fut quand même une épreuve.
Je ne retournai pas à ces dîners, et ne revis jamais Gurdjieff.
Pourquoi ? Manque de temps, manque d'argent, manque de tickets d'alimentation, deux enfants en bas âge, des soucis matériels qui faisaient taire les soucis spirituels... Très mauvaises raisons, prétextes. En réalité, je crois aujourd'hui, après des années, que j'eus
peur de lui... Je travaillais depuis longtemps avec une de ses disciples, à travers qui son enseignement m'arrivait décanté de sa personnalité. Et cet enseignement, cette doctrine, étaient aussi clairs
que des mathématiques. Or quand je me trouvai en face de Gurdjieff, ce fut son tempérament qui me sauta dessus, un tempérament
volcanique. Je tournai le dos à la montagne grondante, et retournai au ruisseau clair qui coulait d'elle...
Puis je quittai même les bords du ruisseau. Il y a longtemps de
cela. Mais je sais que j'ai bu là la vérité, à cette source de vérité d'où coule toute la sagesse du monde, et où se sont formées les
religions, fleuves qui s'éloignent chaque jour de leur source. Si je deviens un jour quelque cnose de moins malodorant que l'étron
fondamental, ce sera le résultat d'une longue et lente lutte que je n'aurais sans doute jamais entreprise si je n'avais pas rencontré le
"groupe" Gurdjieff. C'est tout ce que je peux dire aujourd'hui, mais c'est une certitude.
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