Le PROGRÈS de L'ALLIER

Billet du matin - Dimanche 12 octobre 1930

Moulins, petite cité bourgeoise, ne connait pas certains tableaux de la grande ville ouvrière, tableaux qui vous font parfois demander si vraiment la civilisation est un bienfait et si l'humanité ne serait pas plus heureuse au fond d'une forêt vierge.
J'ai connu, parmi tant d'autres, à Lyon-Vaise, une famille d'espagnols composée du père, qui était cordonnier, de la mère et de six enfants dont l'aîné devait avoir douze ans environ.
C'était une petite fille aux cheveux pâles et aux grands yeux noirs dont les joues creuses et les membres grêles criaient les souffrances et la faim endurées.
Toute la famille - je vous jure qu'il n'y a de ma part aucune exagération, c'est une vérité, hélas, beaucoup trop triste pour que je me permette la moindre fantaisie - le père, la mère et les gosses vivaient, dormaient, grouillaient dans une seule pièce ayant pour toute ouverture la porte d'entrée et où vous ne seriez pas entré sans vous boucher le nez.
Lui, je l'ai entendu, un samedi soir, dans un café, déclarer avec orgueil qu'il en était à son vingt-quatrième pernod.
Et il n'était pas le seul. Tous, ou presque tous ceux que j'ai connu dans le quartier dépensaient ainsi tout leur argent en drogues. Pendant qu'ils étaient au bistrot, leurs gosses crevaient de faim et parfois, pour se procurer de quoi manger, ou, il faut bien le dire, aussi, de quoi boire, leurs femmes se prostituaient à des arabes, sans même se cacher de leurs enfants.
Certains garnis contenaient jusqu'à cinquante familles vivant dans une écoeurante promiscuité additionnée de crasse et vermine.
Tout cela vous paraît peut-être invraisemblable, ou tout au moins exagéré. Je comprends fort bien votre incrédulité. Il faut avoir vécu, comme je l'ai fait, pendant plusieurs mois au milieu de cette misère pour en connaître toute l'horrible profondeur.
Ces souvenirs me sont remontés à la mémoire hier soir, dans un café ouvrier de Moulins, que je ne nommerais pas.
Deux jeunes gens s'y trouvaient, ivres à ne plus pouvoir absorber une gorgée de liquide. Assis l'un en face de l'autre, complètement abrutis, ils somnolaient, ayant entre eux sur le marbre maculé, une bouteille de vin rouge.
L'un d'eux, secoué de hoquets, poussait de temps en temps un grognement. Il parvint enfin, au bout d'un moment, à cracher une phrase dans laquelle il demandait à son camarade de l'aider à sortir pour vomir.
L'autre ouvrit avec effort les paupières et, faisant un vague geste de la main, lui répondit : « Tu peux bien faire ça tout seul ».
Ainsi abandonné, il se hissa, debout, voulut marcher, trébucha, se retint au mur, qui le conduisit jusqu'à la porte.
Une fois dehors, il s'appuya contre un arbre et, par spasmes, évacua tout le liquide qu'il avait ingurgité. Après quoi, s'étant essuyé la bouche d'un revers de main, il revint, s'assit en jurant, et se remit à boire...
Et l'homme est, paraît-il, le roi de la création !