Le PROGRÈS de L'ALLIER

Billet du matin - Mardi 13 janvier 1931

Extrait des « Annales du 20è siècle » (1) :
« Le mois de janvier de l'an de grâce 1931 apporta un froid très vif caractérisé par de fortes gelées. Or, en ces temps-là, les sports d'hiver furent très à la mode. Et les gens qui avaient des loisirs désertèrent les grandes villes pour se rendre dans les montagnes et s'y livrer au joies du sky, de la luge, du bob et autres dangereux engins.
« En ce temps là, existait aussi à l'endroit à peu près, où se trouve maintenant le Bloc 15.643 de Froncopolis (2), une sorte de grand village, qui avait nom Moulins-sur-Allier. Les gens y vivaient dans la sauvagerie la plus complète : ils n'avaient pas de cinéma parlant.
« Ils n'avaient pas non plus d'égout. Et comme on mangeait à ce moment-là des aliments végétaux et animaux que l'on faisait cuire dans des ustensiles et que ces ustensiles avaient besoin d'être nettoyés, les eaux qui provenaient de ce nettoyage - on les appelaient eaux de vaisselle - coulaient librement sur la chaussée.
« Or, au mois de janvier 1931, lorsque vinrent les grandes gelées, l'eau qui circulait entre les pavés se transforma en glace et chaque jour une couche nouvelle s'y ajouta, de telle sorte qu'au bout d'une semaine, certaines rues et certaines places offrirent le même aspect que la Mer de Glace du Mont-Blanc, à cela près que les moraines de ces nouveaux glaciers étaient formées de trognons de choux, raclures de carottes, épluchures de pommes de terre et autres débris de végétaux comestibles aujourd'hui complètement disparus.
Et les moulinois qui n'avaient pas les moyens de se rendre à la montagne, se livrèrent en leur propre village à toutes les saines joies des sports d'hiver, habituellement réservées aux seuls favoris de la fortune.
« Certains même y prirent part contre leur gré et des vieilles dames terminèrent des glissades involontaires par des chutes inattendues. Il y eut quelques jambes cassées et quelques chevilles foulées, mais le malheur de quelques-uns était largement compensé par la grande joie des autres.
« Le maire, - personnage délégué par ses concitoyens à l'administration de l'agglomération - aurait pu faire cesser tout cela. Il avait en effet sous ses ordres un service de voirie, composé de quelques véhicules cahotants et disjoints traînés par des spécimens asthmatiques et rhumatisants de la race chevaline. - Il existe au Musée Archéologique un squelette de « cheval », animal qui fut un des premiers modes de locomotion de nos ancêtres.
« Il aurait suffit en effet au magistrat de la ville de faire répandre du sable par son service sus-nommé, sur les étendues glacières qui envahissaient la chaussée. Mais il aimait trop le plaisir de ses concitoyens pour ce faire, et d'autre part, certains documents de l'époque nous le représentent comme un farceur et laissent supposer que s'il ne le fit pas, c'est qu'il s'amusait comme une petite folle chaque fois qu'il voyait un moulinois choir sur son séant.
« Après les gelées arriva la neige, qui apporta un peu d'imprévu. Car elle cachait la glace, et un promeneur qui croyait poser les pieds sur un terrain ferme, se sentait tout à coup glisser et se retrouvait assis, les fesses endolories.
« Puis vint le dégel... (3)
  P.C.C

René BARJAVEL

(1) Ouvrage historique paru en l'année 2169
(2) Ville divisée en Blocs séparés par des Avenues, et qui couvrait tout le centre de la France.
(3) Le manuscrit s'arrête ici.