Article de René BARJAVEL
dans
CARREFOUR

n°263 - 28 septembre 1949
(rubrique Le THÉATRE)
Jules César va renaître à Nîmes
sous les feux de la rampe



Au moment où Vilar s'apprête à faire choix des pièces du prochain festival d'Avignon - et nous dit son désir de monter cette fois-ci un Espagnol (Vega, Calderon, Cervantes ?) à condition de trouver un bon adaptateur - nous parvient confirmation d'une nouvelle importante : l'été prochain, Hermantier va monter « Jules César » aux Arènes de Nîmes. R.Hermantier vu par Jan Mara

On sait quels sont les liens qui attachent Hermantier à Vilar : alors qu'il n'était plus, après la libération, qu'un mutilé de guerre à qui personne n'osait confier un rôle, c'est Vilar qui fit remonter Hermantier sur le plateau, et lui rendit confiance en le chargeant d'incarner les personnages importants. C'est en jouant près de Vilar, en Avignon, qu'Hermantier prit le goût du théâtre « à grand ciel ouvert », du théâtre libéré du décor et du rideau.

« Jules César » a tenté tous les grands metteurs en scène. Ils s'y sont presque tous cassé les reins. Car le pièce de Shakespeare n'est pas une tragédie, mais une fresque historique, violente et grossièrement dessinée, dont le personnage principal est la grande masse du peuple romain. Citoyens agités par les passions politiques, foule épouvantée par les présages ou excitées par l'odeur du sang, armée de Brutus livrant bataille à celle d'Antoine, c'est un flux et un reflux incessant de violence et de tumulte. C'est le mouvement d'une mer que n'importe quel vent déchaîne, et sur laquelle les destinées des héros sont ballotées vers le triomphe ou le naufrage.

Les dimensions et les servitudes d'une scène moderne sont trop étroites pour permettre le déploiement de ces tempêtes. En portant l'action aux arènes, Hermantier va se trouver libéré des contraintes qui ont fait échouer Gémier et Dullin. Il ne lui reste, pour réussir, qu'à avoir autant de talent qu'eux...

Voyons quelles sont ses intentions.

LA SCENE : ce sera un grand plateau, dressé à l'extrémité de la piste où débouche l'entrée du toril et par les deux côtés. Elle sera prolongée par deux marches vers le public. Toute l'architecture des arènes placée derrière elle servira d'arrière-plan à l'action et de décor naturel. Car il n'est pas question, bien entendu, de monter un décor nouveau alors qu'on dispose de celui qui fut planté par les Romains eux-mêmes.

LES ACTEURS. Hermantier n'a encore rien pu nous en dire. Il ne veut prononcer aucun nom avant d'être en mesure de signer des engagements officiels. Lui-même se réserve le rôle d'Antoine.

Les figurants, très nombreux, seront pris sur place, dans les écoles, les sociétés de gymnastique et au Conservatoire. Hermantier se rendra à Nîmes régulièrement pour organiser des veillées au cours desquelles il a l'intention de donner à ces éléments le maximum de formation dramatique.

LES COSTUMES. Ils seront reconstitués d'après les documents historiques. Les ornements guerriers seront transposés pour donner aux soldats des silhouettes en rapport avec les dimensions du décor. Deux tons très distincts opposeront les deux armées : noir et argent pour celle de Brutus, pourpre et or pour celle d'Antoine.

LE TEXTE. Le texte joué sera celui d'une adaptation nouvelle de Jean-François Reille.

LE PUBLIC. Il n'est guère d'auteur dont l'audience soit aussi universelle que celle de Shakespeare.

La grandeur et la simplicité de son génie le rendent accessible aux plus humbles. Il n'est guère, d'autre part, de lieu aussi vaste que les arènes de Nîmes. Elles peuvent accueillir 15.000 spéctateurs. Encore faut-il qu'ils y viennent.

Il y aura, bien entendu, à la base, le public local et régional. Les Nîmois vont fêter en 1951 le deuxième millénaire de leur cité. Ils se sentent plus que jamais « romains ». Un notable de la ville n'affirmait-il pas que, pendant les fêtes du bimillénaire, « les Nîmois porteront la toge pour vaquer à leurs occupations habituelles. » Il est normal, dans ce cas, d'escompter que la plupart d'entre eux voudront aller voir « leur » Jules César.

Mais Hermantier compte également s'adresser à toutes les organisations culturelles de la jeunesse, telles que Travail et Culture, Jeunesses Musicales, etc., et avec l'aide de la municipalité, leur faciliter les conditions de séjour à Nîmes. Enfin il abaissera le plus possible le prix des places. Il espère pouvoir les échelonner entre 30 et 200 francs !

Mais il y a un troisième public pour « Jules César » : c'est le public international des amateurs capables de se déplacer pour assister à un événement exceptionnel. Et cela pose un problème plus général, celui de la coordinations des efforts d'Avignon, d'Aix, de Nîmes et d'Orange. IL faut que chacune de ces manifestations puisse profiter du public des autres. Il nous semble d'une importance vitale que les quatre Comités des fêtes, et aussi celui de Vaison, prennent contact dès maintenant pour mettre sur pied un organisme commun qui tout en laissant aux artistes créateurs l'indépendance absolue qui leur est indispensable, coordonnerait les dates des représentations, organiserait, à l'usage des spectateurs, des services de renseignements, de transports et mettrait en commun les budgets de publicité. Si cette entente peut se faire - malgré les susceptibilités locales - la vallée du Rhône deviendra, pendant le mois de juillet, un centre d'attraction comme il y en a peu au monde.

Alors la Direction des Arts et Lettres, qui, avec ses faibles moyens, a aidé intelligemment et efficacement les organisateurs des festivals isolés, sera en droit de demander au budget des crédits à l'échelle de l'énorme importance de l'entreprise unifiée. Cela lui permettra -  ce qui est la chose la plus urgente - d'organiser à une échelle internationale la propagande autour du Festival du Rhône, afin que l'élite de tous les pays civilisés vienne assister à la renaissance du théâtre d'Europe, ressuscité dans toute la splendeur de sa jeunesse par Vilar et son école, en un lieu depuis longtemps choisi par les dieux, les hommes et le soleil.