Une exclusivité sur le barjaweb

Une nouvelle inédite et oubliée de René Barjavel,
parue dans le magazine Ambiance, n°4 (3 janvier 1945)
  Couvertue de ce numéro du magazine
Le Travail du chapeau


fac-similé de l'article
 
Transcription du texte :
 


ous avons pu joindre, lors de son court passage à Paris, Son Excellence Tchang-Robeson-Castillo-Nobel, ministre de la Consommation. On sait que le gouvernement, qui s'est réuni il y a trois jours à Africa Heart, l'a spécialement chargé de trouver des solutions susceptibles d'augmenter la consommation mondiale et surtout d'absorber les produits de nos colonies de la satellite. Ce n'est plus un secret pour personne, en effet, que l'économie lunaire est menacée d'une crise très grave. Les prévisions de sa production ont été largement dépassées, et il importe de trouver rapidement les moyens de résorber les stocks qui s'accumulent outre-éther. Sinon, nos vaillants colons risquent de tomber sous le coup de la clause 42 du Plan de Coordination, et de se trouver dans l'obligation de réduire la marche de leurs usines du Rythme normal au Rythme 7 ou même au Rythme 5. Il ne faut pas que sept cents ans d'efforts sidéraux aboutissent à cette faillite et nous avons demandé au ministre de la Consommation de bien vouloir nous indiquer comment il compte l'éviter.

Son Excellence nous a accordé quinze minutes d'entretien. A quatorze heures précises, nous avons tourné le bouton de notre poste de télé-présence, et le ministre est entré dans notre bureau, en même temps que nous nous trouvions transporté dans le sien, non point en chair et en os comme on lit dans certains de ces vieux objets que l'on nommait des livres, mais en couleurs et en volume.

Je ne décrirai pas M. T.-R.-C.-Nobel. Son visage et sa silhouette sont bien connus de tous. Il n'est pas un citoyen du monde qui ne l'ait un jour reçu chezx lui par les ondes et n'ait écouté avec attention ses conseils amicaux sur l'accélération de la consommation. Il porte une combinaison de fourrure synthétique auto-thermique, ce qui m'indique qu'Il va quitter la Terre d'un instant à l'autre pour notre colonie.

 - Vous voyez, me dit-il aussitôt, que je prêche l'exemple. Une administration cramponnée à ses habitudes conservait ici, dans nos bureaux parisiens du ministère, tout un mobilier du plus pur style trente-sixième siècle. C'est un style charmant, j'en conviens, mais nous devons vivre avec notre temps, et faire vivre notre temps.

J'admire cette formule concise et imagée, cependant que le ministre, qui en est coutumier, poursuit :

 - Tout cela a été remplacé ce matin et mon exemple doit être suivi. Les ameublements en matière plastique doivent disparaître de la surface du globe, exception faite des spécimens que conserveront les musées.

La table devant laquelle se tient le ministre et le fauteuil sur lequel il est assis sont en effet les modèles les plus récents, sortis des usines de l'antipondus. Ce matériau à pesanteur variable a permis de supprimer les pieds des meubles. Ceux-ci se stabilisent dans l'air à la hauteur choisie, le poids de chaque objet que l'on pose sur eux faisant naître de bas en haut une réaction de forces égales à ce poids. Une simple pression sur un bouton permet de se débarrasser des meubles après emploi, en les envoyant doucement s'appliquer au plafond. Au moyen d'un tableau mural, on les rappelle un à un, selon les besoins du moment. C'est une véritable révolution dans les moeurs, que va provoquer l'emploi de l'antipondus. C'en est en effet fini des meubles en volumes. Le style du quarantième siècle sea un style plat.

Les dossiers des sièges rabattant à l'horizontale, l'épaisseur du matériau est réduite au minimum. Plus de meubles ventrus, uniquement des surfaces. D'ailleurs nous n'avons plun besoin des tiroirs des commodes et de la profondeur des armoires, puisque le premier devoir de tout bon citoyen est justement de ne rien conserver. Enfin, chacun va pouvoir réaliser ce tour de force apparemment paradoxal de réunir dans des appartements qui n'en resteront pas moins vides, un nombre considérable de meubles à tous usages et de toutes couleurs. Lo consommation des meubles va doubler ou tripler.

 - Si mon premier voyage en quittant la capitale a été pour la France, poursuit le ministre ; si je suis venu tout droit de l'équateur à Paris, avant de visiter les autres départements mondiaux, c'est que je suis décidé à extirper par tous les moyens le vice horrible qui règne encore dans ce coin du monde, je veux dire l'économie.

Je me sens rougir. Une honte secrète se mêle à mon indignation, je connais bien, hélas ! mes concitoyens, et je sais par mon propre exemple qu'ils ne sont encore parvenus à vaincre entièrement en eux cet affreux atavisme.
 

 - On m'a cité le cas, reprend Son Excellence T.-R.-C.-Nobel, de certains individus qui se laissaient aller à porter pendant deux et même trois jours la même paire de chaussures, violant ainsi à la fois les intérêts de la communauté, et les règles les plus élémentaires de l'hygiène. Nous sommes résolus à faire disparaître définitivement ces derniers vestiges de la barbarie. Dites bien à vos auditeurs que le gouvernement est décidé à sévir contre les économes avec toute la rigueur des lois.

 - Vous pouvez y compter, Monsieur le Ministre. Et maintenant, pouvez-vous m'indiquer quelles sont les mesures - dirai-je constructives ? - que vous compter appliquer, en dehors de la lutte contre les fraudeurs ?

 - ELles découleront toutes de celle-ci : réduction de la durée du sommeil quotidien de six à quatre heures, par l'absorbtion supplémentaire de trois grames de détoxine. Il est incroyable, il est désolant, il est scandaleux qu'au siècle où nous sommes chaque être humain puisse encore passer le quart de sa vie dans un état d'inconscience, à ne rien sentir, à ne rien voir, à ne rien entendre, en un mot à ne pas vivre, et par conséquent à ne pas consommer. Alors que ce merveilleux produit de nos laboratoires, la détoxine, détruit sans danger pour l'organisme les poisons distillés par la vie active. En ayant recours à ec repos archaïque que l'on nomme le sommeil, nous nous accrochons là encore à une tradition périmée venue du fond des âges. Je ne désespère pas, dans un avenir peut-être prochain, de supprimer totalement le temps du sommeil, et de restituer ainsi à l'homme l'intégralité absolue de sa vie.

Saisi par cette perspective éblouissante, je fais part de mon enthousiasme au ministre, qui me fait signe de me taire et poursuit :

 - Dans l'avenir immédiat, ce temps rogné sur la mort s'ajoutera à soixante minutes gagnées sur la durée quotidienne du travail, grâce aux récents progrès de la technique. Tout cela sera autant d'ajouté au temps de loisir, au temps de la vie des citoyens un plaisir de tous les instants. Nous pourrons multiplier le nombre des émissions-spectacles, prolonger la durée des études, construire de nouveaux stades, accélérer la périodicité des voyages instructifs, et augmenter les plaisirs de bouche en décrétant un repas de plus.

 - Nous en avons déjà cinq, Monsieur le Ministre...

 - Nous en aurons six, sans nuire à la santé publique, puisque trois d'entre eux, comme deux jéjà, seront composés 'aliments savoureux, mais prédigérés et non assimilable, à excrétion rapide.

 - Enfin, l'augmentation du temps de veille quotidien permettra de distribuer à tout citoyen, chaque jour, en plus de son vêtement de travail, deux vêtements de loisir au lieu d'un. Un oeil contrôleur sera installé à l'orifice du tube évacuateur de chaque appartement, et gare aux économes, aux négligents, aux fraudeurs qui n'y jetteront pas le matin les vêtements reçus la veille.

Le ministre se lève. L'entretien est terminé.

 - Excusez-moi, me dit M.-T.-R.-C.-Nobel avec une charmante cordialité, je pars dans quelques secondes pour la Lune. Savez-vous ce que je vais y faire ?

II sourit avec une gentille ironie et continue :

 - La connaissance du passé est parfois, malgré tout, utile. Je vais examiner sur place les travaux de transformation des usines de pommes de terre synthétiques en manufactures do chapeaux.

 - De chapeaux ? Excusez mon ignorance, Monsieur le Ministre. Qu'est-ce donc qu'un chapeau ?

 - C'était une pièce d'habillement dont l'usage  - vous voyez si ça remonte loin  -  a commencé à se perdre vers le premier tiers du vingtième siècle, et que nos ancêtres portaient sur la tête.

 - Mon Dieu, sur la tête ?

 - Nous reporterons des chapeaux, cher Monsieur, car, si nous en croyons les chroniques du temps, ils préservaient nos grands-pères du rhume de cerveau.

 - Alors, qu'ils soient les bienvenus, Monsieur le Ministre, puisque c'est la seule maladie que nos savants ne sont pas encore parvenus à guérir.

Quelques secondes plus tard, je suivais par les ondes Son Excellence T.-R.-C.-Nobel. Il prit place dans la vaste cabine transparente frappée de la cocarde officielle, qui s'éleva, jailit du toit, et disparut dans le ciel grondant de véhicules.