La première condition de l'art est l'amour.
Le sculpteur, les mains plongées dans la glaise, ne sera qu'un
tas s'il n'aime cette terre qu'il traite comme mamelles, s'il
n'aime la forme qu'il prétend en extraire, s'il n'aime l'homme
- tous les hommes - pour la joie de qui il veut donner forme à
l'informe, s'il n'aime même l'aveugle et le manchot qui ne la
pourront voir ni caresser, s'il n'aime le caillou auquel elle ressemble,
et le ciel dont elle est parcelle et la branche dans le vent, comme
elle immobile et mobile.
L'artiste qui n'aime pas est imposteur, théoricien peut-être,
créateur jamais. L'œuvre d'art est un cri d'amour.
Les dessins sont quelques-uns des enfants nés des amours de
Mucha et de Collioure. Qu'est-ce que Collioure ? Une blessure
faite par la mer au flanc du Roussillon, et par laquelle coule la
lumière. Mucha s'est installé sur cette blessure, y boit le sang et
s'en nourrit.
Si vous tournez le dos à la mer de lumière fondue, vous
trouvez à main droite une ruelle qui se glisse entre les maisons
pelotonnées autour de leur fraîcheur interne et monte comme une
aaaaaaa
échelle vers la colline. Sur ces échelons de pierre vous rencontrerez
trois chats noirs couchés, et, assises, les femmes des pêcheurs,
noires aussi. En haut c'est le ciel. A mi-côte, la maison de Mucha.
La porte est ouverte aux enfants, aux femmes noires, aux
pêcheurs bleus et aux amis. Et vous êtes ami de Mucha si vous aimez
Collioure. La maison est toujours pleine. Les plus grands peintres
de notre temps ont passé par ici, se sont assis dans la cour grande
comme un chapeau, hérissée d'épines de plantes grasses et par-
fumée de l'odeur du figuier. Les plus grands peintres ont passé
par ici, mais parmi eux le plus sage est resté. Il faut gravir une
échelle de pierre pour parvenir à sa maison, il faut se hisser par
une échelle de bois pour entrer en son atelier, en escalader une
autre pour atteindre sa terrasse. Parvenu là-haut, on est au cœur
du ciel. Il faut regarder en bas pour voir griller Collioure. Le
grand feu de lumière s'abat sur la mer plate et les pierres dressées.
Les maisons crépitent. Le bleu jaillit de l'eau et éclabousse les
murs, les pavés, les barques rouges, les filets roux, les briques
roses. Tout est mordu de bleu même le vermillon. La maison de
Mucha est au foyer du miroir, et sa terrasse est le point d'incan-
descence. Et dans ce point de feu une étincelle noire : l'œil du
peintre. Cet œil voit.
C'est extrêment rare, un œil qui voit. Les nôtres savent
lire les nouvelles dans les journaux et nous conduire dans le
métrobus, mais ont oublié cette merveilleuse évidence : que
l'univers est harmonie de lumière, de couleurs et de mouvements.
Demandez à vos yeux dermés sur un souvenir, de vous raconter
ce souvenir : ils vous racontent une histoire grise, aux formes
aaaaaaa
molles se déplaçant comme ectoplasmes dans la brume. C'est
parce que les hommes ne savent plus voir la lumière qui est joie
qu'ils se laissent enliser dans la haine noire. Ils pleurent, ils grincent,
ils se jettent les uns sur les autres, parce qu'ils ne savent plus se
laisser pénétrer par la joie et nettoyer par la lumière. Leur âme
devient grise, leur cœur noir, et leur chair pourrit sur leurs os.
Celui qui aime et qui voit, n'a pas de temps à donner à la tris-
tesse, à la peur, à la haine. Il n'a pas assez de toutes les secondes
de sa vie pour accueillir les merveilles que lui apportent ses yeux.
Il lui faudrait mille cœurs, mille intelligences et mille vies de mille
siècles, et ce ne serait jamais assez, car le miracle de la beauté est
permanent, sans cesse renouvelé par lui-même et infini dans le
temps, dans l'espace et dans l'homme
Collioure est un de ces lieux où la beauté se forge au rouge.
Mucha y est chaque jour témoin de cet incroyable combat : la
lumière, née dans le ciel et dans la mer, monte à l'assaut des formes,
les révèlent à elles-mêmes, puis les dévorent et s'installe à leur
place, multitude, coquille, drap d'or, feu figé, volumes de braises
et d'azur.
Témoin ? Non, Mucha est l'acteur et le metteur en scène de
ce drame, non point le spectateur. Le monde n'est ainsi que par
ce qu'il le monte ainsi à lui-même, et depuis le grain de sable jus-
qu'à la montagne. L'œuvre de Mucha, c'est cette bataille.
Nous voyons dans ses dessins, la lumière de Collioure, la
lumière informée, dévorante et acide, cerner chaque forme, l'atta-
quer de tous côtés, lui ôter tout ce qui n'est pas l'essence dure,
architecture essentielle, la laisser simple et nue comme à la naissance
du monde. La lumière fut.
La barque, la maison, la colline, le pêcheur, le visage et la
main de la remmailleuse, les remmailleuses araignées au centre de
leur filet, sont entrés dans l'œil de Mucha, y ont rencontré la
flamme et sont sortis purifiés à la pointe du crayon. Purifiés et
rendus à leur vérité.
Faire œuvre d'art, c'est recréer le monde non comme il
apparaît, mais tel qu'il est.
RENÉ BARJAVEL
|