Un roman c'est une histoire qu'un un-peu-fou s'invente et se raconte, à haute voix dans l'espoir que les raisonnables l'entendront. Il y a des histoires qui attirent toute la famille au coin du feu, et les voisins par les fenêtres. Il y en a qui font fuir même la servante. Il y a aussi celles qui endorment même le grand-père qui ne dort jamais, et parfois le conteur. Et celles que personne n'entend, bien que le conteur ait l'impression de parler très fort. Et plus il crie, plus c'est le silence. De toute façon le temps passe et on oublie l'histoire et les mots de l'histoire.
Une heure un siècle une civilisation, c'est la même chose : un instant.

Mes chers Amis,

Un instant, et le temps passe, et on oublie l'histoire, et les mots de l'histoire. Mais pis encore, hélas, pas que cela. Dans notre parcours sur les traces de l'auteur, je crois que nous pouvons parfois oublier bien d'autres choses, et parfois même avant de les avoir remarquées.
Maurice de Guérin, Raymond Hermantier, Léon Bloy, Joseph Plateau, Charles-Louis Philippe, ne les avez vous pas oubliés ? Peut-être pas complètement, les noms sont familiers. Vous les avez déjà tous rencontrés. Mais où, comment et pourquoi ? Je mettais d'ailleurs à l'honneur l'un d'eux pas plus tard que le mois dernier. Vous en souvenez-vous ?
Certains sont plus connus encore, Rabelais, Shakespeare, Céline, Saint Exupéry, Ghelderode... D'autres le sont un peu moins, Cayatte ou Denoël... Ou moins encore... René Maine. Ou moins encore... Jean-Pierre Rudin. Certains ne le sont que de trop rares initiés : Abel Boisselier, le grand-père Paget. Et même Joseph et Marie...

Le poète est là aussi, mais il n'intervient pas nommément, il s'illustre au travers de son art seulement. Rendons-lui tous ses honneurs : on l'annonce dans la farandole comme Sir William Butler Yeats, prix Nobel de littérature, et voyez le qui prend par la main Alfred Jarry et Sidonie Gabrielle Colette pour ainsi presque complèter la petite assemblée. Mais pas encore tout à fait...
Car il reste ceux qui sont un tout, une catégorie ou une génération, ou même plusieurs, tels l'homme des cavernes, les troubadours ou les enfants et les petits-enfants. Il y a même ceux qui ne sont pas, ou qui sont au contraire bien plus que tout cela : La Déesse orange de Katmandou ou Saint Jean qui reçoit en rêves l'Apocalypse.

Qui sont ils donc ? Quel lien évident à travers Barjavel les unit tous ? En amateurs, lecteurs inconditionnels ou même spécialistes de l'auteur, vous n'avez été que rarement en sa compagnie sans avoir préalablement rendu une courte visite à l'un de ces personnages. Souvent la rencontre eut sûrement plus un air de croisement inopiné avec un inconnu dans une allée piétonne que celui d'une révérencieuse visite... Il est vrai qu'on les croise davantage alors que l'on entame une marche vers une issue où ils ne semblent être que des piétons à contre courant. Mais ils sont là. Familiers même s'ils sont inconnus, car on les croise souvent, on les retrouve toujours. Et l'auteur ne les a jamais mis sur votre chemin, le vôtre et le sien, par hasard. Car s'il s'est inventé des histoires, pour notre plus grand plaisir, c'est d'abord comme il le confesse lui-même au tout début de Colomb de la Lune dont la citation ouvre cette lettre, dans l'espoir qu'elles seront entendues. Ces personnages, qui sont parfois les mains, parfois les yeux, parfois le cœur des histoires de Barjavel, si vous ne les avez encore pas replacés individuellement, chacun à sa place bien définie dans le dédale Barjavélien, je vous invite à les retrouver tous ensemble sur (la page que je leur ai consacrée ce mois-ci).

Ils forment une assemblée improbable et pourtant reflétant une seule et même image : celle de notre auteur assis au coin du feu, ou sous un cerisier, racontant sans cesse, avant-hier comme aujourd'hui, demain comme toujours, qu'une heure, un siècle, une civilisation, c'est la même chose : un instant.

Pary sur Arche, le 27 juillet 2005

G.M. Loup.