René Barjavel

Vie et Oeuvre

«Je suis dévoré par une curiosité qui ne sera jamais satisfaite, je voudrais tout savoir et tout voir. Et par une anxiété perpétuelle concernant le sort de ceux et de ce que j'aime. Et j'aime tout»


De l'Oeuvre léguée par Barjavel, l'on retient aujourd'hui quelques titres à succès, édités massivement et sans-cesse dans le monde entier, et que l'on porte comme titres représentatifs et de qualité de l'auteur, ceux qui, parmi les titres jugés secondaires, lui ouvrent les portes de la bibliothèque du grand «lectorat», là où les titres déposés demeurent à jamais. Pour Barjavel, les quelques romans sélectionnés reposent au rayon «Science-Fiction», et pour l'essai que l'on retient de lui, «La Faim du Tigre», l'on ne sait trop qu'en faire, jusqu'à le laisser errer en «littérature». Pour ne pas brimer l'auteur, il faudrait s'arrêter à lui chercher un classement, et revenir sur le choix hâtif de la sélection qui laisse «Ravage» connu de tous alors que «Le Diable l'emporte» ne l'est que d'une classe restreinte, sans justification. Barjavel a cette particularité d'avoir délaissé la fantaisie de l'écriture spéculative ou au «goût du moment» pour s'être concentré sur des thèmes permanents qu'il répercute dans toutes ses oeuvres «je suis, depuis mon adolescence, accroché à quelques idées fortes et simples dont l'âge n'a fait que me confirmer la justesse». Ecrivain d'abord comme romancier, il n'en est pas moins un penseur, et la cohérence des idées qu'il expose pourrait se faire modèle ; les seules variations sont dues à l'évolution inéluctable de l'homme qui façonne ses idées en les précisant, sans jamais prendre une orientation différente, même s'il mène en tête des thèmes auparavant en arrière-plan, détrônant ceux qui en proue, loin d'être oubliés, gardent l'importance qu'ils se devaient d'avoir le moment venu. Aussi, plus que chez aucun autre, la sélection est dangereuse, puisque limitant des pans entier de sa pensée, la richesse de son oeuvre ne se contient que dans son exhaustivité. Mais le classement en littérature n'est pas un cloisonnement des auteurs une fois leur oeuvre achevée, c'est eux qui selon l'affinité de leur plume pour un genre donné décident de s'inscrire dans l'optique de leur choix. Barjavel se revendiquait auteur de S.-F., mais l'appellation même se doit d'être reconsidérée, pour éviter toute confusion avec la littérature dite «de marge», accessible en gare et de bonne compagnie dans un taxi. C'est un genre littéraire bien trop vague, de Bradbury à Asimov en passant par Bradley il y a de quoi perdre cent fois les thèmes et les orientations barjaveliens. L'expression d'ailleurs était inconnue à l'auteur alors qu'il écrivait son premier roman du genre, «Ravage». La Science-Fiction de Barjavel est un fond au message de l'auteur, qui lui ne souffre pas d'étiquette, et que l'on retrouve dans toute sa cohésion dans les autres écrits, tels ses essais et articles. Ecoutons-le lui même se positionner «Ce qui me met, je crois, en marge de la science-fiction, c'est qu'on ne trouve jamais dans mes livres de monstres extravagants ou d'extraterrestres. Mes personnages sont toujours des êtres humains. C'est le sort des hommes, de l'espèce humaine, qui est mon souci. Je me qualifierais plutôt de fabuliste. Mes romans sont des fables dont on peut tirer une moralité. Non pas une morale, c'est-à-dire une règle de vie, mais bien une moralité, c'est-à-dire un conseil pratique». La Science-Fiction comme il la conçoit ne se limite pas au roman «la science-fiction apporte des voies nouvelles vers des horizons sans limites. Ce n'est pas un genre littéraire nouveau, c'est une nouvelle littérature qui comprend tous les genres : lyrique, dramatique, psychologique, satirique, philosophique, épique, etc.», il confiait lui même que les grands auteurs d'hier eussent été auteurs de Science-Fiction aujourd'hui. Aussi, bien que ce ne soit pas le genre littéraire qui nous intéresse ici, il nous faudra, chaque fois qu'il sera nécessaire de le mentionner, éviter de penser que Barjavel était un auteur asservi par la S.-F., qui dirigea son oeuvre. Elle ne fut qu'un moyen par lequel s'exprimer. C'est bien cette conception qui permet à ses lecteurs de le retrouver parmi les autres auteurs du genre, tous loin de sa touche personnelle.


Sommaire


Biographie

«Moi je suis un laboureur. Même pas : je bêche mon chemin motte à motte, je rencontre un ver, une marguerite, un caillou, et chaque fois, je regarde si Dieu n'est pas caché derrière»

Renè BarjavelBarjavel est un écrivain contemporain. Même dans son âge avancé, il n'a cessé d'écrire, pour signer les plus belles de ses oeuvres. Il naît en 1911, a Nyons, dans la Drôme paysanne. Son père boulanger mobilisé pour la guerre, sa mère en remplaçante n'ayant que peu de temps à lui consacrer, l'enfant seul découvre la nature et s'émerveille de ses prodiges, se plonge dans la littérature, grandit dans l'amour d'une mère happée par le travail, et l'affection de sa cousine, Nini. Ce regard d'enfant grave dans sa mémoire des souvenirs intenses qu'il répercute dans son autobiographie «La charrette bleue». Celle-ci est avant tout l'écho de son enfance, et laisse peu de place à sa vie adulte. Personne ne s'en étonnera, l'enfant est l'homme qui sait encore regarder autour de lui, prendre conscience de chaque chose pour en dénicher les merveilles que tue l'habitude, et faire son bonheur de tout. Barjavel disait n'avoir gardé aucune mélancolie de son enfance, c'est parce qu'il n'en a pas tout perdu, du bonheur incessant de vivre jusqu'aux images fortes des choses les plus simples, qui sont miraculeuses, et éternelles «Elle guettait de nouveau, dragon immobile, au centre de sa rosace, au-dessus de l'eau noire. Je crois qu'elle y est restée des années. Elle y est peut-être encore (15)». Il s'est attaché à ne pas en perdre la naïveté qui préserve du mal-être de l'âge adulte. Toute occasion lui est propice à cultiver son bonheur. Dans la vétusté de son appartement, qu'il a choisi du balcon en regardant le ciel, la vie n'est pas toujours simple, mais même les situations les plus difficiles sont occasions à en tirer parti «Mon ami le percepteur me fait parvenir un billet rose. C'est le "dernier avis avant saisie". Malgré les quelques acomptes que j'ai versés, il me reste à payer une somme effrayante. Bien entendu, je n'ai pas de quoi le payer. Je vais essayer un nouvel acompte. Il paraît qu'il a le droit de saisir même en l'absence du contribuable. Il ne faudrait pourtant pas que, revenant de vacances, nous trouvions la maison vide !... Oh ! et puis, après tout ! Cela simplifierait notre existence. Nous étions bien plus à l'aise avant d'acheter l'armoire (21)». A l'école, il se montre médiocre écolier, voué à la succession de son père. Abel Boisselier, professeur de Français, remarque ses qualités dans cette matière et l'exhorte à continuer ses études en lui affirmant son intelligence. Son père ne peut les lui assurer, et le professeur en fait son protégé et le recueille. Le baccalauréat qu'il réussit en 1929 clôt ses études qu'il ne peut poursuivre, faute de moyens financiers. Il entame toute une série de petits boulots, et rencontre Denoël au cours d'une interview, qui l'appelle à ses côtés. Marié en 1936, père de Renée (Nanou) et de Jean dans les deux années qui suivent, il forge, avec les maladies qui assaillent les enfants-bébés, ses grands thèmes sur la Vie et la médecine, ceux de «La Faim du tigre». Il vit mal la guerre qu'il fait dans les zouaves, en désaccord avec la nécessité de la guerre, (et de la guerre par la suite), et révolté contre l'esclavage du soldat et la bêtise militaire. De retour parmi les siens, dans Paris qu'il ne quittera plus, il vit, seul, la libération de la capitale où se confrontent les Allemands en fuite, les jeunes idéalistes du maquis et les voisins devenus justiciers. Le manque d'argent et l'échec de «Le Diable l'emporte» sont un début de rupture avec sa carrière de romancier, il s'aventure dans le cinéma. La tuberculose et ses lacunes financières l'empêchent de réaliser «Barabbas», pour qui Dieu ne fut qu'un temps. Adaptateur, dialoguiste, le cinéma n'en gardera pas un passage marquant, malgré son emprunte profonde dans de nombreux films, dont les Don Camillo, les Misérables (de Le Chanois), les chiffonniers d'Emaüs, le mouton à cinq pattes, le guépard etc. Avec «La faim du tigre», il croit couronner sa carrière, le ton et la conclusion en gardent cette marque, mais c'est «Demain le Paradis», autrement plus optimiste, qui termine l'oeuvre de l'auteur qui aura vécu un formidable renouveau depuis cet essai, qui par ailleurs conserve sa place de choix. Avec «La nuit des temps» démarre, comme l'avait prévue Olenka de Veer, sa carrière de grand écrivain. Il se fait chroniqueur au journal du Dimanche (Les libres propos de René Barjavel, qui seront recueillies dans les «années de la lune», «les années de la liberté» et «les années de l'homme»), et parachève son oeuvre dans l'esprit qui surpassera désormais toutes les inclinaisons pessimistes, celui de l'espoir. Né le 24 Janvier 1911, il décède le 24 Novembre 1985. En 74 ans, il aura parcouru les onze mois de l'année de sa vie : sans avoir apporté les réponses aux grandes questions et angoisses de «La faim du tigre», qui ne l'ont jamais quitté, il a néanmoins battit tout un modèle de vie, retrouvé l'émerveillement de son enfance, et, auteur philanthropique parmi tous, adopté une position tolérante et de compassion pour la souffrance et l'injustice qui ne l'auront jamais laissé indifférent.


Les grands thèmes

«Ce sont les événements[...]réfléchis par l'oeil d'un pessimiste gai, qui ne se fait pas d'illusions sur notre civilisation, mais qui se réjouit de la vivre - Les années de la lune»

Les grands thèmes de Barjavel sont peu nombreux, et offrent tous une vision particulière et cohérente dans le temps, qui caractérise l'auteur. Et lorsqu'il n'innove plus et aborde les questions connues, il se démarque dans son talent à les traiter, en couplant sincérité et force du verbe, pour rendre crédibles des propositions et pertinentes des observations qui sous sa plume renaissent dans leur fraîcheur et leur puissance. Tout chez Barjavel s'oriente autour de l'Homme, ce n'est jamais qu'une histoire d'amour ou un destin tragique qu'il reflète dans un roman, et ses essais sont pour la plupart des réflexions d'un homme sur ses contemporains. La vie, thème caractéristique de l'auteur, est à considérer comme thème fondamental mais non une finalité en soi, il prépare les autres thèmes. Les sous-thèmes, s'ils sont moins importants en quantité, ne le sont pas en qualité. Nous ne pourrons les exposer que dans l'étude des ouvrages où l'auteur y fait expressément allusion. Il s'agit des notions d'écologie, de justice, de politique, de liberté etc... Le temps, autre thème cher à Barjavel, mais non permanent, parce qu'il est plus spéculatif ne figure pas parmi les grands thèmes.

L'Homme

«Les hommes rêvent, se fabriquent des mondes idéaux et des dieux. Les femmes assurent la solidité et la continuité du réel (6)»

Le thème fondamental et organisateur de toute son oeuvre est celui de l'Homme. «Le mot homme employé dans son sens général comprend aussi la femme, qui est sa plus précieuse moitié (20)». Ainsi devons nous comprendre «homme-femme», l'individu humain, et nous lui affubleront une majuscule : l'Homme. Lorsqu'il s'agira de parler de l'«homme-mâle», nous lui soustrairons cet attribut, il ne sera plus que l'homme*. Barjavel fait une distinction non voilée entre l'homme et la femme, il ne fais pas de la femme l'égale de l'homme, il s'attriste qu'elle ne veuille être que cela. Une différence de statut donc, mais pas de niveau. Il n'en fait pas une actrice de second plan, son rôle est simplement tout autre, et à ce titre, elle n'est donc pas exempte de responsabilités. L'individu n'est pas coupable, son rôle est bien mineur, en deça de celui qu'il croît jouer. Mais les hommes, aucun d'entre eux et tous réunis, sont plus irresponsables que leurs compagnes, puisqu'ils détiennent sans partage la gouverne du monde et la maîtrise des sciences. Les femmes n'ont de vue que pour ce qui leur est proche. Le couple symbolique est celui que l'on retrouve dans l'arche de «La nuit des temps» : l'homme-Coban est le scientifique, et de sa science aux intentions bienfaitrice naît la souffrance, dans le roman, celle d'Elea, séparée de Païkan. La femme-Elea est la génitrice et celle sur qui repose les charges du présent et du futur, que ce soit du foyer ou de l'humanité. C'est aussi celui de «Colomb de la lune» : l'homme-Colomb est le naïf endormi qui, avec d'autres hommes et sous l'impulsion de la science, rêve de conquêtes, de découvertes. La femme-Marthe brûle du feu de l'amour, elle est possessive et vit en prévision du lendemain, sans compassion pour l'aimé d'hier, seule attentive à des jours prochains. Enfin, en termes de responsabilités, l'homme est celui que l'on retrouve un peu partout dans ses romans, niais et imprudent, qui édifie des situations instables et dangereuses, qui ne manquent jamais de flamber. C'est celui qui se jette dans la guerre, puis en ayant souffert, victime, celui qui dans la paix dont il ne prend garde s'enferme dans les villes polluées et maltraite son prochain. La femme est celle que l'on trouve dans «Le diable l'emporte». Soucieuse d'affirmer ses marques, plus terre à terre, et violente pour l'amour, possessive et bien plus agressive (mais sans violence) que l'homme qui est un idiot, alors que la femme est un dragon. Cette différence ne fait pas de Barjavel un misogyne. L'homme a devant lui le spectacle de la nature, de l'univers... et de la femme, qui est toujours le sommet du merveilleux «Voilà une créature ravissante, que Vous avez particulièrement réussie, toute en douces courbes et en merveilleux équilibres de formes et de mouvements (13)». Lui est le chasseur, puis le penseur et l'ingénieux savant. Il découvre et s'émerveille avec tendresse et naïveté, mais aussi avec imprudence et maladresse. La femme ne se pose pas tant de questions, elle ne veut pas comprendre, elle veut avoir, et devant l'homme encore abruti de ses pouvoirs et de ses balbutiements de savoir, sa compagne s'impose comme une montagne de certitude qui veut le dévorer, flambeau de l'amour. C'est alors l'homme-Olof qui court après l'amour de Judith, et qui se résigne pour noyer ses déceptions dans la science, dont il fait une arme «Il faut toujours que vous fermiez quelques chose de vous ! votre tête, votre coeur ou votre sexe, ou les trois... Vous croyez vous mettre à l'abri... Vous ne faites que meurtrir les hommes qui vous aiment. Vous les obligez, pour vous connaître, à se transformer en conquérant. Alors ils fabriquent des bombes... Ce n'est pas le monde qu'ils veulent détruire, c'est le mur derrière lequel vous vous cachez (16)», et c'est la femme-judith qui tient les cordons de l'amour, qui le délivre du mal, qui le dirige. L'intelligence masculine est raisonnable et scientifique, elle est alors souvent incertaine, tâtonne, complote et se trompe. Quand elle est féminine, c'est pour l'amour, diriger et prendre des décisions, mais aussi pour accaparer et posséder. Les idéaux de l'homme-Olivier dans «Les chemins de Katmandou»ne tardent pas à fondre pour le laisser perplexe et perdu, la femme-Mathilde va jusqu'au bout de ses idées, jusqu'à la mort. Aussi son père ne tarde-t'il pas à tirer les conclusions «Ce n'est pas à la raison d'une fille qu'il faut s'adresser, même si elle est intelligente. D'ailleurs, même la fille la plus intelligente du monde n'est pas réellement intelligente au sens où l'entends un esprit masculin (9)». Pour ses prédispositions, Barjavel regrette que la femme n'ai qu'un rôle mineur dans la société. Il lui sied une assise toute particulière, non pour la rendre encore plus dépendante de l'homme, mais pour lui donner la place qui est la sienne dans une société qui fait de la femme l'égale de l'homme, mais qui s'empresse de l'écraser. N'écrit-il pas dans le Journal du Dimanche «L'histoire de l'humanité, c'est l'histoire des mâles. Cette terre morcelée, haineuse, sublime et absurde, ce sont nos pères, et nous, mes frères, qui l'avons faites[...]Si nous voulons que la paix et l'ordre économique s'établissent, que les problèmes soient examinés dans l'intérêt de tous et les décisions prises pour la sauvegarde générale, je crois, Messieurs, mes frères, qu'il faut que les femmes s'en mêlent[...]Sur la route, les femmes au volant ne tuent pas ; elles n'ont pas de supériorité virile à affirmer avec l'accélérateur. Elles font faire à la voiture ce pour quoi elle est faite ; se déplacer et non se transformer en projectile. Elles pourraient, certainement, faire la même chose avec ce véhicule qui nous transporte tous, la terre (22)»

«l'homme...[...]Je lui avais donné Quelque Chose... Une inquiétude, un élan, une chance... (13)»

L'homme et la femme, tout deux différents, ne font plus qu'un pour affronter Ce qui les laisse ignorants et perdus, les précipite au sommet de la chaîne de la souffrance et de l'assassinat du vivant, les infecte de maladies, les condamne à vieillir et s'éteindre, leur impose les guerres et les mène à l'autodestruction. L'Homme est au sommet de la création, mais il ne l'achève pas, il est la transition vers un futur qu'il conduit «Regardons la pyramide de la création au sommet de laquelle il se trouve hissé:

 ?
l'esprit humain
la vie
la matière
l'énergie
rien

le point d'interrogation, c'est la suite inconnue et inévitable de l'évolution, de l'élan irrésistible vers le haut. Cette "pyramide", en vérité, a plutôt la forme d'une carotte ! C'est une racine, ça crève les yeux ! L'arbre humain n'a pas encore commencé de pousser. Il est juste en train de sortir de terre (21)». L'Homme est le bras de la création, il a une tâche a accomplir, et c'est là le premier grand axe relatif à ce thème. Peut-il décider de l'orientation à prendre ? Est-il maître de sa destinée ? «Le choix est pour demain. Il est peut-être déjà fait (7)», et cette constatation avancée, il faut de l'Homme qu'il sache où est sa place, qu'il prenne conscience qu'il s'en est éloigné et que c'est lui le sommet organisateur de la création «l'homme, créature infime, mais pensante, est peut-être appelé à poser ses pieds partout où se pose sa pensée. Dieu l'a peut-être créé pour cela, pour qu'il se mesure à l'infini, et qu'il l'emplisse (21)». Mais l'Homme s'est égaré, Barjavel en tient une grande rancoeur à l'égard de l'église, pour avoir étouffé la religion qui est le lien entre la création et l'esprit, mais surtout pour perpétuer l'ignorance en entretenant des croyances ridicules. La science se borne à l'autosatisfaction de ses avancées qui ne l'emmènent nulle part, et l'individu n'est plus qu'une proie aux divergences politiques et aux maux sociaux. L'individu esseulé ne doit pas pour autant s'abandonner à la sinistrose ambiante. Il Vit, et ne dois jamais l'oublier. La vie doit être considérée comme le miracle qu'elle est, et l'on doit profiter de la joie qu'elle procure. Quelle que soit la situation de l'Homme et les conditions qu'il doit affronter, c'est de lui seul que viendra son bonheur «chaque jour qui commence peut être une occasion de chant aussi bien que de pleurs. Et cela dépend surtout, pour chacun, de chacun». Chacun dans l'égalité est pourvu des mêmes moyens que quiconque pour vivre et connaître les prodiges et goûter les milles merveilles, simples mais intenses, qui l'entourent «Peut-on imaginer créature plus privilégiée que l'homme ? Si infime, si misérable, si fragile, et cependant capable d'affronter par la pensée l'univers et de faire germer dans sa petite tête l'idée de l'infini. Et capable de goutter à tout instant toutes les joies que cet univers semble fabriquer exprès pour lui, et jette sans arrêt vers les portes de ses sens, de sa sensibilité et de son esprit». Le bonheur est une finalité, dans l'attente et la recherche de la place qu'il a perdu, l'Homme ne doit pas passer les yeux fermés sur ce qui lui est accessible. En plus de sa déchéance spirituelle, contre laquelle il doit lutter pour orienter sa marche, il se laisse facilement emporter par la déchéance sociale, et c'est ainsi que l'Homme, à qui est donné la chance de la Vie, ne connaît que la souffrance. Il souffre d'être vivant, avec les maux et la souffrance physique, les maladies et la mort, les manques que la nature lui impose, en espace, en nourriture ou autres ressources. Il souffre aussi d'être un Homme, de ses guerres, son égoïsme et ses ségrégations, son nationalisme aveugle et ses phobies. Enfin il souffre de l'absurdité dans laquelle il est plongé, et surtout, contre laquelle il ne fait rien, s'entichant des dieux pour enfants ou s'aveuglant d'une science outil devenue science maîtresse. De cette communauté des Hommes qui ne semble pas prête à endosser ses responsabilités, Barjavel a extrait l'individu, qui doit faire le travail de tous, pour lui tout seul. Il doit, s'il ne peut venir à bout de l'angoisse de sa condition et du rôle de l'être humain dans la création, ne pas les oublier «sans espoir de réponse, si tu ne cries pas la question, tu n'es qu'un os (7)» et s'insurger contre les organisations, politiques ou religieuses, responsables, même s'il a peu d'espoir en revendiquant et manifestant «Il valait mieux se conduire comme un troupeau de brebis que comme un tas de cailloux (16)». Il doit aussi se pencher sur son prochain, lui assurer son amitié et s'attacher à être juste et bon. Il faut faire ce que les autres attendent de nous avec entrain et s'évertuer à y apporter tous soins. Ainsi, comme lui, il invite à aimer son métier et à le faire du mieux possible. C'est de chaque individu soigneux que l'humanité empruntera des voies nouvelles et dignes. Pareillement, il ne doit pas décider du sort de son prochain, et tuer, quelqu'en soit le prétexte, est haïssable. L'Homme dispose de sa seule vie, il peut mourir d'une idée mais ne doit retourner l'arme pour convaincre. Puis c'est à lui même que l'Homme doit penser, non dans l'indifférence de tout le reste, mais dans son harmonie. S'il se bat pour une évolution de sa condition, qu'il n'oublies pas ce qu'il a déjà acquis «le bonheur de vivre[...]consiste à profiter de ce qu'on à, tout en travaillant et luttant pour avoir mieux (13)». Tout est là pour notre bonheur, il faut «Vivre chaque seconde comme un siècle de merveilles. Un regard sur une fleur contient l'univers et l'éternité», rien ne manque plus que notre volonté, rien d'autre n'est nécessaire «Il y a une chose que nous pouvons apprendre seuls : c'est à ne pas oublier la joie de l'instant. La joie d'être vivant, avec la fleur et l'oiseau, et de le savoir». Les divers maux qui feront obstructions sont tous surmontables, et ne sont que piètres détails en comparaison des horizons accessibles. Le bonheur doit être connu pour être exploité, si on l'ignore, on désespère dans le malheur «beaucoup de gens étaient heureux, mais ne le savaient pas, et gémissaient leur malheur». Au lieu d'attendre l'effet du temps pour assagir les Hommes, il faut que ceux-ci prennent soins d'eux mêmes, et de leurs proches. Chacun a une incidence sur la vie de son prochain, qu'il veuille que ce soit en bien «Nous sommes solidaires. Chaque action d'un de nous influe sur le destin des autres. Chacun de nos sentiments, haine ou amour, est servi au festin général, nourriture ou poison». Voilà toute la dimension philanthropique de l'auteur, il aspire au bonheur de tous, celui de chacun, qui à son tour doit contribuer à passer le flambeau à son voisin. C'est à la fois facile et désespéré, perdu et gagné, «L'horreur, l'absurde, sont là, toujours, mais la beauté et la joie aussi». Puis avec la fin de son oeuvre vient l'ère de l'Homme en tant que finalité, et au delà de sa vision panthéiste où l'Homme est coulé dans la création, il accuse une vision anthropique où l'Homme est acteur dans le développement futur de l'univers «Comment peux-tu savoir si, dans Mon Big-Bang instantané, en un fragment infime et démesuré du temps, Je n'ai pas eu le réflexe divin de fabriquer ce moyen de sauvetage, l'homme, cette disposition de sécurité chargée de me délivrer, soit par l'amour, soit par le feu, de cette Création sur laquelle Je Me suis Moi-même crucifié ? (13)», à lui d'être responsable, en retrouvant sa place, et en se refusant d'être guidé par l'inconnu pour accomplir une tâche qu'il ignore. L'humanité de demain s'ouvrira naturellement au Tout qu'elle peuplera et perfectionnera, il ne faudra plus sans-cesse se forcer à l'observation de ce que nous entoure et s'en réjouir, puisque ce sera la tâche et l'occupation de chacun. La vieillesse n'aura plus de prise, l'on sera âgé sans devenir vieux. La beauté ne quittera plus les femmes, la volonté restera à l'Homme, et au terme de sa vie, «familiarisé avec l'idée de mourir», l'Homme partira heureux d'avoir bien vécu, sans remords et regrets.

L'humanité

«ils sont aussi cons qu'avant et prêts à faire de nouveau sauter la baraque. C'est pas beau, ça ? C'est l'homme ! (8)»

Ce thème est très proche du précédant, il eut été facile de les scinder, ce qui n'est fait pour éviter toute confusion. Par humanité nous entendons nature humaine, c'est-à-dire le comportement de la foule des Hommes, de la société, et ceci dans le temps, donc de la civilisation ; c'est la mouvance des sociétés sur terre, depuis l'éternité jusqu'à la fin des temps. Barjavel qui ouvre à l'individu toutes les portes de la plénitude des joies et du bonheur, pour qui rien ne peut se dérober si tant est qu'il ouvre les yeux, laisse l'humanité en proie au déclin et au cataclysme. Est-ce la faute de l'Homme ? Que celui-ci s'occupe d'abord de lui avant de se battre contre les foules qui se débattent dans l'éternité. Peut-être est-ce même une des vertus de la mortalité de l'individu là où l'espèce semble immortelle : pousser l'homme à profiter d'un bonheur qu'il sait limité dans le temps, plutôt qu'à un ennui éternel. Profiter de sa vie n'est possible que parce qu'elle est éphémère. L'auteur aborde bien le thème, développe cette idée, mais n'ira guère plus loin. Dans «Le grand secret», où une poignée d'hommes expérimente l'immortalité, Barjavel joue plus la carte de l'histoire-catastrophe bien menée que celle d'une étude réfléchie et argumentée de l'immortalité, ce qui fait de cette oeuvre un très grand roman, mais un Barjavel à part. L'auteur constate que l'humanité est brutale, sanguinaire, conduit les guerres et les massacres, est responsable du mal-être des Hommes qu'elle entasse dans les villes polluées et arrose de maladies, elle les assomme d'un progrès malsain et incontrôlé qui joue contre eux. Barjavel est souvent vu comme un auteur pessimiste, voire misanthrope, sans confiance en les Hommes qu'il plonge régulièrement dans les catastrophes et autres fins du monde. Malheureusement, ce n'est pas lui qui invente la souffrance et dépeint l'horreur de notre condition, il ne fait qu'utiliser ce qui existe déjà : «Les personnages et les événements de ce roman sont imaginaires. Toute ressemblance avec des événements réels serait au-dessous de la vérité» écrit-il en introduction de «Le diable l'emporte», où vont se poursuivre les guerres, les tortures et les massacres. Barjavel ne se voile pas la face, il ne tente pas de dorer la condition humaine qu'il sait pitoyable. Ses oeuvres sont aussi marquées d'une touche de réalisme, auquel il a ajouté un scénario et beaucoup d'ironie, et surtout, beaucoup d'amour et de compassion pour ses personnages. L'humanité n'a pas le droit de tuer le bonheur de l'Homme, il faut se défendre contre elle. Ce n'est pas un vice de l'auteur que de précipiter les civilisation tour à tour dans le chaos, c'est avant tout l'occasion de sauver des individus qui ne se laissent pas prendre à la dérive de la catastrophe. Il tente lui même parfois de faire évoluer la nature humaine. Dans «Le diable l'emporte», «Une rose au paradis» et «Si j'étais Dieu», les civilisations perdues donnent jour à de nouveaux espoirs, espoirs seulement puisque de leur naissance se conclue la fin du roman. Dans «la tempête», il fait appel à la S.-F. pour, d'une mutation causée par les radiations, sauver d'une civilisation succombante une espèce dotée d'un cortex en mutation et la doter d'un cerveau qui rendra l'humanité digne des Hommes. Enfin, dans «Le voyageur imprudent» et «Si j'étais Dieu», l'humanité évoluant ne peut le faire qu'au désavantage de l'Homme, qui en souffrirait, car ce serait par sur-développement des vertus nécessaires à la société «L'homme s'est oublié en tant qu'individu. Il ne possède plus de sensation ni de pensée personnelle. Il vit pour et par ses frères (2)», occasion de placer le paradoxe qui lie le bonheur au malheur, tout ce dont l'Homme peut jouir dépend de ce qui le fait souffrir. Que l'humanité soit mauvaise, avec ou contre nous, n'est que d'une importance secondaire «c'est ainsi que cela doit être, pour que toutes les directions soient explorées (21)». Il ne faut pas que l'Homme concède au bonheur que lui seul peut s'offrir, l'humanité sera assez diligente pour se détruire ou accomplir les desseins que la création lui a prescrits sans que les individus s'en mêlent. Avec le temps, Barjavel devenait optimiste quant à l'humanité, sans pour autant faire de l'Homme un de ses rouages parfait, il la voulait destinée à emplir l'univers de la trace des Hommes et lui faire achever le règne de l'assassinat du vivant : tuer pour manger, manger pour l'être à son tour. Globalement, son conseil se résume à ne pas attendre que l'humanité s'améliore, ce qui peut prendre beaucoup de temps, et même ne pas arriver, mais plutôt de penser à nous et nos semblables, individus et vivants, ce qui en est peut-être la condition première. Il aura à cette intention révélé la chance qu'ont certaines nations bougonnes, comme la France, de laisser à l'Homme la possibilité d'être heureux malgré tout. Il y a la liberté, on ne meurt pas de faim, et la guerre nous épargne. Là où l'humanité féroce agresse l'Homme, au Viet-Nam par exemple lorsqu'il écrivait pour le Journal du Dimanche, celui-ci n'a pas la chance de se révolter contre la société de consommation, et être vivant pour lui ce n'est pas métro-boulot-dodo, mais c'est être combattant pour survivre, avoir peur et souffrir continuellement. Les Hommes dangereux pour l'Homme ? Certainement, et tant que l'on peut se battre pour qu'il en soit autrement, il ne faut pas dissiper son énergie en fausse révolution et mauvaise protestations «la violence appelle la violence». Il n'aura eu de cesse de nous rappeler que la vie est là et qu'il faut - on ne peut y rester indifférent - en profiter. Il ne disait pas nécessaire que l'on s'occupe d'un côté à aider les autres. Qu'une société commence à s'immiscer dans les affaires d'une voisine avec ses bonnes intentions d'y amener le bonheur est une entreprise hasardeuse. L'aide, lorsqu'elle est demandée et qu'on peut y pourvoir est une bonne chose. Mais c'est avant tout aux Hommes concernés de s'attacher à rendre leurs jours meilleurs, puisque là est la finalité. Ainsi, par exemple, lorsqu'il évoquait la situation au Moyen-Orient, il affirmait que la paix solide n'était possible que si juifs et palestiniens en étaient les acteurs, et nouaient amitié, ensemble, contre la bêtise des antagonismes nationalistes et territoriaux, et loin des conseils des autres nations. ce qui compte plus que de savoir à qui est la terre, c'est les Hommes qui la baignent de leur sang.

L'amour

«L'amour c'est l'oubli de soi (7)»

Même sous le phare de la vérité accablante qu'il braque sur les Hommes dans «La Faim du Tigre», il y a l'amour pour surgir de la tempête et se faire une bouée des Hommes à la dérive. Aussi, lorsque l'on sait son existence, et que l'on ne peut le quérir, il en naît un malaise à l'égal du manque spirituel «il sait que cette femme est celle qu'il lui faut, celle qu'il a cherchée, ou peut-être pas cherchée, pas attendue, mais maintenant il sait qu'il la lui faut et qu'il l'attendait avec une effroyable angoisse de ne pas la trouver (3)». Et puis l'amour n'est pas accessible à tous, et il ne faut pas le confondre avec l'ordre impérieux de l'espèce qui précipite les êtres les uns sur les autres pour perpétuer la vie «[...]la loi de l'espèce[nous]mène par le bout du sexe. Tristan, Roméo sont de simples porte-graine. Ils ont mission de la déposer dans le terrain qui l'attend et qui est toujours le même, qu'il se nomme Iseult ou Juliette (7)», et il est facile de se confiner dans son rôle de géniteur, le plaisir en émanant est personnel, ce n'est pas de l'amour. Le sexe est à la vie, l'amour est à l'Homme. S'il est certain que la jouissance du plaisir charnel éveille des joies ineffables, elles sont très courtes et précédant de grandes déceptions, avant de rétablir l'indifférence première «Nous ne nous donnons à la femme que pour nous reprendre aussitôt. Nous sommes pleins de calculs et d'arrière-pensées. Après une seconde d'abandon, nous nous rétractons dans notre cuirasse de suffisance et d'égoïsme (2)». La confusion guette, trouver l'amour n'est pas facile, et même le plus vertueux des chevaliers, Arthur, peut s'y méprendre et confondre «ce qu'il croirait être les élans de son coeur d'homme, alors qu'ils ne seraient que ceux de sa nature animale (18)». Tout ce qui est possession n'est amour, ce serait aimer une femme comme l'on aime une cravate «Nous disons "je t'aime" nous le disons de la femme, mais aussi du fruit que nous mangeons, de la cravate que nous avons choisie, et la femme le dit de son rouge à lèvre (8)». Simon, dans «La nuit des Temps», apprend à aimer Elea pour elle, et non pour lui. Sa jalousie fane, et l'amour d'Elea s'éveille. L'amour est l'union de deux êtres désintéressés (non indifférents) de leur personne, et dont l'abandon réciproque engendre l'union parfaite de deux corps, deux vies, deux âmes, c'est là un «véritable amour, partagé de coeur et de corps (10)». L'amour demande à s'effacer devant le choix de l'être aimé, quel qu'il soit, et le contraindre serait tenir à ses positions et donc faire preuve d'indifférence à l'égard de l'autre. La jalousie est le contraire de l'amour, elle est la preuve d'un manque de confiance et d'égoïsme. Aussi, lorsque l'amour véritable d'hier meurt, il est vain de vouloir le retenir, c'est le ponctuer de haine et le déchirer. L'amour est plus fort que la parole ou la promesse. Le mariage est une coutume dépourvue de sens, et n'était utile que lorsque le prête en vertu de sa connaissance des Hommes et du monde assemblait les êtres «compatibles», sans laisser place au hasard, qui gouverne aujourd'hui pour le mal de tous, ou presque, «il y a des hasards heureux (6)». Le manque qu'accuse l'ignorance de l'église qui faillit dans son rôle doit être pourvu, dans «La nuit des temps», la société idéale Gonda célèbre le rite de la désignation. De nos jours l'on peut se tromper mille fois sans jamais trouver, aussi Barjavel ne condamne pas un amour qui s'épanouit hors du mariage, ce n'est pas un adultère, c'est le mariage qui est mauvais. Dans «le grand secret», Jeanne et Roland se sont trouvés malgré leur erreur respective dont ils portent l'alliance. Le mari de Jeanne aime sa femme, il la laisse aimer un autre «Au niveau d'intelligence qui était le sien, l'égoïsme, les préjugés, la jalousie, n'existent plus. Et il lui avait donné mille fois la preuve que son amour pour elle n'avait qu'un but : la rendre heureuse, quel que fût le visage qu'elle donnait à son bonheur (10)». Ce n'est pas pour autant qu'il faille l'exposer, ou goûter à tout ce qui se présente, c'est se faire une «bouche d'égoût (22)». Et même pour celui qui serait tombé dans cet excès, s'il trouve la force de renaître à l'amour, à revivre ce miracle, à s'abandonner pour l'autre, à partager les angoisses et se tailler un chemin dans l'absurde pour trouver leur vérité, alors rien ne compte plus que l'amour «Elle pouvait avoir couché avec ce type et avec dix mille autres, cela n'avait pas plus d'importance que quelques grains de poussière. Ce qui était important, unique, c'est qu'ils étaient faits pour être ensemble, que depuis le commencement des commencements tout avait été créé pour qu'ils fussent ensemble, réunis au milieu de tout (9)». C'est aux individus de prendre garde de ne pas s'abandonner aux inclinaisons qui les dirigerait sur les premières pistes praticables. L'amour ne doit rien à la beauté, qui est une des ressources de l'espèce pour précipiter deux êtres dont les physiques s'aimantent, mais ces attraits de surface s'effacent vite. La beauté s'ignore, elle se découvre dans l'intimité «les visages les plus laids sont ceux des plus belles, qui le savent (3)», et «l'intimité est charnelle (10)». A ceux qui connaissent et consument l'amour, il n'y a de limites, ils ne se contentent plus de prendre, et le don ne se résume pas à donner, ils vivent du bonheur de l'autre en plus du leur «Ce que l'on nomme une joie partagée par un homme et une femme qui s'aiment est en réalité une joie multipliée (10)». La puissance qui s'en dégage est alors si intense qu'elle est intemporelle et indicible et reste seule accessible aux amants «Il y en a[...]dont L'union semble avoir commencé au commencement de la vie du monde. Pour ceux-là, le mot bonheur ne suffit pas (8)». La joie de l'amour se puise dans le bonheur de l'autre qui le donne alors que s'abandonne le notre. Rien ne se possède, excepté l'amour, et lorsque l'on aime un Homme pour lui et non pour soi, lorsque l'on aime une chose comme telle et non pour l'avoir, l'amour est sans limite «Vous ne devez accepter en vous qu'un seul sentiment : l'amour. Mais ne le confondez pas avec le désir de possession. Vous devez aimer tout, mais rien ne vous appartient[...]Rien, dans la création, ne vous appartient plus que le soleil qui vous chauffe. Mais tout est à vous si vous savez voir, entendre, toucher, aimer[...]A celui qui convoite, tout manque, car les bras de l'homme sont courts, et il ne peut pas beaucoup étreindre. A celui qui aime, l'univers appartient, car il n'y a pas de limites à l'amour (21)». Véritablement, l'amour ne se limite pas, ne se contient pas, il faut aimer la vie comme la femme, la rose comme l'épine, rien n'est laid qu'un regard horrifié, même ce qui paraît déplaisant ou agressif n'est qu'un habit à une beauté non encore découverte «la rose sans l'épine ne serait qu'une pivoine (11)». Et même si l'individu capable de donner l'amour ne peut le recevoir et se heurte sur des murs d'égoïsme, «il est toujours bon d'aimer (7)».

La vie

«La vrai réalité[...]c'est la vie (14)»

Barjavel se défendait bien de s'attribuer le statut de philosophe, il y a pourtant de quoi fonder une école tout autour de ce thème, la vie, sur lequel il argumente ses positions relatives à Dieu, la création et l'Homme. Ce n'est pas là un thème très important, mais certainement est-ce le thème central, qui lie tous les autres. La vie est une certitude, bien plus patente que l'existence, la matière, Dieu ou tout autre concept, qui peuvent n'être qu'illusoire. L'amour même, à y bien regarder, se farde et se masque pour se révéler sous un jour qui nous complait «Mais Dieu aidant, et celle aussi à qui je pense, j'aurai bientôt retrouvé la faculté d'illusion (2)», l'amour est sauf. Et si la matière est aussi illusoire, la vie que l'on possède nous permet d'en profiter réellement «La réalité matérielle n'était qu'un théâtre infini d'illusions, mais la beauté de ces illusions était réelle (10)». Aussi, devant l'évidence de ce qui ne peut se nier, l'Homme n'a pas le droit de fermer les yeux et ne peut clamer plus longtemps son désarroi, ou crier à l'absurde, l'incertain et l'inexistant tant qu'il se refuse à reconnaître l'évidence : la vie. Même la création qui est la preuve tangible d'un agencement voulu et organisé est soumise à la discussion qui la confronte au hasard, l'évolution, la nécessité. La vie elle est indubitable, l'homme vit, et souvent, il ne le sait pas «Vivre, ce n'est absolument pas ordinaire. C'est inexplicable, fantastique, phénoménal. C'est, surtout, exceptionnel (14)». La vie, c'est avant tout une mise en oeuvre démesurée pour se perpétuer, l'on se rappelle son célèbre exemple des 800 millions de spermatozoïdes pour un seul organisme, et beaucoup plus chez les autres mammifères. La vie, c'est aussi un agencement parfait du corps à disposition de l'individu, qui n'a rien à faire d'autre que vivre, tout fonctionne sans lui «le gouvernement d'un monde aussi complexe que le corps humain réclame une connaissance totale des ressources de la matière et des lois de notre univers (7)», c'est la vie qui crée l'oreille, à la pointe de la performance technique du vivant. Ces facettes de la vie sont source d'émerveillement. Mais la vie, c'est aussi l'absurde, l'assassinat, la souffrance, ce qui rend le système incohérent «Tant de miraculeuses inventions mises au service des êtres vivants, tant de génie dépensé dans leur édification, tant de formidables précautions prises pour qu'ils se perpétuent et se multiplient, tout cela serait totalement inefficace, sans l'assassinat (7)», et l'Homme n'est en dehors de la chaîne qu'en apparence, son ennemi est microscopique. Puis l'individu apparaît au service de la vie, il se débat sans possibilité de s'extraire de la foule du vivant pour la porter, elle devient une finalité, à son mépris «c'est lui qui continuera, et c'est nous qui allons mourir (7)». C'est donc la vie-tyran qui succède à la vie-prodige. Ce constat fait de l'Homme l'égal, et nullement le supérieur, de tous les autres vivants. Mais Barjavel ne désespère pas que l'Homme trouve un jour le fil conducteur de la création qu'il doive suivre, et qu'il mette fin à ce règne de la violence et de la souffrance. Soit en libérant les espèces par leur mort, après laquelle elles courent de toute façon, harcelée par la peur et la chasse, soit en mettant fin à la vie toute entière qui est un «raté» de la création, et l'Homme est conduit biologiquement pour cette exécution, la guerre n'est plus de son ressort, elle lui est dictée, tout comme la reproduction ou la tuerie pour se nourrir. L'Homme peut riposter, de sa condition de Vivant il peut exalter les vertus et annihiler les défauts, il peut se défendre contre la Vie «ni la loi ni l'espèce ne se soucient des individus. Mais ce sont les individus qui vont griller. C'est donc aux individus à se défendre contre l'espèce et contre la loi (7)». Chacun porte en lui la vie individuelle, qu'il sache en profiter, et la vie de l'espèce, qui justifie sa présence. Que la vie soit moteur de la création, finalité ou véhicule, elle n'a d'intérêt que pour le genre humain, s'il daigne en tirer profit. Le lièvre est intégré dans «la lignée de la peur», il est lui aussi un univers de miracle, et est pourvu d'atouts similaires et parfois supérieurs à ceux de l'Homme. Mais le lièvre ne vit que pour la peur, et pour nourrir ses prédateurs. Ce non-sens ne justifie pas la vie du lièvre. L'Homme est assailli par les maladies, il est comme les autres la proie d'un carnassier qui peut s'en nourrir, il doit tuer pour s'alimenter... Mais l'Homme peut bâtir la médecine et se défendre, construire un abri et se soustraire aux prédateurs, peut synthétiser la nourriture, et ne plus vivre par le sang (ce qui est anticipé, mais permanent, on retrouve la nourriture synthétique de «Ravage», première oeuvre, à «Demain le Paradis», dernière). L'Homme enfin n'est pas vivant pour avoir peur, mais pour observer, étendre ses capacités sensitives, scruter les galaxies et regarder les atomes. La vie est au service des Hommes, mais aussi de l'Homme, et c'est à lui qu'incombera la tâche de la régulariser pour que cesse l'atroce règne de l'assassinat. Tout comme la science (voir ci-dessous), la vie n'est ni bonne ni mauvaise en soi, c'est de l'Homme qu'il dépende qu'elle bascule d'un côté ou de l'autre.

La science et la technique

«C'est un feu d'artifice, qui met parfois le feu au quartier... (21)»

Beaucoup de critiques ou d'analystes littéraire on dit de Barjavel qu'il développait des thèses anti-scientifiques et anti-technologiques, et qu'il préconisait un «retour à la terre». Ce n'est pas faux, mais l'affirmation n'est pas pertinente et ainsi présentée est sans valeur, elle est dépouillée du contexte dans lequel elle prenait un sens tout à fait différent et bien plus constructeur que celui-ci, où elle apparait comme simple protestation vaine et inutile d'un réactionnaire qu'il n'est pas. Dans la thématique Barjavelienne, La science et la technique doivent être au service de l'Homme, extension de ses capacités pour le soustraire à la faim, la maladie, au labeur et à la fatigue. Le visage de la science pour Barjavel est à l'image de la civilisation qui la battit, imprudente, hasardeuse, dangereuse. Barjavel est mort avant l'accident de Tchernobyl. Ce n'est pas dans un roman de S.-F. qu'il avait mis en garde les Hommes contre l'usage des usines à fission, qui pour arriver à des fins technologiques (produire de l'énergie) sont insouciantes des Hommes, de leur sécurité, leur santé, tout cela pour leur apporter un semblant de bien être, que l'on pourrait acquérir autrement, sans danger pour quiconque et sans dommage pour nulle chose. Ce n'est pas pour autant la fin de la technologie qu'il faut envisager, mais le début d'un technologie saine, qui n'est plus au service de la rentabilité, de la guerre et du profit, mais au service de l'Homme. Quel scientifique de Tchernobyl n'aurait été d'accord avec les propositions de sa lettre ouverte au matin du 27 avril 1986 ? Aurait-il devant l'évidence été obligé d'affirmer qu'il était anti-progressiste et ennemi de la science ? C'est le progrès malsain pour l'Homme que Barjavel condamne, et s'il est volontairement nocif aux Hommes, telles les bombes qui ne cessent d'attiser l'intérêt scientifique, il n'est que l'oeuvre des médiocres «Les mauvais sont mauvais parce qu'ils sont stupides, gris, sans lumière (18)», il est en effet plus facile de faire sauter une bombe dans le chaos et les fracas que de canaliser l'énergie pour en tirer du chauffage ou de la lumière. Lorsqu'il montre du doigt, c'est aussitôt pour proposer une alternative aux débouchés plus profitables, même s'il fait pour cela quelques fois recours à la Science-Fiction. Les villes ? Plus de ville, ce sont des nids de pourritures où la pollution ravage les Hommes et le mode de vie tue les bonnes volontés «L'usine, la radio et l'alcool réunis détraquaient un grand nombre de cerveaux (1)». Il faut retrouver la saine vie en petites communautés, des villages en somme. Il ne propose pas de revenir à la charrue et au toit de chaume. Des villages modernes, avec le confort de la technologie. Le pétrole fait partie de ce que la technologie moderne apporte comme un produit miracle et qui n'est en réalité qu'un danger, et lorsque les pays arabes lors de la crise de 1973 menaçaient de sa privation, ce n'était pas pour lui déplaire. Ne pas vouloir à tout prix courir après le progrès et oublier de vivre, le message est toujours le même. Et ne pas faire appel à nos technologie lorsque c'est inutile, par simple plaisir d'affirmer ses possibilités en copiant mal la nature et en dispensant maladroitement nos soins que l'on pourrait prodiguer avec raison «un maire endette sa commune pour faire construire une belle piscine bleue» même si «il ya déjà la rivière où les enfants apprennent à nager en cherchant des truites sous les cailloux, et qu'il conviendrait de dépenser l'argent à empêcher la pollution de la rivière plutôt qu'à creuser un trou parallélépipédique pour l'emplir d'eau javellisée (13)». Même la technologie la plus inoffensive peut être nocive. Le poste radio ? Ce n'est pas là un accessoire dangereux ! Regardons bien, Barjavel nous dit que si. A cause du poste, les Hommes ne chantent plus, ils ne s'écoutent plus les uns les autres, n'échangent plus de chansons, ils écoutent. Chacun loin des autres. Le métro ? Quelle belle machine, rapide et qui contourne les bouchons. Dans une ville où il y a des bouchons, le métro n'est que le moyen d'enjamber les ennuis immédiats pour se précipiter sur les suivants. Le métro n'est pas un vice en soi, il est au service du vice. Avant d'avoir des métros, apprenons à avoir des belles villes, même s'il faudra un temps réapprendre à marcher, au contact de la nature, puisqu'il n'y aura plus de grandes villes, mais beaucoup de petits foyers d'Hommes. Dans ses ouvrages, la technologie est souvent présentée comme un bien pour l'Homme, sauf bien sûr les sus-citées bombes et autres machines diaboliques. Dans «La nuit des temps», les Hommes Gonda, avec leur clé, vivent dans l'égalité des biens et ont tous de quoi vivre l'essentiel et s'offrir le superflu. Barjavel s'est d'ailleurs vu offrir une des premières cartes de crédit, puisque l'on voyait en lui le visionnaire de ce mode d'acquisition des biens. L'on a seulement oublié qu'en Gondawa, la clé la plus riche n'avait pas tout là ou la plus pauvre n'avait rien. Tout ceux qui avaient une clé vivaient en égalité de jouissance des biens. Dans «Demain le paradis», Barjavel nous expose l'avenir des Hommes, avec une humanité un peu moins aveugle et nétoyée de sa cruauté, une technologie adaptée à ses besoins, et des Hommes enfin heureux. Ceux qui taxent Barjavel de condamner la science et la technique devraient consulter ce merveilleux essai, aboutissement d'une vie à vouloir le bien des Hommes. Il remet la science à sa place, Pour les Hommes, et beaucoup seraient étonnés de le voir aller beaucoup plus loin que n'importe quel progressiste acharné et fantaisiste. La seule différence est que lui le fait pour le bien des Hommes, non pour le plaisir de contempler l'évolution incontrôlée d'une technologie folle. Le couple Nature/Technologie n'est pas un paradoxe pour lui, au contraire, les deux doivent être au service de l'Homme. Enfin, pour la Science plus théorique, la Physique, la Biologie etc..., il voyait en elles les possibilités de retrouver les vérités perdues, savoir ce que fait l'Homme dans l'univers, retrouver Dieu... Il faut pour cela que le scientifique se rappelle que son savoir est bien mince, les acquis peu nombreux, et le reste du chemin bien long. Les voies prises ne sont peut-être pas les bonnes, il ne faut pas, une fois encore, chercher à tout prix à manipuler pour voir, à jouer avec les découvertes, mais à se savoir détenteur de moyens efficaces pour comprendre le monde, et d'en faire usage à cet effet. Barjavel croit en l'Homme, en son intelligence aussi, l'on peut retrouver Dieu perdu, mais il faut le vouloir et le savoir. Barjavel contre ou pour la science et la technique ? Ainsi posée, c'est une fausse question, qui se résume à une logique qui s'inscrit dans le droit fil de sa pensée. Il faut prendre garde à ce que tout ce que la technique et les sciences peuvent nous apporter ne serve qu'à des fins utiles à l'Homme, à son confort, et à le mettre sur la trace de Dieu. Même lorsqu'il fait parler un scientifique, il ne place jamais la science au premier plan, mais bel et bien au service du savoir «Nous avons quelques choses en commun qui est plus fort que les différences : c'est le besoin de connaître. Les littérateurs appellent ça l'amour de la science. Moi, j'appelle ça la curiosité. Quand elle est servie par l'intelligence, c'est la plus grande qualité de l'homme (8)». Mais la science comme il l'observe (c'est moins vrai lorsqu'il écrit «Demain le paradis» où il souligne ses changements positifs) se gargarise d'une connaissance tautologique tirée des mystères qu'elle se contente de baptiser, faute de les comprendre. Jim dans «Une rose au paradis» est également déçu de ce savoir qui «se mord la queue», et lorsqu'il demande à sa mère ce qu'est un caillou, celle-ci confiante en la science lui conseille de consulter le dictionnaire «Ah ! "Caillou : pierre de petite dimension..." Il releva la tête, inquiet, demanda à sa mère : - qu'est-ce que c'est, une pierre ? Mme Jonas haussa les épaules. - Qu'est-ce que tu veux que ce soit ? C'est un gros caillou (16)». Une science qui connaît ses limites, se sait non souveraine et au service des Hommes, telle en est sa conception. Il faut stopper l'évolution technologique dangereuse et malsaine qui se développe comme une tumeur et les recherches de principe des Hommes qui croient déjà tout savoir et n'apprendre qu'un peu plus. L'Homme ne sait que le superflu, il l'utilise pour son malheur. Qu'il apprenne à chercher l'essentiel, et que tout soit pour son bonheur.

Dieu

«Dieu, c'est une pâquerette au soleil (les années de la liberté)»

Dieu est un mot bien vague, qui véhicule de nombreuses définitions aussi simplistes que diverses. Barjavel a pris soin de clarifier sa conception et de balayer toutes les autres, et c'est paradoxalement sur ce sujet flou et imprécis qu'il expose le thème le plus clair et sans controverse possible. Dieu est un terme à proscrire, «il a trop servi (7)» et rappelle à nous les notions profondément ancrées dans notre culture par le long apprentissage de la chrétienté par notre civilisation. Bannir le mot appelle à le remplacer, mais ces tentatives sont toutes aussi infructueuses car chaque mot ou néologisme déniche les concepts auxquels ils se rattachent et qui faussent la vision recherchée «que puis-je écrire ? L'Esprit ? Le Créateur ? L'Être suprême ? L'Ordinateur ? Le Grand Architecte ? L'Incréé ? L'Un ? Le Tout ? Le Père ? L'Impersonnel ? La Cause Universelle ? Mille noms, aucun n'est bon, chacun détermine, limite, donne une sorte de personnalité à ce qui ne saurait en avoir (7)». Faute de mieux, l'auteur décide de conserver ce mot, «Dieu», en rappelant toutefois qu'il faut prendre garde de ne laisser courir les images qui s'en dégagent. Dieu, c'est la connaissance perdue qui positionnait l'Homme dans la création et apportait les réponses à ses angoisses et interrogations. En tant que connaissance, il nécessitait peut-être un apprentissage long et ardu qui n'était pas accessible à tous, mais lorsque la connaissance, même ignorée, est assurée de son existence, l'Homme peut se reposer sur ceux qui maîtrisent et qui savent, sans lui même l'avoir acquise. La religion est la discipline qui permet de quérir la connaissance, et l'église le vecteur de l'apprentissage. Mais aujourd'hui, l'église ne sait plus, elle ne peut plus enseigner et cache son ignorance en prêchant une foi à laquelle nul ne peut sérieusement croire, la religion est perdue, l'on en garde que des symboles crus et insensés, et Dieu nous manque «L'homme ne peut vivre sans dieu, Dieu c'est l'explication du commencement et de la fin, c'est l'ordre infini et infime, c'est la justice et l'amour, c'est la présence de tout en chaque chose et en chaque être, c'est la fraternité entre les hommes et entre l'homme et la fourmi et le brin d'herbe et l'éléphant, le lien de l'atome à la galaxie. C'est la seule justification des gloires et des absurdités de l'homme, et sa raison de vivre et de s'en réjouir au lieu de s'y résigner (22)». La société se leurre, personne n'occupe plus la place nécessaire au bien être de tous, c'est le hasard qui succède au savoir, et la cohésion est rompue. Ce qui nous reste n'est plus que souvenir évanescent d'une période où l'agencement social était régit par un savoir spirituel véritable, respecté et utile «une paroisse c'étaient quelques maisons assemblées comme un corps humain, avec chacune sa fonction, son artisan travaillant pour l'ensemble de la communauté et recevant des autres le fruit de leurs travaux. Le prêtre était le cerveau et le coeur. Il mettait en communication le corps de la paroisse avec le reste de l'Univers (7)». Dieu en tant que connaissance, solution spirituelle, est inconnu de tous «personne n'en sait rien. Même les croyants. Ils croient, ils ne savent pas (7)», et le retrouver est d'une nécessité sans égale puisque sans lui l'Homme n'est plus rien, sa vie consiste «en tout et pour tout d'aller du C.A.P. à la retraite à travers dix mille métros (22)», jusqu'à le couronner maître d'un royaume absurde, où la vie est un masque au visage de la mort et de la souffrance, et l'individu un fétu sans importance qui doit la véhiculer. Puis, «La faim du tigre» apaisée, l'auteur prend du recul et Dieu-connaissance devient Dieu-création, Dieu-totalité «Dieu est tout, donc tu es Dieu (13)» maintenant accessible, du moins en partie, à celui qui sait et veut prendre conscience de ce qui l'entoure, et l'Homme redevient souverain dans la création, dont chacun est le centre. Dieu est Tout, et surtout, Dieu est prodigieux, à l'inverse des portraits d'églises «Je ne suis pas saignant, Je ne suis pas mourrant, JE SUIS LA VIE, JE SUIS LA JOIE (13)». Quoi que Dieu puisse être, la vie qu'il nous offre suffit à le justifier «Si le nom de Dieu vous gêne, nommez-le hasard ou évolution, et rendez grâce à ces abstractions de vous avoir fait homme et vivant (21)». Barjavel se trouve des débuts de réponses. L'Homme affine l'harmonie du Tout, en est l'esprit puisque de sa pensée naîtra le renouveau libérateur et l'abolition de la chaîne de la souffrance, ou bien l'Homme est l'exterminateur de la création imparfaite, appelée de notre main à prendre fin. Au pire, les Hommes sont embourbés dans la création, et leur destinées ne leur appartient pas. Quoi qu'il en soit l'Homme n'a pas d'avenir promis dans un paradis où l'attends la vie éternelle, tout comme il ne vit pas pour souffrir et répéter le cycle indéfiniment comme le prétend la religion orientale (pour laquelle Barjavel s'est un temps interessé, son rejet des églises et la recherche d'une vérité est l'aboutissement d'un constat du vide total où flottent des paillettes de ridicule). Il est au sein de prodiges infinis, et possède la vie pour en jouir, si peu qu'il le sache «Il ne s'agit pas d'espérer ou nier une vie future. C'est de notre vie terrestre que nous voulons nous soucier (14)». Une fois encore, c'est en l'Homme que Barjavel place tous ses espoirs. Espoirs de se retrouver, avec la science ou en questionnant les écrits symboliques qui nous sont maintenant fermés. Espoirs en chacun pour ressentir Dieu, faute de pouvoir le comprendre «Dieu était partout, et les "voyageurs" venus le chercher de si loin ne le trouvaient nulle part, parce qu'ils oubliaient de le chercher en eux-mêmes (9)». Aussi, tout comme Perceval, ne doit-on pas négliger de poser la question, incessamment, la réponse viendra peut-être, ne fut-ce que partiellement, n'attendons pas une vie auprès du très haut la mort venue, «Vous auriez reçu le commencement du savoir... Il fallait demander ! Il fallait demander  !... (18)»


Les grandes oeuvres

«Horreur !... Je ne suis pas philosophe !... Fuis ces macheurs de mots... Sois simple... (13)»

L'on retrouve ici une analyse des grandes oeuvres de l'auteur, et nullement un exposé, ce qui nécessite du lecteur de connaître l'ouvrage qui l'intéresse. De cette liste sont absents «La charrette Bleue» et «Journal d'un homme simple», respectivement son autobiographie et son journal écho des années 1949/50. Ces deux ouvrages concernent plus l'auteur que sa thématique, et leur place est dans la biographie. Sont également absents les trois recueils de chroniques «Les années de la lune», «Les années de la liberté» et «Les années de l'homme», car écrites à l'intention d'un lectorat bien ciblé sur des sujets d'époque. Cependant, ces oeuvres ne sont pas dépassées, et sont mêmes indispensables à ceux qui apprécient la pensée de l'auteur ou veulent la consulter plus profondément. Mais alors que les articles sont courts, précis et concis, il est difficile d'en faire une synthèse, car il n'y a pas d'orientation dirigée, d'une page à l'autre l'on balaie de l'univers à la peine de mort. Ces trois ouvrages sont néanmoins recommandés, ils contiennent la quintessence de la pensée Barjavelienne, se lisent avec un intérêt sans retenue, et sont le souvenir sauvé de ceux qui avaient la chance de consulter les propos d'un grand penseur sur les événements quotidiens dans un simple journal. Enfin, «Cinéma Total» est également absent car je n'ai pu trouver nul endroit où me le procurer. Pour les autres références, telles le gros plan sur Henry-François Rey ou les divers écrits éparpillés, il n'est guère d'endroit ici où les placer. Nous nous contentons donc des titres principaux, ce qui ouvre des horizons déjà biens vagues.

Ravage

«La Nature est en train de tout remettre en ordre»

C'est le premier roman de science-fiction de l'auteur, et c'est aussi sa grande oeuvre représentative. C'est pourtant l'oeuvre qui s'éloigne le plus du noyau des ouvrages reflètant avec fidélité la pensée de l'auteur. Le cataclysme est inéluctable et n'est pas un dérapage humain qui aurait pu être évité, puisque c'est la Nature, Dieu peut-être, qui retire aux Hommes l'électricité pour que la civilisation du progrès s'effondre. La technologie n'est pas immorale et fondamentalement nocive pour l'Homme, elle ne fait que donner une importance première aux machines et soustraire celui-ci du travail, et si elle est lointaine de lui, elle n'en est pas pour autant ennemie. C'est donc davantage la confiance sans retenue en la science et la technique qui est décriée plutôt que l'humanité sauvageonne et aggressive, et l'auteur le confirme en commentant son oeuvre avec du recul : à propos de l'histoire que vivent les protagonistes, il dit «Cela ne peut pas se produire. Mais une crise de l'énergie qui verrait les sources de celle-ci se tarir graduellement mais rapidement, si on n'était pas prêt à y faire face, aurait des conséquences à peine moins tragiques». l'Homme abdique devant sa nature pour la confier aux machines : «les hommes se perdirent justement parce qu'ils avaient voulu épargner leur peine. Ils avaient fabriqué mille et mille et mille sortes sortes de machines. Chacune d'elles remplaçait un de leur gestes, un de leurs efforts. Elles travaillaient, marchaient, regardaient, écoutaient pour eux. Ils ne savaient plus se servir de leurs mains. Il ne savaient plus faire effort, plus voir, plus entendre. Autour de leurs os, leur chair inutile avait fondue. Dans leurs cerveaux, toute la connaissance du monde se réduisait à la conduite de ces machines». Les Hommes ont construit des machines, dont la finalité est en soi et non pour eux. C'est le grand thème de «Ravage», l'Homme s'efface devant sa création : Un accident de train, véritable carnage pour les Hommes qui s'y trouvent, est un succès pour la technique puisque le train, lui, n'a eu aucun mal «Ce n'était pas la faute de la Compagnie si les contenus s'étaient avérés moins résistant que le contenant». La bonne santé de l'économie et l'abondance du travail, même si les Hommes n'y trouvent pas leur compte, importe plus que tout, et Barjavel, encore une fois grand visionnaire, parle des «trois glorieuses» bien avant les trente de Fourastié, pour figurer l'essor économique, étranger au sort des Hommes. Puisque la science est en route, c'est que tout va bien, il parle ironiquement de siècle «Ier de l'Ere de Raison», c'est la raison de la Technique, non celle de l'Homme. Il dénonce sa confiance absurde en «La science qui explique tout et peut tout». Ils sont devenus des fétus de paille devant le progrès souverain, les Hommes courent après une évolution de plus en plus hasardeuse, devant laquelle chacun est un peu plus impuissant, et au premier dérapage, ils sont complètement dépassés. François en fait le constat : «Les hommes ont libéré les forces terribles que la nature tenait enfermées avec précaution. Ils ont cru s'en rendre maîtres. Ils ont nommés cela le progrès. C'est un progrès accéléré vers la mort», même si au début, cela semble réellement à sa destination et pour son bien, l'Homme n'est pas encore préparé à se défendre contre sa nature foncièrement mauvaise : «Ils emploient pendant quelque temps ces forces pour construire, puis un beau jour, parce que les hommes sont des hommes, c'est a dire des êtres chez qui le mal domine le bien, parce que le progrès moral de ces hommes est loin d'avoir été aussi rapide que le progrès de leur science, ils tournent celle-ci vers la destruction». Mis à part la qualité certaine du scénario de S.-F., «Ravage» est un médiocre Barjavel, profondément pessimiste, où l'Homme apparaît comme indigne et incapable de son propre bonheur, même l'amour ne peut le lui aider. La morale est inexistante ou absurde, les Hommes doivent revenir au mode féodal, même si l'auteur s'efforce de faire des «patriarches» des hommes capables et responsables. La civilisation s'interdît la moindre évolution technique, et, traumatisée par les machines, s'entête à souffrir de sa peine et à lutter vainement contre l'évolution que proposent certains Hommes. Barjavel aura le temps de se rattraper par la suite, il faut retenir de cette première oeuvre ce que l'on pressent, et qui va devenir son Message : le conseil fugace de profiter en tant qu'Homme de la vie comme elle nous est offerte, que ce soit dans une société vendue à la technique «En attendant[...]tâchons d'oublier pendant quelques minutes les catastrophes imminentes. Donne-nous une peu de musique» ou après la catastrophe (dans le roman), où le malheur frappe de nouveau : «Quand elle entendit la rumeur, elle s'en fut ouvrir la grille. En passant près des rosiers, elle cueillit une rose et la mit dans ses cheveux».

Le voyageur imprudent

«Si les hommes veulent être heureux, qu'ils se chargent eux-mêmes de leur bonheur»

Avec ce deuxième ouvrage de S.-F., Barjavel charge un homme, Saint-menoux, d'observer, en se déplaçant dans le temps, l'humanité pour comprendre l'évolution de celle-ci et pour lui apporter le bonheur. Dans cette histoire, Barjavel pousse son héros et le lecteur à découvrir que le bonheur est du ressort de l'Homme seul, et qu'il est vain de tenter de conduire l'humanité sur un chemin de sagesse. Son évolution nous échappe «Le destin de chaque individu était peut-être susceptible de modifications, mais celui de l'humanité demeurait inexorable.[...]A force de bonté, de patience et d'amour, il est sans doute possible de sortir un homme, une femme, du marais d'ennui et de souffrance dans lequel nous pataugeons tous. Mais rien, personne, ne peut empêcher la multitude de se ruer vers sa fatalité». Puis pour appuyer cette distinction, il propulse son voyageur en l'an 100 000, où il rencontre finalement l'humanité parfaite «Les principes de justice et de bonheur social, pensés de façon exacte par les cerveaux des hommes, se libéraient de l'autorité humaine qui n'avait jamais su les appliquer», celle-ci pour s'accomplir requiert une évolution de l'espèce humaine, qui s'adapte «Pour le bien de tous, la force nouvelle a fixé à chaque homme une tâche précise, a modifié son corps afin de lui rendre son travail plus facile, a diminué la puissance de ses sens dans le but de lui éviter non seulement toute douleur, mais toute sensation inutile au fonctionnement de la cité. Il ne voit, n'entend, ne sent que ce qui concerne sa tâche, dont rien ne le détourne», ce qui apparaît une perfection au détriment de l'individu «Les hommes perdirent leur individualité. Ils ne purent profiter de leur toute-puissance. Leur pouvoir personnel était nul». L'Homme d'aujourd'hui est pour Barjavel un «univers de miracle (lettre)», il a pour lui tout seul de quoi goûter tous les exquis plaisirs que la nature lui offre et malgré cela l'Homme n'est pas heureux. Barjavel ne critique pas cette société cellulaire du millième siècle, où chacun est physiquement sacrifié à sa tâche dans l'inconscience totale d'être vivant, il y a au moins un avantage, et pour Barjavel, ce n'est pas le moindre «Il est certain qu'ils ne sont pas malheureux. C'est déjà beaucoup». A celui qui veut bien être conscient qu'il est vivant et que cela est merveilleux est donné le pouvoir de s'extraire de l'absurdité de l'humanité dont il fait pourtant parti. Pour Saint-menoux, il y a Anette, celle qu'il aime : «Elle représentait pour lui, tout ce qui, dans notre humanité si archaïque, agitée de si effroyables secousses, tachée de tant de misères, donnait pourtant à la vie un goût de merveilleuse douceur». Aucune tentative n'est cependant vaine pour aider les individus à trouver, si seul l'Homme peut et doit s'assurer son propre bonheur, il faut que ceux qui le peuvent veillent à ce que rien, guerre, maladies ou autres catastrophes, ne l'en empêche : c'est ainsi qu'à Saint-menoux protestant «Nous nous lançons dans une aventure impossible. Il n'y a certainement rien à faire pour arracher les hommes à leurs misères», le scientifique Essaillon réplique «Je ne prétends pas réformer les hommes et éviter à chacun les souffrances qu'il se fabrique. Mais nous pourrions peut-être éviter à tous quelques grands malheurs collectifs. Nous ferons ce que nous pourrons. Nous ne sommes pas Dieu». Il insiste cependant qu'à ces fins, il faudra au scientifique beaucoup de prudence pour ne pas plonger les Hommes dans un cataclysme au lieu de les y soustraire : «Avant d'agir, il faut connaître. Le Chinois qui inventât la poudre pour feux d'artifice aurait peut-être arrêté ses recherches s'il avait prévu le canon». Enfin, même avec la possibilité de se déplacer dans le temps, soit dit de revenir sur ses erreurs, Barjavel avec l'exemple d'Essaillon que son infirmité lie à la naissance de sa fille nous rappelle que même dans les grands malheurs, il faut regarder ce qu'il y a de bon, et que le savoir ne nous dispense pas de la fatalité. Toujours profiter de son bonheur, même s'il n'y en a que très peu à cueillir, ou que celui-ci baigne dans l'horreur du quotidien. Dans cet ouvrage plus qu'ailleurs, Barjavel joue avec un grand thème de la Science-Fiction qu'il prépare pour ses confrères et qui lui donneront de nombreuses suites. Au voyage dans le temps (déjà plusieurs fois repris par d'autres auteurs) Barjavel ajoute le «Paradoxe temporel», concept et expression qu'il a crée. Il s'agit du maintenant très connu dilemme d'un homme qui modifie le passé le concernant. Tuant son ancêtre par erreur, Saint-menoux s'enferme dans un cycle éternel et simultané d'existence et de non-existence. C'est une fin de très haute qualité pour cet ouvrage de Science-Fiction, ce n'est cependant pas cette réflexion que nous retiendrons du roman.

Le Diable l'emporte

«Et une lance de flammes, de lave et de lumière jaillit de lui et se répandit en elle. Elle poussa de joie et de douleur le dernier cri de vie de la terre, et il sut, avant de devenir torche, qu'il avait trouvé, et que le Diable l'avait eu»

Le schéma est classique. L'humanité, bien que se proclamant bonne et se voulant bienfaitrice pour les peuples, déchaîne ses guerres sournoises sur les Hommes, «Tous les peuples n'aspirent qu'à la paix et, pourtant, ils fusillent ou déshonorent les hommes qui ne veulent pas se battre. Tous les savants du monde, croyant travailler pour le bonheur de l'humanité, préparaient chaque jour des moyens plus efficaces de faire couler son sang. Lorsque l'arbre de guerre paraît nu et mort, il fouille la terre de ses racines, ramasse de nouvelles puissances de sève». Pour survivre à l'apocalypse, les Hommes se massacrent alors entre eux, les parents de Paul n'y survivront pas. Barjavel fait l'exposé traditionnel, il choisit une poignée d'individus qui vont résister à l'agression guerrière. Avec intelligence et clairvoyance et ce sont alors le scientifique Lucien Hono et l'homme d'affaire M. Gé, avec naïveté et innocence, ce sont Mr et Mme Colignot et la famille Privas, ou avec amour, c'est le cas d'Irène, Aline et Paul. Ce sont ces derniers, qui, évidemment, ont fait le bon choix : l'amour d'Aline et Paul va les sauver, et celui d'Irène et Lucien sauver l'humanité. Les naïfs et les innocents sont les victimes, meurent de folies ou se suicident. Ceux qui sont clairvoyants sont râleurs et pessimistes. Hono avant de se rallier à l'amour pour le partager avec Irène est cynique, misanthrope, il «ricane» pour cacher qu'il souffre. Quant à M. Gé, il meurt déçu et désemparé. Barjavel s'en prend avec virulence aux nations et états «Les vieilles tribus de race blanche, devenues nations dans la douleur, grandies sous les coups, portaient en leur âme les refoulement d'un adulte qui se souvient d'avoir été un enfant battu», et l'arche doit, en effaçant les haines d'hier, faire naître les civilisations fraternelles de demain. Hono et M. Gé qui gèrent l'opération font des constats peu prometteurs. Préservant dans l'abri douze femmes et douze hommes, ceux- ci se montrent aussi stupides qu'une société entière. Hono lorsqu'il tente son expérience en annonçant aux femmes qu'un accident les a privées de onze des hommes qui ont péris, observe avec amusement le carnage auquel chacune d'elle participe pour s'accaparer le dernier. Barjavel ici fait plus l'écho du comportement de l'Homme devant une ressource fragile qu'il faut partager que celui des femmes envers un homme unique. Il traite le passage avec beaucoup d'humour et d'ironie. Les femmes, se surveillant l'une-l'autre, décident de s'arranger et fondent une commission chargée d'établir la «Déclaration des Droits sur l'Homme», parodie des tentatives similaires que l'on connaît, et aboutissant aux même résultat : Il s'avère vite impossible de contenter l'égoïsme de tout le monde «les membres de la commission ne parvenaient pas à se mettre d'accord, et, quand par miracle elles avaient cessé de se disputer au sujet d'un mot, les non-membres remettaient tout en question» et le résultat de ces vains travaux n'est qu'une illusion d'avancée formulée dans un verbiage pompeux que tout le monde s'empresse de reconnaître comme stérile «On en était resté à l'article I : "Les femmes naissent et demeurent égales en droits." Ce qui, ne tenant compte ni des différences de tempéraments, ni de la diversité de périodicité et de durée des lunaisons, était évidemment pure utopie». Un débordement inévitable dans cette atmosphère tendue débouche sur le désastre, l'homme finira massacré par les femmes qui n'ont pas tenu compte du message de M. Gé lorsqu'il les enfermait dans l'arche, leur rappelant qu'il leur était facile de vivre en bonne communauté, puisque rien ne contrevenait à l'élaboration d'une société nouvelle et saine «[la] vertu se trouve en germe dans le coeur de tout être humain. Il vous sera facile de retrouver Dieu, si vous en avez envie. Je vous conseille d'éviter le fanatisme aussi longtemps qu'il vous sera possible». Hono exulte, il sait désormais que l'homme est condamné à périr, il l'aura bien mérité «L'homme est foutu. Dieu, qui a tenté cette expérience, s'aperçoit qu'elle ne vaut rien. Il a créé un être absurde, acharné à souffrir, à gémir, à saigner, à se tailler en pièces et qui, pour finir, va se faire péter au nez de son créateur». Il extrapole sa vision au vivant (autre grand thème de Barjavel) «C'était toujours la même chose, du haut en bas de l'échelle des êtres vivants : manger, combattre, se reproduire, conserver et perpétuer cette vie qui n'avait d'autre but qu'elle-même. Se battre pour conquérir un mâle ou une femelle afin de projeter un peu plus loin cette vie sans raison. C'était le règne de l'absurde», et il lui est facile de ne se laisser convaincre que l'Homme n'est qu'un simple vivant que rien ne peut réhabiliter «Lorsque Dieu, après avoir créé les eaux, les rochers, les plantes et les bêtes, avait ajouté l'homme au sommet, il avait ainsi donné un sens à toute la pyramide. Seule la présence de l'homme conscient pouvait donner une direction à ce chaos de forces s'entre-dévorant et se perpétuant avec une ingéniosité divine et sans but. Mais l'homme était rapidement devenu la plus ingénieuse des brutes, la plus prétentieuse des créatures». Mais Hono n'avait pas prévu l'amour. Irène est la seule à ne pas participer au massacre, elle est belle, et son visage ne reflète pas le vide mais la quiétude. Il se refuse à en faire une exception, il la convoque... et échoue «Je voudrais[...]me persuader que vous êtes aussi stupide que tout le monde... Assurément dit Irène». Toute son intelligence réside dans sa sagesse. Hono n'y résistera pas, et pour l'aimer jusqu'au bout, pour prolonger un peu plus l'acte d'amour, il boit l'antidote rendant la terre mère de vie, et laissant celle-ci porteuse d'autres générations d'Hommes, et donc de guerres, de souffrances... et d'amours. Les Hommes sauvés, le diable l'emporte, aussi pour notre bonheur, c'est à nous de faire qu'il en soit ainsi.

La nuit des temps

«Nous savons au moins déjà une chose, c'est que l'homme est merveilleux, et que les hommes sont pitoyables»

«La nuit des temps» était avant d'être un roman un scénario destiné au cinéma, inspiré par Cayatte, mais que seule la touche de Barjavel aura porté au chef-d'oeuvre que l'on connaît. «La nuit des temps» est une histoire d'amour, plus que toute autre, car c'est la plus belle des histoires d'amour. L'amour d'Elea et Païkan, qui est l'amour véritable et partagé, tout comme celui de Jeanne et Roland dans «Le grand Secret» ou de Jane et Olivier dans «Les chemins de Katmandou» ou celui de n'importe quel couple des romans de Barjavel, mais surtout, l'amour impossible et passionné d'Elea et Simon. C'est cet amour sans espoir, que Simon ne peut prendre et qu'Elea ne peut donner, qui est source d'une grande amertume et d'une profonde nostalgie pour le lecteur. Au début, Elea est projetée dans un monde qu'elle ne comprend pas et qu'elle répugne, et Simon est jaloux de la savoir aimée et aimante d'un autre. Puis Simon commence à se défaire de cet amour égoïste, pour l'aimer en dépit de ne pas le pouvoir... Et Elea découvre Simon «Elle ouvrit les yeux et le regarda», «Elle se tourna vers lui et le regarda comme s'il était le seul être vivant au milieu des morts», devant cet amour désintéressé, pur et honnête de Simon, devant le secours et l'abandon de lui qu'il lui apporte, elle s'éveille à son tour, et l'accepte «Il lui tendit la main. Elle regarda cette main tendue, hésita un instant, puis y posa la sienne» pour enfin, non oublier son amour à Païkan, mais le confondre à celui qu'elle éprouve pour Simon «La main de Païkan... Une main... La seule main du monde, le seul secours...», et qu'elle va lui donner «Il sentit la main d'Eléa étreindre la sienne, il vit son autre main se soulever, se poser sur le drap, le toucher, le saisir et d'un geste inhabituel, d'un geste incroyable, le ramener vers elle et couvrir ses seins nus. Il se tut. Elle parla. Elle dit, en français : - Simon, je te comprends...», au paroxysme de leur amour réciproque, vrai, infini, elle se rétracte... leur amour est impossible, elle le sait, «elle ajouta : - Je suis à Païkan... De ses yeux clos, les larmes continuaient de couler». En communion, Simon le sait aussi «Tu me comprenais... Moi aussi, moi aussi, mon amour, j'avais compris, je savais... Tu étais à Païkan...». L'amour qui les lie est indicible, c'est toute la puissance du roman que de le rendre intelligible. Elle ne l'aime pas moins, ni autrement, l'amour ne se mesure pas, mais continuer est impossible, car l'amour ne se répète pas. Elea qui commence dans le roman à se lier avec Simon, à l'écouter, à vivre avec lui et pour lui, il en fait autant, saute sur la première occasion, se suicide et de son sang tue celui qui lui a retiré Païkan, mais aussi Simon, puisqu'elle ne peut l'aimer. La haine envers Coban aurait suffit à Elea pour se venger de l'amour qu'il lui a dérobé, elle avait acceptée cette issue lorsque Païkan lui disait «Tu vas vivre». Elle aurait eu à faire selon la volonté que lui inspirait celui qu'elle aime, et pour lequel elle est prête à oublier ses désirs propres. Mais le choix de Coban aggrave son malheur, puisque après Païkan, c'est Simon qu'il lui interdit. Elle souffre autant que lui de la séparation, et avant de mourir, elle ne fait qu'un avec la peine qu'il faudra qu'il surmonte seul, plus tard, quand il saura «Elle avait ouvert les yeux et le regardait. Et il y avait dans son regard comme un message, une chaleur, une communication qu'il n'y avait jamais vue. Avec... non pas de la pitié, mais de la compassion. Oui, c'était cela. La pitié peut être indifférente ou même accompagner la haine. La compassion réclame une sorte d'amour. Elle semblait vouloir le réconforter, lui dire que ce n'était pas grave, et qu'il en guérirait». Parce que Barjavel maîtrise totalement son scénario, dans l'apothéose, Elea ne tue pas Coban, mais Païkan, qui avait pris place à son insu à côté d'elle pour l'éternité. Simon, parce qu'il l'aimait, devra pour la fin de sa vie vivre le cauchemar de connaître l'issu de leur histoire. Il les laisse seuls, main dans la main, pour le reste des temps, mais de son amour emporte à jamais la souffrance d'Elea. A côté de cette histoire émouvante, à la hauteur de l'intensité et de la grandeur des grands mythes de l'amour, ceux de Tristan et Iseult, Romeo et Juliette, Quasimodo et Esmeralda..., Barjavel expose ses thèmes usuels. La communauté scientifique est à l'image du paradis. S'alliant pour découvrir la Vérité, les Hommes font faces aux requêtes et ambitions des nations, ils battissent un microcosme où naissent tous les espoirs des lendemains de l'humanité. La base de l'Expédition Polaire Internationale, E.P.I. (rappelant épi, autre figuration de l'espoir) où ils se rassemblent est la naissance d'un ordre nouveau et prometteur, chacun apporte ses compétences, tout le monde agit d'abord pour son voisin dans un but commun, les Hommes s'aperçoivent que la fraternité est possible, leur mission scientifique devient l'amorce des espérances pour tous les Hommes, loin des faux semblants de l'humanité nationaliste et faussement philanthrope «Il y a la déclaration de l'O.N.U. Ce n'est que de la merde solennelle. Tout le monde s'en fout[...]Notre Déclaration à nous devra frapper au coeur tous les hommes vivants. Elle n'aura qu'un paragraphe, peut-être qu'une phrase. Il faudra bien chercher, pour mettre le moins de mots possible. Elle dira simplement quelque chose comme ça : "Moi, l'homme, je suis anglais ou patagon et heureux de l'être, mais je suis d'abord l'homme vivant, je ne veux pas tuer et je ne veux pas qu'on me tue. Je refuse la guerre, quelles qu'en soient les raisons." C'est tout». Malheureusement, les fragiles débuts ne résisteront pas au péché du premier d'entre eux. Lukos trahit et viole pour le compte d'un tiers les découvertes d'E.P.I. On ne saura pas qui est le destinataire, ce n'est pas important. Les Hommes n'ont pas pu maintenir l'entente fraternelle, la punition tombe sur eux. Ce n'est pas Dieu qui punit, mais le châtiment est figuré comme tel. Les Hommes sont à nouveaux exclus du paradis. Le langage commun de la traductrice est hors d'usage, babel est retombé. Ne se comprenant plus, les Hommes commencent par se méfier, puis se battent entre eux dans des moments où tout se joue, pendant que meurt Coban. Les connaissances de la civilisation découverte leur seront à jamais soustraites, l'on n'acquière pas la connaissance sans la sagesse. Chaque savant est récupéré par sa nation, la déclaration universelle ne se fera pas, le monde repart comme avant. La technologie des Hommes, qui leur a permît de refaire fleurir un Paradis, n'a pas fait face à la nature humaine, qui a replongé les hommes dans l'enfer du quotidien morose, dans la peur et l'ignorance des autres. Mais déjà les protestations prochaînes se font entendres...

La tempête

«L'homme fragile, tendre, génial... L'homme stupide, destructeur, nuisible.. L'homme grotesque et merveilleux...»

Dans ce roman, le premier, le seul, Barjavel rends les Hommes heureux, tous, «il ne restait de mécontent que les professionnels de la grogne, syndicaux ou politiques», l'humanité est immunisé contre la violence et la haine, les Hommes s'aiment, et chacun veille sur son prochain. Il en profite pour inverser le scénario habituel, ce n'est plus l'amour qui va sauver l'Homme, mais lui qui va le perdre... pour plus vite le retrouver. Olof décide du sort de l'humanité plus pour anéantir sa souffrance en exterminant l'Homme que pour délivrer l'univers de ce dernier, prétextant que même dans la paix, l'Homme est nocif. Même s'il n'est plus violent, agressif, et haineux, par une sorte de stupidité inconsciente, celui-ci détruit en effet les ressources qui lui sont vitales. Il est tout bonnement irresponsable. Ce n'est plus par la destruction directe de la guerre, mais par la pollution et l'usage imprudent de la technologie. La cause de la souffrance d'Olof est Judith, mais celui-ci ne veut pas reconnaître les véritables motifs de son acte, ce serait de la jalousie, ce ne serait plus de l'amour. En agissant ainsi, Olof qui n'est pas fou et qui ne hait pas les Hommes, se torture de la façon la plus horrible qui soit. En massacrant les innocents, il se punit lui même, il tourne la souffrance sur lui, c'est là toute l'amplitude du mal qu'il veut se donner pour outrepasser celui que lui cause Judith. Il ne veut pas faire souffrir autrui, c'est lui qu'il punit, justement parce qu'il va contre sa volonté. Aussi, les Hommes, incapables de l'exterminer, savent par l'intermédiaire du pape qui a compris, que ce n'est pas l'homme mais le mal qu'il faut exterminer, et le mal ce n'est pas Olof, c'est son amour étouffé. Lorsque le pape envois Judith dans l'espace rejoindre Olof, ce n'est pas pour satisfaire celle-ci qui veut le raisonner, mais pour que le véritable motif d'Olof soit contré. L'amour que Judith lui porte, sans le savoir, est à l'image de celui d'Elea pour Simon. Devant l'intensité de l'amour de l'astronaute, celui de Judith s'éveille, elle s'en rends compte, et lui confie que le temps passé loin de lui est sa «vie absente». Ils vivent dans l'unicité de leurs corps et esprits, et Olof reconnait que «c'était sans doute sa souffrance qui l'avait lancé dans sa grande action de justice contre les hommes», souffrance qui n'est rien d'autre que cet amour qui n'avait pu s'éveiller. Dans ce roman, l'amour est vainqueur, et Barjavel en fait le facteur d'apaisement pour les âmes les plus meurtries et la source de bonheur la plus grande qui soit. L'humanité pour laquelle il n'y a rien à faire, et qu'il avait guéri par la S.-F. avec Helen, se voit ouvrir des horizons nouveaux avec le cerveau en mutation des Hommes (une fois de plus, c'est de la femme que viendra ce renouveau). Olof et Judith ont vécu tout les délices de la création en quelques semaines «C'était la fin de l'attente, de la peur, de l'ennui, du besoin, la fin des gens et des choses sans importance, de l'entremêlement des vies, de ce qui est informe, de ce qui tire et de ce qui pousse, des mots qui ne disent rien et qui font des bruits, des gestes inutiles, de la multitude des événements légers ou graves, de tous les jours, et de toujours». Olof accomplit ce pourquoi il était dans l'espace, il précipite les ogives nucléaires en orbite autour de la terre dans le soleil au lieu de les lancer sur les villes, et ne revient pas du voyage, il accompagne les bombes jusque dans l'astre, c'est sa punition pour avoir torturé les Hommes, alors même qu'il est comblé et possède tout ce qu'il veut. Quant à Judith, qui l'aime, elle accepte de toute évidence de l'accompagner. Son amour fait qu'elle partage et accepte la punition, elle aussi est coupable du massacre dont Olof aura été le bras exécuteur. Ils meurent à deux, et restent un pour l'infinité des temps.

Les chemins de Katmandou

«Personne n'aide personne...»

«Chacun suit son chemin, qui n'est pareil à aucun autre, et personne n'aboutit au même lieu, dans la vie ni dans la mort» disait Barjavel en introduction au roman. Il poursuivait «Ce livre ne cherche pas à donner une idée de la réalité, mais à s'approcher de la vérité», vérité dont le support est la fiction du roman. La distinction réalité/vérité est fondamentale, elle donne toute son ampleur à l'oeuvre de Barjavel, chez qui la S.-F. n'est pas une fin en soi, il en fait le véhicule de ses interrogations et réflexions. Dans «Les chemins de Katmandou», comme dans tous les autres romans, mais puisque c'est ici qu'il choisit de le souligner c'est également ici que nous le rappelons, l'histoire de Jane et Olivier est pure fiction, et si Barjavel a réellement rencontré ce couple dans un temple à Katmandou, leur passé et leur futur n'est qu'invention de l'auteur. Il en est de même pour Harold, Sven, Laureen... Mais les angoisses, les attentes, les peines et les joies de ces personnages sont vraies, même si elles ne sont pas réelles. L'histoire d'Olivier n'a que peu d'importance, et si son parcours dans la vie n'est celui de personne «qui n'est pareil à aucun autre», chacun aura à parcourir son chemin comme lui, avec d'autres angoisses, attentes, peines et joies, mais toujours, au cours de sa marche, rencontrera-t'il angoisses, attentes, peines et joies. La route qui est celle de chaque vivant peut sembler absurde, ne déboucher nulle part, ou s'arrêter sur l'horreur et l'injustice. C'est à celui qui la parcoure d'en prendre conscience, de vivre chacun de ses pas, de ne rien négliger du voyage, qui est peut-être sa propre fin. Olivier ère d'espoirs en illusions, Katmandou est pour lui la fin de son voyage. Là où l'on trouve. C'est aussi le cas de Jane. Ils ne trouveront rien d'autres qu'eux mêmes, l'un et l'autre, l'un pour l'autre. Jane, traumatisée par l'homosexualité de son père, perdue dans une ville étrangère et déprimante, n'a pas de but, pas d'idéal, son chemin n'est pas tracé, elle n'avance plus et tourne en rond «le visage de Jane[...]était comme une fleur qui s'est ouverte après le crépuscule, et qui croit que seule existe la nuit», jusqu'à ce que Sven lui montre la route, celle de Katmandou, concrète et abstraite à la fois. Route de l'oubli, de l'amour, et de la drogue. Olivier à Paris, lors des événements de 68, prends conscience du vrai visage de la société Française, de la misère ouvrière, des grandes fortunes, des injustices «Liberté, Egalité, Fraternité. Ces trois mots disaient tout. Mais depuis que la bourgeoisie les avait gravés sur les façades de ses mairies où elle enregistrait les noms de ses esclaves, et brodés sur ses drapeaux qui les entraînaient vers les tueries, les trois mots étaient devenus des mensonges qui dissimulaient le contraire de ce qu'ils proclamaient : l'Oppression, l'Exploitation, le Mépris». Il voue sa vie au bonheur des Hommes, à changer leur quotidien, à abolir les injustices et les différences... «il n'y aurait plus d'hommes exploités par les hommes, plus de femmes harassées, lavant interminablement les vaisselles, plus d'enfants qui pleurent dans les taudis...» Cela lui apparait vite impossible, et les ambitions fanent vite, seul demeure un souvenir de couleur «Olivier n'essayait même pas de discuter. Il savait que c'était fini[...]Dans un monde matériel, il faut être matérialiste. C'était la seule manière de vivre, mais est-ce que cela pouvait constituer une raison de vivre ?» Olivier se persuade qu'on ne peut rien faire pour les Hommes, et que ceux-ci ne pourront jamais bâtir un monde loyal et droit, car tous sont coupables et liés par leur inertie «Les hommes politique mentent ! Tous ! De la droite à la gauche ! Les curés mentent ! Les savants mentent ! Les écrivains mentent ! Les profs vomissent tous les mensonges qu'ils ont avalés quand ils étaient élèves», il décide alors de vivre pour lui, il interprète ainsi le message d'un de ses amis parti «creuser des trous» dans le desert, pour les populations qui meurent de fin ; il lui disait «Tout ce que nous faisons, c'est d'abord pour nous mêmes», mais Olivier ne comprend pas encore la portée du message, il veut passer du côté des «pourris», entasser l'argent «il ne voulait rien donner. Il avait décidé d'être désormais du côté de ceux qui prennent». Il part pour le Népal, retrouver son père auquel il veut soutirer de l'argent. Au long de son voyage, il va retrouver sa mère, juger ses actes mauvais, la condamner, la punir, et partir, plein de désillusions. Il trouve son père, mais l'homme riche et le «salaud» qu'il croyait trouver n'est qu'un niais et un pauvre homme qui se fait arnaquer par son associé. Tous ses motifs, l'argent, ses volontés de richesses ne tiennent plus. Sous l'image du «pourri», l'indifférent, l'égoïste, il n'a trouvé qu'un homme innocent, naïf, humain. Il comprend que son combat est vain, il sait que c'est Jane qui se trouve à la fin de son parcours, il sait «qu'ils étaient faits pour être ensemble, que depuis le commencement des commencements tout avait été créé pour qu'ils fussent ensemble, réunis au milieu de tout». Mais la vie n'est pas facile et les erreurs maintenant lourdes de conséquences, il retrouve Jane droguée, en manque, à moitié folle. C'est à Olivier de l'aider, mais son aide sera vaine, il s'éloigne d'elle pour trouver de l'argent alors que c'est sa présence qu'elle attend, et il faute à nouveau en persévérant dans l'attente et la confiance dans le futur «imbécile, loin de Jane, l'ayant une fois de plus abandonnée... Même si c'était pour elle, pour l'emporter, pour la sauver, était-ce plus important que d'être avec elle, auprès d'elle, autour d'elle, l'abri et la chaleur dont elle avait besoin  ?», et Jane succombe. Elle ne meurt pas de la drogue, mais se fait violer et assassiner (par overdose pour la calmer). Barjavel ne cache pas ainsi que des «pourris», des «salauds», il y en a vraiment, les Hommes qui forcent le destin de leurs prochain en profiteurs, qui abusent, tuent et violent, existent. Et Barjavel, dans ce roman, les autres, et ses chroniques, se montre toujours ferme et inflexible à leur égard, jusqu'à la mort. Olivier tue Ted, et son chemin qui a pris une direction nouvelle, reprend donc son cours, ailleurs «l'univers sans elle n'était qu'une construction absurde et morne qui ne signifiait rien et ne servait à rien[...]Cette fille, qu'il avait à peine connue, tenue dans ses bras une seule nuit, lui avait tout à coup, après son entrevue avec son père, semblé constituer la réponse à toutes ses questions, la solution à tous ses problèmes». Olivier rejoint son ami de Paris parti aider les populations miséreuses, c'est là, dans le don de lui aux autres, qu'il espère trouver la fin de son chemin «il se demandait s'il allait trouver au bout de la piste la réponse à la question qu'il avait posé à son père : - à quoi on sert ?...» Le chemin de Katmandou, c'est la route de chaque être vers la recherche de la finalité de sa vie, c'est l'avancée dans la nuit et le froid à la recherche de la chaleur. C'est la quête vers le but qui attend tout un. Beaucoup de chemins seront des impasses, comme celui de Karl et Brigit, qui s'arrête sur un cauchemar. D'autres sont des fausses pistes, Sven qui cherche Dieu dans les illusions de la drogue termine sur un bûcher, après le manque, la mendicité et l'effacement de son être. Chacun son chemin, sa quête, son bonheur et ses peines, mais c'est à chacun qu'il convient d'être maître de son parcours, et de son bonheur. «Personne n'aide personne».

Le grand secret

«Mes enfants, il faut aimer. Aimer tout...»

Fort de son succès avec «La nuit des temps», qui le doit à l'originalité du scénario, Barjavel persévère dans cette voie, et élabore son roman autour du suspens d'abord et d'une trame riche d' inattendus et de rebondissements ensuite, qui lie la fiction au réel en apportant des explications (fictives) aux événement historiques, comme l'assassinat de Kennedy ou le «raté» de la conférence de Genève. Conséquemment, il ne faut pas y chercher les thèmes usuels de Barjavel (hormis celui du temps, fugace). On y retrouve un couple, Roland et Jeanne, dont l'amour sera mis à l'épreuve... du temps. Lorsque Jeanne retrouve Roland qui a cessé de vieillir depuis 17 ans, elle se retrouve plus vieille que lui d'autant, et pour l'éternité, puisque c'est là le thème central du roman. La critique de l'immortalité, si critique il y a, se contente à faire état d'une impossible extrapolation à l'humanité, la petite communauté elle même n'y survivra pas, et de souligner les vertus de la mortalité par l'amour brisé de Jeanne et Roland, ainsi que la prise au piège de tous les enfants de l'île, confrontés à leur quotidien sans possibilité de changement pour l'infini des temps. Les scientifiques qui travaillent sur l'îlot n'ont pas besoin de l'immortalité en tant qu'Hommes, puisque l'humanité elle, est, immortelle «Le temps manque aux hommes en tant qu'individus, il ne manque pas à l'humanité», et vieillir n'est pas qu'une dégénérescence, la vie en fait une base pour le renouveau perpétuel «Pour que le fruit naisse, il faut que la fleur se fane, meure et disparaisse. Le fruit, la graine, c'est déjà la déchéance, c'est le déclin d'un être qui cède la place à un autre. La germination, ce n'est pas seulement une naissance, c'est une mort...», et l'éternité parfaite peut être froide et sans joie, alors que c'est peut-être en courant vers sa fin que l'être se confère le pouvoir de jouir des choses «C'était ça, le sens du mythe d'Adam et Eve : la pomme, c'est la chute». Mourir reste cependant un bien triste sort pour le vivant «Dans le règne vivant, la mort est une absurdité illogique», mais à celui qui a su vivre, la mort est dans la continuité de la vie «A celui qui savait accepter sans peur et sans combat ce moment inévitable, la mort pouvait être très douce». L'îlot est une fois de plus à l'image d'un paradis, confort de celui-ci, immortalité, entente des Hommes et langue unique, et pour l'occasion, Barjavel paraphrase Dante «Vous qui entrez ici gagnez toute espérance». Une fois de plus, la science des Hommes ne les aura pas empêchés de courir après leur fin, fussent-ils éternels. Le véritable paradis, ce n'est pas celui de l'îlot, c'est celui que Jeanne et Roland ont perdu... C'est l'amour.

Une rose au paradis

«Prenez ce qui se présente. Si c'est une fleur, cueillez-la. Si le loup vient ensuite, il est toujours temps de se faire mordre»

Barjavel redouble ici d'humour et de tendresse pour ses personnages. L'humanité, une fois de plus, s'éteint dans une flambée atomique, et c'est dans un arche que celle-ci place ses espoirs de repartir à nouveau. Tout est symbolique : dans l'arche (le Paradis) l'on retrouve M. Gé (Dieu), M. Jonas (symbole de la science et la technique), Mme Jonas, (symbole de la femme), Jim (Adam) et Jif (Eve). Dans le paradis retrouvé, les Hommes vivent en paix, tout leurs désirs sont exaucés (par Sainte-Anna, la machine qui synthétise pour eux la nourriture, et tout l'attirail technologique qui leur assure le confort). Jif et Jim qui sont nés dans l'arche, sans mémoire de l'humanité, frère et soeur et fils du couple Jonas, découvrent l'amour qu'ils prodiguent avec innocence de l'âme, fraîcheur du désir et pureté du plaisir. C'est la femme, Mme Jonas, qui pêche (encore). Menée par ses élans féminins, elle tente de corrompre l'amour du jeune couple en faisant peser sur eux le poids de la culpabilité, mais sans volonté de nuire ou de méchanceté, car plus qu'ailleurs, les personnages de Barjavel sont ici innocents et naïfs, et leurs erreurs sont plutôt des maladresses. Mme Jonas est la mère, et l'amour consommé de ses enfants la blesse. Adam et Eve symboliques y résistent, rien ne peut entacher leur amour, c'est le bien et non le mal qu'ils font. Mais la jalousie est née. L'enfant crée de leur amour pose un problème dans l'arche, il va rompre l'équilibre. M. Gé, qui est celui qui gère l'arche, comme Dieu son Paradis, là ou M. Jonas le gère techniquement, comme l'Homme son quotidien, propose de tuer ce qui n'est pas encore un embryon, pour que la venue de l'enfant ne mette pas la vie de la communauté en danger. Mme Jonas pêche à nouveau. Quitter le paradis pour sauvegarder l'enfant (sortir de l'arche) n'est souhaitable pour personne, elle en vient à proposer... de tuer Dieu. C'est M. Jonas qui en est chargé, car éliminer M. Gé est du ressort de la science, Jonas examine toutes les possibilités pour le faire. Dieu n'est pas dupe, et sais tout. Il découvre le complot, et Mme Jonas, dans un élan de fureur féminine, s'occupe elle même de le tuer. Mais le paradis n'est pas un lieu physique, le paradis, c'est Dieu. Celui-ci détruit par l'Homme-femme les précipite dans l'enfer : plus de nourriture, il faut tuer pour se nourrir, ce qui exaspère Jim «Mets-toi bien ça dans la tête ! on tue le poulet, on tue le veau, on tue le mouton, on tue le boeuf, on tue le cochon, et on les mange ! c'est comme ça...», puis c'est à l'Homme, plutôt à l'homme, qu'incombe la tâche de gérer l'arche, et malgré sa science, ce n'est pas sans dérapage. Dieu perdu, il ne reste de lui que des souvenirs, des manifestations étranges et inexplicables, qui laissent l'homme dans un profond désarroi d'impuissance de connaissance, dans l'arche, c'est la rose qui figure le mystère absolu «M. Jonas cherchait, sans trouver, une explication rationnelle à la longue vie et à la subite réduction de la rose en sa poussière essentielle. Le parfum les enveloppait et les accompagnait». L'Homme alors s'attaque à son prochain, Jim accuse et condamne sa mère. Mais Dieu ne peut mourir, et M. Gé, re-synthétisé par Sainte-Anna rejoint la communauté, pour les assurer qu'il est vivant, et emporte avec lui la rose. Il ne le reverront plus. C'est à Jim-Adam et Jif-Eve qu'il incombe de repeupler la terre, ils ont perdu Dieu à nouveau, fassent qu'ils ne se perdent pas une fois de plus.

Le prince blessé

«Il n'y a qu'un seul Dieu, c'est Dieu»

Tarendol

«Des fleurs montera l'odeur de l'amour»

«Tarendol», qui clôt avec la S.-F. pessimiste incarnée par «Ravage», contient les éléments et les grands thèmes des écrits à suivre. L'on pressent quelques thèmes forts qui feront apparition dans ses essais : la vie de «La faim du tigre» «Qui, de la vie ou de la mort, l'emportera, le dernier jour ?», «Mais au plaisir de quoi, de qui, brûlent ma chair et mon esprit ? Qui nous a mis le feu de la vie ? Qui se chauffe à notre flamme ?» avec le message très fort déjà exprimé qu'au dessus de toutes les interrogations qu'il ne faut pas oublier, l'Homme doit vivre, et sa première tâche consiste à suivre un chemin de conduite irréprochable, faire de son mieux, là où il est «Il faut vivre, même si le feu de notre sang, si la passion de notre coeur ne chauffent que le vide effrayant de l'inexplicable. Cette cigarette sent bon. Ce sera peut- être une tâche suffisante, de s'efforcer de ne point puer». Le message envers l'Homme est clair (il parle de message envers «les miens» ou «ceux que j'aime»), ne pas attendre, ni demain, ni la mort. Les morts eux même nous le rappellent «Passants, priez pour nous, et pensez à vous», en vain «Quand ce livre sera terminé, le cimetière sera toujours là. Passants, nous serons loin déjà. Nous aurons oublié de prier pour eux. Nous aurons oublié, bien plus encore, de penser à nous». Toute la morale de Tarendol se résume dans cet ultime appel «Ah ! c'est pour les vivants qu'il faut prier». L'amour délivre l'Homme de ses angoisses, le nourrit dans ses besoins les plus profonds et lui procure le bonheur «Cette femme est celle qu'il lui faut, celle qu'il a cherchée, ou peut-être pas cherchée, pas attendue, mais maintenant il sait qu'il la lui faut et qu'il l'attendait avec une effroyable angoisse de ne pas la trouver», le bonheur et sa pleine conscience sont les premier pas vers le savoir «Il sait que le vol de la pie était prévu depuis l'éternité, il sait que la pluie et le vent mettront cent mille ans à doubler la profondeur de la crevasse qui fend le Rocher de l'Aiguille, il sait qu'il aime, il sait qu'il vit...», et ce bonheur acquis, c'est l'existence qui change, d'abord pour soi «Il excuse les hommes, leurs sentiments bas, leurs jalousies, leurs tristesses, leurs hontes, leurs envies de mordre, toutes leurs blessures. Son bonheur les éclaire. Sales, laids, tristes, tordus, il les trouve beaux. Aux vieilles femmes, cassées et grinçantes, il cherche au fond de l'oeil quelque reste de jeunesse, quelque goutte d'eau claire, un souvenir du temps de l'amour», et peut-être aussi, par là même, pour les autres «Elles comprennent son regard, se redressent en grinçant des vertèbres, lui sourient et le suivent des yeux». Dans «Tarendol», Barjavel, renforcé dans ses idées par la guerre finissante, condamne toute action de quelconque société, organisation, état ou idéologie à l'encontre des individus. Personne ne pourra prouver qu'il détient la vérité, et en voulant le faire, il parsème injustice et malheur. Les Hommes encaissent les coups de tout côté «Les Allemands ont fusillé le patron et les F.F.I. ont tondu sa femme. Un Nègre a violé la bonne». Et il n'est guère de raison pour s'apitoyer sur leur sort, ce qui reste à venir sera bien plus grave «Je me demande ce que vous pourrez dire, si vous oserez élever la voix pour vous plaindre, vous qui n'avez accueilli dans votre chair que quelques balles de mitraillette, si petites, légères, ridicules en somme, vous qui n'avez reçu sur votre toit que mille kilos de bombes à la poudre très ordinaire. Vous êtes démodés, périmés, rétrospectifs. Le progrès vous dépasse». «Tarendol» est relativement proche du roman de 69, «Les chemins de Katmandou», mais reste plus proche d'un roman classique que ce dernier qui lui est dans l'expression littéraire pure de Barjavel. Les destinés d'Olivier et de Tarendol sont très proches, tous les deux mènent un combat pour la femme qu'ils aiment, tout les deux aliènent le présent pour le futur qu'ils veulent meilleur, et tous deux ainsi perdent ce qui leur est le plus cher «Nous disons : "Demain, je ferai ceci, je posséderai cela, et je serai heureux." Le lendemain vient, et nous n'accomplissons pas ce que nous avions prévu, et nous ne recevons pas ce que nous avions demandé. Nous remettons notre bonheur à un autre lendemain. L'heure de la mort arrive sans que nous ayons jamais atteint cette félicité repoussée de jour en jour». Mais l'histoire de Tarendol reste différente sur bien des points, sa vie est rythmé par les quatres saisons de l'année, et commence par «Une nuit de printemps». C'est la jeunesse, période sacrée pour l'auteur, certainement parce que la sienne, si elle eut son lot d'adversité, l'a laissé emprunt de souvenirs très heureux. Et puis la jeunesse passe, il est temps pour l'enfant de gagner le monde des adultes, où la joie n'est plus si simple à (re)trouver, cela ne dépend que de lui. On ne peut revenir en enfance, d'autres générations prennent la place «Le temps du collège est fini. Fermons la porte. Les grands sont partis et ne reviendront plus. Une nouvelle génération va aborder les petites classes». C'est alors la «Chaleur de l'été» qui tombe sur le jeune homme, et c'est l'amour qui s'épanouit, chaud, brûlant. Mais l'été passe vite, et la joie fût de courte durée, Tarendol et Marie doivent maintenant vivrent «Les fruits de l'automne». C'est le chapitre des difficultés, celui où l'amour s'estompe devant la nécessité d'assurer le futur, futur indomptable qui jamais ne donnera satisfaction. C'est le temps d'être raisonnable «Ces mots immondes, raisonnables» et de se couler dans les habitudes des sociétés pour s'y effacer, le bonheur s'éloigne, semble de plus en plus illusoire. Alors l'Homme revêt son masque, et repousse encore à demain, dans les vains espoirs «Ce n'est pas la peine d'aujourd'hui qui compte[...]c'est demain, c'est le monde qui va surgir, le monde de son amour, qu'il va bâtir de son amour et de ses mains». Puis s'abat l'hiver. L'hiver, c'est la mort. Marie perd son enfant, Tarendol perd Marie. Il tut pour punir, du même bras vengeur qu'Olivier. Ni l'un ni l'autre ne tueront de leur main, ce qui les lie, c'est cette volonté réfléchie, calme, assurée qu'il faut donner la mort. Les destins tragiques des Hommes se suivent, Tarendol, même confronté à l'histoire du chevalier qui aurait du le mettre en garde, réitère les malheurs du passé. Là où il dépose le corps défunt de Marie, la princesse est morte d'attente, le Chevalier a pourchassé sa vie durant la gloire d'un joyau à lui dédier. Ce qu'elle attendait, ce n'était pas le bijoux. Mais tout recommence toujours, d'autres auront à résister à l'absurde, ou devront y faire face, vaincre l'attente, vivre tant qu'il en est temps, car la vie ne perd jamais, sur un échec, sur un hiver, elle recommence «Le Rocher ruisselle d'or, la neige s'émeut, la terre en ses profondeurs sait que le soleil qui s'était détourné d'elle lui revient. D'innombrables peuples de germes, encore emprisonnés dans les écorces dures, arrondissent les muscles qui les feront caquer. Les vieux amandiers tors, au bout de leurs lointaines racines, sentent se préparer le prochain printemps. La neige sera devenue rosée, les grillons enfouis jailliront de leurs trous en chantant. Les hommes mûrs, les hommes las, iront à leur tâche avec les joyaux et les larmes et les cendres de leur jeunesse bien secrètement enfermés en eux. Des adolescents bouleversés embrasseront leur première fille. Des fleurs montera l'odeur de l'amour»

L'enchanteur

«Beau sire roi et reine gracieuse,
Qui vous aimez si débonnairement,
Prenez garde à l'amour...
»

L'histoire du graal est un bien commun que tout troubadour, trouvère et autre conteur avait à disposqition pour de leur touche personnelle faire le récit des chevaliers à la recherche de la Vérité. Barjavel en faisant son propre récit réactualise le cycle du graal, et signe sa version moderne. Il connaît bien le sujet : à plusieurs reprises, l'on retrouve quelques bribes de l'enchanteur dans les romans antérieurs, de Galaad à Merlin et Viviane. Ceux qui connaissent le cycle «classique» du graal, fût-il réactualisé en français moderne, trouveront dans «L'enchanteur» une dimension absente de ces récits, et qui est celle des romans de Barjavel. Merlin est au centre du roman, c'est d'ailleurs le personnage éponyme de l'oeuvre, et autour de lui gravitent l'amour, celui de Viviane qu'il doit surmonter, et la quête. Qui est véritablement Merlin pour Barjavel ? «un prophète ou un enchanteur relance les hommes à la recherche du trésor égaré». L'on sait seulement qu'il manque aux hommes aujourd'hui «Mais il est très difficile à retrouver, et en son absence les malheurs jaillissent de la Terre et du Ciel» ! Le graal, c'est la vérité, l'explication, la réponse à toutes les interrogations et angoisses, le graal symbolise Dieu. Ou plutôt, la symbolisation de Dieu qui est accessible aux Hommes. Dieu est partout, et apparaît en tant que tel dans le roman. Dieu est la Vérité, la Connaissance. Merlin quant à lui est la raison, la sagesse des Hommes. De ses pouvoirs il mène ceux-ci sur les traces du graal, mais ne peut pas écarter les dangers et résister aux tentations à leurs places. L'attraction Merlin/Viviane n'est plus à l'avantage de Viviane qui tente et emprisonne Merlin, vision classique et qui fait de l'amour un impérieux vainqueur sur l'Homme. Merlin, la sagesse, et Viviane, l'amour (plutôt que la tentation), vont cherchez à se trouver sur un terrain commun, c'est l'amour sentiment humain que veut trouver et vivre Merlin, il ne tombe plus dans la concupiscence animale. Mais le combat est rude, car avant d'atteindre le premier, il faudra surmonter le second «Il avait compris que c'était pour lui que son père[le Diable] avait disposé ce piège, le pire qu'il lui eût jamais tendu. Il s'y était jeté tout droit, et il se demandait s'il pourrait jamais s'en libérer». Barjavel redonne donc une toute autre grandeur à l'amour, et Merlin à sa recherche aura plus d'une occasion de voir les hommes se tromper «Qui es-tu  ?... Es-tu un roi ou un chien, qui se laisse entraîner par le premier élan du dard qui lui pointe au ventre ? Que peut-on faire de toi si c'est ton ventre qui commande ?». L'amour, fût-il pur et vrai, soustrait-il l'Homme de la connaissance ? «Il allait beaucoup gagner, et beaucoup perdre». Barjavel esquisse une explication «celui qui est appelé à découvrir le graal doit être vierge. Il faut qu'il soit arraché au fleuve, libéré du désir qui l'entraîne dans le courant et fait de lui un esclave indiscernable parmi les milliards de milliards d'esclaves, hommes ou bêtes, accomplissant la même tâche : assurer la continuité de la vie». Barjavel souffle sur les réflexions de «la Faim du Tigre», et profite de celles de Merlin pour y glisser les siennes «Adam Premier était au commencement, mais il était aussi une fin, puisqu'il était complet... Peut-être cela n'était-il pas bon. Il contenait toute la vie, mais la vie en lui ne bougeait pas. Il était pour elle une prison. Dieu l'a coupé en deux pour que la vie s'évade et se mette à couler. Adam plus Eve sont devenus source». Avec «l'enchanteur», thème inattendu, c'est la science et la technologie qui sont symbolisés dans les pouvoir de Merlin. Comme c'est la sagesse qui le gouverne, celle-ci est toujours orienté pour le bonheur humain, mais parfois fait-il des erreurs. Le passage du placard de Bénigne suffit à résumer toute la position de Barjavel : le curé qui lui demande de fermer le placard où se trouve la nourriture en abondance et sans jamais s'épuiser proscrit un retour aux us du passé, symboliquement, c'est abandonner et condamner le confort de la technologie, le fameux «retour à la terre» qu'on a tant greffé sur Barjavel. Merlin sait que faire le bien en manipulant la science (ses pouvoirs) est toujours délicat, même animé de bonnes intentions «le bien, le mal, c'est difficile... Le bien qu'on fait devient parfois du mal, mais le bien qu'on reçoit, sait-on l'empêcher de mal tourner ?», mais avec le plus d'égalité possible, sans injustice, en prenant toutes les précautions et en ne dispensant que le bien, celle-ci est un bienfait. Merlin donne à chacun un placard et laisse le temps assagir les Hommes pour profiter de leur acquis (technologiques) «Ils se calmeront, dit Merlin, quand ils verront que les casiers restent pleins et qu'ils ne risquent pas de manquer...». Barjavel souligne ailleurs que la science n'est rien en soi qu'un outil, même si elle manipule des forces terribles, et que c'est l'Homme qui en fait une arme ou un coussin. Lorsqu'il donne le chauffage à Bénigne qui voit en lui le feu de l'enfer, il rétorque «Où il y a du feu, dit Merlin, il y a toujours un peu du Diable», c'est à l'Homme de ne pas se brûler. Le diable plusieurs fois revêt cette image de la science corrompue, du savoir qui ne connaît pas son étendue et qui se voit infini, Merlin parle de «la confusion des faux savoirs sur lesquels souffle le diable», c'est bien là la connaissance des «biens-pensants» de «La faim du tigre», et la science peut alors enfanter du plus abominable «A cette époque il n'y avait pas de vrais marteaux-pilons sur la terre. Ils étaient encore tous en enfer». Puis en deça des Chevaliers qui cherchent la Vérité, il y a le peuple. La quête doit les libérer des malheurs qui frappent la Terre, auxquels ils ne peuvent rien, et sur la route du savoir, si l'on ne débouche pas, au moins est améliorée la vie au quotidien «S'ils n'avaient pas trouvés le graal, les chevaliers de la table ronde, par leurs actions multiples et exemplaires, étaient en train de nettoyer la Bretagne des restes de la barbarie et d'y installer le règne de la justice et de l'honneur», mais en dépit de cela, les Hommes s'entêtent à ignorer les joies incessantes qu'ils pourraient cueillir «Si peu d'entre eux étaient capables de connaître celles que le monde offre à chaque instant à qui sait regarder, écouter, toucher, sentir, goûter...» Le moyen-âge avait l'avantage de ne pas frapper les Hommes de ce faux savoir rationnel qui ne fait que les conforter dans l'ignorance. Les Hommes sont naïfs, mais non stupides «Il est bon d'être naïf, mais non d'être idiot», ce qui leur donne un regard d'enfant sur le monde, ils ne profitent que mieux de tous les miracles «C'était une époque où se produisaient fréquemment des événements inexplicables, et quand ils étaient agréables on en profitait sans en faire un problème» que nous voyons aujourd'hui comme ordinaires «On ne croyait pas uniquement à ce qui était raisonnable. La raison rétrécit la vie, comme l'eau rétrécit les tricots de laine, si bien qu'on s'y sent coincé et on ne peut plus lever les bras». Galaad trouve le graal, mais comme tous ceux qui avant lui avaient conqui la vérité, il restera ignoré des Hommes qui sont bien occupés à tout autre chose : la guerre. Merlin se retire, mais la quête n'est pas finie «ils reprendront la Quête, non dans le sang mais dans la lumière, non contre l'amour mais avec lui», le graal est toujours là «il reste toujours proche», et à celui qui sait ouvrir les yeux et prendre conscience, rien n'est caché «le chemin qui y conduit s'ouvre en chaque vivant», pas même Merlin «Au centre de l'île a poussé un pommier».

La peau de César

«CE-SOIR les conJURès tueront vraiment César»

Avec ce roman policier qu'il clôt en fin de carrière en 1985, Barjavel confirme qu'il ne s'enferme pas dans un style, et qu'il excelle dans tous. Les amateurs du genre ne manqueront pas de s'incliner devant la trame et le scénario qui laissent derrière eux une quantité de ceux d'auteurs qui sont pourtant spécialistes. Mais comme tout un de ses romans, il y a une facette propre à lui même, et ce grand policier est plus un «clin-d'oeil» à ses lecteurs qu'un roman à l'intention de l'amateur du policier ne connaissant pas l'auteur. Plus que le riche scénario, c'est la conception de Barjavel sur la justice qui nous intéresse : l'enquêteur Mary n'est pas un «caïd» à la gâchette facile, c'est un homme de compassion pour ceux que frappe l'injustice «Il éprouve plus de pitié pour les victimes que d'animosité envers les coupables. Ils pourchasse ceux-ci à cause de celles-là», l'assassin Bienvenu, si la loi le condamne, ne l'est pas pour ses motifs, et Mary proposera à son patron de ne pas l'arrêter. Faucon, qui est assassiné, est le personnage central de l'histoire, non du roman, puisque c'est Mary, mais tout le scénario tient autour de ce personnage énigmatique. Acteur de génie, en simulant la mort de césar avec un tel brio, il pousse les enquêteurs sur une fausse piste concernant la sienne véritable (le lecteur aussi), martyr, sa jeunesse horrifiante en a fait un monstre qui détruit autour de lui «ce qu'il voulait, ce qui l'amusait, c'était détruire. Ce qui est neuf, frais, il passait au pilon de la drogue, de l'alcool et du sexe à tout-va», mais, par intermèdes clairvoyants et de pleine conscience, c'est aussi un bienfaiteur généreux pour ce et ceux qui, comme lui jeune, sont en proie à d'atroces et injustes agressions «il refusait jamais. Tous les orphelinats ; il envoyait du fric pour sauver des baleines, les bébés phoques ; il a acheté une propriété de mille hectares en Angleterre pour sauver les vieux chevaux de l'abattoir[...]Il a envoyé de quoi planter un million d'arbres au Sahel». La justice comme la conçoit Barjavel, et comme il a eu l'occasion de l'exposer dans ses libres propos avec le cas des assassins Buffet et Bontemps, prends en considération la souffrance injuste de la victime avant celle qui explique l'acte de l'assassin. La jeunesse de Faucon, sa mère et ce qu'il en vivait, ne pardonne pas ses crimes. Mary se fond dans la peau de l'assassin de Faucon qu'il traque «s'il s'en prend à ma Reine [sa femme], je le tuerai. Oui, s'il s'en était pris à elle, il l'aurait tué». Bienvenu lui, est excusable, il a fait justice. Dans son «plaidoyer pour un meurtrier», Barjavel rappelle que «QUEL QUE SOIT LE MAL QU'ON A SUBI, IL N'EST PAS UNE EXCUSE POUR LE MAL QU'ON FAIT». La justice n'est pas parfaite, et c'est un particulier qui tue Faucon, mais celui-ci n'échappe pas à la loi, qui doit l'arrêter. Bienvenu ne s'est pas identifié à la justice pour ensuite s'y soustraire, il s'est dérobé à elle mais sa capture l'importe peu. Il a vengé sa fille... Il peut mourir, de lui même de qui la vengeance a fait un assassin.

Colomb de la lune

«C'est quelqu'un, les hommes !»

Roman de Science-Fiction, d'amour, fantastique ? Tout à la fois. «Colomb de la lune», c'est Colomb rêveur, tendre, qui part vivre ses rêves sur la lune, et qui y demeurera. C'est sa femme diabolique et possessive (une femme) qui brûle d'amour et d'oubli pour l'homme d'hier. L'homme d'aujourd'hui est encore jeune et niais, mais l'amour ne peut être muselé, c'est lui qui partira. C'est l'Homme sans idéal, qui fait son métier, comme il doit le faire, regarde, ne se pose plus de questions, sait qu'il ne sait pas, tient son rôle, c'est Monsieur Gé. C'est la femme qui cherche, se questionne, la femme artiste qui s'aperçoit que son art n'est rien, et qui trouve... C'est la femme Suzanne qui veut une enfant. C'est la science, qui se bat contre la technique mais aussi la science enfantine qui se confronte aux phénomènes qui la dépassent, à la nature, qu'elle ne comprent pas. Celle qui tente, et qui parfois, réussit. Dans le fond, tous, courant après de vaines tentatives d'obtenir du concret, d'avoir du consistant, ou de comprendre quelque chose, finiront par en avoir un petit peu. Colomb qui rêve est pur «Il est tout neuf, il est nu», il est dans son univers, avec ses princesses et ses rois. Il trouve sa vérité en s'ôtant de la réalité. Mais tout bouge autour de lui sans qu'il s'en aperçoive. Marthe tient en elle celui qu'elle aime «c'est un garçon, il lui ressemble, ses yeux, ses longues mains, sa taille. Il danse...», Suzanne qui semble vouée à tourner dans le vide se débarrasse de ses fausses certitudes «- c'est l'amour dit Monsieur Gè. - Oh ! l'amour, dit Suzanne, je sais ce que c'est... - Non dit Monsieur Gè», et après ses tableaux qu'elle a jetés, qui ne sont rien, elle battit du solide «Suzanne[...]posa doucement les deux mains sur son ventre, les yeux écarquillés». Les scientifiques ont poussé un peu plus loin leur connaissance de l'inconnaissable, un phénomène incompréhensible de plus à classer parmi leurs archives. Puis le temps des Hommes d'aujourd'hui passe, Colomb, Marthe, Suzanne et Monsieur Gé ayant couru après leur rêve, leurs questions et leurs passions, passent leur tour, il faut laisser à d'autres le soin d'assurer la continuité de la vie, celle d'aujourd'hui déjà n'est plus «le merle n'est pas venu, il ne viendra plus et le mûrier ne poussera plus la fenêtre, on va l'abattre demain, il est trop vieux, il risque de tomber sur les enfants qui jouent. Il faut protéger les enfants»

Les dames à la licorne / Les jours du monde

«Pourquoi avons nous quitté l'île ? Nous n'aurions jamais du quitter l'île !...»

Le cycle de la licorne, écrit en collaboration avec Olenka de Veer, est l'histoire romancée d'une branche ascendante de de Veer, astrologue réputée. La romance des Greene est réaliste, et la légende de la licorne, les croyances d'Irlande, les superstitions Gaéliques, les visions et les illusions constituent l'essentiel du fantastique de ces deux ouvrages, surtout du premier, «Les Dames à la licorne». C'est deux romans très classiques que Barjavel écrit avec de Veer, écho d'une histoire vraie. Le fantastique existe néanmoins en substance, au tout début du cycle où Foulques, premier comte d'Anjou, rencontre la licorne et l'épouse, sommet avec elle de la longue descendance de la licorne qui va changer jusqu'à l'histoire de la lune, avec l'Irlande expatriée aux états-unis, et lors de la mort de Sir Jonathan où celui-ci meurt de la licorne, en chutant de son cheval. Ces deux apogée du fantastique passées, les autres allusions au merveilleux seront à l'image du fantastique aujourd'hui : irrationnel et étrange, comme le vent que Sir John ne s'explique pas, ou fantomatique et illusoire, comme le fantôme de Clauq Canaqlauq qui ère, et que l'on entrevoit à l'occasion, même quand ce n'est pas lui (O'Farran aperçu par l'enfant). Ouvrage dédié à l'Irlande, à la terre et à son peuple, récit de ceux qui, bien que conquérants oublient leurs origines et s'intègrent à l'Irlande «Nous sommes nés dans l'Irlande... Nous avons joué et grandi sur elle, comme ses enfants !... Nous avons bu son lait, son air, sa lumière... D'être anglais, il ne nous reste que la honte...», «Les Dames à la licorne» trace la destinée d'Alice, Kitty, Griselda, Helen et Jane, les cinq fille de Sir Green, dont le départ de l'île va marquer l'histoire tragique, décue, ou merveilleuse. Toute vont abdiquer leur sang de licorne, sauf Griselda, l'héroïne du récit, dont le nom Gaélique la lie à l'histoire et au destin de l'Irlande. Elle se marrie avec un roi du Donegal, enfante du libérateur. Griselda plus belle que toutes, Griselda recherchée mais Griselda libre et toujours farouche... Griselda la licorne. Dans «Les Jours du monde», tout comme dans «Les Dames à la licorne» au fil du roman, on perd toujours un peu plus de l'atmosphère fantastique, pour toujours plus se rapprocher du roman réaliste... Peut-être parce qu'alors, l'histoire se déroulant, elle est toujours un peu plus proche du monde contemporain et actuel. Mais la licorne elle n'a que faire du rationnalisme moderne, et lorsque Griselda quitte St-Albans pour vivre les aventures qui l'attendent, la folle épopée autour du monde, la recherche d'O'Farran, c'est encore une vie hors du commun et merveilleuse qui l'attend. Celle de Thomas qui quitte la France est plus proche de l'Homme moyen du XXem siècle qu'un héritier de la licorne, mais l'île est toujours là, et la lignée non encore éteinte.

Lettre ouverte aux vivants qui veulent le rester

«Nous sommes tous des écologistes, sans le savoir, parce que nous voulons tous vivre»

Dans sa lettre ouverte, Barjavel, après s'être émerveillé une fois de plus et avec la même ferveur du miracle de la vie, expose la politique nucléaire mondiale et française. Son écologisme est ici affirmé plus que partout ailleurs, mais écologie, hier comme aujourd'hui, est un mot loin d'exprimer la position de Barjavel. Hier, c'était contre l'écologie au bras armé et aux manifestations violentes qu'il se dressait, aujourd'hui, comme il le prévoyait hier, c'est contre l'écologie engluée dans la politique qu'il faut résister. L'écologie selon Barjavel n'est pas une idéologie, c'est le mode de vie naturel de l'Homme. Dans sa lettre ouverte, il fait une fois de plus état de la science constructive et humaine, opposée à celle qui nourrit la guerre et avilit l'Homme, dont il évoque le «génie inventif, face positive de son génie destructeur». La technique peut délivrer l'Homme «Le travail manuel a retrouvé sa noblesse en redevenant créateur. Les machines libèrent l'homme des tâches absurdes au lieu de le contraindre à n'être qu'une partie d'elles-mêmes». Barjavel développant des thèses anti-scientifique et anti-technologique ? Il y a cependant un danger certain dans la science et la technique, qui peut causer des désastres toujours plus importants, pour lui, et le vivant «La curiosité est la plus grande qualité de l'homme. Elle l'a fait sortir de ses cavernes et l'a conduit jusque sur la Lune. Elle le poussera peut-être jusqu'aux confins de l'univers. A moins que demain, ce soir, elle ne le fasse sauter ou cuire à petit feu...». Quant à ceux qui voient en lui un fervent défenseur du fameux «retour à la terre» et aux traditions du passé, ils ne font que traduire une partie du message de l'auteur, qui affirme lui même qu'un retour en arrière est inconcevable «Il nous faut surement changer de civilisation. Non moins surement nous ne pouvons pas retourner à celle de nos pères». Mais oui, il faut changer de civilisation. Cela ne veux pas dire brûler les acquis scientifiques, mais n'en conserver que l'essence qui assurera le bonheur aux Hommes «sans avoir besoin de passer par le puant pétrole ou le plutonium diabolique», l'énergie de fission doit être de transition. Il faut aussi élaborer une société tournée vers le futur, construire avec les techniques d'aujourd'hui, en évoluant vers ses lendemains, mais sans renier les bonnes choses du passé, qui parce que passées n'en sont pas forcément démodées. Barjavel propose la vie en petites communautés, à l'instar des villages d'autrefois «On ne peut pas revenir à la civilisation du village rural, mais on peut créer celle du bourg de production, groupé autour de la source d'énergie qui le fait vivre, et s'organisant peu à peu comme un corps vivant». Ce livre s'attaque principalement aux problèmes posés par la croissance de l'utilisation de l'énergie de fission, reconnue comme très polluante et nocive. Il est pleinement écrit dans le contexte de 1978, à l'intention des lecteurs de cette période à qui il propose un plan vert, utilisation des énergies naturelles, et avant tout la géothermie, et des énergies non-polluantes, comme l'énergie de fusion. Malheureusement, même aujourd'hui, la lettre reste bien d'actualité. Barjavel mort en 1985, il n'aura pas vécu Tchernobyl... De peu.

La faim du tigre

«Je donnerais tous mes autres livres pour celui-ci»

Cet essai est l'écrit le plus engagé de Barjavel, aussi, n'est-ce pas pour rien qu'il conserve sa place au premier plan des oeuvres de l'auteur, mais nous le savons maintenant, toute sélection chez Barjavel est hasardeuse. L'ouvrage constitue une transition dans l'Oeuvre, redonnant une orientation entre la première vague plutôt pessimiste de ses écrits «à notre grand-père, à notre petit-fils : l'homme des cavernes (4)», même si ce pessimisme se limite à la prédiction de catastrophes qui guettent l'Homme en considération de son comportement, et n'est donc pas gratuit. Après «La faim du tigre», qu'il écrit par ailleurs dans une période de moral chancelant, toutes les oeuvres sont marquées d'un franc optimisme. Même sa lettre ouverte où il reprend le scénario catastrophe de «Ravage» pour le brandir en menace devant la technologie-diabolique toute puissante laisse ouverte de nombreuses voies où s'engager. Ses romans, s'ils reprennent les mêmes thèmes, n'en tirent pas moins des conclusions sensiblement différentes, et à l'arche dans «Le Diable l'emporte» où la vie sauvée apparaît comme un sursis du fléau humain, succède celui d'«une Rose au Paradis» où c'est une genèse de plus au profit des Hommes qui, cette fois-ci, sont repartis pour de bon. «La Faim du Tigre», malgré un fond sombre et froid, est aussi la première marche optimiste, la dédicace a, et c'est voulu, des allures de déjà-vu, mais fleure bon les lendemains radieux «A mes petits-enfants et à leurs petits-enfants». Et si l'alternative finale expose deux scénarios dont l'un est tout à la gloire de l'Homme, de l'humanité même, de l'individu surtout puisque l'inclinaison anthropique lui autorise à jouir de l'univers tout en lui accordant que c'est là sa tâche et sa raison d'être, l'autre qui entrevoit sa disparition tout comme celle du vivant n'est qu'une libération voulue par la création, et n'est donc pas mauvaise (en soi). L'Homme apparait tout d'abord inutile comme individu, juste là pour perpétuer la vie. Sa personnalité, la pensée, les joies mêmes ne sont que pour le forcer, malgré lui, fût-il conscient de son sort, à le faire véhicule de la vie «son existence individuelle n'est qu'une illusion destinée a lui donner, pendant le temps utile à l'espèce, le goût de la vie, afin qu'il la conserve et la transmette», et «la vie continue parce que les individus sont mortels». L'homme s'est fait avoir «Son existence individuelle est une supercherie». Même l'amour ? l'amour, comme on le connaît, ne vaut pas mieux «Cela s'appelle mariage, passion, jalousie, adultère, aventure, allocations, revolver, prostitution, famille. C'est ce que nous nommons l'amour». Mais Barjavel s'empresse de préciser : l'Amour vrai, l'Amour pur existe, et ne doit rien à l'espèce, il est à nous, dépend de nous seul et s'il y a l'amour revolver-passion-etc., soit dit l'amour-reproduction, celui qui nous mène sans que nous sachions où l'on va, ce n'est plus alors de l'amour, mais son contraire «Au contraire, ce qui pousse une fille vers un garçon, un garçon vers une fille, c'est le besoin de satisfaire le besoin le plus personnel». On retrouve là sa définition classique. Parfois, lors d'un «hasard heureux (6)», d'une union réussie peut naître plus qu'une nuit de joie, qu'un accouplement de plaisir, il peut en naître l'Amour Eternel «L'amour est l'oubli de soi. Il n'a pas besoin d'être partagé, car il ne désire que donner. Mais s'il est réciproque, si chacun des partenaires reçoit autant qu'il donne, alors peut s'établir entre eux une véritable félicité que rien d'intérieur ne menace. L'amour véritable engendre le bonheur vrai». L'amour est sauvé, c'est un horizon vers lequel marcher pour l'individu qui veut s'extraire de l'absurde collectif, et il y en a d'autres. L'Homme en tant qu'être doué de raison n'est pas mieux loti, il sait simplement qu'il ne sait pas (le sait-il toujours ?), et ses semblants de connaissance ne sont que bien tristement illusoires «personne ne connaît plus personne, ni soi- même. La science de l'homme est totalement perdue». La Vérité ne nous sera pas donné par la science, on ne dénichera pas les secrets de Dieu en tentant d'embrasser l'infini dans l'éternel «l'univers, notre univers, celui que nous sommes capables de connaître, enfermé avec nous à l'intérieur de nos limites, il faudrait pour l'explorer une éternité de vie d'homme. Et si une éternelle intelligence humaine parvenait au bout de cette exploration, il lui resterait le regret amer de l'inconnaissable», il faut REtrouver Dieu, et pour cela, perdre celui-que nous donne les églises fétides «Le Dieu dont nous avons besoin pour comprendre les mystères qui nous angoissent ne peut rien avoir de commun avec cette imagerie pour enfants que des religions désabusées proposent à des fidèles indifférents». L'église est inutile et néfaste, la religion est indispensable «le rôle de toute religion est de faire comprendre à l'homme ce qu'est la création, quelle place il y occupe et quel rôle il y joue», et c'est dans la religion perdue, avec les églises coupables qu'il faut reconstituer le savoir «on ne quitte pas une maison qu'on trouve sale, on la nettoie». Car le scénario tel qu'on l'entrevoit est absurde et illogique «On ne peut pas pardonner cela à Dieu». Les miracles sont partout, il suffit d'ouvrir l'oeil «pour se rendre compte objectivement de l'effarante multitude de prodiges que constitue le vivant, il convient de l'examiner avec une attention et une réflexion débarrassées de l'accoutumance», et ce n'est ni la première, ni la dernière fois que Barjavel nous le rappelle «le naturel est miraculeux». Mais coexistent la mort, la souffrance et la peur, «la vie telle que nous la vivons, telle que nous la connaissons, c'est d'abord la souffrance et le meurtre», et c'est le règne végétal et animal qui en offre les illustrations les plus flagrantes. Mais Barjavel est panthéiste, la souffrance ne s'abat pas sur l'un ou l'autre, toujours sur le Tout, l'injustice est condamnable qui qu'elle frappe, l'Homme ne fait pas exception à l'univers, il est pleinement coulé dans la création, à l'égal de tout le reste, souffrant comme lui puisqu'il est lui «nous les vivants, nous les poissons avalés, les lièvres saignés, les rameaux coupés, les herbes tondues, nous la graine germante et le grain broyé», et même l'Homme individu n'est pas exclu «Cela vous fais sourire ? Vous pensez que l'homme, lui, au moins, est hors du coup, qu'il a le droit de tout bouffer mais que rien ne le mange ? Vous n'avez donc jamais eu un des vôtres en péril ? Votre femme, votre mère, votre enfant, terrassé par une maladie contre laquelle vous vous demandez si la médecine sera efficace, et qui lui met déjà la mort aux fonds des yeux ? Cette maladie est une autre forme de vie en train de le dévorer». Contre l'absurdité, pour combler le vide de la compréhension si nécessaire, il est nécessaire à l'Homme de reprendre sa place, et s'il ne la retrouve, de s'en donner une «Il va falloir qu'il apprenne à marcher. ou qu'il tombe. ou qu'il s'envole», et qu'il sache exactement ce pour quoi il est. Car l'Homme, comme le reste du vivant, est régulé «la guerre est un phénomène de compensation intégré au processus vital de l'espèce humaine par une loi[...]pour corriger l'inefficacité d'agression des autres espèces», et la logique implacable de Barjavel embraye «la guerre est un phénomène biologique, c'est donc aux individus de se défendre contre l'espèce et contre la loi», mais est-ce possible  ? Pour l'Homme, oui ! «on ne se révolte pas contre des lois naturelles. On ne se révolte pas, par exemple, contre la gravité. On la domine en lui obéissant». L'Homme bras vengeur de la création pour, malgré lui, délivrer le vivant de l'horreur en le foudroyant des armes qu'il aura crée, avec à leur tête, la plus terrible, la plus efficace, la dernière : la Bombe atomique ? Ou l'Homme finalité et correcteur des dérapages de la nature ? L'Homme qui abolit la souffrance en délivrant le Vivant de la vie, mais se conserve lui pour perpétuer ce qu'il y a de fantastique et admirable dans le créé ? C'est alors à l'Homme d'accomplir sa tâche, et à Barjavel de poursuivre sa littérature dans cette voie «le vivant complète l'oeuvre de ce-qui-crée [Dieu] en prenant conscience de ce-qui-est-crée [l'Univers perceptible]. Rôle magnifique pour l'homme pointe du vivant, rôle exaltant, merveilleux à condition qu'il en soit conscient, qu'il sache, qu'il sente, qu'il vive, à condition qu'il ne traverse pas son temps de vie comme une machine automatique, sourde, aveugle, manchote et absurde». A vous de cherchez, de poursuivre, ou de vous arrêter sur ses avancées. Ce n'est pas certitude ou même hypothèse solide que l'auteur nous laisse, mais l'on peut croire que cela aura suffi à son parcour personnel, et s'il ne s'est jamais libéré de ses interrogations, au moins la noirceur des constats présentés trouvent en ce choix (anthropique) leur réponse et leur point final... Où chez Barjavel, chez qui rien n'est jamais fini, leur point virgule.

Si j'étais Dieu

«Moi, Seigneur, je vous aime ici !»

C'est un essai, et sa place chronologiquement par rapport à «La faim du tigre» et «Demain le Paradis», entre lesquels il s'intercale (à mi-chemin) est une autre preuve de l'évolution cohérente de la Pensée de l'auteur. En effet «Si j'étais Dieu» pourrait figurer comme oeuvre de transition entre les deux précédents essais s'il ne s'en détachait nettement d'un point de vue stylistique. C'est presque un roman que Barjavel écrit, le récit consiste en un dialogue entre l'auteur... et Dieu, un monologue de la Création. L'idée d'apporter une vision personnelle sous couvert de l'hypothèse «Si j'étais» est de Jacques Jolivet, et lorsque celui-ci propose à Barjavel le sujet «Dieu», celui-ci est immédiatement conquis «J'ai sauté au plafond. Ce n'est pas vrai, bien sûr, mais ce sont des choses que l'on aimerait pouvoir faire. Je riais, je frappais la table du plat de la main, j'exultais». C'est en effet pour lui l'occasion de tout refaire... pour ne rien changer... ou seulement le superflu «Je referais tout avec jubilation: les hommes, l'amour, la Terre, l'Univers, toute la création, tout, sauf...». L'Homme est mort. Il s'est détruit. Barjavel-Dieu sort celui qu'il avait gardé en réserve (l'auteur) et refait tout, il donne les réponses à l'Homme, spirituelles, théologiques, pragmatiques... Le thème est toujours panthéiste et anthropique («La Faim du tigre» est passée), et si Dieu est, pour la nécessité du Dialogue, dépeint sous des traits qu'il condamne (cf. «La Faim du tigre»), c'est purement symbolique et la qualité de la réflexion n'en est évidement nullement affecté ; il sait de plus en tirer toutes les cordes humoristiques, et lorsque l'Homme commence à se plaindre devant Dieu, c'est avec clameur râleuse et enfantine
«[...]ma vie est trop courte, mon esprit aussi, je ne comprends rien, je ne suis pas beau comme le papillon, je ne siffle pas comme le merle, je...
-ASSEZ !
-Je...
- ARRETE !...
-Mais...
-TAIS-TOI !..
Tais-toi un peu, veux-tu ?
-Voilà ! Voilà... Toujours pareil... Mon père me disait déjà la même chose quand j'avais cinq ans et que je lui demandais : «pourquoi on est plus au Paradis Terrestre, papa ? Qu'est-ce que vous avez fait, toi et maman, pour qu'on vous ait mis à la porte ? C'est pas ma faute, à moi, pourquoi je peux pas y aller, moi, chercher des noisettes ? Pourquoi la porte reste fermée, dis, papa ?»
-Tu veux une gifle ?
».
Les réponses que Dieu apporte à l'Homme nous sont déjà connues «Le bonheur de demain n'existe pas. Le bonheur, c'est tout de suite ou jamais», «La clef de tout, c'est l'amour. Aime les êtres, aime les choses, pas pour toi mais pour eux, mais pour elles. Aime la rose pour la joie que te donnent sa beauté et son parfum, mais remercie-la et dis-lui qu'elle es belle. Aime aussi l'ortie, parce qu'elle est ortie et fait bien son métier d'ortie, qui n'est pas de se laisser caresser. Chacun n'est pas rose. Le seul péché, qui fait tous les péchés, c'est de ne pas aimer», «O homme, pauvre petit bonhomme triste, comment peux-tu dire au soleil, en le regardant en face, qu'il fait nuit ? Comment peux-tu, en respirant, dire que l'air n'existe pas ? Je ne suis pas sur la Terre, dis-tu ? Mais la Terre c'est Moi, le merle et le marronnier c'est Moi, et aussi ton fauteuil qui te soutient les reins, et toi-même, ta chair et ton sang et ta main qui écrit, et ta pensée qui Me nomme et Me cherche et Me nie, c'est Moi...», «Les Eglises sont nécessaires, pour garder Mon nom à travers tout, mais par cette nécessité elles deviennent des édifices sociaux, et elles prennent les défauts des sociétés dont elles font partie». Pour se conforter dans son rôle de Dieu, Barjavel s'attarde sur des voix spéculatives concernant les causes du Big-Bang, la Création, son rôle etc. La confusion inévitable n'est pas préjudiciable, Barjavel sait bien que ses fantaisies intuitives ne peuvent que laisser perplexe ou incrédule le lecteur, et l'Homme, qui ne comprends pas tout, mais le peut-il ? Et dans la négative, s'il garde présentes ses interrogations, qu'il s'occupe de l'instant présent avant tout
«-Je ne comprends pas bien...
-Tu ne comprends pas du tout. Il n'y a pas à comprendre. Il y a à être. Tu verras bien quand tu y seras...
».
Puis la sympathie s'installe, l'Homme devient vite exigeant et, avec son créateur, façonnent l'Homme - et à fortiori l'univers puisque rien n'est dépendant du Tout - qui repeuplera une terre nouvelle. Dieu doit d'abord régler les «renvois» de «La faim du tigre», libérer l'Homme des «inutiles nécessités» de sa condition, qui sont monstrueuses

«ça m'a toujours tracassé, ce mélange de merveilles et d'horreurs... Tant de fabuleuse ingéniosité dans l'organisation d'une feuille d'herbe, juste pour qu'elle soit mangée par l'antilope ou l'agneau. Et le lion mange l'antilope et l'homme mange l'agneau. Et les microbes mangent l'homme, le lion, l'antilope et la feuille. Aucun vivant ne peut survivre s'il ne mange pas d'autres vivants. S'il ne tue pas, il meurt. C'est une mauvaise organisation, Seigneur. Vous ne pouviez pas trouver autre chose ?
- Je vais changer tout ça !... Le vivant ne mastiquera plus le vivant ! Homme, tu ne mangeras plus !
- Oh !...
-Tu regrettes ?
-C'est-à-dire...
-Tu les aimes, l'agneau et l'asperge, hein, vorace !
-C'est-à-dire, Seigneur, Vous qui pouvez tout, si Vous vouliez... Délivrez-moi de la faim, mais ne me coupez pas l'appétit !...
».

Et Dieu soustrait l'Homme de la faim, il mangera la terre et la pierre, et trouvera ça bon... Dieu peut tout. Puis Dieu refait la Terre, les continents, les pays sont ronds, ils tournent... Vient le moment de refondre les concepts politiques et nationaux «Je dirai aux nations[...]Vous comptez pour rien. Seul l'homme compte», et il éduque les Hommes pour qu'enfin, ils soient capables de gérer dans l'intérêt commun et non par convoitise personnelle, il leur faut pour cela mesurer la détresse et la souffrance dont ils sont coupables et qu'ils ne connaissent pas réellement «Ils éprouveront dans leur chair les sensations de chaque épisode. Je commencerai par mille Verdun et mille Hiroshima, j'y ajouterai mille libérations du Cambodge, mille Goulags, mille Dachau, mille Inquisitions, mille garrots, mille pelotons d'exécution, mille tortures, et pour leur donner le sens du social, dix mille métros à l'heure de pointe et dix mille semaines de tôlerie chez Renault». La société en est changée. D'abord, restituer la place volée à la femme, en vertu des qualités dont l'homme est dépourvu «Les hommes ont des idées, les femmes ont du bon sens. Les hommes sont conquérants, les femmes organisatrices. Depuis toujours le mâle, pour défendre la nichée et la nourrir, s'est fait agressif et expansionniste. Depuis toujours la femelle gère, organise, conserve, aménage, distribue, ce que le mâle rapporte à la caverne. Quand la caverne devient village ou nation, l'agressivité et l'expansionnisme de l'homme n'ont plus de sens[...]tandis que la femme, par atavisme et par hormones, reste pratique et attachée à l'évidence». Dieu refait l'amour. Il laisse la joie et les ébats aux Hommes, sous la requête insistante de leur représentant , mais modifie tout le reste «Vous ferez l'amour, mais simplement pour l'amour», il expérimente plusieurs possibilités de reproduction, et retouche l'acte : après l'amour, l'homme devient femme et vice-versa. Puis, en finalité et pour couronner le règne nouveau où tout est refait, jusqu'à la lune devenue fleur, c'est l'homme qui est soumis à l'évolution divine. Dieu lui fait pousser des ailes, lui met un oeil derrière la tête, le dote d'une queue de Castor. L'homme glabre se voit pousser des plumes. Son cerveau est refait, des sens nouveaux lui sont donnés. Il est neuf, il est beau. Toutes ses modifications (ou évolutions) fantaisistes sont au service de l'Homme, pour que Lui soit heureux, et bien sûr «Tu demandes du neuf, puis tu t'effares...» Alors que l'univers en son entier est refait, Dieu ne veut pas changer la femme, aux requêtes de son «ordinateur» pour apporter les retouches, il est catégorique

«- Commençons comme pour lui... Un oeil sur la nuque ?
-Inutile. Elle sait toujours ce qui se passe derrière elle.
- Le septième sens ?
-Elle n'a pas besoin de connaître les pensées des autres : elle les devine. Et elle voudra toujours cacher les siennes...
-Des ailes ? Une queue ?
-Abîmer ce dos superbe, qui se creuse comme une vague d'été ? Jamais !
».

Dieu n'a besoin de retoucher la femme, elle est parfaite «Viens ma toute belle, viens ma douce, viens ma ronde, approche-toi, lentement, avec toute ta grâce, lève tes bras au-dessus de ta tête, tourne sur toi-même, encore, couche-toi, doucement, relève toi, marche... Qu'elle est belle, G.O.[Grand Ordinateur] ! Ce ventre ni plat ni bombé et courbe dans les trois dimensions, ces hanches qui changent d'équilibre à chaque pas, ces cuisses qui les supportent, ces flancs qui les continuent...», «Elle est parfaite. C'est ce que j'ai fait de mieux...». La création refaite en son entier, exceptée la femme, parfaite, est prête à repartir «Univers, ouvre-toi. Voici l'homme !», et alors que celui-ci s'envole, Dieu s'aperçoit qu'il l'a dénaturé, ce n'est plus un homme. «Vous avez fait un ange ! Vous n'en aviez vraiment pas besoin ! Il y en a déjà des légions !... Et maintenant la Terre n'a plus personne...». La morale se dessine, l'Homme ne peut être autre chose que ce qu'il est, sa définition réside dans sa nature. Tout ce qu'il revendique, il le possède déjà en substance, et même la perfection lui est accessible. Pour refaire l'Homme, il n'a d'autre solution que de répéter les pas de sa création initiale, à ceci près que l'Homme ne naît plus de l'homme, mais de la femme, et c'est en paraphrasant la bible que Barjavel conclut : Si j'étais Dieu, Je referais tout, les hommes, l'amour, la Terre, l'Univers, toute la création, tout, sauf l'Homme. Quels que soient les épreuves et les nouveaux départs, l'Homme restera ce qu'il est, tout recommencement n'est que répétition «Alors Yahvè Dieu dit : «Il n'est pas bon que la femme soit seule. Il faut que Je lui fasse un aide qui lui soit assorti.» Alors Yahvé Dieu fit tomber un profond sommeil sur la femme, qui s'endormit. Il prit une de ses côtes et referma la char à sa place. Puis, de la côte qu'il avait tirée de la femme, Yahvé Dieu façonna un homme et l'amena à la femme. Alors celle-ci s'écria : «A ce coup, c'est l'os de mes os et la chair de ma chair !», «Et ce fut le huitième jour.FIN et recommencement».

Demain le paradis

«Les mêmes événements peuvent faire pour l'un ou pour l'autre une vie heureuse ou malheureuse. Il faut s'efforcer de ne pas être malheureux»

Ce dernier ouvrage, écrit en 1985, est le testament qui clôt l'Oeuvre de qualité que l'on connaît désormais. «Demain le paradis» est «La faim du tigre» écrit par un Barjavel sur qui ont soufflé vingt années de vie, ce qui pour lui n'est pas rien. Le ton est immédiatement plus optimiste, plus affirmatif, et plus amical. Les monstrueuses scènes d'agonie dans la panse d'un poisson font place aux tendres description de l'Homme fragile et nu «Un beau film nous a montré un athlète gagnant une compétition aux jeux Olympiques. Prises de vues sensationnelles, plans de plus en plus gros de son visage convulsé par l'effort. Ralentis, plans énormes, plan fixe, victoire ! Il a gagné ! Ravagé, le héros s'écroule, à demi mort. Qu'a-t-il fait ? Il a couru cent mètres... N'importe quel gros, moyen ou petit chien l'eût dépassé en gambadant et tirant la langue, non d'épuisement, mais de plaisir» mais aussi puissant et capable d'étendre ses sens «il entend les étoiles et voit les profondeurs de l'univers et de l'atome. Il vole plus haut que l'aigle, nage dans les profondeurs que les poissons n'osent pas fréquenter, ne court pas comme la gazelle, mais roule plus vite qu'elle». Toutes nos incertitudes et les connaissances inexistantes ou oubliées (spirituelles essentiellement) de «La faim du tigre» font place à nos disciplines scientifiques modernes... où l'on ne sait toujours rien, mais où l'on a espoir de trouver «la science peut redécouvrir les chemins perdus par la religion et nous conduire à la démonstration de l'existence de Dieu». Puis ressurgit l'extase Barjavelienne de l'univers et de ses miracles incessants qui, toujours, n'émeuvent pas l'Homme inattentif. L'oreille du premier essai, symbole du miracle au service du crime et de la peur, fait place à l'oeil, ouverture de la conscience sur la beauté... Bien sûr, tout n'est pas gagné, l'Homme est toujours en proie à ses bassesses et autre «variété surprenante de fanatismes religieux, idéologiques et nationalistes exaspérés, haines et peur, braises et tueries partout...», dans ce monde de l'injustice où l'on meurt de faim d'un côté et rejette la société de consommation de l'autre. Les pages tournent, l'amour surgit ! L'amour encore, l'amour toujours. Il est moins question dans cette «fin du tigre» de chantage honni d'on-ne-sait-qui pour faire de nous des véhicules forcés de la vie que d'une évocation de la joie liant deux êtres, même si l'imperturbable instinct guide encore les deux amoureux malgré eux, qui, pour rendre l'histoire plus douce, sont incarnés en ses parents, les vôtres, les nôtres. L'Homme qui avec sa science ne connaît rien, peut comprendre beaucoup de choses «Nous nous rendons compte que nous ne sommes pas un individu isolé, un caillou qui cherche à résister à la concasseuse des événements, mais une parcelle consciente d'un ensemble cohérent infiniment compliqué, organisé et superbe», il suffit (mais c'est déjà faire preuve d'énormes efforts) «d'ouvrir nos portes, d'ouvrir nos yeux sur les êtres et les choses, de regarder, pour voir. On peut nommer cela l'amour...». Renoncer est tellement plus banal et aussi plus courant «Mais, le temps qui nous est accordé, nous l'utilisons à fuir, les yeux fermés, en appuyant à fond sur l'accélérateur, pour aller faire n'importe quoi n'importe où». Puis se greffent les perspectives des lendemains. Reprenant les accents de 1978 avec sa lettre ouverte, il expose une société remodelée (mais ne faisant pas marche-arrière pour autant, au contraire, c'est le début de la science de la sagesse et de la connaissance véritable, «l'ère du feu va se terminer. Ce sera la fin des temps barbare») avec toujours le thème de l'énergie, qu'il veut plus que jamais nouvelle en rappelant à lui la géothermie profonde. Il part à l'assaut des villes du futur, ses fameuses roues de l'espace... Mais comme il s'attache à le préciser «ce n'est pas de la Science-Fiction. A la NASA...». Quant à l'Homme de Demain, il s'est enfin extrait (au grand bonheur de l'auteur dont l'angoisse aura parcourue toute l'Oeuvre) de la nécessité de s'alimenter des cadavres du vivant qu'il assassine. C'est la science - encore elle - qui lui procure les techniques de synthèse, et pour illustrer son propos, l'auteur cite «Ravage». L'on prendra soin de noter la puissance du symbole d'une telle citation, qui confirme que les conclusions hâtives tirées de l'étude de ce roman par certains ne sont excusables que lorsqu'elles s'inscrivent dans une argumentation contemporaine à cette oeuvre. Puis vient la conquête des étoiles, hypothèse où l'humanité est amenée, comme il le concluait dans «La Faim du tigre», à «s'élancer, pour l'éternité du temps, vers l'infini de l'espace, et y répandre la vie délivrée de la nécessité de l'assassinat (7)». Il confirme dans ce présent essai que «Tout ira très vite si l'humanité a fait le choix de ne pas se détruire. Et l'an 2000, ce chiffre bêtement tout rond, marquera à la fois la fin des temps primitifs et le vrai commencement de l'histoire humaine». Notons que sa destinée responsable de l'orientation future de la création est ici pleinement de son ressort. Les hommes sont leur propres enchanteurs, puisque Viviane ne veut nous rendre Merlin, «On parviendra sans doute à créer Pégase, le cheval volant, pas plus grand qu'un lapin. Rose, ou bleu, ou orangé, ou zébré, ou à pois...», et la science sera définitivement source d'apaisement et de confort «Le téléphone n'aura plus de cadran. On lui dira le numéro désiré et il l'appellera. Il aura en revanche un écran dans lequel s'inscrira l'image en trois dimensions du correspondant demandé», mais Barjavel va bien plus loin que ces futiles nouveautés «le récepteur de demain sera gros comme une lentille et greffé sous le cuir chevelu, derrière le pavillon de l'oreille», «chacun sera une combinaison complexe d'ordinateur, d'usine chimique et d'engin mécanique et électronique». Barjavel développant des thèmes anti-scientifique et anti-technologique ? ? ? Tout sera orienté pour l'Homme, son corps sera moins défaillant, les femmes resteront belles, les esprits enfin ouverts et attentifs. Tout ceci, le paradis, c'est pour Demain. Barjavel poursuit sur le monde d'aujourd'hui, esquisse une ultime critique de la politique, aborde le problème du chômage dont on devine ce qu'il va nous en dire. Mais la mort le surprend, il nous quitte... sur une virgule. Celle-là même qu'il gratifiait dans «Le Diable l'emporte» lui fait l'hommage d'être son dernier trait (le dernier souffle de l'écrivain). Sa dernière oeuvre est aussi la plus belle, inachevée, et si complète. Deux notes ont été retrouvées à côté du manuscrit, l'éditeur a eu le reflexe de les joindre au texte qui les attendait, et auquel elles font maintenant parti : «Tout s'accélère. Tout va aller très vite. Un nouveau monde doit naître, sans doute dans les douleurs. Nous arrivons à la fin des temps barbares. Le monde nouveau sera le vôtre (celui des jeunes). Faites-le bien.» «Peut-être, familiarisé avec l'idée de mourir, l'homme choisira son temps de vie et s'en ira à sa volonté».


Autres analyses

Peu d'études complètes de l'oeuvre de Barjavel sont disponibles, mais celles qui furent portées à ma connaissance étaient toujours de qualité, il n'y a de médiocres que les études qui tentaient d'en interpréter une partie, deux romans, faute d'interpréter les appels d'une vie (avec le choix très hasardeux du couple «Ravage/Le grand Secret»). La référence de toutes les études portées sur l'Oeuvre de Barjavel est certainement celle de Jacques Goimard, en introduction au premier recueil édité dans la collection d'Omnibus, «Romans extraordinaires», appellation même que Barjavel donnait à ses premiers romans d'anticipation. Celui-ci élabore un plan différent, basé sur une thématique qui fait de la vie l'idée fondamentale, alors que la présente étude s'oriente davantage autour de l'Homme, même si la Vie reste sous-jacente comme thème directionnel. Goimard par ailleurs privilégie l'étude globale de l'oeuvre au cas par cas du roman et de l'essai, et si nous avons préféré nous concentrer sur les titres, il observe davantage l'auteur (la biographie est bien plus documentée et détaillée), ce qui serait plus sage si Barjavel n'était resté constamment fidèle à ses idées, de sorte que ses écrits sont un reflet très peu troublé de lui même, dont l'évolution peut facilement être suivie, autour du tournant progressif de 1966 avec «La faim du tigre». Dans le second recueil «Romans merveilleux», l'étude est davantage à l'intention des férus littéraires et s'oriente plus sur le genre que sur les thèmes. Un troisième volume dans la même collection est envisagé par les éditeurs, pour regrouper les autres textes (essais et chroniques), et faire en trois volume une liste exhaustive de ses écrits, rendant ainsi facilement accessible la totalité de ses textes. D'autres analyses, moins poussées, sont également en accord avec les grands axes proposés ici, sur les points essentiels «Ravage est malheureusement davantage un texte réaliste qu'un récit d'anticipation» écrivait Guillot, «René Barjavel écrit avec son coeur; pas le genre larmoyant du tout : une belle langue sensible, avec de la joie et des larmes» précise Guissard. Barjavel, qui s'est montré souvent distant devant toute tentative d'analyse, en art ou en littérature, conclut de lui même son oeuvre en y apportant sa propre analyse, qu'il écrit en introduction de «Colomb de la lune»

«Qui se nourrira du vent de l'histoire ? Que ceux qui ont faim le happent, et s'il leur échappe il y a de quoi courir»


L'auteur de cette page

Cette page web, initialement écrite par F.P. Laussy en 1995, a désormais (Jeudi 28 Octobre 1999) atteint sa forme définitive. Elle a été complètement refondue par G.M. Loup dans le nouveau barjaweb, qui remplace la présente version, désuète.


* Cette distinction homme/Homme est très importante, prenez-y garde, il est des passages où elle s'avère indispensable. Bien sûr, elle ne s'applique pas dans les extraits receuillis

Les citations sont en gras italique (gras-italique) et cernées par des guillemets. Tout texte auquel ne s'applique pas ce formatage aux trois conditions n'est pas un extrait. Les numéros qui les ponctuent renvoient au titre dont ils sont tirés. Ci-suit la liste, et l'année de parution par la même occasion :

  1. Ravage - 1943
  2. Le voyageur imprudent - 1944
  3. Tarendol - 1946
  4. Le diable l'emporte - 1948
  5. Jour de feu - 1957
  6. Colomb de la lune - 1962
  7. La faim du tigre - 1966
  8. La nuit des temps - 1968
  9. Les chemins de Katmandou - 1969
  10. Le grand secret - 1973
  11. Le prince blessé (recueil) - 1974
  12. Les dames à la licorne ou Jours du monde - 1974/1976
  13. Si j'étais Dieu - 1976
  14. Lettre ouverte aux vivants qui veulent le rester - 1978
  15. La charette bleue - 1980
  16. Une rose au paradis - 1981
  17. La tempête - 1982
  18. L'enchanteur - 1984
  19. La peau de César - 1985
  20. Demain le paradis - 1985
  21. Journal d'un homme simple - 1951 et retouches de 1981
  22. Extrait du journal du dimanche - de 1976 à 1978

Dans l'étude au cas par cas (Les grandes oeuvres), sauf mention contraire, les citations sont relatives au titre concerné.


Pour conclure cette page, qui, mieux que l'auteur, saurait mettre un point (d'exclamation, bien-sûr) final ? J'ai choisi cette très belle déclaration, je devrais dire découverte, extraite de «Si j'étais Dieu». Affirmation ultime, naïve, tendre et Vraie devant la Création qui est Tout, de sa pleine conscience d'une vie qui se joue maintenant, et qu'aucune place au paradis ne consolera des maux éventuels...

Moi, Seigneur, je vous aime ici  !


Dernière mise à jour: Lundi 17 Avril 21:58:06 CEST 2000 | F.P. Laussy, G.M. Loup < !--Jeudi 28 Octobre 22:27:53 CEST 1999--> < !--Jeudi 3 Dec 14:22:40 MET 1998-->