Article de René BARJAVEL dans la revue

PARIS-CINÉMA

n°65 du 31 décembre 1946



 

Conte inédit
de

RENÉ BARJAVEL
pour
grands enfants

LA petite Marguerite avait les yeux couleur d'or et les cheveux pareils à de la soie dans sa teinte naturelle. Les jours où elle allait à l'école elle portait ses cheveux en tresses roulées au-dessus des oreilles. Mais les dimanches et les jours de fête, sa mère, Mme Marchat, les lui brossait et les laissait libres sur ses épaules, ils pendaient, très plats, si fins et si légers que le moindre souffle en soulevait quelque mèche. Ainsi, avec ses yeux d'or et ses cheveux de soie, quand elle passait au soleil, dans la rue, elle brillait. Vraiment. On la voyait de loin.

*

Son père, M. Marchat, était ouvrier au téléphone. Vêtu d'une combinaison, coiffé d'une jolie casquette bleu marine à visière de cuir et chaussé de bottes, il passait ses journées dans les égouts à installer et réparer les câbles. Le samedi soir, il emmenait sa femme au cinéma qui se trouve rue de Vaugirard, en face de la rue de la Croix Nivert. C'était le plus proche, et il ne fallait pas plus de cinq minutes pour rentrer se coucher, après la séance. Les deux heures qu'il passait là, c'était à peu près le seul moment de la semaine où il pouvait voir le ciel, des arbres. Car le dimanche, il restait dans son logement, dont les fenêtres s'ouvraient sur la cour, à faire les menues réparations du ménage, ressemeler les chaussures avec de très vieux morceaux de caoutchouc, recoller l'assiette cassée, déboucher le siphon de l'évier, mettre un tuteur au pied de la chaise. Il était très habile de ses mains. Et cela permettait de ne jamais user jusqu'au bout la moindre chose, qui coûte si cher.

Quand ils allaient au cinéma, le samedi soir, ils laissaient la petite Marguerite seule dans son petit lit, entre le buffet et la machine à coudre, dans la salle à manger. Leur logement n'avait que deux pièces et la cuisine. La petite Marguerite avait un peu peur pendant quelques minutes, toute seule dans le noir. Puis elle s'endormait. Et quand elle était endormie, souvent, elle souriait.

*

Le jour de ses huit ans, son père décida qu'elle était maintenant assez grande pour aller, elle aussi, au cinéma. Le samedi suivant, elle accompagna ses parents. Elle fut bien étonnée, elle ouvrit très grands ses yeux couleur d'or, elle ne comprit pas grand'chose. Mais toute la nuit elle rêva d'une fleur qu'elle avait vue aux actualités, une énorme, gigantesque fleur merveilleuse, blanche, vivante, mouvante, qui roulait sur elle-même, se gonflait et s'épanouissait et montait rejoindre les nuages. Le matin, elle demanda à son père comment on pouvait faire pousser cette fleur. Son père lui répondît qu'il fallait une drôle de graine, qui s'appelait la bombe atomique.

La petite Marguerite aurait bien voulu en avoir une. Mais cela devait coûter très cher, comme beaucoup de jouets brillants, neufs, qui lui faisaient envie, aux devantures, de l'autre côté de la vitre, elle, pauvre, sur le trottoir. Elle n'osa pas demander à ses parents de lui acheter cette graine. Elle savait trop ce qu'ils lui répondraient. Alors elle pensa au Père Noël et lui écrivit pour lui demander de lui en apporter une.

Le Père Noël fut très embarrassé par la demande de la petite Marguerite. C'était la première fois qu'un enfant souhaitait de posséder un pareil objet. Il pensa que, décidément, les jeunes générations évoluent. Elles se modernisent. Il haussa les épaules et dit : « Après tout... »

La nuit où devait venir le Père Noël, la petite Marguerite tricha. Elle fit semblant de dormir. Elle l'entendit parfaitement descendre par la cheminée, et même il jurait parce qu'elle était à moitié bouchée avec de vieux journaux pour les courants d'air. Quand il fut parti, elle se leva et trouva ce qu'elle avait demandé. C'était comme un gros cigare, aussi large qu'un œuf, et cela avait l'air d'être en cuivre, ou peut-être en or. Une étiquette y était attachée par une ficelle blanche, et sur l'étiquette étaient écrit les mots : Bombe atomique, et au-dessous : Mode d'emploi. Et puis beaucoup de lignes imprimées en caractères minuscules. La petite Marguerite n'essaya même pas de les lire. Elle savait comment on fait avec une graine. Elle avait déjà semé un noyau de pêche quand elle était allée à la campagne, en colonie de vacances. Mais elle n'était pas restée assez longtemps pour le voir pousser. Elle avait rapporté une plante dont elle ne savait pas le nom, toute fleurie de fleurs jaunes quand elle l'avait arrachée, et qui dépérissait dans un pot, sur la machine à coudre. Plus qu'un rameau vert et quatre feuilles,

Elle enleva l'étiquette et enfonça la bombe atomique dans le pot. Elle fit un petit monticule de terre pour cacher la pointe qui dépassait. Puis elle alla chercher de l'eau à la cuisine et arrosa sa graine. Elle se recoucha, s'endormit, heureuse.

*

Quand M. Marchat sut ce que le Père Noël avait apporté a sa fille, il sauta jusqu'au plafond. Il s'approcha en tremblant du pot de fleurs, gratta doucement la terre, tira avec précaution la bombe atomique et faillit mourir d'un arrêt du cœur parce que dans son émotion il laissa tomber la bombe sur le plancher. Il attrapa sa femme et sa fille par la main, les entraîna en courant jusqu'au café du coin comme ils étaient tous les trois, en pantoufles, et, là, commença à respirer un peu. Il décida de téléphoner au commissariat ; c'était ce qu'il avait de mieux à faire. Bien qu'il fût employé du téléphone, cela lui coûta quand même six francs.

Le commissaire affolé téléphona au préfet de police, qui téléphona au ministre de l'Intérieur, qui téléphona au ministre de la Guerre, qui téléphona au président du Conseil, qui ne sut à qui téléphoner. Cinq heures plus tard, le quartier fut cerné par un régiment blindé et par des gardes républicains à cheval. Les pompiers arrivèrent avec trois voitures rouges, dressèrent leur grande échelle, mais elle ne servit à rien parce que les fenêtres du logement donnaient sur la cour et ils durent passer par l'escalier.

Ils enfoncèrent, à coups de hache, la porte qui n'était pas fermée à clef, aperçurent dans la pénombre la bombe qui luisait entre les pieds de la machine à coudre, braquèrent sur elle leur grosse lance, et attendirent l'ordre d'ouvrir le robinet. L'émotion leur jetait le sang dans les tempes avec un bruit de bombardement. Le tuyau serpentait sur les marches de l'escalier.

Il s'agissait de savoir qui enlèverait la bombe, qui en prendrait possession. L'artillerie la voulait, l'infanterie la réclamait, l'aviation la désirait, la marine elle-même, se basant sur les expériences de Bikini, prétendait s'en emparer. Les savants du Centre de recherches atomiques demandèrent qu'on la leur confiât pour examen. Tous les généraux se mirent d'accord pour s'opposer à cette prétention. La bombe appartenait à l'armée. Aucun civil ne devait être amis à mettre son nez dessus.

En attendant qu'une décision fût prise, les pompiers se relayaient, lance en main, au seuil de l'appartement, tandis que des silhouettes coiffées de képis montaient l'escalier, traversaient avec précaution le palier, risquaient la tête à travers les débris de la porte, et redescendaient précipitamment.

Les différents états-majors établirent leurs P.C. à cinquante kilomètres de Paris, et commencèrent à s'envoyer des notes fulminantes pour établir leur droit exclusif à la possession et l'emploi de l'engin.

La presse, après avoir révélé que la bombe était du modèle le plus petit, le plus puissant, le plus terrifiant qu'on eût fabriqué à ce jour, s'était repliée vers des imprimeries de province et, de là, exaltait la force et la grandeur de la France enfin retrouvées. Les journaux catholiques insistaient sur le fait que la bombe avait été donnée à la France par l'entremise d'une enfant innocente, et rappelaient le nom de Jeanne d'Arc.

Le gouvernement s'installa à Dijon et décréta l'évacuation de Paris. Les Parisiens n'avaient pas attendu la décision des ministres. Tous ceux qui possédaient une auto, c'est-à-dire en premier lieu les bouchers, charcutiers, crémiers, marchands de toutes sortes, et les trafiquants du marché noir, étaient partis dès qu'ils avaient connu la nouvelle. Des centaines de trains débordants emmenaient chaque jour vers la campagne les habitants de la capitale qui ne disposaient pas de moyens de transport personnels. Seuls restèrent les tout petits fonctionnaires, attachés à leur poste, les employés du métro, les releveurs de compteurs du gaz et de l'électricité, les demoiselles des P.T.T. et la grande foule de ceux qui n'avaient pas d'argent, qui ne savaient pas où aller, qui en avaient déjà trop vu de toutes sortes pour s'émouvoir encore, qui avaient trop faim pour craindre la mort instantanée.

En particulier étaient restés M. et Mme Marchat et la petite Marguerite. M. Marchat, qui connaissait bien les égouts, avait d'abord installé sa famille dans un rond-point souterrain, sur des matelas, à la lumière de l'acétylène. Mais au bout de quelques jours comme rien n'arrivait et que Mme Marchat avait peur des rats, ils s'en furent occuper l'appartement du cousin de leur belle-sœur qui, cycliste au ministère de l'Intérieur, était parti avec son administration.

*

Cependant, les nations s'émouvaient. M. Truman compta ses bombes et s'aperçut qu'il lui en manquait une. II déclara que c'était certainement celle-là et envoya un ambassadeur extraordinaire auprès du gouvernement français pour en réclamer la restitution. M. Churchill fit savoir que l'Angleterre ne dormirait pas tranquille tant qu'il y aurait une bombe atomique sur le continent. La presse russe dénonça, en la personne du père Noël, un agent des trusts et du bloc occidental. L'O.N.U. fut convoquée en session extraordinaire, et le Conseil du Veto prit une résolution déclarant inadmissible le stockage, par la France, d'armes que les grandes puissances, dans leur sagesse, étaient seules en droit d'utiliser.

Chacun des trois Grands s'étant proposé pour récupérer la bombe, une discussion orageuse s'ensuivit. A la fin d'une séance qui dura quatre jours et cinq nuits, les délégués se mirent d'accord sur les termes d'un ultimatum qui mettait la France en demeure de détruire elle-même l'engin, dans le délai d'une semaine.

*

L'appartement du cousin était au premier étage d'une vieille maison du boulevard de Grenelle. La petite Marguerite, à la fenêtre, regardait passer le métro sur la voie aérienne. Le soir, il transportait des pleines voitures de lumière, et leur reflet tournait dans ses yeux d'or. Elle n'avait rien compris à ce qui s'était passé, elle savait seulement qu'on lui avait pris le cadeau du père Noël et que c'était une injustice parce qu'elle avait de bonnes notes à l'école, et qu'elle était sage à la maison.

Le gouvernement français, se faisant l'interprète de l'honneur national, se cabra devant l'humiliation qu'on prétendait lui imposer et mobilisa cinq classes. Les généraux s'accordèrent, enfin, pour tirer au sort l'attribution de la bombe. Ce fut le service de Santé qui se la vit attribuer. Le médecin général commandant en chef fit aussitôt converger vers la capitale, pour prendre possession de l'engin, toutes les ambulances disponibles. Elles arrivèrent trop tard. Devant le rejet de l'ultimatum, l'O.N.U. avait pria des dispositions immédiates, et trois fusées à réaction chargées d'explosif atomique percutèrent en même temps sur l'obélisque. Ce fut du beau travail. Le ministre de l'Urbanisme s'enferma à clef dans son bureau pour se frotter les mains. On allait, enfin, pouvoir reconstruire Paris selon un plan rationnel. Quant aux misérables habitants qui n'avaient pu s'en aller, qui avaient été transformés en principes essentiels en même temps que les pierres, ils mouraient depuis si longtemps de faim que l'événement pouvait être considéré, pour eux, comme une délivrance.

La petite Marguerite était devenue tout entière soie, or et lumière. Ravie, elle monta longtemps, longtemps au sommet de la merveilleuse, inimaginable fleur. Elle atteignit les nuages, perça le ciel et, justement, le père Noël se trouvait sur son chemin. Elle s'arrêta pour se plaindre à lui et lui raconter comment on lui avait pris sa bombe.

— C'est dommage, dit le père Noël en caressant sa longue barbe, c'est bien dommage ; elle était en chocolat.

 

Illustrations de Jacques Faizant