Article de René BARJAVEL
dans la revue Les Lettres Françaises

Numéro 804 du 24 décembre 1959

Couverture de ce numéro des Lettres Françaises présentant un dossier sur le film Le Dernier Rivage

L'article est à propos du film de Stanley Kramer d'après le roman de Nevil Shute : « Le Dernier Rivage » (On the Beach), qui vient tout juste de sortir sur les écrans (avec Gregory Peck, Ava Gardner, Anthony Perkins, Fred Astaire).
 


 
Je pousse un cri
 
Par René BARJAVEL

COMME ils sont gentils, tous ces gens qui vont mourir ! Quelle éducation ! Quelle discipline ! Avec quel ordre et quelle patience ils viennent faire la queue pour toucher leur petite pilule-à-abréger-les-derniers-instants ! Pas de larmes, pas de cris, pas de sang, pas d'histérie. C'est une fin du monde bien élevée. Pour ma part je ne crois pas, mais pas du tout, que ça se passerait de cette façon. Mais sans doute Stanley Kramer a-t-il eu raison. Le poids de cette mort inéluctable et lente, subie sans révolte, pèsera sans doute plus lourdement et plus longuement sur le cœur des spectateurs. Mais je serais bien étonné que ceux-ci fussent nombreux. Ils savent depuis longtemps, les spectateurs, qu'on se prépare à les faire cuire et qu'ils n'y peuvent rien. Ils n'y peuvent rien parce que c'est absurde, comme un cauchemar. Il n'y a pas un K ou un Ike au monde qui ait envie d'utiliser les bombes. Il n'y a pas un savant qui ne sache que les travaux auxquels il se livre avec passion ne soient mortels pour l'humanité. Et pourtant les chercheurs cherchent, les usines fument, et les bombes s'accumulent. Plusieurs milliers de chaque côté. Ce chiffre même est une ahurissante absurdité, car il suffirait de quelques centaines d'explosifs pour tout tuer très rapidement sur la terre. Alors ces milliers de pétards supplémentaires ? Aurait-on peur de laisser un seul petit moujik ou un seul little farmer pas tout à fait mort quelque part ? C'est impossible. Il ne restera pas un lapin, pas même un rat. On accumule farouchement, fiévreusement une mort supplémentaire et inutile. C'est de la démence. L'espèce humaine semble atteinte de delirium tremens. L'ivrogne écumant qui se bat contre lui-même et se fracasse la tête contre le mur.
L'individu, lui, le pauvre homme, si banal soit-il et de très moyenne intelligence, sait très bien que tout cela est très dangereux et superlativement imbécile. Mais dans un monde bien organisé l'individu n'est rien et ne peut rien. Demandez-vous l'avis des cellules de votre foie avant de vous taper votre troisième apéritif ?

Tout ce qu'il peut faire, le pauvre-homme, c'est oublier et espérer. C'est pourquoi, au lieu d'aller voir le « Dernier Rivage », il préférera B.B. ou Lolo, ou la vache à Fernand. Les commanditaires de Stanley Kramer peuvent se préparer à vendre leur chemise.

Le fait pourtant que ce film ait été tourné, qu'on n'y puisse déceler la moindre trace de nationalisme agressif, et qu'il ait été projeté le même jour chez les K. et chez les Ike, pourrait être un des symptômes de régression de la fièvre délirante. Oui, ça va peut-être mieux. Le doigt crispé à un centimètre au dessus du bouton se détend et s'éloigne. Quand le bouton aura été dévissé, le pauvre-homme pourra commencer à respirer. Et c'est alors qu'il aura tort. Réfléchissons : les Bombes dévissées, la Grande Peur enfermée dans un placard, rien ne s'opposera plus au bon petit flamboiement de la guerre traditionnelle. Ça brasillera de partout. C'est du moins ce qui me paraît logique. Je me trompe peut-être. Je l'espère et nous le souhaitons. A nos souhaits...

Où je peux ne pas me tromper, c'est en écrivant que la guerre atomique conjurée, c'est la paix atomique qui va régner sur la terre. Vous êtes bien d'accord : centrales atomiques, cargos atomiques, sous-marins atomiques, paquebots atomiques, avions atomiques, fusées atomiques vers la Lune et les planètes. C'est la civilisation de demain, l'énergie inépuisable et bon marché, le bonheur à l'œil pour le pauvre-homme... ce qui l'attend...

De temps en temps, un avion tombe, un navire coule, un sous-marin ne remonte pas, une usine brûle, un barrage craque. Quelques dégats, quelques morts. On s'émeut, on cotise, et on oublie. C'est normal. Mais quand ce sera de l'uranium ou du plutonium qui fonctionnera dans les machines à la place du charbon ou du pétrole, chaque accident libérera dans l'eau, dans l'air, sur la terre, sans ce domaine limité ou s'agite l'espèce humaine, une quantité de poison mortel dont la durée d'existence est pratiquement éternelle. A ces quantités accidentelles viendront s'ajouter les quantités régulières dues aux échappements, aux fuites, aux déchets, à toute l'activité industrielle qui laissera fuir par tous ses joints, malgré mille précautions, des traces impondérables de poison. S'ajoutant et s'accumulant sans jamais disparaître, ces quantités impondérables finiront par peser d'un tel poids que l'humanité en périra aussi sûrement que d'un grand 14 juillet avec valse de Bombes à tous les carrefours.

La guerre ou la paix atomique conduisent toutes deux au même résultat : un seul, un grand cimetière sous la lune. L'une nous y conduira vivement, l'autre doucement. C'est la seule différence.

La peur va sans doute nous sauver de la guerre atomique. L'illusion du progrès risque de nous précipiter vers la paix du même nom. Il ne faut compter pour nous l'épargner, ni sur les savants, ni sur les hommes politiques. Ils ne voient jamais plus loin que le bout de leur nez. Moi je suis un pauvre-homme, comme vous. Je réfléchis un peu, je vois l'avenir, et je pousse un cri. On va me prendre pour un romancier...




Compléments et liens :

  • Sur l'article : René Barjavel fait allusion au fait que le film soit sorti simultanément chez les K. et chez les Ike. Il faut comprendre par là en U.R.S.S., dont le secrétaire général du parti était alors Kroutchev, surnommé "K", et aux U.S.A. dont le président était Dwight Eisenhauer, surnommé "Ike" en souvenir de sa campagne triomphale dont le slogan était "I like Ike"... La sortie du film fut en fait simultanée dans tous les pays (voir ci-après).
  • Sur le livre
     
    Roman de Nevil Shute (1899-1960) : "On The Beach" (= Sur la plage) : paru en 1957, il fut traduit en français sous le titre "Sur la plage" en 1958 (Éd. Stock), puis, sous le titre qui était celui du film, et publié en Livre de Poche en 1970 (n°2788). Ré-édité en 1987 dans la Collection 10/18 Domaine étranger, n° 1869.
    • Selon Yvon Allard :

      Sur le thème de la fin du monde, le romancier américain a brodé une histoire qui s'apparente à la science-fiction par la situation exploitée. Roman à message implicite comme c'est souvent le cas des écrivains qui s'aventurent une seule fois dans ce domaine.