Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 9 février 1969
 



MOI, TÉLÉSPECTATEUR

 

Son visage blême emplissait l'écran. Il y avait une sorte de brume dans l'image et sur ses yeux. Face à l'objectif, il nous a dit adieu, a réussi à faire fabriquer à ses muscles faciaux un cent-soixante millième sourire, a laissé retomber les coins de sa bouche, et grimpé rapidement l'échelle de l'avion.

Frank Borman, capitaine d'Apollo 8 [1], revenu de la Lune, poursuivait son nouveau voyage, qui semble le fatiguer bien plus que son incursion dans le cosmos. Depuis qu'il a remis pied à terre, il serre des mains, souriit, répond à des questions, sourit, sourit aux journalistes, aux micros, à la foule, aux caméras, aux présidents, aux généraux, aux rois, aux médecins qui l'épluchent, à sa femme, à ses fils, à vous, à moi, au monde, à l'avenir, à l'Histoire... Après avoir souri à l'Amérique, il vient sourire à l'Europe, il n'a pas une minute de repos, son sommeil doit être assailli de cauchemars bourrés de mains qui se tendent, de visages inconnus qui le questionnent, et qui sourient...

Nous avons pu nous rendre compte, au long des reportages qui lui ont été consacrés pendant sa visite à Paris, combien il est difficile d'être un héros, après.

Sa gentillesse, sa bonne volonté, son humour n'ont pu nous cacher sa pâleur profonde et la crispation interne de ses traits. Mais il est bien entraîné. Il tient le coup. Vendredi matin, à Orly, sa femme, en épouse dévouée, s'est évanouie à sa place. Un peu plus pâle, un peu plus crispé, il est parti pour Bruxelles. Il continue. Toujours souriant.

On peut pourtant se demander si cette pâleur, ces yeux tirés vers le fond des orbites n'ont pas d'autre cause que la fatigue. Les trois occupants d'Apollo 8, pour aller de la Terre à la Lune, puis revenir de la Lune à la Terre, ont dû franchir deux fois les ceintures de Van Allen [2], c'est à dire des couches de radiations épaisses de plusieurs milliers de kilomètres. Il n'était pas possible de les protéger. Blinder la cabine l'eût rendue trop lourde et eût rendu le voyage impossible. On les a donc plongés tout nus dans la friture. Sont-ils cuits ? Ne sont-ils pas cuits ? Leurs médecins, peut-être, déjà, le savent. Nous souhaitons de tout cœur, pour eux comme pour l'avenir des voyages hors de la Terre, qu'ils soient indemnes. S'ils ne le sont pas, ce qui les guette, entre autres maux prévisibles, c'est la leucémie plus ou moins rapide, ce sont les multiples formes du cancer. Ils avaient accepté ce risque avec les autres. Ne nous émerveillons pas outre msure. Ce qui est insupportable, c'est de voir imposer à quelqu'un un risque qu'il ignore ou qu'il refuse. Eux savaient. C'est pourquoi ils sont des héros et non des victimes.

Et puis, il est certainement plus facile, physiquement, nerveusement, de traverser les Van Allen qu'un barrage d'artillerie : c'est un danger qui ne fait pas de bruit.

Je ne crois pas qu'on ait choisi par hasard, pour les envoyer vers la Lune, trois pères de famille, c'est à dire trois hommes ayant déjà fait la preuve qu'ils pouvaient faire des enfants. Car, parmi les conséquences possibles des radiations, il y a celles qui dépassent l'individu qui les a subies : les mutations.

Si la femme d'un astronaute conçoit de lui un nouvel enfant, il n'est pas certain qu'il sera normal. Cela aussi, ils le savaient, et elles le savaient. Ne poussons pas de cris d'horreur : il était nécessaire que nous aussi nous sachions. Il y va de l'avenir gigantesque de l'humanité, de toute son expansion hors de son berceau terrestre. Sera-t-elle ou non possible ? Et si elle est possible, ne va-t-elle pas donner naissance à une nouvelle espèce d'hommes ?

Nous ne le saurons qu'après maints et maints voyages, observations et déductions. Les astronautes russes et américains ont accepté d'être, non seulement des voyageurs aventureux, mais aussi des animaux de laboratoire. Borman et ses compagnonns sont revenus de la Lune mais restent sous le microscope. L'expérience continue.

CHEFS-D'ŒUVRE en péril, l'excellente émission de Lagarde et Saint-Maurice [3], passe enfin à une heure où on peut la voir, le dimanche après-midi. Le résultat a été immédiat : 2000 jeunes ont répondu à un appel de Pierre Lagarde. Aux vacances prochaines, ils seront de 50 à 60 par chantier. Cela prouve qu'il n'y a pas que des démolisseurs entre la Maternelle et l'Université. Mais il faut faire mieux. Il faut que les « vieux » y aillent aussi. Ceux qui ont trop respiré les gaz des voitures, ceux qui se fabriquent des scolioses devant leur bureau, ceux dont les muscles fondent, ceux dont le travail pourrit l'âme, les perceurs de ticket, les tourneurs de boulons, les gicleurs d'huile, les piqueurs de marteau, tous, ils ont là l'occasion, au grand air, au soleil, dans le silence, avec leurs mains, en reconstruisant dans l'amitié des murs dégradés par les siècles ou les vandales, de se reconstruire...

Le chef-d'œuvre le plus en péril, c'est l'homme.

DANS le monde du cinéma, ceux qui ont travaillé avec Jean Renoir le nomment avec amitié « le Gros ». C'est une erreur de vocabulaire : il n'est pas gros, il est rond. Quand il nous présentait l'autre soir son film « Le déjeuner sur l'herbe », son visage me faisait penser - je l'écris avec respect, avec affection - à une de ces citrouilles que les enfants des villages, jadis, vidaient de leur contenu pour le remplacer par une bougie. La lumière venait de l'intérieur, à travers les ouvertures. L'œil droit était un trait, l'œil gauche un point, la bouche une sinusoïde. Par ces fenêtres jaillissaient la bonne humeur, l'intelligence, et surtout un naturel ruisselant, et d'une abondance que ne saurait endiguer aucun obstacle. C'est à ce naturel, à ce tonus vital presque primitif que les films de Renoir doivent d'évoquer presque tous l'image d'un phénomène physique en mouvement et sans contrainte : fleuve, meute, fourmilière, coup de vent... Le déjeuner sur l'herbe, lui, est un bouquet de fleurs des champs, frais, parfumé et mal ficelé, que la main d'un enfant répandait sur l'écran. Au milieu de ces fleurs, il y avait un tournesol mâtiné de pivoine : Catherine Rouvel, éclatante et superbe, si vraie et si simple, animée d'un élan si vif, que le bouc de Blavette, borgne d'une corne, avait l'air, par comparaison, d'un vieil acteur rhumatisant.

Cette joie de la liberté, du soleil, du rejet des contraites qui avait envahi Paul Meurisse à travers son personnage, elle est entrée en nous à plein écran. Nous nous sommes endormis dans l'odeur du thym et le chant du mistral.

VOUS étiez 20.000, en octobre dernier, à posséder un récepteur couleur, 70.000 à la fin de l'année, sans doute 100.000 aujourd'hui.

« Cela constitue déjà un public », dit Maurice Cazeneuve, patron de la deuxième chaîne [4]. C'est vrai. Mais public bien mince si on le compare aux millions de spectateurs blanc et noir. Et qui restera mince tant que le prix des postes couleurs restera aussi épais.

Pourtant, je ne saurais trop vous conseiller, si vous en avez la possibilité, d'en faire entrer un chez vous, le plus rapidement possible. La télé-couleur c'est quelque chose d'unique, qui ne ressemble ni au cinéma, ni à la projection de diapositives. Je m'en suis rendu compte en regardant l'émission de Michel Terrasse et Agnès Delarine consacrée à Bonnard. Et je me suis demandé ce qu'aurait pensé ce peintre émerveillé, en voyant ses tableaux reproduits par le petit écran. Je crois qu'il aurait été fou de joie. Certes, il y avait des trahisons : la trichromie ne peut pas reproduire toutes les teintes dans leur vérité. Mais l'écran récpeteur, par son épaisseur et sa fluorescence, transforme les couleurs en lumière vivante, délivrée de la prison des deux dimensions. Les rouges de Bonnard nous sautaient au visage et nous brulaient le cœur.

Marthe bleue, Marthe rouge, Marthe jaune, Marthe blanche devant un lit bleu ciel, Marthe dans la baignoire dévorée de soleil, transfigurée par la couleur de Bonnard, l'était une deuxième fois par la lumière de l'écran. Et l'amandier, le dernier tableau du peintre, flambait de toutes les flammes du printemps promis.

Qu'un homme de 79 ans, à la veille de mourir, puisse pousser sur la toile un tel cri de joie, nous donne autant d'espoir dans nos destinées que le voyage d'Apollo.

Au cours de l'émission, Michel Terrasse nous montra côte à côte Picasso et Bonnard, avec ce commentaire : « Comment un homme qui a ces yeux (Picasso) pourrait-il peindre comme celui qui a ce regard (Bonnard) ? »

En effet, il y avait chez l'un un regard à la fois ébloui, heureux, reconnaissant, naïf, et incroyablement attentif, et chez l'autre silmplement des yeux, ronds, minéraux, totalement dépourvus d'émotion.

Malgré le snobisme, malgré la spéculation, malgré les himalayas de littérature qui ont été éditiés sur son œuvre, malgré la mise en condition des esprits à laquelle on se livre à son propos, à tout propos, j'ai toujours trouvé que ce que fait Picasso est laid [4]. La vue de l'une de ses œuvres, ancienne ou récente, m'emplit de cette tristesse un peu morne que fait naître la rencontre avec la laideur. Que ce soit déformé, monstrueux, ce n'est rien, c'est une question de convention, ce pourrait être beau. C'est simplement laid. Je pense depuis toujours, et profondément, que Picasso, ce n'est rien. Et je crois qu'il le sait, lui aussi, depuis toujours : s'il ne le sait pas, il faut lui souhaiter qu'il s'en rende compte avant de mourir. Alors peut-être lui sera-t-il donné, au dernier instant, de peindre enfin un amandier.

9 février 1969     


Note  cet article n'a pas été conservé dans le recueil Les Années de la Lune.


Notes explicatives :

  1. Le vol d'Apollo VIII a été le premier vol circumlunaire habité. René Barjavel l'a commenté sur RTL le 22 décembre 1968.
  2. Les ceintures de Van Allen sont des zones situées entre 5000 et 36000 km de la Terre découvertes en 1958. Chargées de particules ionisées, elles déploient une grande densité de radiations qui provoquent les aurores polaires [ voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Ceinture_de_Van_Allen ]
  3. L'émission Chef d'œuvre en péril a été diffusée entre 1962 et 1993 sur la deuxième chaîne (devenue Antene 2). Elle était réalisée par Pierre de Lagarde et Christian de Saint Maurice. Celui-ci avait été le mari d'Olenka de Veer qui écrivit ensuite deux romans avec Barjavel.
  4. La télévision française (ORTF) ne proposait que deux chaînes. Seule la deuxième chaîne était en couleurs (la première chaîne, utilisant un format d'image différent, dut attendre les années 80 pour passer en couleurs).
  5. Barjavel a maintes fois exprimé ses impressions négatives vis-à-vis de Picasso, en particulier dans la présentation de son (Musée Imaginaire).