Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 22 octobre 1978
 



L'art de choisir les hommes

 

JEAN PROUVOST [1] sera mort sans savoir qu'il avait, pendant des années, régné sur un journal de plus que ceux qu'il possédait : Le Progrès de l'Allier, quotidien moulinois, dans lequel j'eus le bonheur de faire mes débuts [2], à l'âge de dix-huit ans et quelques poussières.

Le directeur qui m'engagea portait un faux-col dur à bouts cassés et des cheveux en brosse. Il n'avait qu'un seul souci : éviter à tout prix de travailler. Le travail lui creusait la poitrine et le rendait triste. Il m'annonça avec un pauvre sourire que nous serions deux pour faire le journal : lui et moi. Très peu de temps plus tard, avec soulagement, il me laissa seul dès sept heures du soir, c'est-à-dire au moment où, dans un quotidien du lendemain matin, tout commence. J'avais déjà fait l'essentiel, c'est-à-dire taillé à grands coups de ciseaux dans Paris-Midi

Paris-Midi était le premier journal acheté par Jean Prouvost. Il en avait tait quelque chose d'exquis, qui n'a jamais eu d'égal dans la presse française. C'était intelligent, bien écrit, bien informé, plein d'humour. Dans ses colonnes étaient rassemblés les meilleurs journalistes de Paris, de la race de ceux qui prennent leur métier au sérieux plus que tout au monde, mais se gardent bien de se prendre au sérieux eux-mêmes. Il y avait là tous les talents et aucun pontife. C'est à la direction de Paris-Midi que Jean Prouvost fît avec éclat, pour la première fois, la démonstration de la plus grande de ses qualités : l'art de choisir les hommes

Quand on est, comme II le fut, à la tête de deux ou trois industries et de plusieurs journaux et magazines, on ne peut pas se trouver partout à la fois. II faut donc placer à chaque carrefour des collaborateurs de premier ordre, actifs, inventifs, à la fois culottés et prudents et, surtout, aimant ce qu'ils font.

C'est cette faculté-là, de savoir juger les intelligences et les talents, de les mettre à la place voulue et de leur taire confiance tout en les gardant en ligne, qui fait les grands cavaliers de la presse et de l'industrie.

Et de la politique aussi.

Les chefs d'Etat, de gouvernement ou de partis qui, par défaut de jugement ou crainte de concurrence, ne s'entourent que de carottes et de navets, font finalement un triste court-bouillon.

Rêvez un instant : imaginez ce que seraient aujourd'hui la Russie et le monde si Staline, pendant un tiers de siècle, avait « fait confiance » à des intelligences et des compétences, au lieu de fourrer tout le monde au goulag, ou à six pieds sous terre...

PARIS-MIDI, comme son titre l'indiquait, paraissait à Paris à midi. Un exemplaire prenait aussitôt le train pour Moulins et arrivait vers six heures du soir au Progrès, où je l'attendais avec des ciseaux. Grâce à cet instrument et au chemin de fer à vapeur, ce petit quotidien provincial, qui tirait à douze mille exemplaires sur quatre pages (six les jours de foire et les jours d'élections), bénéficiait du talent de la plus brillante rédaction parisienne. Je ne prenais naturellement pas les articles signés, ni les chroniques.

Mais on n'accédait pas facilement à la signature, dans les journaux de cette époque. La plus grande partie du travail restait anonyme. Et j'en cueillais le meilleur, les nouvelles de France et du monde entier, digérées, réécrites, commentées par les confrères que j'admirais de loin sans les connaître. J'y ajoutais les nouvelles locales que j'avais récoltées dans la journée. Les régionales envoyées par nos correspondants des bourgs et villages, et la Quotidienne, billet politique qui paraissait « à la une », en italiques. Elle était écrite par un jeune avocat moulinois, ou, plus rarement, par le propriétaire et patron du journal, Marcel Régnier, que ses fonctions retenaient à Paris : il était généralement, dans les gouvernements successifs, mihistre des finances radical-socialiste. Son article nous arrivait sur quelques feuillets de papier raide pliés en quatre, rédigé à la main d'une écriture totalement illisible. Il y avait heureusement, parmi les quatre linotypistes du journal, un spécialiste du marcel-régnier, comme il y a des spécialistes du sanskrit. Je lui portais les quelques feuilles blanches qui craquaient quand on les dépliait, il posait aussitôt son mégot sur son oreille droite et se mettait à composer à toute vitesse... Quand il était malade ou en congé, l'article du patron ne paraissait pas.

Pendant que les linos pianotaient, je rédigeais les titres, indiquais la mise en pages, corrigeais les épreuves; relisais les forasses, et, vers minuit, descendais au sous-sol voir démarrer la rotative. C'était bouclé, une fois de plus, et c'était bon, grâce à Paris-Midi, sans que M. Jean Prouvost eût le moindre soupçon de cette collaboration.

À pas tranquilles, je regagnais dans la nuit ma petite chambre de la rue des Six-Frères. La ville dormait, éteinte, tous ses volets clos. Sur son sommeil tombaient les notes graves de la cloche de Jacquemart, si lentes qu'on se demandait toujours si la suivante allait venir, ou si Jacquemart, lui aussi, s'était endormi...

J'entendais siffler au loin le train qui emportait Le Progrès bien fidèle, et ses nouvelles toutes fraîches d'encre : « Accompagné de sa suite, le pacha de Marrakech, venant faire sa cure annuelle à Vichy, est descendu à l'Hôtel du Parc »... « Le taureau de M Touloup, de Decize, gagne la médaille d'or du Concours agricole »... « L'armée japonaise poursuit son avance en Chine du Nord »... « II a été trouvé, rue d'Allier, sur le trottoir de gauche en montant, un porte-monnaie vide, usagé, et, devant la boucherie Torenne, une culotte d'enfant. Les réclamer à la mairie ».

Avant de m'endormir, je pensais à l'article que j'avais écrit quelques heures plus tôt. Je me demandais avec inquiétude s'il était bon. C'était mon directeur qui aurait dû me le dire, m'encourager ou me critiquer. Il était peu soucieux d'en juger. Je lui suis reconnaissant de m'avoir autorisé, dès mon arrivée, à publier ce « Billet du matin », de trente lignes, qui paraissait « à la deux », en italiques lui aussi. Au bout de quelques semaines, timidement, je le signai de mes initiales, puis de mon nom tout entier. Le jour où je vis pour la première fois mon nom imprimé au bout de la dernière ligne, je fus bouleversé et fier comme une poule qui, prise d'un premier malaise, s'est accroupie et, se relevant, découvre sous elle cet objet étrange et sublime : un œuf...

Avec l'âge, on apprend à juger les choses à leur valeur. Aujourd'hui, je sais qu'écrire un article est moins important que faire pousser un poireau. Mais il faut faire ce qu'on sait faire, et quoi qu'on fasse, le faire bien.

Quand je partis « accomplir » mon service militaire, je fus remplacé par « le gros Émile », un jovial confrère de cent vingt kilos, léger comme un ballon. A mon retour, il demeura. Nous fûmes même bientôt trois ! C'était l'expansion.

J'eus l'occasion de « monter » à Paris : je l'empoignai à deux mains. Entre autres occupations, je collaborai au Merie Blanc, un hebdo satirique dirigé par Eugène Merle, le véritable fondateur de Paris- Soir, que Jean Prouvost racheta. Eugène Merle était aussi un génie de la presse. Il lui manqua, pour prendre son vol vers les sommets, ces ailes puissantes que sont les milliards, il nous payait peu, et rarement. On écrivait au Merle pour la joie. Quand il sombra, quelques-uns de ses meilleurs éléments sautèrent dans la barque du Canard Enchaîné. Certains y sont encore.
 

*

LA courbe de la carrière de Jean Prouvost s'est confondue avec celle de la prospérité de la presse écrite parisienne. II ne pourrait plus recommencer aujourd'hui ce qu'il a réalisé de 1930 à 1950, de Paris-Soir à Paris Match. Car, depuis, se sont épanouies la radio et la télévision, c'est-à-dire l'information rapide et l'image directe. Il y a trente ans, on achetait le journal du matin en allant à son travail, et le journal du soir en en revenant. Aujourd'hui, en voiture, on tourne le bouton de la radio de bord et, à peine arrivé chez soi, celui de la télé.

Quand Jean Paul 1er mourut, toute la France l'apprit par les ondes à 8 h du matin. Le premier quotidien qui l'annonça parut à 5 h du soir. À la grande époque de Paris-Soir, dès 10 h, des vendeurs auraient crié dans les rues une édition spéciale. Mais aujourd'hui, même à 10h, c'était trop tard... Le succès des quotidiens de province est dû à ce qu'ils sont bourrés à 90 % de nouvelles régionales, qu'on ne peut recevoir ni à la radio ni à la TV.

Le règne de Gutenberg touche à sa fin. Jules Verne et Wells avaient imaginé, et nous l'avions lue vingt ou trente ans plus tard, l'arrivée de J'homme sur la Lune. La télévision-nous l'a montrée, avec un retard d'une seconde, dû aux 300.000 km qui nous séparaient de l'événement.

Il y a quelques mois, j'entendis avec stupeur un de mes petit-fils, âge de douze ans, me dire fièrement :

- Moi, j'ai lu un livre !

À son âge, j'avais déjà avalé Dumas, Mayne-Reid, Conrad, Verne, et des tas d'inconnus... Mais lui, avec le même appétit, se gave de télévision. Si j'en avais disposé dans mon enfance, j'aurais sûrement fait comme lui. J'aurais peu lu : je n'en aurais pas eu besoin. Et je n'aurais sans doute jamais écrit. Et le monde continuerait de tourner et l'univers de se dilater...

Le livre sera un jour périmé comme le sont les tablettes d'argile de Sumer. La grande aventure de l'imprimerie s'achemine vers sa fin. Les aventures de l'homme ne font que commencer.

22 octobre 1978     


Notes explicatives :

  1. Jean Prouvost venait de mourir, à l'âge de 93 ans. Il avait aussi fondé Marie Claire et Télé 7 jours.
    Voir [ http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Prouvost ]
  2. Sur les débuts de René Barjavel, journaliste, voir Le Moulin Littéraire des Journées Barjavel 2004.