Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 23 février 1969
MOI, TÉLÉSPECTATEUR
CE fut une bonne semaine. Nous avons ri. Il y a eu le retour des Shadoks. Il y a eu Pagnol et Fernandel.
En quelques jours - avec Bosco qui, lui, n'est pas drôle - toute la Provence. La Provence est mon pays. Il
m'arrive d'en avoir honte. Que mes ancêtres me pardonnent. Que me pardonnent tous les paysans qui, depuis dix mille ans,
ont sué sur cette terre, et furent parmi les plus durs travailleurs au monde. Cela vous fait sourire ? Bien sûr.
Quand vous arrivez là-bas, au mois d'août, de quels efforts vous sentez-vous capable, autre que celui de vous allonger
en soupirant d'aise ? Imaginez que sous ce soleil-là il vous ait fallu faire la moisson. A la faucille... Mon
grand-père, après sept ans de service militaire, est rentré de Paris à pied, a creusé son puits, bâti sa maison, pris
femme, et élevé cinq enfants sur cinq hectares de terre sèche [1]. Il n'a jamais répandu sur les routes les produits de son
travail, car il n'y avait pas une olive de trop dans la dure économie de sa famille. Il n'a jamais attendu que l'État
l'équilibre de son squelettique budget. Il a travaillé, heureux. Et fier de sa terre, de son travail et de ses enfants.
Jusqu'au jour où la guerre a tué ses fils. Il est mort presqe en même temps qu'eux. C'était le commencement des temps
modernes. Il n'aurait pas pu y respirer.
Oui, il m'arrive d'avoir honte quand je vois aujourd'hui le pays de cet homme - et de tant d'autres qui lui
ressemblaient - devenu - tout au moins sur ses bords marins et le long de ses artères routières - le
champ d'épandage de l'avachissement estival de l'Europe. Quand je pense que des milliers d'hommes et de femmes le
quittent chaque septembre en n'emportant comme acquisition que la pétanque et le pastis. Quand je vois dans les arènes
de Nîmes et d'Arles les ferrades remplacées par les horribles corridas et Saint-Tropez, le merveilleux port du bailly
Suffren, accueillir sur ses eaux et ses quais cette marmelade décomposée de milliardaires, de stars, de campeurs en mue
et de touristes snobés. Quand je vois, l'automne venu et l'Europe retournée à ses tâches, tout ce qui reste de
Provençaux en Provence empoigner ses fusils et partir en guerre, par bataillons, contre les trois dernières douzaines
d'oiselets ingénus qui s'obstient à renaître chaque printemps entre les oliviers...
Mais il m'arrive aussi, par Dieu ! par bonheur ! d'être fier d'être provençal. Comme Pagnol, comme
Fernandel, comme Henri Bosco.
Bosco est fils de petites gens qui maniaient, depuis l'aube des temps, les outils de pierre, de bois, puis de fer. Et
il se trouve tout à coup avec une plume à la main et des personnages dans la tête. Son travail à lui, après tant de
générations de travailleurs manuels, c'est de faire couler ces personnages de sa tête dans sa plume, et de les réduire,
sans les tuer aux deux dimensions du papier. Ce n'est pas facile. Je vous le jure. Chaque fois que je prends mon
stylo, j'ai envie de le jeter par la fenêtre. Vous croyez que c'est un plaisir parce que vous me voyez rire en haut de
cet article [2]. Je ris, oui, quand je l'ai fini.
Bosco aussi a des difficultés avec ses personnages et son stylo. Ce qui coule le mieux, ce qui coule tout seul de sa
tête émerveillée dans son bras et dans le porte plume, c'est la Provence elle-même, ses odeurs, ses couleurs, ses herbes
sèches, les feuilles rêches des oliviers et des chênes yeuses, le dos de silex des chèvres et des ânes. Jacques Floran,
le réalisateur du Mas Théotime [3], est je crois, parisien, ou tout au moins « du Nord », ce Nord qui, pour
nous Provençaux commence à Montélimar. Il a pourtant merveilleusement reconstitué le monde de Bosco, avec sa terre
solide et ses personnages de fumée. Cela nous a valu une Magali Noël inattendue, désincarnée, défaite, brûlée de fièvre
et de désarroi, et Jean-Pierre Joris dans une de ses meilleures créations. Cela nous a valu l'image brève du mas, posé
par les siècles au milieu des arbres, avec sa tour d'angle contre les maraudeurs du passé, sec, droit, massif,
harmonieux, solide, un peu usé à tous les angles, un peu gris dans la campagne grise. Et puis tout à coup le vent
emporte les nuages, et le soleil enflamme la maison, la campagne et nos cœurs.
PAGNOL et FERNANDEL sont marseillais. Marseille est à
la Provence ce que le cognac est au vin de Bordeaux : sa quintessence, un peu excessive. L'œuvre de Pagnol,
c'est le goût et le fumet de cet alcool. Le vieillissement leur va bien.
Le Schpountz avec Fernandel, quelle saveur et quel parfum ! Ou plutôt quelles odeurs ! Toutes celles
de l'épicerie de nos villages à l'ombre du platane, près de la fontaine. De la morue séchée à l'anchois en passant par le
pétrole et l'eau de Javel. La farce de Pagnol est plus vraie que du Balzac.
Fernandel fut prodigieux. Je ne l'ai jamais vu aussi bon. A la première réplique il nous avait fait oublier qu'il
avait trois fois l'âge de son personnage, et à la seconde, tous les mauvais films dans lesquelles il s'est égaré. Il n'y
avait plus sur l'écran que le grand Fernandel, celui d'Angèle, du Rosier de Mme Husson et des Gaîtés de
l'Escadron, un des plus grands acteurs comiques du monde, avec son poids, son métier, son instinct, et son
incroyable « présence » qui fit apparaître l'écran vide dès qu'il l'eût quitté, et insipide tout ce qu'on nous
présenta jusqu'au bout de la soirée. Rellys et Baladou lui donnaient savoureusement la réplique. On aurait voulu que ça
dure. Hélas, ce fut bref comme un shadok.
ILS sont en effet revenus, les chers animalcules, toujous aussi agressivement et merveilleusement
stupides. La traversée, chaque soir, de ces cinq minutes de shadoks [4], me décape de la hargne et de l'éreintement
accumulés dans la journée. Je m'assieds fourbu, grognant contre le monde entier, ils arrivent, la voix de Piéplu me
passe la cervelle au papier de verre, j'écoute, je regarde, je les vois, je me vois, je nous vois, acharnés toute notre
vie à pomper le vide et à marcher les pieds en l'air. Je ris, j'en pleure, de nous voir si bêtes, et de savoir que je
continuerai demain à l'être autant et sans doute plus. Ils s'en vont, ça va mieux, j'ai le plexus assoupli et la matière
grise décalaminée. Merci à la géniale équipe qui a enfanté ces canards sauvages pour le délassement express des enfants
du Bon Dieu.[5]
Mais j'en supplie Les Responsables : qu'ils nous débarrassent immédiatement, sans procès, du petit intermède qui
sépare les deux séquences shadokiennes qu'on nous donne chaque soir. Tout au long de la semaine son manque d'intérêt et
sa niaiserie n'ont fait que s'aggraver de jour en jour. C'est une cuillierée de gélatine entre deux tranches de piment.
D'ailleurs je trouve parfaitement discourtois de vouloir mettre en boîte - avec une légéreté de diplodocus -
les spectateurs qui n'aiment pas les shadoks. C'est leur droit. Et la qualité de la réplique qu'on leur donne tendrait
plutôt à démontrer qu'ils n'ont pas tellement tort. Les shadoks - chères petites bêtes ! - se suffisent
dans la défense comme dans l'attaque. Qu'on les laisse seuls avec nous. Nous allons ensemble vers le même destin.
A propos du Carnaval, dans un éblouissant bouquet de couleurs, André Voisin nous a fait rencontrer Philippe
Lavastine [6]. C'est l'homme qui sait le plus de choses au monde sur les civilisations anciennes, sur les traditions et
la Tradition, sur la signification première des
rites et des fêtes, et sur le sens profond des mots. Ainsi nous a-t-il appris que défunt
signifie « qui ne peut plus assumer sa fonction ».
Il s'agit ici, évidemment, de la fonction de l'homme dans l'Univers. Il y eut sans doute un temps et des
civilisations où elle se confondait avec le travail et lui donnait sens et grandeur. Il ne nous reste que le boulot.
23 février 1969
Note cet article n'a pas été conservé dans le recueil Les Années de la Lune.
Notes explicatives :
Il s'agit du grand-père Paul Paget, père de Marie, la mère de René Barjavel (voir la biographie). Son histoire est racontée dans La
Charrette Bleue, en particulier le creusement de la source sur le flanc de la colline derrière la ferme de La Grange
(toujours visibles au dessus de Nyons)
Le bandeau de présentation Moi, téléspectacteur, qui surmonte l'article
présentait un portrait jovial de l'auteur.
Ce téléfilm, diffusé mi février 1969, n'a pas laissé de trace dans les
mémoires audiovisuelles. Un "remake" fut produit en 1995 par Philomène Esposito.