Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 29 octobre 1978
 



Que de bonnes nouvelles !

 

« L'ACTUALITÉ, c'est de la m...! » me dit mon chauffeur de taxi.

Nous avions mis vingt-neuf minutes pour faire trois cents mètres, et il avait eu le temps de me demander mon âge, ma profession, le nombre de mes descendants, et l'adresse de mon dentiste.

- Journaliste ? Eh bien c'est du propre ! Elle est belle, votre actualité !...

Pendant que je protestais que ce n'était pas nous qui la fabriquions et que nous ne faisions qu'en rendre compte, il réunit à virer devant une Peugeot verte dont le conducteur lisait un roman policier, et s'engagea dans une rue perpendiculaire, pour s'évader du béton dans lequel nous nous enlisions.

Nous couvrimes environ douze mètres cinquante, puis ce fut fini. Devant, derrière, à gauche, à droite, tous les véhicules étaient immobilisés. Sur les trottoirs, des deux côtés, des montagnes d'ordures bordaient la rivière de fer gelée. Loin, en avant, on voyait palpiter dans un rayon de soleil les banderoles blanches d'une manif.

Trop éloignée pour qu'on pût lire les inscriptions. Trop lente pour qu'on pût espérer recommencer à rouler avant une heure ou deux. Qui manifestait ? Les postiers ? Les lycéens ? Les vignerons de la télé ? Les marins de Clermont-Ferrand ? Peut-être les éboueurs eux-mêmes ? Peu importait, chaque quartier avait son défilé, chaque maison son amoncellement de poubelles, chaque rue son embouteillage sans espoir sur lequel s'épaississaient doucement les odeurs mélangés des gaz brûlés et de la pourriture.

- Et le gouvernement, qu'est-ce qu'il fait ? cria mon chauffeur de taxi. Et le maire de Paris, qu'est-ce qu'il fait ?

- Ils font comme nous, dis-je, ils regardent passer l'actualité...

C'est alors qu'il lança cette phrase que j'ai dite, et qui résumait son opinion.

Je le quittai, le laissant coincé, en proie au désespoir, à la fureur et à un abcès dentaire. Sa journée de travail était déjà à moitié perdue. Et ce serait sans doute pareil demain. A ses clients, au moins restait la ressource de prendre le métro. Une angoisse m'étreignit : pourvu qu'il ne fût pas en grève !

Il ne l'était pas... Merci... Pourvu que ça dure... Pendant qu'il m'emportait, je réfléchis à la réflexion du chauffeur de taxi, et je la trouvai excessive. Non, l'actualité ce n'est pas seulement l'accumulation des ordures ménagères, et l'organisation de la désorganisation, c'est aussi, parfois, une nouvelle réconfortante, une image cocasse, qui apporte enfin un peu d'humour à un monde trop grave. Par exemple. vous vous en souvenez, le geste de ce supporter corse qui a tué d'un coup de pistolet le ballon qui allait entrer dans tes filets de son camp.

Il est vrai qu'il a été condamné à trois mois de prison ferme, presque aussi sévèrement qu'un violeur de banlieue. Mais ça, ce n'est plus de l'actualité, c'est de la justice. Une bonne nouvelle, c'est l'augmentation de l'impôt sur les postesTV - pudiquement nommé « redevance ». Nous paierons, en plus 29 F pour le noir et blanc, et 43 F pour la couleur. Réjouissons-nous, cela aurait pu être le double ou le triple. Ce n'est évidemment pas nous qui décidons, pas plus que nous ne décidons de la fréquence et de l'étendue des grèves, de la concordance des programmes, ou du choix des ravissantes speakerines. Elles nous sourient et on nous envoie la facture. Nous sommes consommateurs. Cest tout. Nous sommes servis.

Nous avons été rassurés par la décision de M. Chirac de s'opposer à la construction d'un immeuble dans le Trou des Halles. Depuis longtemps nous proclamons, et nous continuerons de crier cette évidence : ce qu'il faut installer en ce lieu, au cœur de Paris, ce n'est pas du béton, quelle que soit sa forme, mais de la joie, c'est-à-dire des jardins, des arbres, des fleurs, des fontaines et des miroirs d'eau reflétant la lumière du ciel.

Si ce projet très simple se heurte à Dieu sait quelles impossibilités, en voici un autre inspiré par le bon sens : c'est en ôtant les Halles qu'on a creusé le Trou. On peut le combler en y remettent les Halles... le superbe marché de Rungis a largement contribué à l'enchérissement et à l'abaissement de la qualité de l'approvisionnement de Paris. Par un double mécanisme évident : les commerçants-détaillants dépensent plus d'essence pour faire leurs achats et, naturellement, ils nous le font payer. D'autre part, ils ne peuvent plus acheter le matin même ce qu'ils vendent dans la journée. Ils font leurs achats dans la journée, sortent la marchandise du frigo du grossiste pour la transporter dans le leur et la vendre le lendemain. Les fruits subissent un double choc thermique supplémentaire qui ne les arrange pas, et leur temps de voyage s'étant allongé, les producteurs sont amenés à les cueillir encore un peu plus verts. Avant Rungis, on mangeait parfois des pêches mûres à Paris. Depuis c'est fini.

Et en réinstallant les Halles dans leur Trou, on pourrait laisser Rungis tout entier aux motocyclistes, qui seraient enfin heureux... Il y aurait encore un moyen très rapide de le combler : en faisant transporter, par les camions de l'armée, les milliers de tonnes d'ordures qui commencent, les pauvres, à ne plus trouver assez de place sur nos trottoirs.

Mais après tout, pourquoi vouloir à toute force le boucher, ce trou ? Pourquoi ne pas le conserver tel qu'il est ? Il a déjà conquis une renommée mondiale. Il est en train de devenir un monument historique. En creux. Avec un peu de publicité, on pourrait y attirer des tas de touristes. Des guides leur feraient faire le tour des palissades immortelles. Après avoir acquitté un droit d'entrée, ils descendraient vers le fond boueux par un escalier raide, en poussant des petits cris d'effroi ravi, ils se promèneraient sur la berge de la mare stagnante qu'on baptiserait « lac » et en levant la tête ils pourraient voir les nuages, encerclés par les palissades. Ce serait un succès. Le Trou recevrait vite autant de visiteurs que la Tour Eiffel, et contribuerait ainsi à combler un autre trou, celui du budget municipal.

ET l'Everest ! En voilà une bonne nouvelle, non ? À près de cinquante ans être capable de grimper à presque 9.000 mètres... Deux fois la hauteur du Mont Blanc ! Nous tous, qui ne sommes plus très jeunes, avons redressé la tète en grinçant des vertèbres et nous sommes sentis capables de tous les exploits. J'ai grimpé la marche de l'autobus en ne m'y reprenant qu'à trois fois, et j'ai introduit mon ticket dans le trou du premier coup... L'autobus est, d'habitude, le moyen de transport que je préfère. Haut perché dans le grand véhicule, on domine le flot de la circulation, on devient navigateur, on voit défiler les vitrines colorées sur les rivages des continents-pâtés de maisons, et sur les plages-trottoirs flâner quelques indigènes-piétons tenant parfois, au bout d'un fil, un petit animal à quatre pattes, on contourne les écueils en profitant du courant des couloirs réservés, on s'arrête aux escales, des explorateurs montent et descendent, on repart en trombe, si on n'est pas arrimé on est projeté contre le bastingages, c'est exaltant, c'est exotique, c'est l'Aventure. On n'a pas d'horaire, on avance au bonheur du temps, la vitesse dépend des marées et des contre-courants, on est parfois encalminé par un embouteillage, on attend que le vent se lève...

En cette curieuse saison, le navire de haut-bord est souvent pris par les glaces. Où qu'on aille, il est préférable de partir de bonne heure, et de prévoir qu'on terminera en se servant de ses jambes, dont on avait oublié l'existence. La marche est un exercice excellent pour le cœur et les artères.

Et le Prix Nobel, n'est-ce pas une éblouissante nouvelle ? Begin et Sadate poussés dans le dos vers la paix, alors même qu'ils recommençaient à faire du sur-place, envisageaient peut-être d'entamer une valse à l'envers. Comment nier, après cela, l'utilité de l'information ? Ils savent que le monde entier sait qu'ils ont reçu une médaille et qu'ils doivent maintenant la mériter.

Viendra-t-il enfin, le temps où les fils d'Abraham réconciliés renverront chez eux les marchands d'armes et transformeront ensemble les déserts en jardins potagers ? Où l'actualité du Moyen-Orient ne parlera plus de batailles et de bombardements, mais de l'état de la récolte d'ananas et du prix du chou-fleur breton acclimaté au Sinaï ?

L'ACTUALITÉ la plus étonnante a été le retour de Comaneci, qui avait ébloui nos yeux - et nos cœurs à Montréal, il y a deux ans, puis était rentrée dans l'ombre de l'inactualité. La voici de nouveau en pleine lumière. Est-ce bien elle ? Comment est-il possible, en un temps si court, à quelqu'un de devenir quelqu'un d'autre ? C'est le mystère fabuleux de la transformation de la fillette en fille. Au commencement de la puberté, un garçon s'étire, sa voix déraille, des poils lui poussent parmi l'acné, il transpire et devient bête. Une fillette, elle, prend de la distance avec le reste de la création, ses yeux s'agrandissent, pleins de questions et déjà, de certitudes, les lignes de son corps commencent à esquisser des courbes, elle est légère comme une bulle, pointue comme son coude. Très vite, ses courbes s'achèvent, elle prend du poids, c'est fini, elle est fille, la fleur est devenue fruit, le mystère s'éteint comme la dernière image d'un film fantastique.

Comaneci de Montréal, où es-tu partie, petit elfe ? Dans quel conte étrange où se rassemblent les roses d'un jour, les papillons d'une heure, la plume d'un ange, un nuage blanc au-dessus du peuplier ?...

Une fille te remplace, qui porte ton nom et a poussé autour de ton absence. Elle est belle, sérieuse, adroite, jambeuse, fessue, pétante de poitrine. C'est un être humain, une gymnaste. Toi tu étais le vol d'une hirondelle, à cent à l'heure, entre deux toits, dans le ciel.

Tu as volé vers nulle part, et tu n'en reviendras jamais.

29 octobre 1978     


Cet article a été mentionné avec humour et une pointe de reproche (pour la fin) lors de l'émission de télévision "Apostrophes" du 17 novembre 1978.