Un scientifique parti pour la plus grande et plus folle exploration jamais pensée par l'homme : celle du futur à ses échelles géologiques.

La destinée ultime de l'humanité !

L'homme en l'an 100 000 !

L'amour en 1940.

« En deux mois de notre temps ordinaire, j'ai traversé trente fois mille siècles, et suis trente fois revenu de cet avenir. [...] J'ai accumulé les observations. Il me convient aujourd'hui d'en faire la synthèse. »


  1. Présentation
  2. Résumé
  3. Extrait
  4. Genèse
  5. Étude linguistique
  6. Personnages
  7. Thématique
  8. Critiques
  9. Copyrights


Bientôt des liens ici...

« Il se sentit brusquement tiré dans le dos par une force effroyable. » - Cliquer pour animer l'image


Le Voyageur imprudent est :
Le meilleur livre que
j'ai jamais lu
Le meilleur livre de
Barjavel
Un livre exceptionnel
Un grand livre
Un bon livre
Un livre passable
Un mauvais livre
Un livre exécrable


PRÉSENTATION

Première de couverture de l'édition originale

Roman de science-fiction
Titre original : Le Voyageur imprudent
© Éd. Denoël, 1944

{
Meilleure vue de la première de couverture }
( Voir les autres éditions )

Dédicace :

À Robert Denoël

Trois Parties :

  1. L'apprentissage
  2. Le voyage entomologique
  3. L'imprudence

Quelques curiosités ou anecdotes :
  • Avec Ravage (Éd. Denoël, 1943), l'ouvrage fut récompensé du « Prix des Dix » (voir photo ci-contre), attribué par dix humoristes qui se voulaient les remplaçants des Académiciens du prix Goncourt, dont l'édition 1943 ne fut distribuée que l'année suivante. { En savoir plus sur le Prix des Dix }.
René Barjavel (à gauche) félicité par les « académiciens » du Prix des Dix (31 janvier 1944)

  • En 1958 l'auteur ajoute un post-scriptum « To be and not to be », dans lequel il souligne l'importance du paradoxe temporel dont le roman s'avère être la première apparition dans la littérature de science-fiction. Ce fut un "rebond" pour le succès du roman, qui paraissait alors dans une nouvelle collection, "Présence du futur".



Napoléon

RÉSUMÉ

Pierre Saint-Menoux, mathématicien mobilisé dans la « drôle de guerre », est invité par un mystérieux infirme, Noël Essaillon, à prendre part à ses travaux secrets. Le savant qui a découvert comment voyager dans le temps par l'intermédiaire de pilules et d'un scaphandre spécial, veut étudier la destinée de l'humanité par une série d'explorations de plus en plus avancées dans le futur. Au plus loin de ses voyages, Saint-Menoux se rend en l'an 100 000 et rapporte ses observations d'un monde totalement transfiguré, où la notion d'individu est balayée au profit d'une société où chaque être œuvre pour le bien collectif. Annette, la fille d'Essaillon, seconde les travaux des deux hommes. Un incident coûte la vie au savant, mais des acrobaties temporelles permettent de l'éviter. Le ressuscité perturbé par cette vie usurpée au Créateur décide de mourir néanmoins en laissant à Saint-Menoux la responsabilité de poursuivre les recherches seul. En pleine guerre, sans le savant, Saint-Menoux n'utilise plus le scaphandre que pour son confort personnel ainsi que celui d'Annette, devenue sa compagne. En s'approvisionnant dans les années prospères du passé, Saint-Menoux cause plusieurs incidents dont un sérieux qui le livrera prisonnier au siècle passé. Sa promise vient à sa rescousse et le ramène au présent, maintenant marqué par les souvenirs des apparitions du Voyageur Imprudent.
Il découvre que ses exploits, relatés dans les journaux d'avant 1914, entraînent l'apparition en 1942 d'ouvrages scientifiques et de romans populaires le mettant en scène et qui n'existaient pas avant que Saint-Menoux n'eût entrepris son voyage. Bien plus, le contenu de ces documents se modifie à mesure que de nouvelles intrusions dans le passé sont effectuées. Il lui semble donc que le temps soit susceptible de plasticité et que tout soit possible.
Mais un jour, le Diable Vert, par ses intrusions, empêche le mariage des parents de l'architecte Michelet, connu du voyageur, auteur d'un immeuble particulièrement odieux ; à son retour, il n'existe pas d'architecte Michelet, il n'y en a jamais eu, mais l'immeuble est là. Le soupçon lui vient d'une fatalité mystérieuse qui aurait voulu l'existence d'une telle horreur, d'un déterminisme supérieur qui aurait voulu que les choses soient ainsi et non autrement... Aussi le mathématicien pressent-il que les incidents qu'il a provoqués par ses interventions retentissantes n'affectent que les destinées individuelles, mais jamais les déroulements historiques.
Pour en être sûr, il envisage de tuer Napoléon au siège de Toulon, alors qu'il n'est encore que lieutenant, pour constater si un autre homme se lèvera pour accomplir l'histoire. Dans son dessein qu'il a gardé secret pour ne pas alarmer Annette, il tue par mégarde un garde qui se sacrifie pour sauver celui qui n'est pas encore empereur. Or ce garde se révèle être un ancêtre de Saint-Menoux. Ce dernier entre dès lors entre dans un cercle de paradoxe temporel, d'existence et de non-existence : ayant tué son ancêtre, il n'est pas né pour le tuer, donc son ancêtre n'est pas mort, donc Saint-Menoux est né, pour tuer son ancêtre, et ne pas naître, etc, etc...
La position du bataillon de Bonaparte au siège de Toulon en 1793
La position du bataillon de Bonaparte
au siège de Toulon en 1793


EXTRAIT

Lorsque Saint-Menoux rencontre le savant Essaillon, l'ambiance romanesque et de science-fiction qui va orchestrer la suite de l'histoire s'installe dans une gradation qui ne donne préséance ni à l'intrigue amoureuse balbutiante, ni à l'aventure prodigieuse qui se dessine. Cette aventure n'est rien de moins que l'une des premières spéculations littéraire du voyage dans le temps. Le voyageur qui n'est pas encore imprudent est partagé entre les propos déconcertants et mystérieux du savant et le charme discret de sa fille. L'amour devient l'un des ingrédients principaux de la littérature de Barjavel, en efficace second du suspens et à l'anticipation.

- Je vous attendais, monsieur Saint-Menoux, dit-il.
Je savais depuis trois mois que vous alliez venir, cette nuit, vous asseoir sur le seuil de ma maison. Et je m'en suis fort réjoui. Je sais encore d'autres choses. Par exemple que votre convoi ne commencera d'embarquer qu'à cinq heures trente-huit. Vous avez le temps de vous déshabiller, de vous restaurer, et de m'écouter. Quand vous m'aurez entendu, il ne vous manquera jamais plus de temps pour rien...
Le caporal d'échelon, agrégé de mathématiques, retint seulement de ces paroles étonnantes l'affirmation qu'il avait le temps de se déshabiller et de s'asseoir. Il n'en demanda pas plus. Il se déharnacha, défit boucles, bretelles, boutons, mousquetons, quitta fusil, bidon, musette, masque, pelle, baïonnette, ceinturon, capote, gants, casque passe-montagne, béret. Il perdit les deux tiers de son volume. Il apparut si mince que sa haute taille s'en trouvait encore étirée. Sa vareuse eût enveloppé quatre torses comme le sien, mais les manches ne parvenaient pas à ses poignets. Il se tenait un peu voûté, peut-être par la crainte habituelle de heurter le cadre d'une porte, ou un plafond. Ses yeux bleus étaient très pâles, son visage blanc, son nez et ses lèvres minces. Il passa dans ses cheveux, d'un blond très clair, que le béret avait plaqués par mèches, une main longue aux doigts maigres. La jeune fille installa les pièces de son équipement sur le dos d'un fauteuil, près du poêle. Chaussée de mules de satin rose, elle se déplaçait sans bruit. Elle prenait les objets avec des gestes efficaces, sans lenteur ni hâte nerveuse. Saint-Menoux, privé depuis son enfance des soins d'une femme, la suivait des yeux, admirait sa grâce silencieuse, et sentait fondre son embarras. Elle lui présenta une chaise, posa devant lui un bol de café. Il s'assit et but. Elle s'assit à son tour, juste assez loin de lui pour pouvoir le regarder sans le gêner. Elle était vêtue d'une robe blanche. Elle devait avoir quinze ans. " Sans doute n'a-t-elle pas fini de grandir ", se disait Saint-Menoux. Elle le regardait dans les yeux avec tranquillité. C'était une enfant qui n'avait pas appris à avoir honte.
L'infirme prit sur la table une brosse de soies blanches à manche d'écaille et, d'un geste habituel, brossa sa barbe d'or.
- Hum ! fit-il, peut-être nous sommes-nous assez regardés! Maintenant que vous nous avez vus, permettez-moi de nous présenter. Annette est ma fille. Je me nomme Noël Essaillon...
- Noël Essaillon ! s'exclama Saint-Menoux, stupéfait. Mais voyons..., c'est bien vous..., c'est vous qui m'avez répondu en février 1939 dans la Revue des Mathématiques ?
L'homme faisait "oui ! oui !" de la tète et souriait, visiblement heureux de la surprise du caporal.
- Quelle passionnante réponse, reprit celui-ci, chez qui l'étonnement cédait la place à la joie. Ah ! vous êtes l'homme que je désirais le plus rencontrer ! Il se leva. Il avait oublié ses souffrances, sa timidité, la guerre et l'étrangeté de sa présence en ce lieu. Il n'était plus que l'homme abstrait, le mathématicien passionné dont les théories, un an plus tôt, scandalisaient le monde savant. Nul ne l'avait compris, sauf ce Noël Essaillon dont les remarques avaient ouvert de nouvelles voies aux spéculations de son esprit. Il lui serra les mains avec émotion. L'infirme semblait aussi heureux que lui.
- La guerre a interrompu vos travaux, reprit le gros homme. J'ai pu continuer les miens, et suis parvenu à des résultats sensationnels. Mais vous devez avoir faim, mon pauvre ami, depuis le temps que vous traînez sur la route ! Annette, à quoi penses-tu ? La jeune fille s'absenta quelques minutes, revint avec une omelette fumante, apporta un demi-poulet froid, des fromages, une tarte et une bouteille de vin d'Alsace. - Mangez ! mangez ! dit Essaillon, cordial, et écoutez-moi. Ce que j'ai à vous dire est si peu ordinaire. Saint-Menoux ne se fit pas prier.
- Vous êtes mathématicien. Je suis physicien et chimiste. Je poursuivais de mon côté des recherches qui n'eussent abouti à rien, si vos articles de la Revue des Mathématiques n'étaient venus m'éclairer. Grâce à vous, j'ai pu vaincre certains obstacles qui me paraissaient infranchissables. Et je suis arrivé à ceci : j'ai fabriqué une substance qui me permet de disposer du temps à ma guise ! Saint-Menoux posa sa fourchette, mais l'obèse ne lui laissa pas le loisir de l'interrompre. Très animé, il poursuivait son discours. Il empoignait parfois sa barbe comme une gerbe, la séparait en deux, et la froissait entre ses doigts. Ou bien il s'arrêtait pour reprendre souffle, et sa respiration courte composait alors avec celle du feu, lente et douce, les seuls bruits de la pièce. Sa fille s'était assise un peu en arrière de lui dans la pénombre. Elle se tenait droite sur sa chaise, ses deux mains posées à plat sur ses genoux, grave comme une enfant qui écoute une histoire. Elle regardait les deux hommes tour à tour, mais surtout le nouveau personnage qui venait de s'introduire dans le conte, le grand soldat maigre aux cheveux de chanvre. Elle se levait de temps en temps sans bruit, pour essuyer le front de son père, ou changer l'assiette du visiteur. Et rien de cela n'était pour elle corvée ou habitude. S'éveiller à un jour nouveau, aller à la ville, revenir chargée de pain blond et de légumes, manger, marcher, voir passer la voisine, écouter le cri du marchand de fagots, travailler au laboratoire, c'était sa vie, l'histoire que la vie construisait pour elle, jamais grise ni banale, dans ce décor de lumière chaude, ou dans le soleil ou la neige, avec des toits pointus, avec des arbres nus ou des bouquets de verdure bruyants d'oiseaux. Saint-Menoux, pris tout entier par l'exposé de son hôte, ne prêtait pas attention au regard posé sur lui, mais il sentait la présence de la jeune fille dans la pièce, comme celle d'un objet précieux, d'une statue rehaussée de vieil or qui luit doucement dans une niche d'ombre, ou d'une tapisserie dont les personnages plats dansent sur le mur une farandole de laine.
- D'où venons-nous ? poursuivait l'infirme, où étions-nous avant de naître à la conscience de ce monde ? Les religions parlent d'un paradis perdu. Son regret hante les hommes de toute race. Ce paradis perdu, je le nomme l'univers total. C'est l'Univers que ne limitent ni le Temps ni l'Espace. Il ne dispose pas de trois ou quatre dimensions, mais de toutes les dimensions. La lumière qui l'éclaire est composée, non de sept ou vingt, ou cent, mais de toutes les couleurs. Tout ce qui est, a été, ou sera, l'habite et aussi ce qui ne sera jamais. Rien ne s'y trouve formé, parce que toutes les formes y sont possibles. Il tient dans l'atome, et notre infini ne parvient pas à l'emplir. Pour l'âme qui participe à cet univers, l'avenir ni le passé n'existent, ni le près ni le loin. Tout lui est présence... Saint-Menoux oubliait de manger. Il vit comme dans un rêve les mains blanches d'Annette lui verser à boire, poser dans son assiette la cuisse du poulet.
-Imaginez maintenant, continuait l'infirme (pour quel péché contre la perfection ?), cette âme condamnée à la chute. Elle s'engage dans ce que nous appelons la vie, pour elle une sorte de couloir, de tunnel vertical, dont les murs matériels lui cachent jusqu'au souvenir du merveilleux séjour. Elle ne peut ni remonter ni se déplacer à droite ou à gauche. Elle est inexorablement attirée vers la mort, vers le bas, vers l'autre extrémité du tunnel, qui débouche Dieu sait où, dans quelque effroyable enfer, ou dans le paradis retrouvé. Cette âme c'est vous, c'est moi, pendant notre vie terrestre, nous qui tombons en chute libre dans le temps, comme cailloux échappés à la main de Dieu. Il avait soulevé sa barbe et la lâcha pour concrétiser l'image. Elle reprit doucement son apparence de moisson. Saint-Menoux but les dernières gouttes du vin clair.
- Si je parviens, reprit Essaillon, à changer la densité de cette âme, de ce caillou, il me sera possible, soit d'accélérer sa chute, soit de l'arrêter. Je pourrai même le soustraire à la pesanteur qui l'attire vers l'avenir, et le faire remonter vers le passé ! C'est au moyen de réussir cette intervention que je travaille depuis vingt ans ! et j'ai réussi ! Il prit le mouchoir des mains de sa fille, s'épongea la tète et le cou, et ajouta d'une voix plus calme :
- Je conçois que cela vous apparaisse impossible. Aussi, avant de vous en dire davantage, je veux vous faire une démonstration. Il écarta le rideau d'or qui masquait sa poitrine, découvrit un gilet de laine aux poches gonflées comme des mamelles. Ses doigts fouillèrent parmi les objets qui les garnissaient, reparurent serrés sur une boîte plate qu'il tendit à Saint-Menoux. Celui-ci souleva le couvercle et vit un assortiment de petites sphères de couleurs variées, couchées sur un lit de coton.
- Si vous absorbez une de ces pilules, dit Essaillon, vous êtes aussitôt rajeuni, selon sa couleur, d'une heure, d'un jour, d'une semaine, d'une lune, d'un an. Il tira une seconde boîte de sa poche. Elle contenait d'autres pilules, de forme oblongue.
- Ces ovules produisent l'effet contraire. Ils accélèrent l'avance vers l'avenir. Il choisit dans les boîtes deux pilules violettes et deux ovules de même couleur, les posa devant Saint-Menoux :
- Tentez l'expérience, dit-il.
- Moi ? fit le caporal stupéfait.


GENÈSE

Le thème du voyage dans le temps est un de ceux dont la science-fiction moderne est la plus friande, et le roman de Barjavel, tout en introduisant un paradoxe qui devait avoir de beaux jours devant lui ensuite, est redevable de ses prédecesseurs parfois illustres.
Image du film de 1960 avec R.Taylor
Rod Taylor dans le film
The Time machine (1960)
{ en savoir plus }

D'ailleurs l'auteur lui-même ne s'en cache pas, et rend hommage à H.G.Wells dont la célèbre Time Machine (La machine à explorer le temps), semble être depuis sa parution à Londres en 1895 une source de rêveries et d'inspiration. Cet hommage prend la forme discrète de la dénomination de la substance qui, enduisant le scaphandre vert du voyageur pour lui éviter les désagréments du décalage temporel, se voit appelée par Essaillon/Barjavel Noëlite - comme Wells avait appelé Cavorite la poudre propulsive de la fusée des Premiers hommes dans la Lune, du nom de son "inventeur" et héros du roman Cavor.

Mais si Wells passe pour être le premier à habiller son récit d'un contexte scientifique, il est intéressant de redécouvrir un roman espagnol paru en 1887, El anacronópete (on traduirait en français par L'Anachronopède [anacronopedon], autrement dit “Voyage à rebrousse-temps”), réédité en 2005. Son auteur, Enrique Gaspar y Rimbau, est bien le premier à mettre en œuvre une authentique machine à voyager dans le temps, grosse boite de métal "propusée" par l'électricité, et dans laquelle les voyageurs sont protégés des effets rétro-temporels qui les feraient rajeunir par le fluide de Garcia... [ voir une présentation sur Wikipédia (en anglais) : http://en.wikipedia.org/wiki/Enrique_Gaspar_y_Rimbau ]
On retrouve le thème dans d'autres œuvres de la fin du XIXème siècle mais de domaines plus fantaisistes : en 1890, Jadis chez aujourd'hui, de Robida (par ailleurs illustrateur fameux de visions futuristes), raconte la visite de l'Exposition de 1889 par la cour du Roi-Soleil, sans que le moyen de transport soit vraiment précisé.
Dans mille ans, de Calvet, offre le récit d'un voyage, aller et retour, dans le futur, sous l'effet d'une drogue.

Les effets curieux de visiteurs du futur altérant le passé ont fait l'objet d'un roman d'Octave Bédiard : Aventures d'un voyageur qui explora le temps (1908), qui rapporte qu'un savant romain avait inventé une machine analogue à celle de Wells. Ses deux fils jumeaux, Remo et Romulado, pénétrèrent dans le laboratoire, mirent la machine en marche et disparurent dans le passé où ils devinrent célèbres sous les noms de Romulus et Remus. Romualdo-Romulus revint ensuite à notre époque, expliquant ainsi la disparition mystérieuse du premier roi de Rome...
Mais ce roman ne fait qu'effleurer un aspect du paradoxe que l'on devine : l'action du voyageur venu avant son apparition peut-elle figer l'histoire une fois pour toutes, bien avant son apparition dans son temps propre ?
En 1922, Théo Varlet et Blandin publient La Belle Valence, qui remet en scène la machine de Wells, retrouvée en 1917 par des soldats français ; ceux-ci se transportent avec armes et tranchée au XIVème siècle, au siège de Valence en Espagne, et, alliés aux Maures, prennent la ville et refont l'Histoire en bousculant en particulier l'Inquisition.
Par ailleurs les années 1920 voient l'apparition d'une théorie physique qui marquera fortement les esprits et ne manquera pas d'étayer le thème. Il s'agit de la relativité d'Einstein qui couple le temps à l'espace dans un mariage à quatre dimensions, qui bien que déjà pressenti par les savants depuis quelque temps déjà (ainsi d'Alembert, dans L'Encyclopédie, en présentait déjà l'idée au siècle des Lumières { voir l'extrait }) et par les premiers auteurs de science-fiction comme Wells, devient sous l'impulsion d'Einstein et de Minkowski, un concept scientifique établi ouvrant la possibilité au voyage dans le temps. Le temps devient une composante de l'espace-temps dans laquelle il est possible, au même titre que l'espace, de se déplacer. S'il y a quelques restrictions quant au retour dans le temps, assez vite le voyage dans le futur est démontré expérimentalement. Il n'en faut pas plus pour la littérature d'anticipation s'engouffre allègrement dans la brêche, évoquant souvent la « nouvelle physique » comme support des aventures spatio-temporelles.
Ainsi, Le règne du bonheur d'Alexandre Arnoux (1922) utilise la contraction relativiste d'une cabine spatiale animée d'une vitesse suffisante pour que deux années de son temps relatif équivalent à deux millénaires de temps terrestre.
On trouve aussi dans ces précurseurs des expérimentations de modifications de l'histoire parfois extrèmes : Un brillant sujet de Jacques Rigaut, présenté en mars 1921 dans le numéro 18 de Littérature, puis publié qu'en 1934 dans Papiers posthumes rapporte les exploits d'un ingénieur qui a inventé une machine à remonter le temps. Un jeune homme monte à bord, partant dans le passé retrouver, sept ans plus tôt, une maîtresse adorée. Là il se rencontrera à vingt ans et deviendra son propre rival. Remontant plus haut. il commet quelques incestes, et il se pourrait bien qu'il fût son propre père. Son désir est maintenant de remonter jusqu'à la Genèse, afin d'y rencontrer Dieu. En chemin, il essaye de nouvelles versions de l'histoire : il tue Jésus enfant, il coupe le nez de Cléopâtre, il enseigne aux Indiens d'Amérique du Sud la vapeur et l'électricité... Mais finalement, il meurt de vieillesse dans sa machine.
Le Chronoastro, de H.G.Viot (1936) Comme le roman de Barjavel, Le maître du temps de Ray Cumming (1929) décrit les impressions d'un voyageur qui voit se dérouler en quelques instants le travail des siècles. On peut aussi citer La merveilleuse découverte de l'oncle Pamphile (1930) où l'irradiation par un projecteur spécial opère le transfert. D'autres machines (généralement décrites de manière vague...) dans La cité des asphyxiés de Régis Messac (1937), dans Le Chronastro, de H.G. Viot, paru dans une collection pour la jeunesse en 1936.

Mais il peut arriver que des phénomènes naturels provoquent ce que l'on appellera plus tard des distorsions du continuum, ou plus simplement le transport inopiné des héros dans une autre époque... Ainsi on voit dès 1913 dans Le brouillard du 26 octobre de Maurice Renard un simple phénomène naturel transporter à l'ère tertiaire Chanteraine et son ami Felury-Moor, et à y laisser des traces, car les fouilles subséquentes relèvent, dans la main fossilisée d'un pithécanthrope, les restes d'un chronomètre acheté avenue de l'Opéra...
D'autres circonstances seront exploitées : le champ énergétique d'une naine blanche (A. van Vogt dans Far Centaurus), un vent particulièrement fort (Leiber, Les cinq maris de Loïse), les ratés d'un générateur d'énergie (Taine, Le flot du temps), voire le simple fait de tourner le coin de la rue...

Il n'est pas interdit de penser que la période de la Seconde Guerre Mondiale ait pu catalyser une inspiration sur ce thème, sur la base de la question fondamentale exacerbée par les difficultés de l'époque : peut-on faire que ce arrive ne soit pas arrivé ?...
Toujours est-il que c'est bien depuis cette période que le thème a pris son envol, et que la seconde moitié du XXème siècle a vu une prolifération d'histoires sur ce thème que la page de compléments indiquée à la fin de cette présente page développera plus spécialement.


ÉTUDE LINGUISTIQUE

Une étude linguistique plus détaillée est en préparation. Afin d'en établir les paramètres quantitatifs, j'ai dès à présent préparé une première analyse du champ lexical avec le décompte des substantifs les plus fréquents. Le visiteur intéressé par plus de détails pourra y accéder (ici)


PERSONNAGES

Dans l'étude des personnages du Voyageur imprudent :
  1. Pierre Saint-Menoux
  2. Noël Essaillon
  3. Annette
  4. Autres personnages
Ou plutôt :

~PERSONNAGES~
PIERRE SAINT-MENOUX

Le Diable Vert

Pierre Saint-Menoux - le Voyageur imprudent - est un mathématicien mobilisé dans les chasseurs pyrénéens au début de la seconde guerre mondiale. Après sa rencontre avec le savant Essaillon, il lui échoit la tâche d'explorer le futur, ce qu'il fera avec obligeance et sans grande force de caractère. Intelligent, il apparaît cependant simple et même parfois naïf. Espiègle aussi, n'hésitant pas à utiliser la machine pour « jouer des tours ». Il est encore, bien sûr, imprudent. D'abord humaniste et soucieux du sort des autres, il développera sous l'influence de ses observations un sentiment d'égoïsme indifférent où seule la femme qu'il aime trouvera une place. C'est toutefois derrière son obnubilation scientifique qu'il place cet amour et il n'hésite pas à tuer pour satisfaire sa curiosité. Au début du roman, on reconnaît en Saint-Menoux le zouave d'infanterie que fût Barjavel lors de sa mobilisation, rapportée dans le Journal d'un homme simple et aussi dans certaines interviews. C'est une figure singulière et perspicace mais emportée par les événements. Au fil des pages, la personnalité du héros devient de plus en plus laconique et floue, boiteuse et maladroite, reléguant le chercheur passionné et zélé au rôle de voyeur et de petit voleur sans vergogne. Son imprudence majeure qui fera de lui un assassin le détruira, lui et sa personnalité, jusque dans le souvenir de celle qui l'aimait.

Origine du nom : en donnant le patronyme de Saint-Menoux à son héros, Barjavel a semble-t-il voulu rendre un hommage discret à un lieu qui lui était cher, le village de Saint-Menoux dans l'Allier (03210), près de Vichy, et dont l'auteur a sans doute gardé des souvenirs de sa jeunesse passé à Cusset et sa région. Barjavel en parle dans un article du Journal du Dimanche (le 8 juin 1975), rapporté dans les Années de l'Homme, et il indique avec humour que la vertu particulière de la Fontaine de Débredinage (ou « débeurdinoire » : qui guérissait les bredins, c'est à dire les simples d'esprits !) a - dit-il - été sans effet sur lui. { voir des détails et l'extrait }

Le diable vert : Barjavel invente, de toutes pièces bien sûr, une origine à l'expression courante "le diable vert" ou "le diable vauvert" qui existait bien avant 1940. Facétie d'écrivain ré-utilisant l'existant... D'après des spécialistes de l'histoire de Paris, l'origine de l'expression vient de l'ancien château Vauvert, situé à peu près à l'emplacement de l'actuelle École des Mines près des jardins de l'Observatoire, dont la réputation était effrayante... { en savoir plus }

On commencera à noter ici encore le goût de l'auteur pour la transformation de toponymes en patronymes...

~PERSONNAGES~
NOËL ESSAILLON

Avant Monsieur Gé

Noël Essaillon, le scientifique qui supervise les explorations dans le futur, est un personnage énigmatique qui eût été immanquablement M. Gé si le roman avait été écrit quelques années plus tard. Il est jovial et évoque tant par son physique que par son prénom une sorte de Père Noël bienveillant pour l'humanité, protecteur ou bienfaiteur irréel. Comme il se doit, il est coupé du monde et n'est en seul contact sensible avec lui que par sa fille, qu'il associe d'ailleurs à ses travaux. C'est pour elle qu'il s'est résolu à supporter son infirmité. Saint-Menoux apparaît plus comme un disciple qu'un collaborateur et Essaillon prend naturellement un ascendant sur lui. S'il montre un interêt particulier pour le sort de ses semblables c'est dans des considérations abstraites puisqu'il n'hésite pas à ordonner des essais meurtriers de son invention sur des populations civiles. Il inscrit toutefois son objectif principal dans la droite lignée des inventions qui ont révolutionné pour le meilleur le sort des hommes. Il est bon vivant et se sert copieusement de son invention pour s'approvisionner abondamment en mets délicats. Il trahit quelques sentiments excessifs proches de la folie, cachant derrière son aspect bonhomme un monstre qui n'hésite pas à sacrifier des vies humaines en lançant des bombes de Noëlite sur une ville d'Asie pour vérifier sa théorie.
Ce décalage avec le réel, qui se superpose avec un décalage avec le temps, traduit une caractéristique du "savant fou" qui induit parfois un sentiment de malaise Il croît en Dieu et finit par être submergé par un sentiment sacrilège.

Son nom ne vient pas d'une conjugaison au collectif d'« essayer », mais du lieu-dit d'une montagne qui domine Nyons, la ville natale de l'auteur, et plus précisément le vallon des Rieux où il passait les étés de son enface chez son oncle Paget.

~PERSONNAGES~
ANNETTE

La Femme Idéale

Annette est l'image Barjavelienne de la femme à son summum de perfection, sans aucune complication psychologique. Dévouée à celui qu'elle aime, terre à terre et étrangère au mal, simple et naturelle, pure et rayonnante, tout en elle est aisance et simplicité. Ses autres attributs sont à chercher parmi la beauté, la jeunesse et la douceur. Au contraire de Saint-Menoux, l'amour qui naît en elle est sans honte et sans autre priorité. Elle n'hésiterait pas à sacrifier le scaphandre à voyager dans le temps pour consacrer le présent à celui qu'elle aime et à le garder près d'elle, sagesse qui échappe à l'âme aventureuse et curieuse de Saint-Menoux. Même ainsi, Annette n'est pas possessive au delà de ce qu'il faut pour bien aimer, puisqu'elle sait s'effacer devant les volontés de son prétendant, qui lui ne saura pas, là non plus, en faire autant. L'agressivité et la ténacité que l'on retrouve dans les autres cœurs féminins de l'auteur revêtent ici la facette du courage, la jeune femme partant au secours de l'être aimé. Plus encore que sa cadette Irène qui est l'héroïne du roman Le diable l'emporte, Annette n'a que des qualités. Ne participant pas aux courses folles des autres héros après des vérités qui les entraîneront à leurs pertes, Annette est dans les dernières pages du roman la seule figure vivante qui se dresse dans la nuit et le vent, où se sont perdus Essaillon et Saint-Menoux.

~AUTRES PERSONNAGES~

La lecture du roman laisse peu de souvenirs d'autres personnages que ceux du trio principal. Pourtant est mise en scène l'humanité entière, et même plus puisque des générations séparées par des siècles interagissent directement avec le personnage principal.
Un personnage cependant mérite que l'on s'attarde quelque peu sur son rôle et la description qu'en fait l'auteur :

Napoléon

Un figurant ?

Napoléon intervient subrepticement mais dans un rôle clé, justement parce qu'il ne lui arrive rien... Pas plus que dans l'action, le personnage n'est élevé dans sa prestance physique : il est petit, nerveux, aux proies à des démangeaisons et des tics, « jaunâtre » même. En cela, l'auteur reste fidèle à la description qu'en fait avec la même précision la Duchesse d'Abrantès dans ses Mémoires { voir le passage }.
S'il reste immobile dans le déluge de feu, cela passe plus pour de la passivité que pour du courage. Il n'intervient que pour donner des ordres brefs, se gratte, et demeure immobile sous des « cheveux plats qui lui tombent sur le cou ». Pourtant s'il est la cible de Saint-Menoux, c'est bien pour sa carrure d'homme exceptionnel qui va changer la face du monde. Ce choix de Bonaparte comme sujet d'expérimentation du Voyageur, et du siège de Toulon à partir du 16 septembre 1793 comme événement-clé, est révèlateur d'un indéniable sens historique de l'auteur. En effet, jusqu'à cette bataille, Bonaparte n'est que simple officier de l'armée révolutionnaire. Une conjonction d'occasions particulières fait du siège de Toulon la charnière essentielle de sa carrière militaire et politique. C'est à cette occasion qu'il motive ses troupes en faisant rédiger un écriteau "batterie des hommes sans peur" { voir une gravure }.

Bonaparte en uniforme de lieutenant colonel au premier bataillon de Corses en 1792 peint par Henri-Felix-Emmanuel Philippoteaux (1815 - 1884) en 1834 - Musée du chateau de Versailles
Bonaparte en 1792

Lorsque Bonaparte intervient, le siège est commencé. Et à Ollioules, le Commandant Donmartin chef de l'artillerie avait été grièvement blessé. Pour le remplacer les Représentants du Peuple Robespierre le Jeune et Saliceti imposèrent au Général Carteaux le jeune « Capitaine corse instruit » qui suivait l'Armée depuis Avignon. Les deux hommes se rencontrèrent le 13 septembre au château de Montauban à Ollioules, Quartier Général, et se trouvèrent mutuellement antipathiques... Cependant Carteaux s'inclina devant les ordres de Saliceti qui avait connu Bonaparte en Corse. Ce dernier après une reconnaissance sur la colline de Six Fours et du Caire à la Seyne sur mer, imagina le plan audacieux qui rendit possible la victoire sur les Royalistes.

(analyse d'après une étude du Docteur Henri BARJON, Président de la Délégation varoise du Souvenir Napoléonien)

Suite à cette victoire et ainsi que nous l'enseigne l'histoire de France, Napoléon conquerra le pouvoir puis l'Europe, et visera l'Orient. Cet homme chétif est-il par delà les apparences ce génie tactique et militaire admiré de tous les chefs de guerre ? Ou bien sa destinée est-elle plus le fruit de circonstances favorables ou d'une volonté extérieure inconnue ? Saint-Menoux est venu l'abattre pour le savoir, mais entre les balles et Napoléon, se jette l'ancêtre du Voyageur imprudent... Durdat.
Barjavel a-t-il inventé ce personnage ? IL semble lui donner une légitimité en se référant aux Mémoires de l'Emprereur qui l'appelait « mon fidèle », mais qu'en est-il vraiment ? On notera que le patronyme "Durdat", une fois encore, trouve son origine dans le nom d'un village près de... Cusset, dans l'Allier (03310, Durdat-Larequille, où se trouve une source miraculeuse, la Fontaine Saint Martial)


En savoir plus sur Napoléon et le siège de Toulon (automne 1793)
  • Une étude sur l'Envol napoléonien
  • De nombreuses illustrations
  • Vous saurez tout sur le siège de Toulon ! (site d'un passionné)
  • Site de la ville de Toulon : histoire du fort
  • La FOndation Napoléon
  • Une biographie de Napoléon
  • Une étude sur le personnage
  • Le site de la Route Napoléon
  • Sur le Napoléon d'Abel Gance
  • Le film Napoléon, d'Abel Gance, que Barjavel considère avec une certaine nostalgie mais sans regrets dans Cinéma Total, comporte un long épisode sur la bataille de Toulon (scènes 610 à 995 du scénario original) qui en fait bien sentir l'importance stratégique pour Bonaparte - et l'Histoire. Nul doute que Barjavel avait ces scènes d'action intense à l'esprit en écrivant la fin du Voyageur imprudent. { en savoir plus }


    THÉMATIQUE

    Dans la Thématique du Voyageur imprudent
    1. La Société Idéale
    2. Le M-ième Siècle
    3. La place de l'individu
    Ou plutôt :

    Dans son roman précédent, Ravage, l'auteur initiait sa quête d'une société idéale où les individus ne seraient pas oppressés - aliéné pour reprendre une terminologie marxiste. Il n'avait alors abouti qu'à un modèle communautaire pastoral se préservant de tout usage de machines qui intervertissent vite au désavantage de l'homme, pensait l'auteur, le rapport maître-esclave. Cette vision de la société portait en elle de grandes contradictions et l'une d'elles servait même à conclure le roman. Dans le Voyageur imprudent, l'auteur pousse plus avant ses premières investigations, dans une démarche créative plus prospective qu'imaginative, comme il s'en explique dans le Journal d'un homme simple :

    Je m'excuse, je n'ai aucune imagination. J'ai seulement les yeux ouverts et un esprit simple, et assez logique. Ravage, Le Voyageur imprudent et Le Diable l'emporte ne sont que des catalogues d'éventualités. Je n'imagine pas. Je considère ce qui est possible.

    ~THÉMATIQUE~
    La Société Idéale

    Les hommes ne sont pas heureux. Dans un climat de guerre dont la fin parait incertaine, et toujours imprégné de restrictions et d'interdits, l'auteur semble d'abord toujours ancré dans l'idée que c'est la société défaillante qui en est la première responsable, et avec elle son cortège de malheurs que sont les guerres ou l'esclavagisme des populations par le travail difficile et le manque trop peu d'argent. Le but du Voyageur et de son mentor Essaillon est de comprendre pourquoi la société draine les conflits et broie les populations. Ici encore, la science-fiction est donc chez Barjavel plus un cadre permettant de loger ses interrogations et spéculations qu'une fin propre, même avec ce thème du voyage dans le temps intrinsèquement si riche. Dès le début, le savant prévient :

    - Il ne m'est pas défendu d'espérer qu'après avoir voyagé à travers les siècles, étudié dans sa chair l'histoire passée et future, recherché les causes exactes des guerres, des révolutions, des grandes misères, il soit possible d'en éviter quelques-unes... Peut-être accélérer le progrès, emprunter à nos petits-fils des inventions ou des réformes qui les rendront heureux, pour les offrir à nos grands-pères.

    Première grande rupture avec Ravage dont le Voyageur imprudent est la continuité, le progrès qui était alors figé après un brusque retour en arrière se voit ici appelé à être, au contraire, accéléré, quoique dans d'autres directions. C'est que l'auteur a grandement évolué dans cette voie et définitivement compris, après déjà quelques mouvements timides en cette direction dans Ravage, que l'industrialisation, le progrès, la technologie ne sont nullement néfastes en eux-mêmes. Seul le manquement de l'homme à les utiliser avec intelligence substitue à la prospérité promise par les machines un asservissement supplémentaire. Il est toujours plus facile, même avec des outils utiles et pacifiques, de faire le mal qui est instinctif plutôt que le bien :

    Toute invention peut être utilisée plus facilement au malheur des hommes qu'à leur bonheur.

    Cet engagement de la responsabilité de l'homme est le thème principal qui se dégage et s'impose dans ce roman. Embryonnaire dans Ravage où il était en forte concurrence avec une mise en accusation directe de la science et du progrès, il devient à partir du Voyageur imprudent le leitmotiv incontournable de l'auteur et donc l'un de ses traits les plus caractéristiques de sa pensée. Sur les bases de son précédent roman, il sera constamment interprété par de nombreux critiques comme une continuité de l'obscurantisme qui régnait dans Ravage. Cela vaudra à Barjavel une image d'auteur anti-scientifique que son héritage littéraire à venir - pourtant en accord avec cette direction -n'a pas réussi à dissiper. Signe des temps, tout au plus s'accorde-t-on aujourd'hui à voir en lui plus un auteur machiste qu'anti-progressiste, accusations qui résultent de jugements non moins légers mais qu'il n'appartient pas à notre Voyageur de plaider. En même temps qu'il disculpe la technique, l'auteur montre combien la politique et les classes sociales sont autant d'autres faux prétextes pour justifier du mal-être qui étreint l'humanité :

    Chez les bourgeois et chez les misérables, il retrouvait la même immense fatigue.

    Seules exceptions automatiques dans ce triste décor, les enfants, qui, ainsi que leur aînés avec l'harassement et la futilité de l'existence, se partagent sans distinctions de classe une béatitude de vivre :

    [...] dans la crasse d'un taudis, ou la luxueuse froideur d'un berceau de riche, le visage paisible d'un enfant. Il s'attardait sur ce miracle, se demandait comment une si belle promesse pouvait pareillement faillir.

    Le thème de l'enfance reviendra souvent mais l'on comprend qu'il n'est pas pour l'auteur une piste sérieuse sur laquelle il peut s'engager dans sa spéculation du bonheur des hommes. Tout au plus il est le sujet d'un vif regret ou, plus dans le tempérament de Barjavel, occasion à se remémorer des temps où le cœur et l'esprit étaient libres de toutes les égratignures et blessures de la vie. En même temps que Saint-Menoux qui désespère, on croit presque entendre l'auteur reconnaître dans un souffle las qu'il lui sera difficile d'imaginer pour la suite de l'histoire des propositions vraisemblables pour apaiser les maux de ses personnages, qu'il veut cadrer avec la réalité :

    Rester enfant, était-ce le grand secret du bonheur ? Saint-Menoux comprit l'énormité de la tâche qu'il venait d'entreprendre en compagnie d'Essaillon. Il douta de pouvoir faire quelque chose pour les hommes.

    Sa thématique est pourtant déjà assise. L'homme doit prendre en charge lui même d'être le garant du bonheur des siens et de son quotidien. Avant de s'y résoudre totalement et de donner à cette direction sa pleine amplitude dans des essais et contes philosophiques tels que le Prince blessé, il poursuit ses spéculations qui laissent continuer l'ascension de la Société sur ces questions. Saint-Menoux est chargé de rapporter pour nous ce qui en seraient les conséquences logiques et attendues.

    ~THÉMATIQUE~
    Le Me Siècle

    Après ses premières tentatives où même le romanesque et les inventions permises par la science-fiction furent impuissantes à assurer aux hommes un environnement stable, prospère et respectueux des individus, Barjavel en vient donc à ne croire possible l'adéquation entre l'Homme et la Société qu'au prix de concessions extrêmes envers un communisme absolu. On ne peut oublier que l'époque faisait du comunisme (soviétique - le bolchévisme) une redécouverte plus concrète, et que le pouvoir en place le dressait en épouvantail des plus terrifiants face à une opinion parfois ambigue. Barjavel lui-même confessait peu après la guerre dans le Journal d'un homme simple :

    Le communisme m'attire et m'effraie. Il propose une justice sociale idéale. Mais la justice sociale peut-elle exister? Depuis le commencement des siècles, l'homme n'a jamais trouvé une solution sociale au problème du bonheur. Tout au plus peut-il espérer, d'une meilleure répartition du travail et du profit, le bien- être. La propagande bourgeoise nous fait du communisme un épouvantail. Il faudrait voir. Nous ferons sans doute l'expérience, que nous le voulions ou non. (...) Le communisme ne justifiera le sang versé pour lui, par lui et contre lui, que s'il parvient à s'étendre au monde entier. S'il se fait écraser, il sera bien coupable.

    Dans le roman, sa vision est cependant éloignée des considérations politiques, puisque, se livrant à un exercice d'imagination dont on aurait tort de croire qu'il tombe dans la fantaisie, il redéfinit jusqu'aux aspects les plus inaltérables de l'être humain, sans lesquels on hésiterait encore à le nommer ainsi. Cette population d'êtres nouveaux, Barjavel va la chercher aux confins des temps. En l'an 100 000. S'il se donne la liberté d'explorer le futur à des échelles singulièrement éloignées, c'est qu'à son habitude, il veut créditer son histoire, sinon de réalité, au moins de vraisemblance. L'auteur n'est pas intéressé par la conception gratuite d'une civilisation sur une planète éloignée, où il serait libre de redéfinir jusqu'aux lois physiques s'il le voulait. Ce qui l'intéresse est de savoir en quoi et comment l'avenir peut améliorer l'humanité. Désireux d'en finir avec les hypothèses laissées ouvertes par Ravage - où la technique vue comme un instrument dont un mauvais artisan ne tirerait rien de bon -il s'essaye à une transformation biologique pour remplacer les outils proscrits. C'est donc tout naturellement, l'évolution comme moteur des transformations en tête, qu'il projette son regard sur un futur géologique. À l'époque où il écrit le roman, le voyage dans le temps est déjà, sinon une innovation, du moins un thème en jachère, très peu exploré. En poussant la portée de ses voyages par delà l'entendement, Barjavel donne une extension supplémentaire à son roman, qui par ailleurs rencontrera peu d'échos dans la S.-F. à venir, celle-ci trouvant avec aisance l'extravagance dans d'autres mondes plutôt que sur Terre mais dans d'autres temps.

    Les considérations d'une telle société idéale future constituent le plus gros du roman. Il est intéressant de noter que c'est aussi cette idée du roman qu'a retenu la traductrice pour l'édition anglaise, en mettant en relief ces voyages au delà de toute limite dans un titre non moins exagéré : « Future Times Three » (le futur × trois, une traduction moins littérale et plus littéraire serait « le futur trois fois plus loin »). Le texte original retient principalement pour le titre, l'accident qui survient en troisième partie du roman. L'auteur ayant probablement épuisé son sujet - une société future idéale - cherche une autre fin, et il prend un cap tout à fait différent et plus classique pour un lecteur moderne, celui du paradoxe temporel, dans un passé raisonnablement proche. Il y réussit d'ailleurs admirablement, d'abord parce qu'il innove dans un domaine promu au plus bel avenir, ensuite parce que cela lui permet de trouver une fin au roman (c'est peut-être cette préoccupation qui l'a incité à écrire une troisième partie) sans laquelle il serait resté sans issue. Contrairement à son prédécesseur Ravage, le Voyageur imprudent est un roman complet, avec une fin que l'on peut compter parmi les meilleures de l'auteur. Il ne l'aurait pas été s'il ne s'était appuyé sur le voyage entomologique. Celui-ci ayant pour principale finalité la vision globale d'une société parfaite, que Saint-Menoux va expliciter pour le lecteur dans ses rapports, il n'y avait guère d'opportunité d'y faire naître et d'y entretenir une intrigue durable, ce qui lui sera très facile dans la dernière partie où le voyageur se retrouve face à des obstacles psychologiques, sociaux ou de causalité pour le piéger. Saint-Menoux constate d'ailleurs qu'il est idiot de désespérer des erreurs de l'an 100 000, telle la mort d'Essaillon, qui peuvent toujours se résoudre en les prenant de court. Par contre, devant s'expliquer à un fonctionnaire de police du passé, ou ayant tué son ancêtre, Saint-Menoux et avec lui le lecteur se retrouvent à la merci d'une intrigue que l'auteur est libre de monter de toutes pièces. Barjavel jugera le paradoxe qu'il a préparé pour la fin du roman si délectable qu'il y reviendra 15 ans plus tard pour le commenter et le renforcer. Ce faisant, il redonne de l'importance à cette troisième partie devant la seconde. C'est que l'auteur n'a plus d'estime pour cette possibilité entrevue d'une société idéale moyennant une restructuration biologique complète et nouvelle distribution des comportements et sentiments humains.
    Il va pour cela décrire une évolution de la biologie elle-même, qui donne son titre à la section, en remplaçant la moitié féminie de l'Humanité par Les Mères Universelles dont le seul rôle est d'engendrer tous les êtres humains de leur zone géographique de l'an 100 000, fécondées par l'existence même des hommes qu'ils viennent lui sacrifier à l'appel d'un instinct qui est le paroxysme de ce que Barjavel chantera avec tant de poésie dans d'autres ouvrages.

    J'ai fait le tour du géant. Je l'ai trouvé pareil de partout. Il avale par toutes ses bouches, à la cadence de plusieurs centaines par minute, la foule des hommes ravis. Ses milliers de lèvres qui s'ouvrent et se ferment composent un bruit mou, un clapotis de mer d'huile.
    La foule impatiente qui se presse au-dehors ne doit pas connaître la mort abominable qui l'attend, le piège affreux vers lequel l'attire le mirage. Mais ces êtres ont-ils seulement la notion de la mort ?

    Car la Mort et l'Amour, ou du moins ce qui en est le vestige sous forme de pur intinct, sont déjà étroitement liés chez l'auteur :

    L'être-montagne blotti dans sa carapace de terre, c'est - je n'ose écrire la femme - c'est la femelle, c'est la reine. Et les homoncules qui piétinent d'impatience dans la poussière, ce sont les mâles.
    Je comprends maintenant leur joie. C'est vers la vie, et non pas vers la mort, qu'ils se précipitent. Comme mes contemporains, mes frères, me paraissent misérables à côté d'eux !
    Le mirage à mille visages, qui attire les petits mâles vers la femme unique est peut-être le seul trait commun entre leurs amours et les nôtres. (...)
    Tout en haut de l'énorme masse, sous la voûte de la coupole, dans un lit de cheveux d'or repose la tête de la reine. A peine plus grande qu'une tête de femme nôtre, elle s'incline en arrière, les yeux clos. Ses cheveux l'entourent de leurs vagues, viennent battre mes pieds de leur flot blond.(...)
    Comme un orage, une expression violente bouleverse parfois la face baignée d'or, tord sa bouche, ravage son front. Sans ouvrir les paupières, elle se tourne à droite et à gauche dans l'oreiller de ses cheveux, se débat, puis peu à peu retrouve son calme, sans que j'aie pu deviner si c'est la joie de l'épouse ou la souffrance de l'accouchée qui a un instant troublé son ineffable repos... "

    Si la pensée philosophique sur l'Amour, la Vie et la Mort est bien présente, l'extrême aboutissement - ou extrapolation - a mené l'auteur jusqu'à une inspiration entomologique dont les sources profondes dans la pensée de Barjavel restent mystérieuses.
    Il serait possible d'y voir une réaction à la politique et propagande nataliste et "matriarchique" de l'époque - le Maréchalisme est à sa période triomphante en ses années d'occupation allemande - ou de manière plus "littéraire", un pendant à la répartition de l'humanité en Morlock et Elois telles que Wells la décrit dans son roman (répartition tout aussi "fonctionnelle" et "sentimentale" : aux uns les plaisirs, aux autres la nourriture, le paiment se faisant...en nature).
    Il est aussi intéressant de noter que le début du siècle vit la publication des Souvenirs entomologiques du provençal J.H.Fabre, qui fut le premier à décrire avec précision et aussi poésie les mœurs intimes des abeilles en paritculier.

    Mais si la solution ne reviendra plus, le problème lui sera une grande constante, et il se plaira des années plus tard à ré-imaginer le monde et le vivant dans Si j'étais Dieu. Pour ce qui est du voyage dans le temps en lui-même, qui constitue le reste du roman, il ne sera plus jamais mis à l'honneur par l'auteur, et cela montre bien combien cette préoccupation ne fut que momentanée et seulement destinée aux besoins directs du roman.
    Revenons donc au cœur de la thématique de l'ouvrage, celui du bonheur, du bien-être d'une civilisation, qui constitue le fil directeur pour la construction de cette société de l'an 100 000. Par bonheur d'une civilisation entendons la bienséance collective des individus qui la composent. Or il apparaît que la notion de collectivité entrave celle du bonheur de ses membres. Le bonheur est du ressort de l'Homme seul, et il est vain de tenter de conduire l'humanité sur un chemin de sagesse. Son évolution nous échappe :

    « Le destin de chaque individu était peut-être susceptible de modifications, mais celui de l'humanité demeurait inexorable.[...]À force de bonté, de patience et d'amour, il est sans doute possible de sortir un homme, une femme, du marais d'ennui et de souffrance dans lequel nous pataugeons tous. Mais rien, personne, ne peut empêcher la multitude de se ruer vers sa fatalité. »

    C'est ainsi qu'il se trouve contraint de faire évoluer la « multitude » pour que le bonheur ne soit pas l'affaire que de quelques uns. Il propulse son voyageur à une époque si éloignée que l'espoir d'y rencontrer la perfection est sérieux. Celui-ci ne sera pas déçu.

    « Les principes de justice et de bonheur social, pensés de façon exacte par les cerveaux des hommes, se libéraient de l'autorité humaine qui n'avait jamais su les appliquer »,

    Mais ces acquis ne sont possibles que par la rupture d'avec l'homme tel que nous le connaissons et qui n'a pas su ou pu atteindre ces idéaux qu'il a pu pourtant concevoir :

    Les hommes perdirent leur individualité. Ils ne purent profiter de leur toute-puissance. Leur pouvoir personnel était nul.

    Dans une sorte de satire mélée d'humour et d'extravagance, Barjavel a donc sacrifié l'homme pour ne retenir que des ressemblances caricaturales des diverses classes sociales : les ouvriers sont une masse docile d'une bonhomie et d'une naïveté enfantine. Les soldats sont des brutes gigantesques et sans cervelle qui s'entre-dévorent quand on n'a plus besoin d'eux. Les classes privilégiées ou bourgeoises sont d'horribles excroissances charnues rivées au sol que l'on approvisionne en lait et en vin, qui rotent et sourient gaiement. Les serviteurs font un va-et-vient incessant et résigné. Les centres névralgiques et décideurs sont dépouillés de tout moyen d'action et entassés autant qu'enfermés produisent sans discontinuer de l'« intelligence ». Les membres femelles assurant la reproduction sont de généreuses masses de chair sur lesquelles se ruent une population innombrable et obnubilée de petits mâles affamés. Ces diverses « classes sociales » sont enchaînées à leur condition, à leur rôle, ce qui toutefois est leur facilite la tâche.

    Pour le bien de tous, la force nouvelle a fixé à chaque homme une tâche précise, a modifié son corps afin de lui rendre son travail plus facile, a diminué la puissance de ses sens dans le but de lui éviter non seulement toute douleur, mais toute sensation inutile au fonctionnement de la cité. Il ne voit, n'entend, ne sent que ce qui concerne sa tâche, dont rien ne le détourne.

    L'Homme d'aujourd'hui est pour Barjavel un univers de miracle, que rien ne limite véritablement. Il a pour lui tout seul de quoi goûter toutes les manifestations sensibles de la nature, il est doué de conscience et d'autonomie, d'intelligence s'il en fait l'effort. Malgré cela l'Homme n'est pas heureux, alors qu'il regroupe à lui seul toute une population d'êtres spécialisés de ce futur entrevu par l'écrivain. Barjavel ne critique pas cette société cellulaire du millième siècle, où chacun est physiquement sacrifié à sa tâche dans l'inconscience totale d'être vivant. C'est que peut-être dépité du gâchis de voir l'Homme en pleine possession de moyens qu'il n'utilise que contre lui, il trouve la force de les lui ôter, et de croire que le résultat en vaut la peine. Barjavel a mesuré la portée de l'insignifiance, de l'inutilité de l'être humain, de l'homme ou de l'humanité toute entière. Il n'accepte pas ou ne comprend pas la façon dont cela doit se faire : il n'accepte pas la souffrance qui doit accompagner le vivant dans sa chair et son âme. Il y a au moins un avantage à cette société programmée, et pour Barjavel, ce n'est pas le moindre :

    Il est certain qu'ils ne sont pas malheureux. C'est déjà beaucoup.

    On doit voir dans l'amputation des cordes sensibles de l'être le même réflexe de refoulement qui verra l'auteur agiter l'hypothèse de la destruction nécessaire de l'humanité si celle-ci n'arrive pas à se défaire du cortège d'horreur et de douleur qui l'accompagne. Pour Barjavel, la disparition semble préférable à l'éternel piétinement tortueux et sans espoir.

    ~THÉMATIQUE~
    La Place de l'Individu

    Mais dans le détail, Barjavel n'aura jamais le loisir de se satisfaire complètement de cette conception. Il y a toujours l'issue pour celui qui fait l'effort d'être conscient qu'il est vivant et d'en mesurer la signification, de pouvoir s'extraire de l'absurdité de l'humanité dont il fait pourtant partie. Pour Saint-menoux, il y a d'abord Annette, celle qu'il aime :

    Elle représentait pour lui, tout ce qui, dans notre humanité si archaïque, agitée de si effroyables secousses, tachée de tant de misères, donnait pourtant à la vie un goût de merveilleuse douceur.

    L'amour est-il toujours la solution ? Peut-être pas systématiquement, en tout cas, un certain apprentissage, une prise de conscience sont nécessaires pour y trouver un refuge à son âme meurtrie. Pour l'auteur, le seul foyer où l'on réside un jour sans avoir de serrure à forcer est, encore une fois, celui de l'enfance :

    Il s'aperçut qu'il ressentait un bonheur extrême, une satisfaction chaude de cœur à laquelle s'ajoutait un sentiment de sécurité. Peut-être avait-il connu pareille joie au temps de son enfance, lorsqu'il venait, essoufflé par les jeux, chercher la paix dans les bras de sa mère.

    Mais c'est un foyer dont il faut vite déménager. Après lui, quelle autre terre d'accueil ? L'amour semble bien hostile et difficile à emménager. Il est un autre hospice qui est soi-même. C'est évident dans la symbolique que l'auteur met en place où Saint-Menoux se rencontre physiquement, en deux entités, l'une partie dans le temps à la rencontre de l'autre. Avec un autre corps à regarder, la suffisance de sa seule personne éclate au grand jour, il n'y a rien à se cacher à soi même, pas de honte, pas d'incompréhension, pas de mensonge. Poursuivant sur l'enfance perdue, l'auteur écrit :

    Il n'avait jamais, depuis, rencontré un être digne d'une semblable confiance. Il venait, à l'instant, de le trouver, le compagnon parfait, celui que les hommes cherchent en vain, l'âme jumelle. Entre eux, point de mensonge, de fausse pudeur. Et leur égoïsme, c'était justement ce qu'ils partageaient le mieux.

    Bien sûr la présence matérielle de son double n'est qu'un artifice d'image pour concrétiser le confort d'être avec soi même. D'ailleurs les deux Saint-Menoux ne se parlent même pas, ils savent déjà tout l'un de l'autre. Il n'y a donc nul besoin de machine à remonter le temps pour se trouver mais simplement de prendre conscience que cela est possible, prendre conscience de soi. Sur la fin de sa vie, pourtant, l'auteur dira au contraire que l'immortalité doit être insupportable car il faudrait la parcourir toujours en compagnie de soi même. Pour l'heure il fait encore l'apologie de cette coexistence inconnue de l'individu avec lui même, ignorée, que l'on recherche chez les autres alors qu'il suffit de se tourner sur soi même. Il y voit même un but ultime.

    Chacun ne fait que se chercher, toute sa vie, à travers les femmes et les hommes.

    L'homme doit donc assurer, par les moyens qu'il peut ou qui lui sont offert, son propre bonheur. Il ne le peut pas toujours. Le monde extérieur peut se montrer plus fort dans sa cruauté que les meilleures volontés. Il faudrait donc déjà que ceux qui le peuvent veillent à ce que rien, guerres, maladies ou autres catastrophes, n'empêchent ceux qui en font l'effort de vivre une vie heureuse. C'est ainsi qu'à Saint-Menoux protestant :

    « Nous nous lançons dans une aventure impossible. Il n'y a certainement rien à faire. » pour arracher les hommes à leurs misères.

    le scientifique Essaillon réplique :

    « Je ne prétends pas réformer les hommes et éviter à chacun les souffrances qu'il se fabrique. Mais nous pourrions peut-être éviter à tous quelques grands malheurs collectifs. Nous ferons ce que nous pourrons. Nous ne sommes pas Dieu. »

    C'est un objectif qui semble facilement accessible : laisser à chacun la responsabilité de sa propre destinée et ne prendre en charge pour la collectivité que la lutte contre les catastrophes communes qui broient sans discernement les résignés et les vertueux, les coupables et les justes. Mais comme nous le savons déjà, le mal n'est jamais qu'embusqué derrière le bien. Il faut d'infinies précautions pour que ressurgissent pas de toute entreprise mille fléaux prêts à s'abattrent sur tout un chacun.

    « Avant d'agir, il faut connaître. Le Chinois qui inventa la poudre pour feux d'artifice aurait peut-être arrêté ses recherches s'il avait prévu le canon »

    Et quand bien même ces précautions seraient prises, la vie est d'une telle complexité qu'il n'est jamais facile de savoir quelle est la bonne route, la bonne décision à prendre. C'est Essaillon qui fait ce constat, en parlant des pilules à voyager dans le temps, qui permettent d'effacer toute erreur, de sans cesse recommencer jusqu'à atteindre la perfection :

    En réalité, je ne crois pas qu'un homme, en possession de mes pilules, si égoïste, si déterminé fut-il, pourrait s'en servir librement. Il trouverait toujours un amour ou une haine pour l'enchaîner.

    Essaillon parle de sa fille, née de la rencontre de l'infirme et de son infirmière. En s'évitant l'accident, Essaillon sacrifie ce qui en a résulté en même temps que la souffrance et le handicap : sa fille chérie. S'éviter tous les désagréments, c'est aller au devant d'une vie monotone et sans relief, sans trous et crevasses, mais sans cimes et sommets non plus. Il n'y a pas d'idéal, seulement des compromis, des obligations d'aller au devant des flagellations en même temps que des sacrements. Le bonheur est indissociable de la souffrance. Vu autrement, même les grands malheurs sont occasions à provoquer des événements notables, précieux, importants. Il faut donc tâcher de regarder ce qu'il y a de bon dans l'adversité. Le savoir ne dispense pas de la fatalité.

    Il faut aller chercher la morale du Voyageur imprudent dans cette errance métaphorique qui voit Saint-Menoux traquer aux confins des temps le bonheur des hommes, ignorant le sien propre qui était, dès le début, à côté de lui, bien présent. Sa soif d'une délivrance par le progrès, l'avenir et les sociétés futures ont été une fuite en avant toujours frustrée. Ainsi en sera-t-il pour celui qui attend les améliorations pourtant inévitables du progrès pour améliorer son quotidien. La même erreur est possible dans l'autre sens, ainsi que s'en aperçoit Saint-Menoux qui témoigne d'abord d'une nostalgie amère lors de sa vision très partielle de la société du siècle dernier :

    Voilà des gens heureux, se dit le voyageur. Je suis allé chercher bien loin dans l'avenir le bonheur qui était derrière moi...

    Des investigations plus poussées vont lui montrer la véritable nature de ces temps révolus où règnent la maladie, la misère la plus noire et des notions totalement archaïques d'égalité sociale et de justice. Prisonnier dans cette époque, il se lamente à l'idée de ne jamais revoir son époque. Sauvé une première fois, il n'aura cesse de vouloir repartir à nouveau, se promettant le bonheur pour plus tard, pour bientôt. La dernière leçon qu'aurait pu tirer Saint-Menoux s'il ne devait s'hypothéquer pour les besoins du paradoxe, c'est qu'à force d'entêtement l'on réussit toujours à fuir son bonheur.


    CRITIQUES PUBLIÉES
    AU SUJET DU ROMAN

    En 1943 le roman paru en feuilleton dans l'hebdomadaire Je Suis Partout, publication a priori dénuée d'arrière-pensée politique de la part de l'auteur, mais sans doute "récupérée" par ce journal fortement "collaborationiste". Cette parution fut ensuite reprochée à Barjavel, qui s'en défendit de bonne foi comme il l'a confié à l'écrivan Pierre Assouline auteur d'un livre sur cette période (L'Épuration des intellectuels, Éd. Complexe, 1985) { voir }

    Frontispice des épisodes du Voyageur Imprudent dans Je Suis Partout

    Comme on l'a vu, le Voyageur imprudent fut récompensé en 1944 par le Prix des Dix, décerné par ce jury d'humoristes et collègues de Barjavel dans ses activités journalistiques (Jan Mara écrivait aussi et illustrait ses articles dans « Le Merle blanc » Le roman connut un indéniable succès dès sa parution ; la revue de l'actualité littéraire "PARU" en présenta une longue critique, ou plutôt un résumé précis, dans son numéro 4 d'avril-mai 1944 { lire cette critique complète },
    La revue IDÉES, éditée à Vichy comme "Revue de la Révolution Nationale" et qui avait un an plus tôt publié une critique de Ravage sous la plume d'Henri-François Rey, présentait Le VBoyageur Imprudent dans l'un de ses derniers numéros (mai 1944) sous la plume de J/M/ (Jean Malabard) { voir cet article }.

    L'ajout du post-scriptum lors de la réédition en 1958 dans la toute jeune collection Présence du futur, coincidant avec le développement en France de la vogue de la Science-Fiction, fit redécouvrir le roman. { voir },
    La jeune revue « Fiction », qui avait déja salué Ravage quelques années auparavant, publia une critique dans son numéro 50 de janvier 58. La rubrique "Ici on réintègre" se proposait de raviver le souvenir d'œuvres des "précurseurs" dela science-ficiton en établissant des rapprochements de différentes œuvres. Ainsi la comparaison avec La Machine à explorer le temps de H.G. Wells y est développée, puis les rapports avec L'Œil du purgatoire de Jacques Spitz, autre roman de temps devenu non séquentiel, paru à la même époque. { lire la critique complète },
    Onze ans plus tard, dans son numéro 191 { voir ce numéro } la même revue Fiction présentait une critique de Démètre Ioakimidis portant sur Ravage et Le Voyageur imprudent - consacrant ainsi la dualité des deux romans.

    Le voyageur imprudent est un livre qui fait honneur à l'imagination de l'auteur, et qui stimule celle du lecteur. C'est un des classiques de la science-fiction, et on applaudit à sa réédition. Si Ravage est un roman que l'on peut lire, Le voyageur imprudent est d'autre part un roman à lire d'urgence, au cas où cela n'est pas encore fait, et à relire dans les autres cas

    La critique complète est consultable { ici },

    Lorsque les années 1950 virent le thème des voyages temporels connaître un succès croissant dans la science-fiction, certains critiques et commentateurs n'ont pas manqué de saluer la paternité de Barjavel pour le concept du Paradoxe. Depuis, le thème s'est quelque peu banalisé.

     visite recommandée ! La page "Dans l'inspiration du Voyageur imprudent" se propose de présenter les développements ultérieurs qu'eut ce thème, ainsi que des œuvres dont la paternité avec Le Voyageur imprudent est indéniable. On y trouvera aussi effleurées des questions plus théoriques qui se trouvent posées.


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    • Moi qui aime l'optimisme j'ai quand même aimé ce livre qui fait part de pensées pessimistes.

      X., le 12 février 2002

    • J'ai beaucoup aimé ce livre. Le thème du voyage dans le temps permet toutes les fantaisies possibles et impossibles... Le rajout à la fin est excellent. Cela donne le tournis, car le héros se retrouve dans une situation impossible !!!

      Sowilo, le 6 juillet 2002


    COPYRIGHTS

    • Le texte est © Éd. Denoël, 1944, et 1958 pour l'édition avec additif final.
    • L'image du frontispice est © Livraphone, animation par G.M.Loup. Cette image est celle qui orne le boîtier d'un pack contenant 4 cassettes audio, où le texte est interprété par Eric Dufay, Thierry Leclerc, Sophie Lahayville, Pierre Val, Nicolas Mead, Fabienne Chaudat, Marie-Christine Letort, Paul Lerat, Florance Vignon, Jean-François Dupas, Jean-Claude Rey et Fréderique Wojek. Production et réalisation Arnaud Mathon (1983). (Note : il s'agit de la seule œuvre de Barjavel éditée commercialement sur support sonore en texte intégral. Il existe cependant d'autres cassettes de "livres lus" uniquement disponibles auprès d'associations pour mal-voyants.)
    • Le petit voyageur entre les onglets est inspiré par la couverture de Jean Pierre Rosier pour l'édition Brodard et Taupin, traitement d'images et animation par G.M.Loup.
    • Le diable vert dans la section Personnages est extrait de l'illustration par Sylvie Selig pour les éditions Folio.
    • Tout ce qui n'est pas mentionné ci-avant est © G.M. Loup.