René BARJAVEL et JE SUIS PARTOUT
COMMENTAIRES SUR L'ARTICLE-INTERVIEW de R.BARJAVEL par HENRI POULAIN
dans JE SUIS PARTOUT du 12 MARS 1943
Contexte biographique
En 1943, René Barjavel vient de faire paraître Ravage aux Éditions Denoël. Robert Denoël est son ami et
patron, puisqu'il y est chef de fabrication, et même directeur de collection (La Fleur de France, récits historiques pour la jeunesse, dans laquelle Roland le chevalier plus fort que le lion est paru l'année précédente).
L'auteur vient d'avoir 32 ans, et doit faire vivre sa femme et leurs deux jeunes enfants (respectivement 6 et 5 ans).
Ce premier grand roman constitue pour lui l'aboutissement d'une maturation littéraire que R.Denoël
a provoquée et aidée par ses conseils. Il est clair qu'en cette période très difficile de l'occupation
allemande, les ressources laissent souvent à désirer, surtout compte-tenu des salaires fantaisistes versés par
Denoël.
Par conséquent, se prêter à une interview en vue d'un article qui peut constituer une publicité efficace
est finalement une décision pragmatique.
Je Suis Partout
Le journal fut créé en 1930 comme hebdomadaire d'informations internationales, et devint
progressivement un journal de combat. Ses principaux rédacteurs, de jeunes et brillants écrivains :
Pierre Gaxotte, Robert Brasillach, Lucien Rebatet, Georges Blond, Claude Roy, Pierre-Antoine Cousteau, Thierry Maulnier entres autres
gens de lettres connus, étaient pour la plupart venus la politique par Charles Maurras sous le signe du
nationalisme d'Action Française, et avaient subi la tenation fasciste, à laquelle certains avaient succombés.
On constatera que certains d'entre eux étaient aussi édités chez Denoël. L. Rebatet tenait dans Je
Suis Partout le rubrique Cinéma qu'il signait du pseudonyme François Vinneuil.
Le nom du journal reste le symbole de la trahison intellectuelle dans la France occupée par les
Allemands entre 1940 et 1944. Avant la guerre déjà, le journal était devenu aux yeux de ses adversaires
« quelque chose comme l'organe officiel du fascisme international » - de
l'expression même de son rédacteur en chef R. Brasillach.
Pour une étude complète et parfaitement documenté, on se reportera au livre de Pierre-Marie Dioudonnat : "Je
suis partout - 1930-1944" (Éd. La Table Ronde, coll. Mouvements d'idées, Paris 1973), auquel le présent
exposé emprunte les informations les plus pertinentes.
Les exemplaires du journal se trouvent aux archives de certaines bibliothèques, microfilmées le cas
échéant car le grand format (42 x 60 cm) et la fragilité du papier de l'époque n'en permettent pas une consultation aisée
Certains revendeurs de journaux de collection en disposent également, à un prix en rapport avec leur
rareté.
Henri POULAIN
Né vers 1912 en Normandie, il succède à André Page au secrétariat de rédaction du journal dans
lequel on trouve sa signature à partir du 22 octobre 1937 (interviews littéraires, enquêtes, articles
variés).Il est mobilisé de septembre 1939 à août 1940, puis devient rédacteur au journal de la radio à Vichy
pendant l'été 1940 en compagnie de L. Rebatet, sous les ordres de Georges Hilaire, Jean-Louis Tixier-Vignancourt et Pierre. Laval.
A partir de février 1941, il est gérant responsable du journal auquel il collabore
jusqu'en août 1943. Il collabore aussi au Cri du peuple (critique littéraire), au Petit
Parisien, à La Gerbe, à Révolution Nationale. Il se cache à la Libération et est condamné au
travaux forcés à perpétuité par contumace en mai 1947. Amnistié en 1953, il s'installa en Suisse pour y devenir
rédacteur à La Tribune de Genève.
Timide, il se rallie à l'influence de Brasillach qui vénère l'écrivain C. Péguy, et tente
aussi de "récupérer" à l'idéologie fasciste d'autres auteurs totalement indépendants tels que Proudhon, Sorel et
même Marx.
Autres "collaborateurs littéraires" à Je Suis Partout
René Barjavel est loin d'être le seul écrivain à avoir vu son oeuvre publiée en feuilleton dans
le journal. On y trouva aussi "Léocadia" de Jean Anouilh, "Travelingue" de Marcel Aymé, "Les derniers galériens"
de Jean de la Varende, "Les jeunes filles perdues" de Jacques Decrest et le récit de guerre de Jean de
Baroncelli "Vingt-six hommes". Ces écrivains aussi furent objets d'éloge du journal et certains également
interviewés (M. Aymé le 14 février 1941, Baroncelli le 11 avril 1941)
L.F. Céline ne fut pas publié dans Je Suis Partout, mais ses journalistes s'en sont fait les ardents
défenseurs : H. Poulain le 7 mars 1941, R. Brasillach le 10 janvier 1942 ("Ne tirez pas sur le
prophète"), P.A. Cousteau le 4 avril 1942 ("Mais relisez donc Céline") et le 16 juin 1944 ("Pour une
acceptation totalitaire de Céline"). Ce dernier article montre bien la tendance récupératrice de
cette idéologie politique, prétendant, mieux que les auteurs eux-mêmes, connaître le prétendu "message" de leur
oeuvre. Or Céline lui-même précisa ensuite clairement qu'il n'en était rien en ce qui concernait ses romans
{ voir }.
Attitude menant comme on l'a vu plus haut à trouver du pré-fascisme chez Marx (quoique...), et
d'une manière générale à appliquer un postulat récupérateur qui pourrait s'exprimer "Qui n'est pas contre moi
est pour moi"...
N'a-t-on pas vu en 1982 un leader d'extême-droite français tenter de récupérer la position d'Yves Montand qui se passionnait alors pour la cause du
syndicat polonais Solidarnosç en l'invitant à rejoindre son mouvement...
Les écrivains qui confiaient leurs textes à Je Suis Partout prenaient donc un risque, mais il est
plus que probable que ce dont nous pouvons maintenant juger a posteriori était alors inconcevable.
Analyse de l'article
Il est clair que l'article est écrit - et signé - par H. Poulain, et non par Barjavel. Ce
dernier n'a été qu'interviewé, peut-être même informellement, H. Poulain ne prenant le prétexte d'un
entretien avec lui pour y instiller ses commentaires "subtilement" propagandistes.
Ainsi le début introduit-il le thème du roman-catastrophe en faisant appel à un idéologue de son bord,
H. de Monterlhant, pour une citation franchement démagogue visant au mieux - ou au pire - à
provoquer un rire gras d'approbation populiste. La citation de G. Moore, hors de son contexte, vise le
même propos.
Mais la présentation de l'auteur est quand même amenée avec un certain talent, et ses propos rapportés
n'ont pas de raison d'être mis en doute, car il rapportera cette position vis à vis de la littérature
"psychologique" en de nombreuses occasions par la suite. Sa mention de La Chanson de Roland peut être vu comme
une "auto-publicité" pour son premier livre paru l'année précédente dans la collection La Fleur de France
qu'il dirige chez Denoël.
La suite du commentaire de Poulain offre un résumé fort clair du roman, éclairé par endroits d'une teinte
idéologique indéniable visant à mettre en avant ce qui dans le roman peut se rattacher à
la ligne de pensée préconisée : racisme primaire à propos de l'empereur nègre (Empereur Noir dans le roman -
on notera le basculement de vocabulaire),
nouvel appel à Céline en plus de la citation en exergue du roman qui, rappelons-le, disparaîtra dès la seconde édition.
Mais la teneur de l'article devient plus personnelle avec la présentation de l'auteur.
H. Poulain veut clairement s'attacher l'adhésion de Barjavel, et pour cela n'économise pas les compilents
flatteurs à double détente :
mais méfions-nous, les Dauphinois sont gens rusés. Taillé en hercule, brun, osseux, le cheveu broussailleux
et noir, René Barjavel me regarde avec des yeux d'Albigeois. Ce fabricant de cataclysme pour citoyens de
l'année 2052 ressemble à un homme de l'an 1572, à la rougeouyante enseigne de la Saint-Barthélémy.
Ce passage déclenche la suspicion. Que veut-il dire par « yeux d'Albigeois » ?
Et que vient faire cette allusion à la Saint-Barthélémy ?
Il semble que soit visé de faire passer Barjavel pour un idéologue occulte, persécuté et donc prudemment
discret sur ses idées comme l'étaient sans doute les Albigeois, ou les Cathares, ou les Protestants.
Étonnante démarche, qui finalement tombe à plat par rapport au but qui peut paraître explicite, mais
qui en fait compromet l'écrivain qui est sans doute bien loin de ses considérations un tantinet perverses que
rien dans sa pensée exprimée ne peut permettre de cautionner.
La récupération atteint son apogée avec la mention du métier de Barjavel chef de fabrication chez Denoël,
et Poulain n'hésite pas à en faire le
père temporel d'un certain nombre d'ouvrages de poids, de Bagatelle pour un massacre aux Décombres.
Bagatelles pour un massacre est en effet le pamphlet odieusement antisémite de Céline publié par
Denoël en 1937, et Les Décombres, de Lucien Rebatet, un non moins sulfureux essai proprement fasciste
commentant la défaite française et l'extrapolant à la décadence occidentale. Livres dont Barjavel a sans doute
contrôlé la fabrication, sans que cela lui laisse une responsabilité de fond sur le contenu.
On pourra sans mérite reprocher à Barjavel de les avoir laissé publier... Sur cela, il est clair qu'il
n'a fait "que son travail", et que de tels "jugements" a posteriori sont faciles. Lui-même s'en justifiera
avec une totale bonne fois à la fin de la guerre, puisqu'il ressortit totalement "blanchi" de la première
mise en accusation que lui fit le CNE en l'inscrivant sur la première liste de "suspects".
La suite des "confidences" de l'auteur sur son roman restent sur le terrain de la création
littéraire, même si l'on sent que le journaliste aurait voulu lui en faire dire plus... Ainsi de la mention
de la bicyclette, qui de nos jours ne passe même plus pour un anachronisme...
Plus suspect s'avère la section suivante se voulant biographique. Introduite par ce qui aurait pu être
franchement très instructif des "intentions" de l'auteur, à savoir la propotion du "retour à la terre" que
semble faire la fin du roman (et qui est ce qui de nos jours reste le point le plus "reproché"), la
déception est à la hauteur de la pirouette qui fait escamoter le sujet :
Nous aurions pu aussi bien recommencer la vieille querelle sur le bitume et la glèbe puisque
Ravage s'achève sur le tableau d'une vie paysanne, idyllique, patriarcale, polygame et dorée, mais René
Barjavel parle si bien de sa province natale.
Quel rapport ?! Veut-il faire croire que la vie quotidienne à Nyons était "idyllique, patriarcale,
polygame et dorée" ? Et la mesure est comble lorsque le père de l'écrivain est cité, car en 1943 il y a
bien longtemps qu'Henri Barjavel a abandonné le métier de boulanger. Si l'auteur a clairement bien dû
"confier" que son père était boulanger (à l'époque de son enfance à Nyons), lui mettre entre les mains Ravage
entre deux fournées de pain relève de l'extrapolation journalistique plausible, mais clairement falsificatrice
et récupératrice. D'où la suspicion qui ne peut que persister sur la suite des "confidences" rapportées, ou
plutôt retranscites par Poulain. L'"anecdote" relative au frère de l'auteur (il s'agit effectivement de son
demi-frère aîné Paul Achard, capitaine au long-cours) sent de loin la propagande anti-anglaise tout en
se couvrant d'une teinture "patriotique" prétexte à y associer les faits d'armes de l'écrivain, dont lui-même
ne tirera aucune gloire, mais plutôt un anti-militarisme convaincu...
Le rappel des débuts a l'air objectif, mais le mot-clé qui le justifie est
« Vichy ». Car certes les faits se sont bien passés ainsi, et Barjavel le rappelera
souvent sans aucne arrière-pensée qui n'auait d'ailleurs pas de raison d'être. Mais le glissement de ce Vichy
thermal d'avant la guerre au Vichy capitale de l'État Français qu'il est alors ouvre la porte à une
confidence tombant dans le double sens et l'interprétation... et dont l'authenticité peut être mise en doute.
Non pas celle des faits mentionnés, mais de son origine. Car H. Poulain lui-même a vécu à Vichy dans la période
qui précède cette publication, et devait sans doute connaître ces "anecdotes" guère plus compromettantes ou
significatives que l'existence d'une conférie de lanceurs de savates...
On peut croire que la "conversation" servant d'inteview ait été l'occasion de discussions à bâtons rompus
sur Vichy, au cours de laquelle l'un ou l'autre auraient évoqués ces souvenirs "amusants". De là à en inférer
à mot couvert leur application aux ténors politiques occupant l'Hôtel du Parc, avec lesquels la rédaction de
Je Suis Partout est depuis peu en froid, il n'y a qu'un pas dont la lecture attentive de cet article montre
les traces dans la cendre.
Récupération donc, partialité, et surtout pour Barjavel, marché de dupe dans lequel on
peut coire que le jeune écrivain s'est fait compromettre sinon à son insu, du moins sans avoir la possibilité
d'en entrevoir les conséquences possibles - ce que, encore une fois, l'époque ne permettait pas.
G.M. Loup, décembre 2001
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