RAVAGE, un roman sous influences ?

Il est indéniable qu'au delà de la thématique exposée dans la page principale, le contexte historique de l'époque peut laisser entendre que Ravage fut écrit sous des influences propagandistes allant dans le sens des forces alors au pouvoir. La dénomination même de certains thèmes très présents dans le récit correspond directement à des positions politiques du gouvernement de Vichy :

  • la punition et les fautes à expier
  • le retour à la terre
  • le repeuplement

L'objet de cette page est d'analyser cette question en toute objectivité, c'est à dire en replaçant l'écriture de Ravage dans son contexte non seulement historique, mais aussi humain par sa place dans l'oeuvre de l'auteur, au sein des courants de pensée qui avaient cours à cette époque et même un peu avant, et qui sont à présent un peu oubliés, ou du moins considérés comme "marginaux".

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je vous invite à donner votre avis sans autres idées préconçues que celles issues de la lecture du roman et de la page principale du barjaweb qui en présente l'analyse.


Donnez votre avis


Ayant lu Ravage, j'ai trouvé l'aspect maréchaliste :

 Incontestable et
      désagréable
 Indéniable
 Anecdotique
 Fortuit
 Non significatif
 
 

Pensez-vous que Ravage fut écrit, tout du moins en partie dans certains de ces développements, sous l'influence d'une politique prônée par le gouvernement de Vichy des années 40 ?


  1. Historique

Lorsque Barjavel présente le manuscrit du roman à R. Denoël en 1942 (mais il faut se souvenir qu'il l'a commencé en 1939, donc avant la guerre et toute propagande "occupationniste"), la France est occupée depuis près de deux ans par les forces allemandes, l'armistice du 18 juin 1940 ayant mis fin à des combats qui tournaient vite en déroute pour l'armée française. Barjavel lui-même raconte, dans l'interview rapportée dans le dossier de l'édition Cercle du Nouveau Livre - Le Tallandier de « Journal d'un homme simple » :

- Ce qui parait incroyable, c'est le récit de votre « drôle de guerre ». N'avez-vous pas quelque peu « noirci » le tableau ?

- Je n'ai lu partout que des récits héroïques disant qu'on avait été trahi... Cela m'a toujours étonné. Moi, c'est la Bérésina que j'ai vue. Je n'ai rien exagéré. Ainsi l'histoire du fourgon qui devait nous servir à ravitailler une division en campagne dans une guerre moderne : il s'agissait de véhicules tirés par des mules, des fourgons à quatre roues. Ce n'étaient même pas ceux de 1914, c'étaient ceux de Napoléon ler ! Le seul officier que nous avions était un officier d'Intendance, il a disparu ; il est monté dans sa voiture et on ne l'a plus revu. Il faut voir dans quel état était l'armée après quatre ou cinq jours - pas de combats ! - de « moulinette ». II n'y avait plus de chefs, plus d'unités, les soldats étaient mélangés aux civils, c'était la débâcle totale. Une nation fondait, la Belgique, et nous étions les petits grumeaux emportés par les eaux de la fonte. Après... Cela a été l'inondation en France.

- Vous n'aviez donc reçu aucune préparation ?

- II y avait une telle différence entre ce qu'on nous avait dit et ce qui était ! Le jour où on a appris que Hitler entrait en Belgique, tous les soldats se sont dit : « Ça y est, on va lui mettre la raclée ! ». J'ai écrit à ma femme que ce serait bientôt fini et que dans huit jours je serai là. Nous n'avions pas la télévision mais nous avions les actualités cinématographiques. Régulièrement, on nous montrait l'armée allemande dans un état pitoyable. J'ai encore dans les yeux l'image d'une fantassin marchant courbé sur un champ de bataille derrière un char peint sur un panneau ! En revanche, les défilés du 14 juillet nous montraient les plus fiers régiments de l'armée française, des chars qui défilaient, des avions.

Pour René Barjavel et ses camarades, la stupeur est totale et, sans avoir rien compris, sans chefs, sans ordres, ils errent sur les routes, dans les champs, traversent la Seine puis la Loire en évitant Dunkerque.

J'ai une terreur de l'eau ! Je nage très mal. En 1939, chez Denoël, venait de temps en temps une sorte de « clochard » aristocrate auquel Denoël donnait un peu d'argent. Ce garçon faisait de l'astrologie - j'ai toujours cru à l'astrologie mais pas aux astrologues... - Sentant venir la guerre, ne sachant pas de quoi ma femme et mes deux enfants pourraient vivre, je lui demandais de faire mon « « thème », pour voir si j'en reviendrais ou non. Sa réponse fut : « Tu n'as rien à craindre mais fais attention à l'eau, il y a un danger d'eau ». - Alors, quand il a été question de Dunkerque, je me suis dit « tout, mais pas la mer ! ». On se nourrissait comme on pouvait, dans les fermes abandonnées, puis la Loire traversée, de nouveau les paysans étaient là, auprès desquels on pouvait trouver de la nourriture. Quand nous entendîmes la voix de Pétain à la radio annonçant l'armistice - je me souviens, c'était la radio d'un camion militaire au bord de la route - ce fut pour tous un immense soulagement. On a eu mal après. Mais sur le moment... On ne savait plus où on allait, où tout cela allait finir - aux Pyrénées ?

Anniversaire de l'armistice de 1940 - cliquer pour écouter
Le Maréchal Pétain parle à la France - cliquer pour écouter le discours du 17 juin 1941

La période qui a suivi a vu un bouleversement de la société française sous le contrôle de l'occupant, la politique du gouvernement, qui s'était déplacé à Vichy en zone alors non-occupée, étant de "faciliter" les actions de l'armée allemande - clause principale de l'armistice. Les activités de toute la société se sont trouvées non seulement ralenties, mais surtout bloquées, du fait du manque de matières premières essentielles, celles-ci étant réquisitionnées par l'occupant.

  1. La Propagande

Toute la propagande, qui prenait en particulier les formes simples et populaires de la "publicité", visait à convaincre les populations que la situation était un mal à prendre en patience, et que des moyens de substitution astucieux étaient à mettre en oeuvre pour parer aux carences de la situation. Insidueusement, cet état de fait était présenté comme le prix à payer par la France en expiation de ses fautes, idée que le gouvernement de l'État Français tenait à inculquer dans l'esprit de la population afin de présenter une situation la plus favorable à l'occupant.

La nature des fautes en question peut paraître à présent quelque peu mystérieuse, mais étaient clairement accusés la situation politique et la mentalité française des années 30, le Front Populaire, le "ramollissement des valeurs" et même la tolérance aux groupes minoritaires plus ou moins occultes" (Juifs, Franc-Maçons).

Dans ce contexte, l'expression des idées, tant par voie parlée (radio, discours, conférences) qu'écrite (journaux, livres, revues) était contrôlée d'une main de fer par l'occupant et le gouvernement qui lui avait fait allégeance. Toute publication était soumise à autorisation très pointilleuse, et pour l'imprimerie, le papier lui-même n'était fourni avec parcimonie qu'au vu du "bien-disant" de l'écrit. Les organes d'informations étaient contrôlés, tant financièrement qu'opérationnellement, par l'occupant, et il ne faut pas oublier qu'à partir de 1942, écouter une radio étrangère (Londres en particulier) w²était puni de mort.

Il est donc tenant de voir dans Ravage, et surtout sa fin, une marque d'allégeance au régime de Vichy et à sa propagande. L'affinité avec un certain contenu du roman n'a pas manqué d'être constatée au vu des images de cette propagande qui ont été conservées { voir }.

 

S'arrêter à cette approche conduit à la conclusion facile de considérer que Ravage est un roman porteur du message pétainiste, autrement dit un roman de propagande, et le pas est vite franchi d'en faire une oeuvre maudite...
Attitude courante dans la critique, s'appuyant de plus sur le bon accueil qu'eût Ravage ainsi que Le Voyageur imprudent à l'époque, et aussi sur le fait que ce dernier roman fut d'abord publié en feuilleton dans « Je suis partout », magazine notoirement collaborationniste dirigé par R. Brasillach et R. Bardèche. Ceux-ci payèrent de leur vie ces activités après la Libération, lorsque l'Épuration mise en place par le nouveau régime extirpa pour les faire oublier toutes traces du passé pro-allemand des années sombres.

Le dossier pédagogique d'Y. Ansel dans l'édition Folio plus se fait l'écho de cette approche, et induit parfois chez le jeune lecteur contemporain, qui n'a d'ailleurs peut-être pas vraiment entendu parlé des idées de cette époque, l'idée préconçue de cet aspect pétainiste et réactionnaire de l'oeuvre, et par une généralisation hâtive, de l'auteur.
Il faut préciser que Barjavel lui-même fut inquiété pour après la Libération, et sortit complètement blanchi de la "mise en examen" que lui valurent ces raisons qui le firent "mettre à l'index" en septembre 1945.
Pierre Assouline, dans son ouvrage L'Épuration des intellectuels, rapporte ce que lui a confié Barjavel lui-même sur ces faits. { voir }.
Denoël fut convoqué à comparaître, mais fut assasiné dans des circonstances encore non élucidées en décembre 1945, quelques jours avant son procès.

Alors ?... peut-on aller plus loin ?
 


  1. Les mouvements d'idées

Un retour de quelques années en arrière est indispensable, ainsi qu'un approfondissement de l'étude de l'environnement culturel dans lequel était plongé Barjavel à cette époque.
Lui-même en dit quelques mots dans l'interview citée dans la page principale, et j'ai en d'autres pages attiré l'attention sur l'influence de Gurdjieff dans l'oeuvre globale de Barjavel. Une page complète sur ce thème est en préparation, mais la première Lettre des Amis de G.M.Loup de janvier 2001 ( voir ) indique déjà les grandes lignes de cette influence. Barjavel participait aux "groupes Gurdjieff" qui étaient animés alors par Mme de Salzmann, première élève de Gurdjieff qui avait repris le flambeau de son enseignement en France après que l'état de santé de Gurdjieff et des considérations personnelles l'aient amené à prendre un peu de recul et à se consacrer plutôt à l'écriture.

Parmi les autres membres du groupe, et amis de Barjavel, il faut citer des hommes de lettres qui, quelques années auparavant, avaient constitué un mouvement littéraire voisin mais "concurrent" du surréalisme, dont ils ne partagaient pas les implications politiques, Le Grand Jeu.
Ces écrivains, René Daumal, Luc Dietrich, Roger Gilbert-Lecomte ainsi que Philippe Lavastine, suivirent aussi l'enseignement de Gurdjieff (P. Lavastine était d'ailleurs le gendre de Mme de Salzmann), mais leur groupe était aussi en relation avec Lanza del Vasto, qui aida tout particulièrement L. Dietrich à rédiger ses oeuvres maîtresses, Le Livre des rêves et l'Apprentissage de la ville.
On se reportera aux très intéressants livres de Michel Random (lui aussi ami de Barjavel), Le Grand Jeu et Les Puissances du dedans dans lesquels l'histoire de ce mouvement et de ses acteurs est remarquablement présentée.


  Les Puissances du Dedans - Éd. Denoël 1967
  { voir une présentation }

 Lanza del Vasto en 1970

Lanza del Vasto, ou plus précisément Giuseppe Lanza di Trabia-Branciforte, est connu comme écrivain français d'origine italienne (issu d'une ancienne famille princière sicilienne, il est né à San Vito dei Normanni, dans les Pouilles, en 1901 - mort en 1981 près de Malaga). Mais son oeuvre est sans doute plus connue par ses aspects à la fois traditionnels et contestataires, puisque, après avoir été disciple de Gandhi, il conserva fermement son adhésion à l'Église catholique, éclairée d'un oecuménisme très ouvert, et il fonda les communautés de l'Arche qui déployèrent dans les années 50 à 70 des modes d'actions civiques non-violents pour s'opposer à la torture en Algérie et surtout à l'"occupation" militaire du Larzac et à certaines centrales nucléaires.



Lanza del Vasto,
un personnage hors du commun.
Présentation de l'aspect religieux Lanza del Vasto et L. Dietrich Les communautés de l'Arche Présentation de "Lanza del Vasto et la technologie" Une étude sociologique sur l'Arche

Qu'à donc fait Lanza del Vasto ? Il est indispensable d'approfondir l'étude de cette figure du XXème siècle dont la pensée a considérablement influencé certains mouvements, même s'il est maintenant quelque peu oublié du "grand public". Pour cela, il convient de s'appuyer sur ses écrits mêmes, qui éxposent sa pensée, et dont les citations qui vont suivre sont choisies pour illustrer ces propos.

En 1939, Lanza del Vasto rentre d'un voyage aux Indes qui l'a mené presque aux sources du Gange, et surtout chez Gandhi dont il fut le disciple. Vingt jours après son retour, la guerre éclate.
Il retrouve à Paris son ami Luc Dietrich, qu'il aide à écrire "L'apprentissage de la ville". Luc Dietrich fait partie du mouvement "Le Grand Jeu", avec René Daumal et quelques autres. Il est alors élève de Mme de Salzmann, qui représente en France l'Enseignement de Gurdjieff depuis que celui-ci a pris du recul. Parmi ses élèves, on trouve Philippe Lavastine (gendre de Mme de Salzmann), et un bon nombre d'autres dont René Barjavel, Pierre Schaeffer, Louis Pauwels.

"L'arche avait pour voilure une vigne" est le récit autobiographique de Lanza del Vasto sur la naissance de sa "pensée" l'ayant conduit à la fondation des communautés de l'Arche. Il y raconte que, pour se faire un peu d'argent, et ayant déjà publié chez Denoël "Principes et préceptes du retour à l'évidence" en 1933 ("route d'Italie") et 1937 ("sentier des Indes"), il vend le texte de ses tribulations en Egypte au retour d'Inde, qui parait dans une petite revue d'étudiants marseillais sous le titre "Trois piastres".
En fait il attend "un signe de Dieu qui lui dira quand commencer l'action pour laquelle il s'est senti appelé à revenir en Europe", alors qu'il envisageait plutôt de rester en Inde auprès de Gandhi.
Et alors, à Paris ...
Son ami Luc Dietrich est hébergé chez Denoël (qui a publié L'Apprentissage de la ville). Denoël a entendu parler de Lanza del Vasto par Dietrich, et Denoël n'aime pas particulièrement Lanza del Vasto qu'il ne connait pas, car Dietrich "lui rabat les oreilles à son propos"...
Un jour, Dietrich vient voir Lanza del Vasto  :

Dietrich : - Tu ne devineras jamais qui m'envoie
Lanza del Vasto : - Non, (..) qui donc ?
- Robert Denoël, oui, Robert Denoël !
Et haletant, il lâcha tout. Denoël avait lu Les Trois Piastres. Il avait dit : "Qu'il m'écrive tout son voyage. Je lui en fait la commande ferme. Ses conditions seront les miennes. S'il lui faut une avance, je la lui fait. Tout ce qu'il veut, je le lui donne, mais ce livre-là je le veux !"
(..)

On notera toutefois que le texte de « Les Trois Piastres » est un simple "récit de voyage", et qu'il ne contient pratiquement pas de message philosophique et encore moins idéologique qui pourrait avoir "attiré" Denoël.
Lanza del Vasto accepte, en se demandant s'il fait bien d'accepter. Il se dit

Je devine qui est Celui qui t'envoie, ami. Tu crois vraiment que c'est Robert Denoël ?

Il part à la campagne avec le papier fourni par Denoël pour écrire son récit de voyage. Ce sera Le Pélerinage aux sources, qui aura un grand succès et qui constitue une des bases de l'expression de sa pensée, qui est une transposition directe pour l'Occident de l'enseignement de Gandhi.
Ainsi (Le Pélerinage aux sources - pp. 139-144), on trouve ce qui peut évoquer une sorte de synopsis de Ravage... :

Que chacun se suffise, que chacun pense d'abord à soi et aux siens : voilà charité bien ordonnée - pourvu qu'il sache se contenter de ce qu'il sait produire. C'est là le principde Swadèshi :dépendance de soi, noyau et gage d'indépendance.
Là où l'homme ne peut se suffire, que la famille se suffise, là où elle ne le peut, que ce soit le village, là où le village ne le peut, que ce soit la région et enfin e pays.
L'autarchie est le meilleur des systèmes, le seul digne, le seul stable. Mais l'autarchie ne peut commencer ni finir à l'État.
Que les denrées de première nécessité soient produites partout et circulent peu (...)
Si les gens d'aujourd'hui ne se sont pas convaincus du caractère fâcheux d'un système qui les a menés de crise en krach, de faillite en révolte, de révolution en conflagration ; qui gâte la paix, la rend affairée et soucieuse ; qui fait de la guerre un cataclysme universel, presque aussi désastreux pour les vainqueurs que pour les vaincus ; qui ôte tout son sens et sa valeur à l'effort ;(...) c'est qu'il n'est pas de sourd mieux bouché que celui qui ne veut rien entendre.
Il faut que la puérile admiration pour les brillants jouets qui les amusent, il faut que l'exhaltation fanatique pour l'idole qu'il se sont forgées, et à laquelle ils sont prêts à sacrifier leurs enfants, leur ait tourné la tête et fermé les yeux à l'évidence pour qu'ils continuent à espérer du progrès indéfini de la machine l'avénement d'un âge d'or.
Ne parlons pas des bouleversements que le progrès des machines fait sans cesse subir aux institutions humaines, parlons seulement des avantages par lesquels elles allèchent le sot :
Elles épargnent du temps, elles épargnent des peines, elles produisent l'abondance, elles multiplient les échanges et amènent un contact plus intime entre les peuples, elles finiront par assurer à tous les hommes un loisir perpétuel.
S'il est vrai qu'elles épargnent du temps, comment se fait-il que dans les pays où les machines règnent on ne rencontre que des gens pressés et qui n'ont jamais le temps ? Alors que dans ceux où l'homme fait tout de ses mains, il trouve le temps de tout faire et du temps en outre, autant qu'il en veut, pour ne rien faire.
S'il est vrai qu'elles épargnent de la peine, pourquoi tout le monde se montre-t-il affairé là où elles règnent, attelé à des tâches ingrates, fragmentées, précipitées par le mouvement des machines, à des travaux qui usent l'homme, l'étriquent, l'affolent et l'ennuyent ? Cette épargne de peine, en vaut-elle la peine ?
S'il est vrai qu'elles produisent l'abondance, comment se fait-il que là où elles règnent, règne aussi, dans tel quartier bien caché, la misère la plus atroce et la plus étrange ? Comment, si elles produisent l'abondance, ne peuvent-elles produire la satisfaction ? La surproduction et le chômage ont logiquement accompagné le progrès des machines, tant qu'on n'a pas fait une guerre, trouvé un trou pour y jeter le trop-plein.
S'il est vrai qu'elles ont multiplié les échanges et rendu les contacts plus intimes entre les peuples, il ne faut pas s'étonner que lesdits peuples en éprouvent les uns pour les autres une irritation sans précédent. Suffit qu'on me frotte à quelqu'un malgré moi et malgré lui pour que je commence à haïr ce quidam et lui moi. Peut-être est-ce regrettable, mais c'est humain. Les contacts mécaniques et forcés n'engendrent pas l'union. C'est bien dommage, mais ainsi veut nature.
Enfin, s'il était possible, toutes ces crises enfn dépassées, de soulager l'homme de tout travail pénible et de lui assurer un loisir perpétuel, alors tous les dégats que le progrès des machines a pu causé par ruines, révolutions ou guerres deviendraient insignifiants au regard de ce fléau définitif : une humanité privée de tout travail corporel.
À dire vrai, l'homme a besoin du travail plus encore que du salaire. (...)
Car le but du travail n'est pas tant de faire des objets que de faire des hommes. L'homme se fait en faisant quelque chose. Le travail établit un contact direct avec la matière et lui en assure une connaissance précise, un contact direct et une collaboration avec d'autres hommes. (...)
Il ne s'agit pas d'adoucir le sort du prolétaire afin de le lui faire accepter, il s'agit de supprimer le prolétariat comme on a supprimé l'esclavage, puisque de fait le prolétariat, c'est l'esclavage. (...)
Si les malheurs qui accablent aujourd'hui même les civilisés finissent par leur démontrer par la réduction à l'absurde qu'il leur faut tourner ailleurs leurs espoirs, on pourra dire que leurs malheurs auront été bons à quelque chose.

Et, sur les aspects "politiques", il analyse (pp.150-151) :

Voici les points commun du régime de Gandhi avec les trois qui se disputent l'hégémonie en Occident.
 Avec le régime libéral, ceci : la liberté politique telle que les libéraux la conçoivent. Le respect de l'opinion de l'opposant. Le sentiment que même le bien des gens ne peut leur être imposé par la force.
 Avec le régime communiste, ceci :la primauté du travail. Le devoir pour tous du travail manuel. L'égalité des devoirs et des droits dans la diversité des fonctions et quelle que soit l'inégalité des aptitudes.
 Avec le régime nazi-fasciste, ceci : l'autarchie. Le principe de solidarité corporative substitué à celui de concurrence commerciale. L'affirmation du vouloir de l'homme comme indépendant des conditions économiques. Le recours à la personne et à son autorité. La formation des cadres et des chefs.

Une fois le manuscrit écrit, Lanza del Vasto revient à Paris qu'il retrouve

sous la grisaille de novembre aggravée de la grisaille de l'occupation. Sur la place déserte de la Concorde flottait un signe noir, et quiconque sait quelque chose de symbolique hindoue y lit "Désordre et Mort" (...)
Robert Denoël en 1942 Ma première visite fut pour Denoël. Il me reçut avec des sourires vainqueurs. Le livre allait paraître demain et le triomphe en était assuré. "Nous tirons à trente mille, mais chut ! Il ne faut pas le dire, car c'est défendu"

(en effet le papier était rationné comme le reste)

Je regardais son gros cou de Belge blond avec une grande pitié et je pensai : "Le pauvre ! il va sa ruiner ! mais à quoi bon le lui dire, on n'y peut rien, c'est fait !" (Mon insistant regard de pitié sur son cou avait quelque chose de prémonitoire, car ce fut là qu'il devait être frappé à mort l'année suivante.)
Il me parla de la victoire définitive des Allemands, qui lui paraissait assurée, et dont il semblait se réjouir, je ne sais pourquoi. Je souhaitais dans mon coeur qu'il fut moins mauvais prophète au sujet du succès de mon livre.


En savoir plus sur Denoël et l'édition française pendant l'occupation
Historique de la maison Denoël ] Sur Europe et ses éditeurs ]
  • Extraits de Écrivains et artistes 2ccupation }
  • La grosse affaire se traita le lendemain chez Gélinotte. La gargotte de la rue Malar était tenue par deux frères dont l'un parcourait la province à bicyclette, ramassant volailles, oeufs, beurre et autres biens interdits au commerce privé, puis, grâce à son air idiot, parvenait à les faire passer dans l'arrière-boutique de l'établissement ; si bien qu'on pouvait avoir là un repas bourguignon d'avant-guerre, à condition d'y mettre le prix.
    Le pauvre Denoël ne regardait pas à la dépense. Il avait invité une cinquantaine de personnes, tout ce qui comptait dans la critique et dans la presse, afin de présenter à ces messieurs le livre et l'auteur de la saison.

    Il semble évident que Barjavel devait en être à plus d'un titre.

    Tout le monde mangea, but et parla, excepté moi. Je suis végétarien, et le rôti... (...) On s'occupait de tout, excepté de moi, on parlé de tout, excepté de mon livre, et tous étaient contents ; et le pauvre Denoël continuait de se ruiner, semblait encore plus content que les autres.
    Il faut reconnaitre que les sauces des frères Gélinotte eurent de bons effets sur les journaux et les revues. Le Pélerinage aux sources est le seul de mes livres dont on parla. Les autres, parus sans vin ni banquet, furent passés sous silence. Le public en fut réduit à les lire sans avoir rien lu sur eux, à les aimer ou détester par lui-même.

    On peut déjà entrevoir quelques conclusions, en considérant en particulier que le chef de fabrication des éditions Denoël était René Barjavel...
    Mais, dans ce monde littéraire, Lanza del Vasto fait aussi la connaissance de Gurdjieff. En effet, il se trouve lié avec

    trois garçons de bonne famille révoltés contre l'hypocrisie de leur monde. Ils fréquentaient maintenant les groupes de Gurdjieff, mais, dans ce petit contremonde cynique, ne trouvait pas plus de pureté que dans le grand monde hypocrite.
    Au coin de la rue, nous nous arrêtâmes et ils me firent face. Ils me dirent : "Vous, Lanza, vous êtes allé aux Indes, vous avez connu Gandhi, vous devez le savoir, vous, ce qu'il faut faire"

    Lanza commence avec eux le travail de constitution des "Gandhiens d'Occident", qui sera la clé de son oeuvre, l'Arche. D'autres se joignent à ce premier groupe.
    Puis, quelque temps après :

    J'allai rendre visite à Mme de Salzmann, la première disciple de G., pour la remercier de ce que j'avais reçu d'elle, lui annoncer que je préparais ceux qui voudraient me suivre à fonder avec moi des communautés où l'on pratiquerait la non-violence, la méditation et la prière, le travail des mains et que je quittais son groupe. Elle me demanda ce que je reprochais à l'enseignement de Gurdjieff. Je répondis : "Le plus grand défaut de l'enseignement de Gurdjieff, c'est Gurdjieff lui-même..."
    J'avais fréquenté ces groupes pendant plusieurs mois, entraîné par mes amis Luc Dietrich et René Daumal,

    (donc avec, et en même temps, que Barjavel, qui était aussi de leurs amis - cf le livre de M.Random cité plus haut)

    pour qui Gurdjieff était un grand maître de l'espèce de Milarepa et de Marpa, et j'y fus retenu par la figure de Mme de Salzmann aux cheveux d'argent, qui les dirigeait avec beaucoup d'autorité. Elle faisait parler de soi tout un chacun, et formulait ses conseils discrets et sages.
    Quant au gourou lui-même, on n'avait accès à ses agapes que dûment préparé. Il fallait être jugé capable de supporter ses bizarreries, ses plaisanteries, ses grossièretés, ses injures et ses scandales comme des épreuves initiatiques.

    (on se reportera à ce que Barjavel en raconte dans le chapitre du livre de L. Pauwels, Mr Gurdjieff, qui rapporte son témoignage { voir })

    Je n'eus rien à souffrir de tel, car, de toute évidence, on me ménageait. Il eût été bien agréable à la compagnie de pouvoir dire que le pélerin qui avait parcouru l'Asie en quête de sagesse, avait finalement trouvé son maître à Paris, rue du Colonel-Renard.

    (résidence parisienne de Gurdjieff à Paris où il organisait ses dîners)

    A la fin du repas copieusement arrosé de vodka, où chacun avait reçu son paquet, où l'homme (l'homme ordinaire, tel que la nature et la rue le produisaient) était mis plus bas que terre, où les dames présentes avaient été traitées de "vous merde, vous merde rose !", moi, le seul épargné, j'eus le suprême honneur d'être invité à part dans le saint-des-saints, je veux dire au centre de l'appartement bourgeois, dans la petite cambuse sentant le café et la cannelle. Là le gros homme parla sérieusement ; posant sur moi son lourd regard, il me dit : "Vous bonne pâte. Vous sculpteur; n'est-ce pas ? Vous savoir ce quue c'est pâte à modeler. Moi modeler vous, moi faire vous belle statue..."
    Et moi, ingrat, je n'avais aucun désir de voir mon argile modelée à son image par un tel créateur, ni recevoir souffle sien dans narine de moi. Un peu plus tard, je l'entendis blasphémer.
    Sorti de là, je respirai plus largement et regardai tous les passants avec tendresse.
    Mais lorsque je remerciais Mme de Salzmann de ce que j'avais reçu, je ne récitais pas une simple formule de politesse.
    La première chose qui me fut révélée dans les groupes, c'est qu'on peut prendre des Français, voire des Parisiens, race entre toutes incrédule, raisonneuse, persifleuse et pétulante, les faire taire, les asseoir jambes en croix, et les mettre à s'occuper d'eux-mêmes. C'était donc possible en Occident. Je ne garderais pas pour moi seul ce que je rapportais des Indes.
    Sans doute, je n'aimais pas la philosophie de Gurdjieff, mais sa musique me paraissait incontestable, qu'elle fut de sa composition ou qu'il l'eût rapportée de son Caucase natal. Ainsi que "les mouvements" auxquels on nous exerçait. Enchaînement rythmique d'attitudes, repris à la danse des derviches de Perse, fondé sur les mêmes principes que les "poses" du yoga, mais moins inaccessible au tempérament remuant qu'est le nôtre. En outre, je fis miennes quelques-unes de leurs recettes pratiques pour corriger notre vie de civilisés agités, vaniteux et truqués. Le remède à notre distraction (mea maxima culpa !) qui est le rappel de la conscience fréquent et régulier ; ainsi que la cinglante dénonciation de nos déliquescences sentimentales et de nos simagrées mondaines, de notre mécanique mentale et des enchaînements automatiques de nos actes et de nos réactions. Un grand coup de balai là-dedans, voila qui est opportun et salutaire ! Heureux qui possède l'art de se pencher à la fenêtre et se regarder dans la rue ! Mais plus heureux celui qui sait se ramasser immobile en silence au centre et à la sources de ses forces !
    Certes, je savais tout cela aussi bien et le savais beaucoup mieux qu'eux. Mais ce que j'admirais, c'était leur pédagogie : leur manière frappante de surprendre les gens dans leur désordre, de percer le brouillis de leurs justifications, de les intriguer, de les captiver, de les éveiller...
    Mais de les éveiller à quoi ? Les questions les plus brûlantes restaient sans réponse.
    La guerre et la paix ? Rien. La révolution, la misère et la servitude des peuples ? Rien. La justice, la charité, la non-violence ? Rien. Dieu ? Rien.
    Cet enseignement se prétendait "traditionnel". Or, de toute évidence, il était incompatible avec la tradition chrétienne.
    Il n'était pas plus conforme aux Oupanishads, ou au Dhammapada, ni à la Kabbale, ni à la Gnose, ni au Tao.
    Aussi étranger aux Soufis de l'Islam qu'aux Saints Pères de l'Eglise. Mais les énormes lacunes ne la doctrine me furent aussi profitables que ses points forts, car elles me montraient en possission de ce qui lui manquait, et qui me poussai à définir le caractère de la mienne, de celle, veux-je dire, à laquelle j'appartenais : celle de la Conciliation.
    Du fait que, par la grâce de Dieu, j'étais chrétien, et par expérience, rompu aux disciplines yoguiques, j'atteignais sans peine au fond commun, à la souche d'où toutes les traditions sortent en divergeant, mais sans se détacher du tronc où elle puisent leur sève.

    On peut donc récapituler :

    • en 1936 Lanza del Vasto va aux Indes, il y est disciple de Gandhi et voyage à pied sur les lieux saints hindous
    • Il revient à Paris en 1939, inspiré par les idées de Gandhi qu'il va chercher à développer en Occident, car il s'est senti "appelé" pour cela. Mais la forme d'action à entreprendre ne lui est pas encore claire.
    • il se fait publier par Denoël, et est en relation étroite avec les groupes Gurdjieff et en particulier R.Daumal, L.Dietrich et R.Barjavel.

    Il est clair que ses idées vont trouver une oreille chez eux. D'autant plus que, pour Barjavel, l'aspect négatif de la guerre et de la violence se trouve en écho à sa propre pensée : il a déjà écrit François le fayot, et en 1939, le manuscrit de Colère de Dieu existe déjà à l'état de projet - mais il ne l'a pas encore proposé à Denoël.
    A cette époque, la pensée maréchaliste/pétainiste n'existe pas encore. Elle apparaîtra APRÈS juin 1940, et sera à son apogée en 1942 et 43.
    Barjavel retravaille Ravage avec Denoël. Quoi de plus naturel que, parmi les prototypes pour le personnage du "reconstructeur du monde" qu'est François Deschamps (et dont le patronyme constitue à lui seul un programme d'action), ils choisissent ce grand jeune homme (Lanza del Vasto a 35 ans et est TRÈS GRAND), qui se propose de fonder des communautés rurales qui auront pour principes de vie les règles qu'il présente et commente en particulier dans "L'Arche avait pour voilure une vigne", chapitre Définitions et constitutions, parmi lesquelles :

    • Ce n'est pas un ordre religieux, ce n'est pas un ordre chevaleresque, c'est quelque chose qui tient des deux : c'est un ordre patriarcal et pacifique

    rien de puritain, car

    Dieu fit l'homme son image et ressemblance..." la saintenté et la plénitude du lien conjugal est le fondement de la communauté humaine."

    et surtout :

    • C'est un ordre laborieux parce que pacifique (...)
    • Il pourvoit à sa subsistance par le travail des mains de tous ses membres, au moyen de l'outillage le plus simple, ne vend pas son travail et n'achète pas celui d'autrui, (...)
    • On ne peut acheter pour revendre et profiter de l'échange
    • On ne peut accumuler de biens et vivre de rentes, ni posséder plus de terre et de maisons qu'on n'en cultive et n'occupe.
    • Chaque année les comptes étant réglés et les provisions pour l'hiver faites, ce qui reste est distribué en dons.
    • Le travail des mains a pour fin non seulement l'obtention du pain quotidien par des moyens purs, mais aussi l'équilibre de l'être humain, corps, âme et esprit, car c'est en faisant que l'homme se fait.
    • Le meilleur gouvernement est celui qui enseigne aux gens à se gouverner eux-mêmes.
    • Le meilleur des systèmes est celui qui réussit à les rendre meilleurs
    • Un nouveau compagnon n'est reçu que moyennant le consentement unanime de la communauté.
    • On appelle Patriarche le chef d'une communauté. Le chef de l'Ordre s'appelle le Patriarche

    Lanza del Vasto apparait donc comme étant VRAIMENT un instigateur du retour à la terre, et d'une certaine forme d'anti-machinisme, quoique modéré car il ne rejette pas complètement toute machine et tout progrès...
    Ces réflexions sur le Progrès dans Le Pélerinage aux sources éclairent bien quelle est sa position (p.140) :

    Que l'homme reste toujours plus grand que ce qu'il fait, plus précieux que ce qu'il a.

    et, p.146 :

    Si l'on savait faire de la machine un usage raisonnable et limité, si l'on pouvait diriger son progrès, il n'y aurait en effet aucun inconvénient à la mettre en oeuvre.
    On peut fort bien se servir des machines pourvu qu'on sache aussi bien s'en passer. (...)
    Si la machine vous est utile, servez-vous d'elle ; mais si elle est nécessaire, alors le devoir devient urgent de la jeter loin de vous car il est fatal qu'elle vous enchaîne et prenne dans son engrenage.
    Pourvu que ni sa fabrication ni son usage n'implique nul abus et nulle exhaltation fanatique, pourvu que nulle fatalité ne préside à son progrès, il nous devient loisible d'en user (...)

    En 1971 Lanza del Vasto fut l'invité de l'émission Campus de Michel Lancelot sur Europe n°1, (interview rapportée dans le livre de ce titre de M. Lancelot (Éd. J'ai Lu n°451) ) et sur France-Inter dans Radioscopie de J.Chancel en mai 1973. On pourra en écouter des extraits représentatifs de ses positions sur le Progrès technique et industriel : extrait1 et extrait2. On notera aussi parmi dans sa bibliographie "Noé, drame antédiluvien d'anticipation", élaboré en 1975...


    L'écho de ces positions dans Ravage permet donc de reconstituer ce qu'a pu être la construction de cette thématique chez Barjavel :

    • ayant préparé Colère de Dieu, Barjavel le soumet à Denoël. Denoël a déjà édité les premiers écrits de Lanza del Vasto. Il connait sa "philosophie" - et Barjavel aussi.
    • L'horreur que lui inspire la guerre, et l'atmosphère que connait la France et surtout Paris occupé conduisent Barjavel et Denoël à retravailler Ravage en y plaçant des thèmes ou solutions pouvant être envisagés comme "thérapeutiques" pour la situation du monde.

    Leur démarche peut être la suivante :

    • La situation du monde "civilisé" s'aggrave, et celui-ci repose sur des artifices qui lui ont fait perdre le sens du lien à la nature : l'électricité, les machines, les villes, en un mot le Progrès poussé à son absolutisme en tant que concept quasi "religieux".
    • Alors, pour décrire un monde qui s'effondrerait d'avoir atteint de telles extrémités, faisons-y disparaître un de ses soutiens, l'électricité, et laissons la situation évoluer : cela donne "La Chute des villes".
    • Puis suivons un héros dont la préparation personnelle incite à entreprendre une reconstruction sur des bases plus "saines" - saines en cela qu'elles sont à l'opposé de ce qui constituait les points faibles de ce monde effondré.

    Dans la société contemporaine de Barjavel et Denoël, et même très proche d'eux, se trouve ce personnage étonnant, aussi bien au "physique" qu'au "moral", qu'est Lanza del Vasto. Il professe une philosophie et un modèle de société idéaux pour être mis en action dans la reconstruction du monde après une catastrophe. Lanza del Vasto lui-même en évoque l'opportunité dans certains écrits où il indique qu'il

    ne rêve pas, sinon pour un temps qui n'est pas le nôtre, à des millions de communautés de l'Arche, nouvelle société. Je ne l'entrevois pas surtout avant la Grande Catastrophe ; après la Grande Catastrophe, je ne dis pas non, si la leçon est suffisante et s'il y a, par hasard, des survivants.

    Et puis... (car il faut bien en venir là), cette position rejoint celle en vigueur dans la société prônée par la "Révolution Nationale" du Maréchal... Et pour l'éditeur - et par conséquent l'auteur - quelle aubaine : glisser dans un roman des idées - finalement en soi bien honorables et relevant d'un idéal élevé - qui ne risquent pas d'être mal vues par l'autorité en place, au contraire. Alors, en rajouter un peu, si cela aide à se faire publier, à avoir du papier... Et d'ailleurs, rien n'indique que cela ne fut pas suggéré par les autorités à Denoël, qui semble avoir été quelque peu réceptif à ces idées (bien qu'il ait aussi soutenu l'action de résistants et édité Louis Aragon et Elsa Triolet à la même époque). De plus, Barjavel a sympathisé chez Denoël avec un autre Drômois, Lucien Rebatet , dont l'ouvrage le plus connu, Les Décombres, les exhalte avec emphase ; ... et que la fin de Ravage doive à ces influences les extrémités anti-progressistes auxquelles elle est arrivée, et qui se transformeront par la suite chez Barjavel en une autre forme de lucidité.
    Et que Ravage doive à cette fin et à cet accord avec les préconisations maréchalistes... le Prix des Dix et les commentaires très bienveillants de l'organe d'information sous contrôle allemand qu'était France Actualités !

    En ce sens, on peut donc presque considérer que c'est le pétainisme qui a récupéré Ravage, bien plus que le contraire. D'ailleurs, si Pétain n'avait pas existé, on ne pourrait pas qualifier Ravage de pétainiste.

    Ensuite...
    Barjavel n'a certes jamais "renié" Ravage. C'était un des romans qu'il reconnaisait être les plus commentés de son oeuvre,
    Dans l'interview à J. Le Thor citée dans la page pricipale, il indique :

    Aujourd'hui, c'est à dire près de quarante ans plus tard, on étudie mon livre dans les collèges, et j'ai, actuellement, sur mon bureau, une dizaine de lettres de lycéens qui me demandent de venir en classe pour leur parler de Ravage. Ils s'imaginent que j'ai écrit ce livre l'année dernière : il est vrai que mon roman devient d'une actualité folle.

    Malheureusement, je ne dispose pas (pas encore ?) de témoignages d'élèves ou de leurs professeurs ayant mené avec l'auteur de tels débats. Mais jamais Barjavel n'a entrepris de "remanier" Ravage, comme il le fit du Journal d'un homme simple en 1981, ou, plus légèrement du Voyageur imprudent auquel il rajouta en 1957 la petite conclusion qui donna au roman tout son sel de paradoxe temporel.
    Assumant un récit mené jusqu'à sa conclusion extrême, il avertit bien, dans le Journal d'un homme simple

    Je m'excuse, je n'ai aucune imagination. J'ai seulement les yeux ouverts et un esprit simple, et assez logique. Ravage, Le Voyageur imprudent et Le Diable l'emporte ne sont que des catalogues d'éventualités. Je n'imagine pas. Je considère ce qui est possible.

    Donc un récit, mené à son terme par des enchaînements logiques et psychologiques propres au genre romanesque, et ne se voulant pas nécessairement porteur d'une philosophie militante et prosélytique. Les écrits suivants de Barjavel ne s'en font d'ailleurs pas exactement l'écho, même si, et c'est un des aspects de sa philosophie les plus intéressants, il a toujours mis en avant un certain retour au sens de valeurs traditionnelles et humanistes, ce dont d'autres commentateurs auront encore l'occasion de se gausser dans les années 70 en le qualifiant de réactionnaire. Mais son avis sur le Progrès bien maîtrisé trouve indéniablement sa formulation ultime dans Demain le paradis.


    COPYRIGHTS

    • Les textes de Pélerinage aux sources et de L'Arche avait pour voilure une vigne sont © Éd. Denoël
    • Les illustrations de la propagande de Vichy sont extraites du livre "Images de la France de Vichy" © La Documentation Française.
    • Les portraits de Lanza del Vasto sont extraits du livre de M. Random "Les Puissances du dedans" © Éd. Denoël. et des sites Internet indiqués à propos de Lanza del Vasto et de l'Arche.


    BIBLIOGAPHIE et RÉFÉRENCES

    Pour mieux appréhender la pensée et les oeuvres de Lanza del Vasto, on lira ses propres ouvrages, en particulier ceux cités dans le texte :

    • Le Pélerinage aux sources (Folio no 262)
    • L'Arche avait pour voilure une vigne (Éd. Denoël-Gonthier, Bibliothèque Médiations no 230)

    ainsi que :

    • Dialogues avec Lanza del Vasto de René Daumerc (Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, 1980 - 1983)
    • Le Grand Jeu et Les Puissances du dedans, de Michel Random (Éd. Denoël)
    • Campus de Michel Lancelot (J'ai lu no 451)
    • Numéro 2 de la Revue Le Nouveau Planète (octobre/novembre 1968) présentant un article consacré à Lanza del Vasto ("Une mystique de la non-violence", par Jean-Claude Frère).

    De nombreux ouvrages traitent de l'occupation et en particulier du monde littéraire pendant cette période [ voir une bibliographie universitaire ]. On mentionnera plus particulièrement :

    • La Vie quotidienne des écrivains et des artistes sous l'occupation, de Gilles et Jean Robert Ragache (Hachette 1988)
    • L'Édition française sous l'occupation de Pascal Fouché (Bibliothèque de littérature française contemporaine de l'Université Paris 7)
    • L'Épuration, de Herbert Lottman (Fayard 1986) (livre particulièrement intéressant, son auteur, américain, faisant preuve d'objectivité { voir }).
    • L'Epuration française. 1944-1949 de Peter Novick (Gallimard, folio histoire, 1985)
    • L'Épuration des intellectuels de Pierre Assouline (Éd. Complexe, 1985), rapportant les explications de Barjavel sur son "épuration".
    • La Guerre des écrivains 1940-1953 de Gisèle Sapiro (Fayard, 1999) montrant que les idées exprimées par bon nombre d'auteurs résolument collaborationnistes sont bien plus explicites que ce que l'on peut trouver dans Ravage.
    • La Vie des Français sous l'occupation, de Henri Amouroux (Livre de poche)
    • La France des années noires, de Jean Pierre Azéma et François Bédarida (Le Seuil, 1993)
    • Le Projet culturel de Vichy. Folklore et Révolution nationale (1940-1944), de Christian Faure (Lyon: P.U.L., 1989)
    • Les numéros de cette période de la revue L'Illustration, alors totalement contrôlée par les forces d'occupation. On trouvera en particulier dans les numéros 5127 à 5129 (juin 1941) { voir }). les "récits des journées tragiques de juin 1940", et les textes complets des allocutions du Maréchal. L'actualité y est toujours commentée avec une complaisance emphatique frisant la flagornerie par R. de B. (??), journaliste plus qu'acquis à la cause pétainiste et collaborationniste.