Le 26 décembre 1951
René BARJAVEL donne son avis sur
le PÈRE NOËL
dans
CARREFOUR


Cette archive de l'hebdomadaire Carrefour (auquel Barjavel collabora de 1948 à 1952) rapporte une polémique qui se tint en décembre 1951, et qui, plus de cinquante ans après, peut être vue comme toujours d'actualité. Cette année-là, à Dijon, une effigie du Père Noël avait été brûlée devant la cathédrale à l'initiative de l'évêque et du clergé, qui s'insurgeaient contre la prépondérance donnée à cet aspect de la fête de la Nativité.


Après l'auto-da-fé de Dijon
OU LE PÈRE NOËL FUT BRULÉ
SUR LE PARVIS DE LA CATHÉDRALE
“Carrefour” ouvre le débat :

Dimanche dernier, avant-veille de Noël, à 16 heures, plusieurs centaines d'enfants, conduits par le clergé de Dijon, ont brûlé un mannequin du Père Noël sur la parvis de la cathédrale Sainte-Bénigne.

Dans une proclamation à la presse, les responsables des patronnages catholiques ont déclaré que le geste symbolique de ces enfants était destiné à condamner « le mensonge et l'affabulation du Père Noël, dans l'émotion et la certitude de la vérite ».

En fait, ce geste dont nul ne contestera la portée n'est que l'aboutissement d'une campagne contre la légende du Père Noël, campagne menée de front par certains catholiques que rejoignent plusieurs savants, éducateurs et psychanalistes, ainsi que les théoriciens marxistes et le gouvernement de l'U.R.S.S.

Le Père Noël doit-il disparaître ? Le débat est ouvert.

En toute impartialité, « Carrefour » a tenu à soumettre ce débat au public. Voici donc présenté par deux jeunes écrivains et pères de famille, le POUR et le CONTRE.

CONTRE Le Père Noël : Gilbert Cesbron.

POUR le Père Noël : René Barjavel.

Maintenant, que le public-juré acquitte ou condamne !


Carrefour donna ainsi la parole à deux personnalités du monde littéraire dont les avis, opposés, eurent la possibilité de s'affronter sans manquer toutefois de respect mutuel.
Dans ce “procès” du Père Noël, Gilbert Cesbron, écrivain catholique dont les convictions et la foi forment la trame de fond de ses œuvres, ouvrait le réquisitoire. René Barjavel entamait ensuite le plaidoyer.

Note : Dans le document original, ce débat était présenté à la Une, sur deux colonnes de textes côte-à-côte qui continuaient en page 8. Pour des raisons de lisiblité, ces deux partie sont l'une à la suite de l'autre dans la présente retranscription. La typographie et les illustrations ont été conservées.




Le réquisitoire

par Gilbert CESBRON

UN petit garçon téléphonait au Père Noël (c'était l'animation de l'année) dans le hall d'un grand magasin.
-  Allô ? Eh bien, mon petit, que demandes-tu ?
-  Où êtes-vous ?
- Mais... au ciel, naturellement !
- Alors je veux parler à mon papa...
L'autre transpira sous sa barbe et raccrocha. Deux mondes venaient de se rencontrer : celui du Christ et celui du Père Noël. Une seule victime : l'innocent, comme toujours ! le petit enfant qu'on venait de
couper avec le Ciel. Un seul responsable : l'attendrissant, le traditionnel, le « si joli » mensonge des parents.

Assassinons le Père Noël : ce que j'écris là ne pourrait blesser que des petits de moins de six ans et ils ne savent pas lire : me voici bien tranquille ! Mais vous autres, grandes personnes, je sais tout ce que vous aller me dire, et vos yeux se mouillent déjà. Vous vous portez bravement au secours du folklore. C'est si confortable, le folklore ! Les arbres de Noël vous cachent la forêt ; le folklore vous masque la Vérité. Voici la grande croisade des amis du « pittoresque » et du Joli Temps Passé, prêts à se battre pour le maintien des coiffes bretonnes et des coutumes régionales ! Mais, dites, le travail à la chaîne, les enfants gris, les taudis de la banlieue des villes ne sont donc pas pour vous un problème qui oblitère l'autre ? Et nous croyez-vous donc assez efficaces pour ne pas avoir à choisir, pour tout affronter à la fois ?

- Nous sommes loin de Noël !

- Je crains, en effet, que vous ne le soyez ! Car Noël, c'est justement la fête de la Misère, de la Solitude, du Taudis et des Personnes Déplacées... La paille de l'étable devait sentir un peu le fumier, vous savez ! mais c'est ce que Dieu a choisi... Pas « le bon Dieu » (comme s'il y en avait un mauvais !), pas « le petit Jésus » (c'est le même, immense, sur la croix ! et les petits enfants ne s'y trompent pas...) Dieu.

Et les rois, venus du bout du monde, laissent passer devant eux les bergers en loques avant de s'agenouiller devant un enfant de pauvre. Voilà l'ordre voulu par Dieu. Bienheureux ceux qui pleurent ! Bienheureux ceux qui ont l'esprit de pauvreté ! Noël : le monde naît cette nuit...

L'Aga Khan, Farouk et un troisième, attendant leur tour, dans la nuit glacée, derrière des manœuvres nord-africains, pour adorer dans un taudis le gosse d'un ouvrier de chez Renault, ça ferait du bruit ! Ça en a fait.

Retournons à présent aux grands magasins et aux bonhommes suant dans leur habit fourré. Voilà sous quel camouflage on veut cacher Dieu : remplacer la neige par du coton. Mais, c'est frais, la neige ! et c'est pur ! et ça tombe du ciel !... Hélas ! c'est la démarche des hommes que de transformer la neige en boue. Ce chemin-là, qui passe par Lourdes et par Lisieux, part, on le voit, de Béthléem. Rabaisser ce qui est grand -  exhalter ce qui est médiocre - hideuse parodie de l'Évangile...

« Le Soleil et la Mort ne se peuvent regarder en face ». Mais depuis Noël an I, Dieu se regarde en face. Qu'on ne le masque pas aux yeux les plus purs, les plus sensibles, les plus exigeants !

X

Allons ! il faut choisir entre la neige et l'ouate. Vous qui, une fois, une seule fois, avez compris le prodige de Noël, respiré cet air le plus pur de l'année, mangé cette nuit-là le pain couleur de neige, désirez-vous vraiment que vos enfants confondent le Christ avec le bonhomme à la hotte ? S'ils pleurent un instant en apprenant que le Père Noël n'existe pas et si vous ne savez pas les consoler pour leur vie entière en leur apprenant que le Christ, lui, existe - c'est mauvais signe !

Et ces larmes, que les jouets consoleront si vite, pèsent moins lourd que celles que versera, dix ans plus tard, l'enfant solitaire et romanesque qui s'apercevra que vous avez menti et rejettera tout ensemble le Père Noël et le Christ, vos vérités avec vos mensonges.

Des jouets ? oh oui ! en signe de joie, en débordement de joie... Mais que la crèche passe avant la cheminée !

Ne confondons pas le Christ avec le Père Noël, ni la Cène avec le réveillon. La parole-clé de Noël, ce n'est pas « On ouvre et porte à domicile » mais « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! »

Mon seul remord, en assassinant le Père Noël, est de retirer leur gagne-pain saisonnier aux bonhommes barbus des grands magasins. Eh bien ! qu'ils figurent dans les tableaux vivants qu'aucune vitrine ne songe à nous offrir ! Il vaut mieux incarner une humble vérité que le mensonge le plus célèbre.

Gilbert CESBRON




Le plaidoyer

par René BARJAVEL

IL fut un temps où la terre était peuplée d'intercesseurs entre les hommes et Dieu. Parce que les hommes étaient alors pareils à des enfants. Les enfants savent que tout est possible et que tout est merveilleux ; que le caillou vole, que les animaux parlent, que la cheminée crasseuse et étroite est un chemin vers les étoiles, que le téléphone du grand magasin aboutit au ciel, et que là-haut quelqu'un les connaît chacun, personnellement, et s'occupe d'eux. Les hommes étaient pareils à des enfants et s'adressaient à Dieu à travers la source ou l'arbre, chargeaient de leurs messages vers lui les saints et les saintes, qui étaient comme eux de petites gens du peuple mais qui avaient un téléphone branché directement de leur cœur jusqu'à l'oreille de Dieu. Et il y avait aussi Merlin, que Dieu avait repris au diable pour en faire son messager. Et bien d'autres, que l'on pouvait rencontrer comme on voulait, à tous les coins de la nature, à tous les désirs de son cœur. Car les hommes savaient alors que l'univers était un grand assemblage de miracles et de merveilles, et qu'il suffit de toucher du doigt une épine ou une goutte d'eau pour rencontrer Dieu.

Mais ils se mirent un jour en tête qu'ils étaient intelligents, et qu'ils savaient peser le bien et le mal. Ils crurent à la raion et à la justice. Ils tuèrent à la fois leurs rois et leurs magiciens, et devinrent très malheureux. Car croire à la justice, c'est seulement se croire victime perpétuelle de l'injustice, et croire à la raison, c'est se croire capable de construire logiquement la justice. Alors il faut toujours détruire, toujours tuer, pour lui faire place.

Comment le Père Noël a-t-il résisté si longtemps à ce massacre ? C'est qu'il est miraculeusement défendu par les tout petits enfants, ceux qui ne s'étonnent pas de la télévision, mais savent parfaitement que ce vieux couvercle de boîte à cirage est un grand navire qui transporte mille passagers, et qu'il est si simple de passer à travers le mur et aussi que tout le monde est roi, et que le dessous de la table est un palais. Et c'est vrai, et ce sont les enfants qui voient clair. Dans ce monde que les hommes s'appliquent chaque jour à faire plus triste, plus raisonnable, plus sanglant, dans ce monde où même les souvenirs sont affreux, il reste une petite lumière, c'est celle des bougies du sapin brillant sur la barbe de coton du Père Noël. Elle éclaire toute notre enfance. Elle est la lumière de la joie. Sans ombre. Sans clarté. Sans « raison ». Les millions d'enfants qui regardent cette lumière sont les seuls êtres humains parfaitement heureux, parce qu'ils reçoivent le don sans raison qui est la seule forme acceptable de la charité, le don gratuit, non mérité. Parce qu'ils peuvent prendre à pleines mains la barbe de l'impossible, parce que le père Noël est la preuve vivante de l'incroyable.

Tant qu'un enfant croit au père Noël, son âme est pure, il peut voir Dieu. L'univers non raisonnable, c'est-à-dire sans limites, est encore son domaine familier. Le jour où il cesse d'y croire, le voilà désormais enfermé dans l'horrible coquille du raisonnable, coquille qu'il devra briser en saignant pour retrouver Dieu.

« Dieu, nous dit l'Eglise, a donné son fils aux hommes afin qu'ils soient sauvés ». Allez expliquer cela à un enfant de trois ans, si vous-même vous le comprenez bien...

Mais ce jour-là, à cet enfant de trois ans, le père Noël, sans raison, simplement parce que c'est Noël, apporte justement ce dont il rêvait, ce jouet, cette orange, ces lumières, ce suave chocolat et même de menues merveilles qu'il n'avait pas désirées.

Venu le jour où il ne croira plus au père Noël, il ne risquera pas de le confondre avec Dieu, car Dieu n'est pas un distributeur de cadeaux. Il ne peut rien donner puisqu'il a donné tout : l'hiver et le printemps, la faim et le blé, le tigre et la colombe. Le chemin qui conduit à Dieu n'est pas celui où l'on reçoit des papillotes. Il commence là où tombe la barbe du père Noël. Il ne s'agit plus de recevoir mais de donner.

Mais laissons à l'enfance émerveillée son vieux magicien barbu. Il a sa place limitée, naturelle et bienfaisante, dans le temps de notre vie. Que les psychiatres, qui sont de tristes ânes, que les politiciens, qui sont des malfaiteurs bornés, que les savants, qui sont les plus bêtes de tous, s'attaquent au père Noël, tout cela est bien normal, et montre leur sérieux. Mais que les Églises s'en mêlent, c'est plus triste. Craignent-elles la « concurrence » ? Ce serait cocasse. N'est-ce pas qu'elles ont quelque tendance à faire de Dieu lui-même une sorte de père barbu assis sur un nuage et doublé d'un adjudant de gendarmerie ? Il y aurait trop à dire. Restons-en au père Noël. Qu'on l'attaque, il n'est pas près de mourir ! Et s'il tient beaucoup de place dans le cœur de nos enfants, ne nous en plaignons pas, car il est un des visages de l'amour.

René BARJAVEL




Pour finir, le journal donnait Le point de vue de l'homme de la rue, énigmatique signataire d'un billet hebdomadaire le plus souvent frappé du coin du bon sens...


...et voici le point de vue
de l'homme de la rue...

LE père Noël a été assassiné !
Pour la seconde fois !
Au moins !
La première fois, à mon souvenir, par Pierre Véry. Je n'ai pas lu le livre. Le film était excellent.

La seconde fois (il a dû y en avoir beaucoup d'autres) par les autorités religieuses.

Je m'incline. Je suis un catholique soumis.

Enterrons donc le père Noël.

Enterrons Saint Nicolas (voué au même sort).

Enterrons même « le petit Jésus » qui, paraît-il, n'a rien à faire avec Noël, les jouets et les cheminées. Seul a le droit de survivre « l'enfant Jésus », mais sans jouets et sans cheminées.

Je ne suis pas né révolté. Je ne suis pas Albert Camus. Donc j'enregistre la mort de mon enfance. (« O mon enfance ! O mes ribouis ! », comme chantait l'autre).

J'enregistre l'assassinat de la guerre préventive, de la guerre offensive et de la guerre tout court.

J'enregistre la paix logique, la science sûre d'elle-même et la foi dénuée de superstition.

J'enregistre la séparation de la religion et de la poésie, la distinction du vrai et du faux, la coupure du christianisme et du paganisme.

Mais tout de même, quand je lis l'office de Noël et ce puissant baptême du soleil renaissant du cœur de l'hiver, je me demande si l'on n'exige pas trop des foules misérables, des enfants ouverts aux miracles et des parents, voués à croire, une fois l'an, aux yeux émerveillés des enfants.
« Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n'en peut rêver toute la philosophie », disait Hamlet à Horatio.

Allons-nous, pour éviter les christs d'Assy, refaire des temples aux murs nus et, pour libérer l'âme de l'enfance, mettre des chèques barrés dans les mains des moins de sept ans ?

Saint Nicolas ! Père Noël ! Petit Jésus ! Mélée du vrai et du faux, du païen et du chrétien, de l'idéal et du réel - miserere nobis !


 

Notes explicatives - Pour en savoir plus

  • Gilbert Cesbron : écrivain célèbre surtout dans les années 1950-1980, Gilbert Cesbron est né à Paris le 13 janvier 1913. Il publie en 1934 un recueil de poèmes, Torrent. Son premier roman, Les Innocents de Paris, paraît en Suisse en 1944. Il acquiert la célébrité par ses romans sociaux d'inspiration catholique, dès 1948 avec Notre Prison est un royaume (Prix Sainte-Beuve) et la pièce : Il est minuit, docteur Schweitzer (1950). Surtout romancier et essayiste, il se consacre à des thèmes de l'actualité de l'après-guerre : les prêtres ouvriers (Les Saints vont en enfer, 1952), la jeunesse délinquante (Chiens perdus sans collier, 1954), l'euthanasie (Il est plus tard que tu ne penses, 1958), la violence (Entre chiens et loups, 1962). Il exerce un second métier dans une société de production radiophonique. Gilbert Cesbron est décédé le 12 août 1979.
    Bon nombre de ses œuvres ont été adaptées pour le cinéma ou la télévision :
    • Il est minuit, docteur Schweitzer (par André Haguet, avec Pierre Fresnay et Jeanne Moreau - 1952)
    • Chiens perdus sans collier (par Jean Delannoy, avec Jean Gabin - 1955),
    • Il est minuit, docteur Schweitzer (téléfilm de Gilbert Pineau avec J.-P. Marielle - 1962)
    • C'est Mozart qu'on assassine (téléfilm de Pierre Goutas - 1977)
    • Avoir été (téléfilm de Roland Bernard, adaptation de Pierre Billard - 1979.
    G. Cesbron lui-même a écrit pour le cinéma Bernadette de Lourdes (autre titre : Il suffit d'aimer), film réalisé par Robert Darène (avec Madeleine Sologne, Lise Delamare...)
    L'Association des Amis de Gilbert Cesbron, créée en 1990 par ses descendants, commémore et met en valeur son œuvre [ présentation sur http://www.amis-auteurs-nicaise.gallimard.fr/html/autngall/cesb_t.htm ]
     
  • Les allusions de l'homme de la rue nécessitent d'être expliquées après plus de cinquante ans...
    • L'Assassinat du Père Noël est un roman policier un peu fantastique de Pierre Véry [ voir http://www.pierrevery.com/article.php3?id_article=33 ]. Le film réalisé en 1941 par Christian-Jaque, fut un succès des années de guerre, avec, entre autres célébrités, Harry Baur, Raymond Rouleau, Renée Faure, Robert Le Vigan, et Bernard Blier.
    • La chanson évoquée (O mon enfance ! O mes ribouis) n'a pas laissé de souvenirs marquants... Quant au mot d'argot "ribouis", il désigne les chaussures...
    • Les christs d'Assy se réfèrent aux œuvres d'art moderne introduites de façon révolutionnaire au milieu du XXème siècle dans l'église Notre-Dame de Toute Grâce, au plateau d'Assy en Haute-Savoie (commune de Passy). Construite par l'architecte Maurice Novarina et se dressant sur fond de Mont-Blanc, la pièce maîtresse de sa décoration intérieure est une statue du Christ en bronze de Germaine Richier (élève de Bourdelle), qui déclencha une polémique virulente restée dans les annales de l'histoire de l'Art Religieux. La décoration de l'église comporte aussi une mosaïque de Fernand Léger en façade, des vitraux modernes (conçus par le peintre Georges Rouault et réalisés par Paul Bony, ainsi que d'autres d'inspiration cubiste de Paul Berçot), un dessin de Matisse, une tapisserie flamboyante de Lurçat. [ voir une présentation : http://www.avcommunication.fr/travail/pmb/dossiers/patr/pmb_patr_2.html et un document sur la "querelle de l'Art Sacré" des années 1950 : http://www.eduscol.education.fr/D0126/fait_religieux_rinuy.htm ]

Note éditoriale

Cette page, élaborée fin décembre 2004, fut présentée par la Lettre de G.M.Loup de janvier 2005.