Cette archive de l'hebdomadaire Carrefour (auquel Barjavel collabora de 1948 à 1952) rapporte une polémique qui se tint en décembre 1951, et qui, plus de cinquante ans après, peut être vue comme toujours d'actualité. Cette année-là, à Dijon, une effigie du Père Noël avait été brûlée devant la cathédrale à l'initiative de l'évêque et du clergé, qui s'insurgeaient contre la prépondérance donnée à cet aspect de la fête de la Nativité.
Après l'auto-da-fé de Dijon
OU LE PÈRE NOËL FUT BRULÉSUR LE PARVIS DE LA CATHÉDRALE “Carrefour” ouvre le débat :
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Carrefour donna ainsi la parole à deux personnalités
du monde littéraire dont les avis, opposés, eurent la possibilité de s'affronter sans manquer toutefois de respect mutuel.
Dans ce “procès” du Père Noël, Gilbert Cesbron, écrivain catholique dont les convictions et la foi
forment la trame de fond de ses œuvres, ouvrait le réquisitoire. René Barjavel entamait ensuite le plaidoyer.
Note : Dans le document original, ce débat était présenté à la Une, sur deux colonnes de textes côte-à-côte qui continuaient en page 8. Pour des raisons de lisiblité, ces deux partie sont l'une à la suite de l'autre dans la présente retranscription. La typographie et les illustrations ont été conservées.
UN petit garçon
téléphonait au Père Noël (c'était l'animation de l'année) dans le hall d'un grand magasin.
- Allô ? Eh
bien, mon petit, que demandes-tu ?
- Où êtes-vous ?
- Mais... au ciel,
naturellement !
- Alors je veux parler à mon papa...
L'autre transpira sous sa barbe et raccrocha. Deux
mondes venaient de se rencontrer : celui du Christ et celui du Père Noël. Une seule victime : l'innocent,
comme toujours ! le petit enfant qu'on venait de couper avec le Ciel. Un seul responsable :
l'attendrissant, le traditionnel, le « si joli » mensonge des parents.
Assassinons le Père Noël : ce que j'écris là ne pourrait blesser que des petits de moins de six ans et ils ne savent pas lire : me voici bien tranquille ! Mais vous autres, grandes personnes, je sais tout ce que vous aller me dire, et vos yeux se mouillent déjà. Vous vous portez bravement au secours du folklore. C'est si confortable, le folklore ! Les arbres de Noël vous cachent la forêt ; le folklore vous masque la Vérité. Voici la grande croisade des amis du « pittoresque » et du Joli Temps Passé, prêts à se battre pour le maintien des coiffes bretonnes et des coutumes régionales ! Mais, dites, le travail à la chaîne, les enfants gris, les taudis de la banlieue des villes ne sont donc pas pour vous un problème qui oblitère l'autre ? Et nous croyez-vous donc assez efficaces pour ne pas avoir à choisir, pour tout affronter à la fois ?
- Nous sommes loin de Noël !
- Je crains, en effet, que vous ne le soyez ! Car Noël, c'est justement la fête de la Misère, de la Solitude, du Taudis et des Personnes Déplacées... La paille de l'étable devait sentir un peu le fumier, vous savez ! mais c'est ce que Dieu a choisi... Pas « le bon Dieu » (comme s'il y en avait un mauvais !), pas « le petit Jésus » (c'est le même, immense, sur la croix ! et les petits enfants ne s'y trompent pas...) Dieu.
Et les rois, venus du bout du monde, laissent passer devant eux les bergers en loques avant de s'agenouiller devant un enfant de pauvre. Voilà l'ordre voulu par Dieu. Bienheureux ceux qui pleurent ! Bienheureux ceux qui ont l'esprit de pauvreté ! Noël : le monde naît cette nuit...
L'Aga Khan, Farouk et un troisième, attendant leur tour, dans la nuit glacée, derrière des manœuvres nord-africains, pour adorer dans un taudis le gosse d'un ouvrier de chez Renault, ça ferait du bruit ! Ça en a fait.
Retournons à présent aux grands magasins et aux bonhommes suant dans leur habit fourré. Voilà sous quel camouflage on veut cacher Dieu : remplacer la neige par du coton. Mais, c'est frais, la neige ! et c'est pur ! et ça tombe du ciel !... Hélas ! c'est la démarche des hommes que de transformer la neige en boue. Ce chemin-là, qui passe par Lourdes et par Lisieux, part, on le voit, de Béthléem. Rabaisser ce qui est grand - exhalter ce qui est médiocre - hideuse parodie de l'Évangile...
« Le Soleil et la Mort ne se peuvent regarder en face ». Mais depuis Noël an I, Dieu se regarde en face. Qu'on ne le masque pas aux yeux les plus purs, les plus sensibles, les plus exigeants !
Allons ! il faut choisir entre la neige et l'ouate. Vous qui, une fois, une seule fois, avez compris le prodige de Noël, respiré cet air le plus pur de l'année, mangé cette nuit-là le pain couleur de neige, désirez-vous vraiment que vos enfants confondent le Christ avec le bonhomme à la hotte ? S'ils pleurent un instant en apprenant que le Père Noël n'existe pas et si vous ne savez pas les consoler pour leur vie entière en leur apprenant que le Christ, lui, existe - c'est mauvais signe !
Et ces larmes, que les jouets consoleront si vite, pèsent moins lourd que celles que versera, dix ans plus tard, l'enfant solitaire et romanesque qui s'apercevra que vous avez menti et rejettera tout ensemble le Père Noël et le Christ, vos vérités avec vos mensonges.
Des jouets ? oh oui ! en signe de joie, en débordement de joie... Mais que la crèche passe avant la cheminée !
Ne confondons pas le Christ avec le Père Noël, ni la Cène avec le réveillon. La parole-clé de Noël, ce n'est pas « On ouvre et porte à domicile » mais « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! »
Mon seul remord, en assassinant le Père Noël, est de retirer leur gagne-pain saisonnier aux bonhommes barbus des grands magasins. Eh bien ! qu'ils figurent dans les tableaux vivants qu'aucune vitrine ne songe à nous offrir ! Il vaut mieux incarner une humble vérité que le mensonge le plus célèbre.
Gilbert CESBRON
IL fut un temps où la
terre était peuplée d'intercesseurs entre les hommes et Dieu. Parce que les hommes étaient alors pareils à des enfants.
Les enfants savent que tout est possible et que tout est merveilleux ; que le caillou vole, que les animaux
parlent, que la cheminée crasseuse et étroite est un chemin vers les étoiles, que le téléphone du grand magasin aboutit
au ciel, et que là-haut quelqu'un les connaît chacun, personnellement, et s'occupe d'eux. Les hommes étaient pareils à
des enfants et s'adressaient à Dieu à travers la source ou l'arbre, chargeaient de leurs messages vers lui les saints et
les saintes, qui étaient comme eux de petites gens du peuple mais qui avaient un téléphone branché directement de leur
cœur jusqu'à l'oreille de Dieu. Et il y avait aussi Merlin, que Dieu avait repris au diable pour en faire son
messager. Et bien d'autres, que l'on pouvait rencontrer comme on voulait, à tous les coins de la nature, à tous les
désirs de son cœur. Car les hommes savaient alors que l'univers était un grand assemblage de miracles et de
merveilles, et qu'il suffit de toucher du doigt une épine ou une goutte d'eau pour rencontrer Dieu.
Mais ils se mirent un jour en tête qu'ils étaient intelligents, et qu'ils savaient peser le bien et le mal. Ils crurent à la raion et à la justice. Ils tuèrent à la fois leurs rois et leurs magiciens, et devinrent très malheureux. Car croire à la justice, c'est seulement se croire victime perpétuelle de l'injustice, et croire à la raison, c'est se croire capable de construire logiquement la justice. Alors il faut toujours détruire, toujours tuer, pour lui faire place.
Comment le Père Noël a-t-il résisté si longtemps à ce massacre ? C'est qu'il est miraculeusement défendu par les tout petits enfants, ceux qui ne s'étonnent pas de la télévision, mais savent parfaitement que ce vieux couvercle de boîte à cirage est un grand navire qui transporte mille passagers, et qu'il est si simple de passer à travers le mur et aussi que tout le monde est roi, et que le dessous de la table est un palais. Et c'est vrai, et ce sont les enfants qui voient clair. Dans ce monde que les hommes s'appliquent chaque jour à faire plus triste, plus raisonnable, plus sanglant, dans ce monde où même les souvenirs sont affreux, il reste une petite lumière, c'est celle des bougies du sapin brillant sur la barbe de coton du Père Noël. Elle éclaire toute notre enfance. Elle est la lumière de la joie. Sans ombre. Sans clarté. Sans « raison ». Les millions d'enfants qui regardent cette lumière sont les seuls êtres humains parfaitement heureux, parce qu'ils reçoivent le don sans raison qui est la seule forme acceptable de la charité, le don gratuit, non mérité. Parce qu'ils peuvent prendre à pleines mains la barbe de l'impossible, parce que le père Noël est la preuve vivante de l'incroyable.
Tant qu'un enfant croit au père Noël, son âme est pure, il peut voir Dieu. L'univers non raisonnable, c'est-à-dire sans limites, est encore son domaine familier. Le jour où il cesse d'y croire, le voilà désormais enfermé dans l'horrible coquille du raisonnable, coquille qu'il devra briser en saignant pour retrouver Dieu.
« Dieu, nous dit l'Eglise, a donné son fils aux hommes afin qu'ils soient sauvés ». Allez expliquer cela à un enfant de trois ans, si vous-même vous le comprenez bien...
Mais ce jour-là, à cet enfant de trois ans, le père Noël, sans raison, simplement parce que c'est Noël, apporte justement ce dont il rêvait, ce jouet, cette orange, ces lumières, ce suave chocolat et même de menues merveilles qu'il n'avait pas désirées.
Venu le jour où il ne croira plus au père Noël, il ne risquera pas de le confondre avec Dieu, car Dieu n'est pas un distributeur de cadeaux. Il ne peut rien donner puisqu'il a donné tout : l'hiver et le printemps, la faim et le blé, le tigre et la colombe. Le chemin qui conduit à Dieu n'est pas celui où l'on reçoit des papillotes. Il commence là où tombe la barbe du père Noël. Il ne s'agit plus de recevoir mais de donner.
Mais laissons à l'enfance émerveillée son vieux magicien barbu. Il a sa place limitée, naturelle et bienfaisante, dans le temps de notre vie. Que les psychiatres, qui sont de tristes ânes, que les politiciens, qui sont des malfaiteurs bornés, que les savants, qui sont les plus bêtes de tous, s'attaquent au père Noël, tout cela est bien normal, et montre leur sérieux. Mais que les Églises s'en mêlent, c'est plus triste. Craignent-elles la « concurrence » ? Ce serait cocasse. N'est-ce pas qu'elles ont quelque tendance à faire de Dieu lui-même une sorte de père barbu assis sur un nuage et doublé d'un adjudant de gendarmerie ? Il y aurait trop à dire. Restons-en au père Noël. Qu'on l'attaque, il n'est pas près de mourir ! Et s'il tient beaucoup de place dans le cœur de nos enfants, ne nous en plaignons pas, car il est un des visages de l'amour.
René BARJAVEL
Pour finir, le journal donnait Le point de vue de l'homme de la rue, énigmatique signataire d'un billet hebdomadaire le plus souvent frappé du coin du bon sens...
de l'homme de la rue... LE père Noël a été assassiné !
La seconde fois (il a dû y en avoir beaucoup d'autres) par les autorités religieuses. Je m'incline. Je suis un catholique soumis. Enterrons donc le père Noël. Enterrons Saint Nicolas (voué au même sort). Enterrons même « le petit Jésus » qui, paraît-il, n'a rien à faire avec Noël, les jouets et les cheminées. Seul a le droit de survivre « l'enfant Jésus », mais sans jouets et sans cheminées. Je ne suis pas né révolté. Je ne suis pas Albert Camus. Donc j'enregistre la mort de mon enfance. (« O mon enfance ! O mes ribouis ! », comme chantait l'autre). J'enregistre l'assassinat de la guerre préventive, de la guerre offensive et de la guerre tout court. J'enregistre la paix logique, la science sûre d'elle-même et la foi dénuée de superstition. J'enregistre la séparation de la religion et de la poésie, la distinction du vrai et du faux, la coupure du christianisme et du paganisme. Mais tout de même, quand je lis l'office de Noël et ce puissant baptême du soleil renaissant du cœur
de l'hiver, je me demande si l'on n'exige pas trop des foules misérables, des enfants ouverts aux miracles et des
parents, voués à croire, une fois l'an, aux yeux émerveillés des enfants. Allons-nous, pour éviter les christs d'Assy, refaire des temples aux murs nus et, pour libérer l'âme de l'enfance, mettre des chèques barrés dans les mains des moins de sept ans ? Saint Nicolas ! Père Noël ! Petit Jésus ! Mélée du vrai et du faux, du païen et du chrétien, de l'idéal et du réel - miserere nobis ! |