Étude des COULEURS dans
L'ENCHANTEUR

Cette page résume le mémoire de maîrise de littérature française de Mademoiselle Delphine Morel, soutenu à L'Université de Provence (UFR LACS) en Juin 2002 sous la direction de Mademoiselle Valérie Gontéro.
Les idées et observations sont celle de l'auteur du mémoire, complétées de celles de G.M. Loup
et resituées dans le contexte de (la page principale) consacrée au le roman.

 

D'un point de vue optique, couleur et lumière sont bien évidemment intimement liées. Et L'Enchanteur est une efflorescence de couleurs, qui font corps avec le texte et le parsèment de touches multicolores. Barjavel a introduit des détails propres au XXème siècle et à la conception occidentale moderne des couleurs. Eles participent à une mise en scène poétique du conte, mais elles ne sont pas qu'ornemantales. L'auteur les agence selon son propre code chromatique, à partir duquel nous pouvons lire l'histoire et en faire une des clés du conte. Libéré des contraintes du genre romanesque, il peut imaginer ses personnages et leurs univers comme des taches colorées, chacune constituant une image symbolique en relation avec les autres.

  • Typologie des couleurs dans L'Enchanteur

    Le terme même de « couleurs » est employé 76 fois dans le texte. L'ampleur de leur utilisation est donc significative, et rares sont les pages qui n'en comprennent pas. On est ainsi amené à relever un "code chromatique" sur la base d'une gamme insoupçonnée en première lecture.
    Il apparait que le texte se découpe en deux épisodes qui mettent en avant une évoluton nette du code chromatique : une première partie où Lancelot est absent, et la seconde débutant lorsqu'il entre en scène. Lancelot le "Chevalier Blanc", imprègne le récit-conte de sa couleur dès son apparition, et est le héros de l'Aventure malgré son échec dans la Quête. Le rouge est quasi majoritaire dans la première partie, et il est aussi présent par les mltiples occurences du substantif « sang ». Dans la seconde partie les écarts se creusent, faisant apparaître trois couleurs dominantes  : le blanc, le noir et le rouge. Leurs fréquences se sont interverties et révèlent un autre schéma coloré, que confirme le décompte global.  
     rouge   blanc   noir   bleu   vert   jaune 
    Partie I21221914166
    Partie II4913666292419
    Total7015885434025

    Fondé sur ces trois couleurs, ce code diffère quelque peu de celui du Moyen-Âge, pour lequel l'ordre de précédence était plutôt rouge, blanc et vert ou noir. Les couleurs auxiliaires contribuent par leur diversité à l'irisation du monde évoqué, avec une mention particulière pour le rose, mentionné 24 fois en tant que couleur et 48 fois comme nom de la fleur. Importance relative qui peut étonner dans un récit où se mèlent les guerres, les afrontements chevalersques et les inerventions de la force diabolique, car elle connote la douceur, l'enfance et l'innocence, mais ce sont là aussi des thèmes essentiels du roman. Et il ne faut pas oublier cette affinité prononcée de Barjavel pour le rose, et les roses, le mot étant effectivement récurrent dans son oeuvre plus que de raison, y compris dans les titres (Une Rose au paradis), et parfois sous forme cryptée comme le nom d'un des continents perdus de La Nuit des temps { explication }.

    Les couleurs voient leurs évocations déclinées, harmonisées et enrichies par des échelonnement de qualificatifs complémentaires ou de périphrases imagées : par exemple le blanc est "blanc, blanc, blanc", ou "blanc-bleu de l'acier", ou encore "blanc mousseux" !
    Les substantifs venant en référence aux noms de couleurs produisent un ancrage de leur symbolisme sur les choses mentionnées elles-mêmes. Ainsi en est-il des noms de fleurs, des minéraux (gemmes, métaux et roches) et des éléments du ciel et de la terre. Les tonalités chromatiques se composent avec les échelles de luminosité - ombre et lumière - dont les notations se lient naturellement aux concepts du bien et du mal. Barjavel exprime ce principe en faisant coexister un Dieu blanc et un Dieu noir.

    Dans l'esprit des croyants alléchés et épouvantés, il y eut désormais en haut le Dieu blanc, dispensateur de la félicité, et en bas le Dieu noir aux dents sanglantes et aux mains de feu, qui guettait leurs défaillances. C'est ainsi que le Diable, puisqu'ils croyaient en son existence, exista.

    D'autres oppositions similaires complètent celle-ci sur les bases brillant/mat, vif/terne, clair/foncé et, plus moderne, chaud/froid. À côté de ces grandeurs mesurables au sens physique, une "non-couleur" apparait avec un rôle tout particulier, le transparent qui, étymologiquement, "laisse passer la lumière et paraître ce qui est derrière". Les peintres gothiques l'employaient comme symbole de chasteté matérialisé par un accessoire cristallin disposé dans leurs compositions.

    les fleurs se replièrent, les papillons se fermèrent, les oiseaux devinrent transparents comme des vitraux envolés, et en un instant tout devint pâle et disparut

    Cette propriété rappelle curieusement le chat du Cheshire et son sourire dans Alice au Pays des merveilles de Lewis Caroll, autre monde fabuleux et initiatique [ extrait ]...

    Est aussi transparente la maison de Bénie, mais dans un seul sens, comme certains matériaux optiques de haute technologie

    Le château est entièrement transparent. Les rayons du soleil le traversent, sans rien montrer de l'intérieur. Après en avoir fait le tour, Perceval comprend qu'il ne peut pas aller plus loin : il est en haut du monde. Il n'a pas trouvé de porte pour entrer dans le château. Il pousse sa monture et ils passent à travers le mur, à la suite du soleil. Ils avancent par de larges couloirs, parcourent des pièces et des cours, franchissent des murailles, et arrivent au centre du château. C'est une grande chambre ronde emplie du soleil, de la tiédeur, et des parfums et des couleurs du printemps. Au centre de la chambre se dresse un grand lit rond, blanc, blanc, blanc.

    Le château que le Diable offre à Morgane, quant à lui, s'il est fait aussi de verre, n'en est que plus obsur car ce sont des glaces qui ne font que refléter les plantes vertes qui en ornent l'intérieur.

    La porte ouverte était restée au même niveau. Morgane entra et trouva ce qu'elle attendait : une pièce aux murs de glaces, ornée de plantes vertes dans des pots. La pièce occupait toute la largeur de l'édifice. Mais quand Morgane ouvrit la porte située en face de l'entrée, elle découvrit une autre pièce aussi vaste, puis une autre, une autre encore, une autre, une autre... Elle savait qu'il y en avait ainsi autant qu'elle en voudrait, et qu'il lui suffisait d'entrer dans la petite pièce disposée entre les plantes vertes et d'appuyer sur des boutons pour monter ou descendre dans le château et trouver encore d'autres pièces en haut et en bas, toutes carrées, toutes pareilles, désertes, aux murs de glaces reflétant les plantes vertes.

  • Les couleurs comme attributs de la Nature

    Comme on l'a vu, l'auteur complémente la nomination factuelle des couleurs par une qualification associée à des éléments de la Nature, appliquant en retour à celle-ci une coloration qui, selon les experts, n'était pas perçue par la Moyen-Âge. Selon le spécialiste Michel Pastoureau, la Nature était vue alors "en noir et blanc". L'innovation qu'apporte l'auteur est un rajeunissement du conte, mais il conserve néanmoins aux scènes et éléments "d'époque" une partie de cette vision en leur attribuant des effets lumineux tranchés. Les armes brillent au soleil :

    (...) un chevalier dont les armes brillaient au soleil comme si elles eussent été d'argent neuf.

    et

    Sur ce fond vert, les couleurs des armes et des robes des chevaux s'affrontaient et tournoyaient aux feux du soleil en une fête éblouissante que Lancelot traversait comme un éclair blanc.

    Les hommes en armes portent des couleurs, qui approtent la lumière :

    Chaque chevalier portait ainsi les couleurs d'une dame. Elles ajoutaient au flamboiement des deux camps. Le soleil était haut : il cuisait tout le monde, mais ne gênerait personne.

    Finalement, l'auteur bouscule volontairement la convention par certains attributs symboliques, montrant ainsi son indépendance d'esprit mais aussi sa grande connaissance des cultures et traditions religieuses du monde, et par là même son détachement vis-à-vis des dogmes :

    la châtelaine toute vêtue de bleu car c'était la couleur du deuil en ces lieux.

    et 

    l'écuyer fidèle (...). Sans armes, brandissant une enseigne blanche, les épaules couvertes d'une étoffe rouge en signe de deuil, il obtint passage des assiégeants.


    Le code chromatique de L'Enchanteur se fonde sur trois couleurs fondamentales : le blanc, le rouge et le noir. Une multitude de couleurs gravite autour de celles-ci, qu'elles soient introduites par un adjectif qualificatif, une comparaison, une périphrase ou encore par le pouvoir évocateur de certains mots. Les nuances apportées par la lumière ajoutent du sens à la couleur à laquelle elle se rapporte et la situe soit du côté du bien, soit du côté du mal. Grâce à ce code, la couleur est un signal pour le lecteur ; elle déclenche des correspondances entre le support, le sens et la symbolique.

    Deux concepts gouvernent le texte et par-là même les couleurs, le bien et le mal, et la prééminence de la Naure. Celle-ci est à la base de nombreuses compositions colorées.

    Les couleurs ne sont pas toutes porteuses de symbolique et dans ce cas elles ne relèvent pas du sens de l'oeuvre. Néanmoins, ces couleurs à valeur descriptive ornent le texte et participent à l'ancrage du récit à la fois dans une tradition et dans un temps présent.

  • La Symbolique des couleurs

    Il ressort que cet emploi des couleurs à des fins descriptives se complète, par la création des codes chromatiques récités, de références symboliques. Celles-ci s'appliquent différement selon le monde considéré. Ces mondes sont des familles de lieux, au delà de la cartographie humaine, et leur géographie même est la base du cadre symbolique.

    • Mondes de l'ailleurs : royaume de Dieu, Pays du Lac, Château du Roi Pêcheur, monde des Thuana et Enfer
    • Monde des hommes

    L'Ailleurs est au delà des terres connues. Les héros qui se déplacent entre les mondes utilisent un moyen de transport maritime, désigné par l'auteur sous le terme un peu archaïque « les nefs ».
    Ces nefs voient leurs destinations spirituelles symbolisées par les couleurs qui les désignent, ainsi que leurs aménagement où ladite couleur domine.

    • Blanche : elle relie l'Ailleurs au monde des hommes
    • Noire : complémentaire de la blanche, presque au sens de la physique des particules

      Les deux vaisseaux étaient exactement pareils, et lorsqu'ils furent côte à côte l'un semblait l'ombre de l'autre.

    • Blanche et noire, véhicule privé de Morgane, figure symbolique au double aspect qui a pactisé avec le Diable mais garde l'espoir d'un salut

      Le Diable espère en vain. Morgane lui échappera, elle aussi. Elle sortira, très simplement vivante ou morte, le jour où elle cessera de haïr les autres.

    • Vermeille qui mène Galaad au Graal. Rouge brillant, le vermeil est aussi le nom qui désigne l'argent recouvert d'or, montrant la préciosité scintillante attachée au symbole.

    Le Monde céleste est le royaume de Dieu : c'est celui de la lumière pure,, ce qui le rend indescriptible. Les personnages qui y sont rattachés, même temporairement, portent sur eux cet aspect lumineux, même dans leur vie terrestre. Ainsi Galaad lorsque le voit Bénigne :

    Elle n'avait jamais vu sur un visage tant de jeunesse, tant de lumière et tant de bonheur.

    Le Monde Mystique, ou plutôt comme on l'a vu initiatique : c'est le Château Aventureux du roi Pellès, qui abrite le Graal. C'est le monde des métaux précieux, de l'or en particulier. Les perceptions visuelles qu'en ont les chevaliers se déclinent selon des gradations de valeurs et d'aspects qui différencient la valeur des chevaliers eux-mêmes : Lancelot voit le roi retirer de l'eau

    fait d'argent pur et bien luisant.

    alors que pour Galaad

    Il tira sa ligne au bout de laquelle frétillait un poisson d'or vivant.

    L'intérieur du château révèle sous les yeux du lecteurs qui accompagne Galaad dans son Initiation qui commence dès la description visuelle : la richesse visible des couleurs matérialise la richesse spirituelle dont ce lieu est le réceptacle, comme la piste que je propose dans la section les Lieux en est la marque.

    Le Monde subaquatique : l'eau qui en baigne les paysages, palais et habitants, n'est pas celle de notre monde ! Sa lumineuse transparence, qui surpasse semble-t-il celle duciel, contraste avec les caractéristiques habituelles de cet élément. La littérature fantastique donne aux mondes de l'eau des dominantes bleues, ou bien plus courament vertes - au mieux celles de l'émeraude, mais souvent celle d'un glauque, adjectif dont on a presque oublié qu'il désigne une couleur.
    Sous le Lac, le blanc domine, ainsi pour les personnages dont c'est le domaine (Viviane, Lancelot, Lionel et Bohor). Symbole de pureté et d'innoncencel'élément eau dont il est question est bien celle lustrale, pure et purifiante. C'est pourquoi, loin d'êre affectées par une transparence troublée, les autres couleurs y sont perçues saturées et pures, tout comme l'est ce monde merveilleux.

    Le Monde Souterrain : j'ai présenté dans la section les Lieux Mythiques que cet univers ne s'oppose pas au notre sur le plan mainichéen, aussi ce ne sont pas les couleurs associées à l'idée du Mal qui le représentent.
    La nef noire qui permet de s'y rendre symbolise certes le mystérieux de la destination mais, sur place, des teintes que l'on peut qualifier de "vieillotes" habillent choses et gens : le « soleil jaune » du dessous donne sa lumière - une énergie bien affaiblie - à un « ciel pâle ». C'est Galehaut, fils de la Belle Géante, qui est le héros de ces lieux, et son aspect confirme l'appartenance à ce que l'on peut appeler une "fin de race" de ses habitants : peau rose, pupilles parfois rouges craignant le soleil : en un mot, une sorte d'albinos. Il porte une armure jaune d'oeuf : une teinte "molle" comme les rayons de son soleil. Son étonnante monture à la robe rayée de jaune et de rose suggère plus un inoffensif cheval de cirque que le destrier d'un géant à la force redoutable. Si l'on peut y voir un clin d'oeil de l'auteur, on peut aussi pousser plus loin l'analogie, et considérer que cet aspect carnavalesque rejoint la tradition celte-irlandaise christianisée à laquelle se rattache ce monde du dessous, dont les habitants, qui sont les âmes du Purgatoire, sortent lors de la fête de Samain, autrement dit Halloween, dont ce sont justement les couleurs.

    http://www.alessentiel.com/mag/n21/feuille6.html ]