L'ENCHANTEUR
L'Enchanteur

À travers son dernier roman merveilleux publié, L'Enchanteur, Barjavel renoue avec l'univers légendaire de sa première œuvre romanesque, Roland le chevalier plus fort que le lion, dans une boucle initiatique allant au-delà des genres. Les thèmes qui lui sont chers comme sa vision de la Femme ou la spiritualité, s'y épanouissent faisant naître un monde peuplé d'êtres emblématiques, connus et moins connus, dont il nous fait partager l'existence - autant d'éléments propres à ranimer la Légende et à nous y faire pénétrer sur les traces de celui qui a trouvé dans l'Ecriture son chemin vers le Graal.

Il y a plus de mille ans vivait en Bretagne un Enchanteur qui se nommait Merlin.
Il était jeune et beau, il avait l'œil vif malicieux, un sourire un peu moqueur, des mains fines, la grâce d'un danseur, la nonchalance d'un chat, la vivacité d'une hirondelle. Le temps passait sur lui sans le toucher. Il avait la jeunesse éternelle des forêts.
Il possédait les pouvoirs, et ne les utilisait que pour le bien, ou ce qu'il croyait être le bien, mais parfois il commettait une erreur, car s'il n'était pas un humain ordinaire, il était humain cependant.
Pour les hommes il était l'ami, celui qui réconforte, qui partage la joie et la peine et donne son aide sans mesurer. Et qui ne trompe jamais.
Pour les femmes, il était le rêve. Celles qui aiment les cheveux blonds le rencontraient coiffé d'or et de soleil, et celles qui préfèrent les bruns le voyaient avec des cheveux de nuit ou de crépuscule. Elles n'étaient pas amoureuses de lui, ce n'était pas possible, il était trop beau, inaccessible, il était comme un ange. Seule Viviane l'aima, pour son bonheur, pour son malheur peut-être, pour leur malheur ou leur bonheur à tous les deux, nous ne pouvons pas savoir, nous ne sommes pas des enchanteurs.
Pour tous, il était l'irremplaçable, celui qu'on voudrait ne jamais voir s'en aller, mais qui doit partir, un jour.
Quand il quitta le monde des hommes, il laissa un regret qui n'a jamais guéri. Nous ne savons plus qui est celui qui nous manque et que nous attendons sans cesse, mais nous savons bien qu'il y a une place vide dans notre cœur.


  1. Présentation
  2. Résumé
  3. Extraits
  4. Les sources
  5. Le fil du récit
  6. Personnages
  7. Les Lieux
  8. Le style
  9. Thématique
  10. Les Continuateurs
  11. Critiques
  12. Liens sur le site
  13. Copyrights

L'Enchanteur est :
Le meilleur livre que
j'ai jamais lu
Le meilleur livre de
Barjavel
Un livre exceptionnel
Un grand livre
Un bon livre
Un livre passable
Un mauvais livre
Un livre exécrable

Le Graal
Le Graal


PRÉSENTATION

Première de couverture de l'édition originale

Roman merveilleux
Titre original : L'Enchanteur
© Éd. Denoël, 1984

{ Meilleure vue de la première de couverture }
( Voir les autres éditions )


Dédicace :

aux bardes, conteurs, troubadours, trouvères, poètes, écrivains, qui depuis deux mille ans ont chanté, raconté, écrit l'histoire des grands guerriers brutaux et naïfs et de leurs Dames qui étaient les plus belles du monde, et célébré les exploits, les amours et les sortilèges,

aux écrivains, chanteurs, poètes, chercheurs d'aujourd'hui qui ont ressuscité les héros de l'Aventure,

à tous, morts et vivants, avec admiration et gratitude je dédie ce livre qui leur doit son existence,

et je les prie de m'accueillir parmi eux.

R.B.

Le roman est divisé en chapitres non numérotés, entre lesquels s'insèrent des parties discursives, commentaires explicatifs de l'auteur~narrateur, renouant avec la tradition des bardes et troubadours pour qui le conteur fait lui-même partie du récit. La présentation, reprise au dos de l'édition de 1984, est ainsi l'introduction du roman.

L'Enchanteur de Barjavel, c'est cette épopée bien connue qui relate les péripéties célèbres de ces figures de légende : Arthur, Lancelot, Galaad. À l'épique, Barjavel ajoute le romantisme et la sensualité qui le caractérisent. Les brutes aux muscles d'acier deviennent des enfants tourmentés, voulant faire le bien, mais ne sachant comment. Ce sont les quêtes d'Arthur, de Perceval, de Gauvain, puis de Lancelot, et enfin de Galaad son fils, que nous suivons avec l'auteur. L'ascension de chacun vers le but absolu sera l'occasion de le voir faillir, et chuter. Seul Galaad réussira, mais alors qu'il est en bonne voie, l'auteur ne le suit déjà plus. Attendri, il est resté en arrière avec les chevaliers défaits, brisés par leurs amours coupables, par leur foi démantelée. Et c'est alors que l'on comprend qui est l'Enchanteur : il est l'œil ouvert sur la Vérité qui est en chacun de ceux-là qui cherchent, mais dont l'autre œil est ouvert sur la véritable nature humaine, celle de la faiblesse, de l'abandon et du reniement.



RÉSUMÉ

Le Graal est perdu, et avec lui la béatitude et le bonheur des hommes. Pour le retrouver, les cœurs les plus purs du pays de Camelot se réunissent autour du roi Arthur dans la sérénité de la Table Ronde. Pour avancer, leur courage et leur foi ; pour les guider, l'Enchanteur, Merlin. Voulu et engendré par le Diable, il s'est définitivement mis ainsi que sa magie au service du Bien. Il accompagne les preux chevaliers dans leurs quêtes semées d'embûches, de difficultés et de tentations. Celui qui cherche la coupe sacrée et son cortège mystérieux doit faire montre de sa grande chevalerie, et savoir poser LA Question, celle qui rendra au royaume sa fécondité et au Roi Pêcheur le Salut éternel. Mais il lui faut aussi se montrer plus fort que l'amour physique, voluptueux, qui l'habite et l'entraîne sur les chemins du doute et de l'échec. Cette dernière épreuve n'est pas la plus facile, quand c'est l'ardeur de la jeunesse qui bout dans le sang des héros. Même Merlin qui ne connaît la peur, doit combattre l'amour, le dernier piège que son père noir lui a tendu.
 



EXTRAITS

L'écriture du roman montre deux formes se complétant pour donner un rythme quasi-scénique à l'œuvre : descriptions que l'on sent de la voix même du conteur, et dialogues où celui-ci se met totalement en retrait et laisse les personnages face au lecteur.

Viviane avait dit : « les pouvoirs je m'en moque ! », mais ce n'était pas vrai. Elle s'en rendit compte très vite, dès que Merlin lui eût révélé quelques autres des possibilités qui dormaient en elle. Ce n'était pas qu'elle attachât beaucoup de prix à chacune. Faire apparaître sur elle des vêtements splendides et des bijoux somptueux, déplacer un arbre ou une maison, transformer une prairie en désert ou en fleuve, marcher sur l'eau, voler, faire d'un cheval une vache ou un tonneau, se déplacer instantanément d'un lieu à un autre, c'était autant de jeux, mais rien de plus. Ce qui était important, c'était le changement que cela apportait en elle. Disposant de plus en plus, de mieux en mieux, de la matière, de l'espace et du temps, elle s'élevait au-dessus de la condition humaine ordinaire, elle montait dans l'échelle des êtres. Il serait très dur de renoncer à cette ascension. Et elle n'était pas sûre d'en avoir le droit. Elle sentait vivre en elle encore une multitude de possibilités, qui se bousculaient pour qu'elle les connût et les utilisât. Elle voulait les savoir toutes ! Elle harcela Merlin à chaque minute de la semaine qu'il resta auprès d'elle. Il s'en allait le soir, il ne voulait pas passer la nuit avec elle dans son lit, comme elle le lui demanda : elle aurait été si heureuse de dormir dans ses bras... Sa jeunesse lui permettait de n'être pas encore tourmentée par l'interdiction qui leur était faite d'accomplir totalement leur amour.
Malgré son corps épanoui, elle n'était pas tout à fait sortie de son enfance, et ne désirait rien de plus, pour l'instant, que l'immense bonheur de se blottir contre celui qu'elle aimait. Ou même simplement d'être près de lui, de l'écouter, de lui parler, de le regarder sans fin.
Mais pour Merlin le lit de Viviane aurait été un brasier de supplice. Il avait pu, jusqu'alors, se garder de l'amour et du désir, grâce à sa connaissance instantanée et totale des êtres qu'il approchait. Si beau, si bon, si parfait soit un être humain homme ou femme, il cache toujours au fond de son cœur quelques grouillements de crapauds qu'il veut ignorer ou qu'il combat et maîtrise. Il finit par n'en plus tenir compte, il les tient enfermés cadenassés domptés, mais ils sont là. Quand Merlin se sentait attiré par une femme, il lui suffisait de chercher et il les découvrait. Aussitôt, glacé, il retrouvait sa distance.
Cette connaissance des êtres humains, de leurs faiblesses secrètes, des infirmités qu'ils cachaient ou ignoraient, inspirait à Merlin une compassion infinie et était à la base de son dévouement à leur cause. Il n'y avait rien de tel en Viviane. Elle était comme la source dans laquelle il l'avait vue pour la première fois. Elle était l'eau limpide de la terre, la pluie neuve du ciel, la feuille transparente sortant du bourgeon, les yeux des étoiles. Elle ne lui fournissait aucune arme pour se défendre contre elle et il en était arrivé au point où il ne le voulait plus. Il lui révéla beaucoup d'elle-même. C'était sans fin. Elle était comme un trésor dont on a percé la voûte, et on en tire à pleines mains les diamants, les perles, les lourds colliers, les écus d'or. C'était inépuisable.
Il savait qu'il n'en viendrait pas à bout. Elle était riche comme la nature elle-même. Il savait qu'elle n'utiliserait jamais ses pouvoirs pour faire le mal. Elle rayonnait. Et le mal vient de l'obscur. Les mauvais sont mauvais parce qu'ils sont stupides, gris, sans lumière.
Mais il ne lui donna pas la clé universelle, le mot de trois lettres qui est au commencement de chaque chose, le premier Verbe qui servit à la Création, et qui lui aurait permis de faire dès maintenant tout ce qu'elle aurait voulu. Il fallait qu'elle apprît à se connaître peu à peu, en restant plus forte que ses propres forces.
Elle était comme un poulain qui vient de naître. Elle devait apprendre à se tenir sur ses jambes avant de se mettre à gambader et à sauter par-dessus les haies.
Et peut-être, aussi, malgré sa confiance et son amour, voulait-il garder une dernière défense contre elle. Et contre lui.


- Merlin, Merlin, quand viendras-tu pour ne plus repartir et me donner ce que j'attends et prendre ce que je veux te donner ? Puis-je espérer que ce moment viendra, ou allons-nous rester séparés jusqu'à la fin du monde ?

- Celui qui vient de te quitter mettra fin à notre solitude en levant le voile du Graal. Viviane, mon aimée, ma désirée, mon printemps intouchable, tu sais bien que ma faim est aussi grande que la tienne...

- Toi qui joues comme tu veux avec le temps, ne peux-tu mettre fin plus vite à notre tourment ?

- Il est des morceaux de temps sur lesquels je ne peux rien. Ni Dieu non plus. Il lui a fallu sept jours pour créer le monde...



Les SOURCES

Se limiter à la bibliographie élaborée par Barjavel lui-même et figurant en fin d'édition ne rendrait qu'une vision très partielle des connaissances approfondies dont son texte manifeste la pleine maîtrise. Tout est dans le "etc." mentionné, car ce n'est pas forcément dans les références fournies par l'auteur que l'on trouvera les approfondissements des allusions subtiles qui sous-tendent le récit.

Bibliographie citée par Barjavel

  • Jacques Boulenger : les romans de la Table Ronde, Plon, 1941
  • Xavier de Langlais : Le roman du roi Arthur, cinq volumes, Piazza et Heures Claires
  • Jean Markale : Le Graal, Merlin l'Enchanteur, (Retz), La femme celte, Payot
  • Paul Zumthor : Merlin le Prophète, Slatkine Reprints
  • Françoise Le Roux et Christian-J.Guyonvarc'h : Les Druides, Ogam-Celticum
  • Fernand Niel : Stonehenge, Laffont
  • Thierry Ribaldone : Grandes figures de la chevalerie, Publitotal
  • Georges et Régine Pernoud : le Tour de France médiéval, Stock
  • Léon Gautier : La chevalerie, Victor Palmé, 1884
  • Collectif : 2000 ans de vie quotidienne en France, Reader's Digest
  • Etc.

La source majeure reste le cycle arthurien, le mythe du Graal et les œuvres de Chrétien de Troyes (12ème siècle) : c'est lui qui est "l'inventeur" du Graal, car il est le premier à l'évoquer. Plus précisément, "Le Conte du Graal", "Le Chevalier à la Charrette" ou "Le Chevalier au lion" vont largement imprégner les pages de Barjavel, bien que Chrétien de Troyes ne mentionne pas Merlin.
Il ne faut pas oublier, non cité par Barjavel mais néanmoins essentiel pour la compréhension de certains thèmes, l'œuvre de Geoffroy de Monmouth car c'est chez lui que l'on trouve la première apparition des héros de la Table Ronde. Évêque de Saint-Asaph et historien britannique du XIIe siècle, il publia d'abord "Prophéties de Merlin" en 1134 puis "Histoire des Rois de Bretagne" (Historia Regum Brittaniae) en 1137, et enfin "La vie de Merlin" en 1150. "Histoire des Rois de Bretagne" est censé être un ouvrage historique tiré de textes plus anciens auxquels avaient accès Geoffroy de Monmouth et qui aurait disparu aujourd'hui. Beaucoup d'historiens mettent en doute l'affirmation de Monmouth lorsqu'il dit s'appuyer sur des sources d'origines bretonnes et lui reprochent de les avoir inventées. Comme on ne peut prouver si oui ou non Monmouth a inventé ces sources, on reste dans le doute : Arthur est probablement bien antérieur à Monmouth mais on ne peut savoir de combien (voir [ http://www.kazibao.net/francais/forums/kagora/1168/read.php?post=1480 ]) Néanmoins, on trouve dans le texte latin [ voir ] de Nennius (830) des récits d'exploits du chef celte Artorius, dont une bataille à la "Cité de la Légion" qui pourrait être identifiée à Caerleon dont le nom celte signifie "Forteresse de la légion".

Sur les origines de la légende, on pourra voir en particulier :

Il faut noter que ces textes se situent au basculement entre vision païenne (essentiellement celtique) et vision christianisée d'un mythe qui permettra aux continuateurs de faire du Graal le Saint Graal, ce qu'il n'était pas à l'origine (voir le thème du Graal), et que la volonté de notre auteur de mettre en avant les sources païennes originelles est explicite :

Les anciens dieux n'étaient pas morts (...) ils s'étaient réfugiés dans le fond des sources ou les racines des arbres, dans l'attente d'un temps meilleur où il leur serait de nouveau permis de se montrer et d'aider les humains, dans la limite de leurs pouvoirs et dans l'immense bienveillance de l'Unique père de tout.

Les sources du roman sont à l'image de ces dieux : effacées souvent, elles s'entrecroisent, se mêlent, se fondent parfois pour donner au texte l'originalité la plus pure, celle d'une eau vive sans cesse renouvelée et qui, grâce au conteur, est révélée aux hommes.
Il peut être intéressant de rapprocher cette religiosité (néo-)païenne, mais peut-être plutôt sorte de syncrétisme absolu tolérant la cohabitation et même l'interdépendance des dieux, de la forme d'animisme japonais que Barjavel présente avec des termes très proches, y compris par les aspects chevaleresques de la philosophie des samouraïs, dans son article du Journal du Dimanche du 18 décembre 1977 « Êtes-vous Kami ? » (voir).

En savoir plus
sur Chrétien de Troyes

Le cycle arthurien trouve sa dynamique dans une vision déjà systémique des aventures individuelles des chevaliers qui forge l'Aventure ou la Quête. Chrétien de Troyes leur donne vie et les titres de ses romans traduisent cette importance accordée à la singularité. Prenons leurs intitulés exacts : "Perceval ou le Conte du Graal", "Yvain ou le Chevalier au Lion", "Lancelot ou le Chevalier à la charrette". La Quête et sa dimension spirituelle ne peuvent exister que par les succès et les échecs de ces héros qui sont tellement humains. Barjavel reprend cette vision en introduisant au cœur de sa narration celui qui réconciliera toutes les visions de la légende, Merlin l'Enchanteur, et en en faisant le lien entre toutes les sources et visions d'un mythe qui court notre littérature, et dont les sources historiques s'avèrent en fait devoir être situées vers la fin de l'Empire romain.

De Julien Gracq ("Le Roi pêcheur") à Florence Delay ("Le Graal théâtre"), à Apollinaire et son "Enchanteur pourrissant" ou même John Steinbeck ("Le roi Arthur et ses Preux Chevaliers") et Boris Vian (son opéra "Le Chevalier de neige"), il y a fascination pour un mythe intemporel sans cesse renouvelé, y compris de nos jours dans les modes d'expression modernes que sont le cinéma, dessins animés, bandes dessinées voire même jeux vidéos.

L'écrivain va reprendre des épisodes entiers de ses prédécesseurs médiévaux. Manque d'originalité ? Que nenni !
Il développe la trame narrative ou le caractère d'un personnage pour prolonger la symbolique du texte originel et lui donner une résonance toute particulière. Le traitement des personnages porte ainsi la marque d'une connaissance poussée des mythes et d'une faculté à les ressourcer. Merlin le premier dont la complexité autorise Barjavel à jouer avec les diverses visions et versions de la tradition (voir la section "Personnages" ci-après). Mais également Lancelot et Guenièvre : leur première nuit d'amour donne à Barjavel l'occasion d'enrichir la légende. Chrétien dit :

Je saurai toujours me taire à son propos. Tout conte doit passer sous silence (...) la plus haute et la plus délectable des joies (que) le conte entend garder secrète.

Barjavel trouve à illustrer jusqu'à l'extrême cet effacement de l'auteur en intégrant à son livre, une page blanche sur laquelle ne figure qu'une sobre mention :

À l'intérieur de cette page blanche Guenièvre et Lancelot s'aiment.

la plus belle illustration de l'art de notre écrivain !



Le FIL DU RÉCIT

La richesse de l'œuvre permet d'orienter différemment la narration et son résumé selon les choix personnels du lecteur et l'approche qu'il aura retenue.
Le contenu en effet renvoie à la fois à l'aventure individuelle des chevaliers du cycle arthurien, à l'aventure humaine de la Quête et au mythe de Merlin que Barjavel rend terriblement humain en faisant de son amour pour Viviane le thème central du roman et la condition de l'accomplissement du Graal.
En suivant ces trois fils conducteurs, nous assistons à trois histoires qui s'imbriquent et se complètent pour brosser celle de l'humanité.

L'œuvre s'ouvre sur la rencontre de Merlin, qui a pris l'apparence du cerf blanc Cernunos, une des figures essentielles de la symbolique celtique, et de Viviane offerte au soleil, dans l'innocence de ses 12 ans. C'est l'éblouissement d'une vision

du plus grand chef d'œuvre de la Création : le corps que Dieu a fait à la femme, de ses mains avec un morceau d'homme

vision de

la beauté déchirante de ce qui change si vite qu'on ne peut jamais le retrouver.

Après une première allusion au Graal qui s'inscrit dans l'établissement du cadre général du roman (présentation de Merlin et de l'Aventure de la Table Ronde), Barjavel nous fait assister à la bataille au travers des yeux de Guenièvre, fascinée par Arthur.
Il interrompt à nouveau son récit par une définition du Graal, celle de la légende christianisée avant de mettre en présence Arthur blessé et inconscient, et Viviane.
Pour éviter que le jeune roi n'occupe les pensées de la toute jeune fille, Merlin décide de

se montrer à elle tel que ni le roi Arthur ni personne ne l'avait jamais vu. Sauf sa mère. Sous son vrai visage. Tel qu'il était (...) un homme jeune, vêtu comme un prince

et il confirme à Viviane que

chacun (le) voit à sa façon.

Il lui donne alors ses premiers pouvoirs, dont celui de guérir la blessure d'Arthur qui l'attend près de la source. Elle s'exécute et Arthur

remonta sur son cheval et s'en fut au galop

Vient ensuite l'évocation, transfigurée par l'humour, de la légende faisant de Merlin le fils d'une vierge et du Diable et le premier combat qui le place définitivement du côté du Bien.
Le festin qui suit la fin de la bataille et la victoire d'Arthur trouve son apothéose dans les fiançailles qui sont célébrées le lendemain entre Guenièvre et le jeune roi.

Le mariage d'Arthur et Guenièvre - Miniature du XVème siècle
Le mariage d'Arthur et Guenièvre - Miniature du XVème siècle

Laissant Arthur à son destin, Merlin cherche alors un répit à sa folie

celle de l'amour, contre laquelle rien ne peut, que soi-même

mais en vain... en invoquant la dangereuse conjuration de l'oubli, il n'a pu effacer ses sentiments passionnés pour Viviane et il a laissé le Diable tenter Arthur.
En perdant sa virginité, Arthur

a été vaincu par lui-même

et

il est perdu pour le Graal.

La passion grandissante entre Merlin et Viviane occupe les pages suivantes, faite des interdits qui deviennent les leurs et de l'apprentissage de celle qui devient peu à peu « la Dame du Lac », reine d'un monde secret et invisible aux yeux des hommes.

Ceci est ton monde, dit Merlin. Tu peux y entrer et en sortir comme tu veux, mais personne ne peut le découvrir ni t'y rejoindre sans ton consentement. Tous ceux qui le tenteraient seraient noyés par l'eau du lac.

Le retour narratif se fait vers cet autre couple, le couple royal et les haines qu'il fait naître. Pour Guenièvre, ce sera Morgane, demi-sœur du roi, qui la poursuivra de sa jalousie.
Mais vient alors la deuxième chance pour l'accomplissement du Graal, l'arrivée d'un nouveau chevalier, Perceval le nice (le naïf). Il se présente à la cour d'Arthur après avoir quitté sa mère et l'avoir ainsi fait mourir de chagrin. Il tue l'Orgueilleux qui a insulté le roi et la reine et poursuit sa route.
Merlin se charge de son apprentissage et de lui inculquer force et valeurs chevaleresques. Il crée ensuite la Table Ronde entourée des cent cinquante sièges sur lesquels, peu à peu,

les noms de ceux qui seront choisis s'inscriront. La Quête commencera quand tous les sièges seront pourvus. Viviane recueille Lancelot qu'elle baptise dans le lac

C'est ensuite le recueil de Galaad, fils du roi Ban et de la reine Hélène, par Viviane qui le rebaptise Lancelot et l'élève dans son royaume sous les eaux.

Cet enfant remplacerait celui qu'il lui était interdit d'avoir avec Merlin. Il serait leur enfant.

Perceval rejoint la Table Ronde et alors que les conditions de la Quête se trouvent peu à peu réunies, le désir charnel de Merlin et Viviane va grandissant et son accomplissement lié indissociablement à la révélation du Graal.

Depuis que je t'ai vue je sais que je ne suis que la moitié de moi-même. Tu es mon autre moi qui me demande et dont j'ai besoin. Je suis la terre assoiffée et la pluie qui ne tombe pas, je suis la soif et la faim et la nourriture refusée. J'ai double souffrance, la tienne, que je connais, en plus de la mienne... Un jour nous ne pourrons plus les supporter, et il nous faudra choisir... mais maintenant nous devons avoir du courage, le monde a besoin de nous...

Après une année, les chevaliers ont connu des aventures mais l'Aventure n'a pas été au rendez-vous. Merlin prévient Arthur que

quand le temps du Graal arrivera, (il) en sera averti.

Lancelot va bientôt trouver deux compagnons de jeux en Lionel et Bohor, les deux fils du roi Bohor, retenus prisonniers par le roi Claudas et que Viviane délivre grâce à sa magie.
Barjavel introduit alors une figure féminine, Bénie, la fille d'une paysanne, qui va croiser la route de Perceval et passer "une nuit chaste" avec lui. Merlin sait qu'un

grand amour était né entre eux (...) Le Graal, il le savait, ne serait révélé qu'à un chevalier chaste et sans doute vierge. Il ne comprenait pas pourquoi, mais puisqu'il en était ainsi, il devait s'efforcer de protéger de son mieux ses chevaliers contre les tentations de la chair

Arthur lance ses forces contre Claudas qui meurt sur le bûcher en demandant pardon de ses fautes.
Pendant ce temps, Lancelot a grandi

dans le merveilleux abri du lac.

Perceval également, qui sur le chemin du Château du Graal s'attarde auprès de son hôtesse d'un soir, Berthée, et en toute innocence perd sa virginité. C'est ce paradoxe que l'écrivain met en scène.

(Perceval) se sentait léger, fort, heureux. Il se promit de recommencer des exercices qui étaient si agréables
Il n'avait pas du tout l'impression d'avoir fait le mal. Au contraire. Ce qui était si agréable ne pouvait être que le bien.

L'échec qui s'en suit, l'hésitation à poser les questions face au Roi Pêcheur et au cortège du Graal, n'en sont que la conséquence. Un autre chevalier doit se lever pour le remplacer.

Ce sera Lancelot qui devra quitter Viviane pour rejoindre la Cour d'Arthur. Il y a été décidé d'ériger un monument qui

perpétuerait le souvenir de l'Aventure jusqu'au jugement dernier,

les célèbres pierres levées de la plaine de Salisbury (Stonehenge).
Les chevaliers doivent aller les réclamer à la Belle Géante, reine des Thuana qui vit dans son royaume souterrain.

C'est au tour de Gauvain d'affronter l'épreuve du Graal... et d'échouer à cause

de la force de la pleine lune qui était plus forte que lui

et lui fait partager sans mesure

la couche d'une femme toujours consentante.

 Merlin fait édifier le cercle magique de pierres dressées de Stonehenge

Stonehenge de nos jours (photo G.M.Loup)

Perceval retrouve Bénie qui n'a pas supporté l'attente et s'est éteinte comme l'insouciance de celui qui ne sera plus jamais le nice du roman... il devient fou après avoir découvert que sa mère, elle aussi est morte... et Gauvain se lance sur ses traces pour tâcher de le ramener à la raison.
Le temps est venu pour Lancelot d'être présenté à la cour d'Arthur, et pour la légende de s'accomplir en le mettant en présence de Guenièvre. Après son adoubement, sous le choc de sa vision de la reine, il s'enfuit. Ayant repris ses esprits, il vient s'excuser et se lance à la poursuite d'Arthur qui est parti vers le royaume des Thuana. La troupe rencontre la nef enchantée sur laquelle repose une jeune fille endormie et l'épée « qui a blessé le roi Méhaigné » puis s'enfonce dans les profondeurs de la montagne. Elle en ramène les pierres levées et le dernier né de la reine, qui veut

qu'il soit emmené au soleil.

Gauvain finit par retrouver Perceval, le ramène à la raison et en sa compagnie rejoint Arthur et les chevaliers.
Le rythme de la légende est à nouveau cassé avec l'introduction d'un épisode anecdotique fondé sur les anachronismes et un clin d'œil à l'ouverture d'un supermarché.
Après cette "pause", la vie courtoise reprend avec en point de mire un tournoi où Lancelot révèle sa supériorité sur les autres chevaliers. Il est le Chevalier Blanc, devient

le favori de la foule qui admire son adresse autant que sa force.

Vient le temps des aveux à la reine :

doux ami, qui vous a blessé au cœur ?
Dame, c'est vous, dit Lancelot.

Un nouveau nom s'inscrit sur le siège périlleux, Galaad, illustrant que l'Aventure n'est pas terminée et que la soif de Viviane et Merlin devra attendre pour s'étancher.
Lancelot part loin de la reine pour tenter d'échapper à sa passion et tombe dans les griffes de Morgane qui essaie en vain de le séduire. Avec l'aide de Viviane, il lui échappe et atteint la Douloureuse Garde où ont péri de nombreux chevaliers. Il triomphe de l'épreuve et ne résiste pas à son désir de revoir Guenièvre. La reine fuit à son tour devant l'emprise de ses sentiments grandissants et trouve refuge au Château de l'eau sans bruit. Mais c'est également là où Lancelot a été conduit par Galehaut...

C'est ainsi que sans que quiconque ni eux-mêmes l'eussent voulu, Guenièvre et Lancelot se trouvèrent réunis dans le même lieu

et leur destin s'accomplit. Les jours passent, consacrés à leur passion et dans le terrible sentiment de ne pouvoir lutter :

Il ne se sentait coupable de rien. Elle n'était pas coupable non plus. Ils n'étaient pas dans le mal, ils étaient dans l'amour, ils étaient blancs d'amour, innocents, lumineux d'amour...

Guenièvre et Lancelot - miniature du XIVème siècle (1315), Pierpont Morgan Library 805, f. 67e
Premier baiser de Guenièvre et Lancelot sous les yeux malintentionnés de Galehaut.

Et Lancelot repart vers le Graal pour oublier celle qu'il laisse à son roi. Après avoir retrouvé sa mère de sang, Lancelot affronte l'épreuve du Graal et échoue à cause de son obsession de Guenièvre qui lui fait prendre Elwenn, la fille du Roi Pêcheur, pour sa bien aimée. Envoûté par ce sortilège qu'il a lui-même engendré, Lancelot passe la nuit avec elle et réalise au petit matin sa méprise, "éperdu d'horreur et de honte". Ne pouvant se suicider, il cherche le combat qui mettrait fin à son existence et va de défi en défi. Viviane finit par lui apprendre le sortilège dont il a été "victime" et lui en explique la raison profonde : Elwenn vient de mettre au monde un fils, Galaad.
En chemin vers la reine, Lancelot est enlevé par Morgane après avoir bu à la source de l'oubli. Merlin refuse de confier l'éducation de Galaad à Viviane malgré ses demandes, car il ne veut pas rendre l'enfant vulnérable - comme l'était devenu Lancelot.
Guenièvre attend patiemment, le temps n'ayant aucune prise sur son être.
Retenu par Morgane, Lancelot, qui est devenu fou, peint sur les murs de sa prison les scènes d'intimité vécues avec Guenièvre, épanouie dans sa nudité.

Viviane, Guenièvre et la reine Hélène unissent leurs forces pour lever l'envoûtement dont leur fils et amant est la victime. Lancelot s'échappe et erre sous les traits d'un barde mendiant n'ayant toujours pas retrouvé la mémoire. Les chevaliers se rassemblent dans la plaine de Salisbury pour tenter leur chance et arracher l'épée à la poignée d'or de sa roche de cristal. Galaad, devenu un tout jeune adolescent, réussit l'épreuve et s'assit sur le siège périlleux prouvant qu'il est "l'élu".

Morgane invite Arthur et Guenièvre à venir en son château, là où elle a retenu Lancelot prisonnier, et leur présente les scènes peintes sur les murs. L'émotion de la reine est un aveu.
Galaad retrouve Lancelot et la rencontre du père et du fils rend au premier sa mémoire et ses esprits perdus.
La reine a été condamnée à être brûlée vive. Tout ensuite se précipite ; Galaad court vers le Graal dont il doit sortir vainqueur ; Lancelot vers la reine qu'il doit sauver. La bataille fait rage entre partisans des uns et des autres. Les frères d'hier sont les ennemis d'aujourd'hui.

L'ultime bataille...
L'ultime bataille : frères hier, les chevaliers s'entre-tuent aujourd'hui. Mordred et Arthur périront

Galaad triomphe de l'épreuve du Graal : il "lève le voile" et tout se fige. Arthur rejoint la nef qui l'attend. Guenièvre et Lancelot sont réunis à jamais et l'amour de Merlin et Viviane peut enfin trouver à s'exprimer.

Ils entraient dans la joie de l'amour absolu où la chair et l'esprit se rejoignent, se confondent et emplissent l'univers (...) l'air a tourné lentement et s'est refermé autour d'eux les dérobant aux regards du monde.



PERSONNAGES

Le Roi Arthur et Merlin - timbre émis par la Poste britannique en 1985
La Reine Guenièvre et Lancelot -  timbre émis par la Poste britannique en 1985
Dans l'étude des personnages de L'Enchanteur :
  1. Merlin
  2. Viviane
  3. Arthur, Guenièvre et Lancelot
  4. Perceval et Bénie
  5. Autres personnages
Ou plutôt :
Viviane - la Dame du Lac - timbre émis par la Poste britannique en 1985
Le Chevalier Galaad - timbre émis par la Poste britannique en 1985

La richesse des personnages de L'Enchanteur traduit à la fois la référence aux archétypes de la tradition et l'originalité de Barjavel qui leur donne une consistance insoupçonnée et résume dans leur quête personnelle les dérives de l'aventure humaine.
La construction narrative s'articule autour des couples et des figures qui les composent. Tous les itinéraires des personnages s'élaborent en fonction de cet autre trouvé mais que l'on peut perdre si facilement. Qu'il s'agisse de Merlin/Viviane, d'Arthur/Guenièvre, de Guenièvre/Lancelot ou de Perceval/Bénie, la référence au texte premier de Chrétien de Troyes reste constante.

~PERSONNAGES~
MERLIN

Le maître des métamorphoses

Personnage central qui donne son titre au roman, Merlin ouvre les pages et restera le fil conducteur du lecteur tout au long de la narration.

Il y a plus de mille ans vivait en Bretagne un Enchanteur qui se nommait Merlin.
Il était jeune et beau, il avait l'œil vif, malicieux, un sourire un peu moqueur, des mains fines, la grâce d'un danseur, la nonchalance d'un chat, la vivacité d'une hirondelle. Le temps passait sur lui sans le toucher. Il avait la jeunesse éternelle des forêts.
Il possédait les pouvoirs, et ne les utilisait que pour le bien, ou ce qu'il croyait être le bien, mais parfois il commettait une erreur, car s'il n'était pas un humain ordinaire, il était humain cependant.
Pour les hommes il était l'ami, celui qui réconforte, qui partage la joie et la peine et donne son aide sans mesurer. Et qui ne trompe jamais.
Pour les femmes, il était le rêve. Celles qui aiment les cheveux blonds le rencontraient coiffé d'or et de soleil, et celles qui préfèrent les bruns le voyaient avec des cheveux de nuit ou de crépuscule. Elles n'étaient pas amoureuses de lui, ce n'était pas possible, il était trop beau, inaccessible, il était comme un ange. Seule Viviane l'aima, pour son bonheur, pour son malheur peut-être, pour leur malheur ou leur bonheur à tous les deux, nous ne pouvons pas savoir, nous ne sommes pas des enchanteurs.
Pour tous, il était l'irremplaçable, celui qu'on voudrait ne jamais voir s'en aller, mais qui doit partir, un jour.
Quand il quitta le monde des hommes, il laissa un regret qui n'a jamais guéri. Nous ne savons plus qui est celui qui nous manque et que nous attendons sans cesse, mais nous savons bien qu'il y a une place vide dans notre cœur.

La conception de Merlin
La conception de Merlin, traditionnellement par l'union
d'une pucelle et d'un incube,
sous les auspices de créatures démoniaques.
Dragon Rouge.. symbole des ennemis d'Uter Pendragon

L'épisode de la naissance de Merlin traduit toute la subtilité de Barjavel. Ce dernier choisit de référer à l'une des versions de la tradition, celle qui fait de Merlin un être mi-ange mi-démon, né de l'union d'une vierge et du Diable. Mais là où toute son originalité éclate c'est dans le développement du stratagème que certaines variantes de la légende accordent au diable. Celui-ci se serait glissé dans le pépin d'une pomme et, avalé par la jeune fille, aurait pu engendrer celui qu'il voulait comme fils.

Or le Merlin de Barjavel est régulièrement mis en scène croquant des pommes, assis sur un pommier - scène anecdotique, rupture de ton ? La symbolique est ailleurs : cet être qui s'engendre lui-même n'a-t-il pas par cette simple description acquis une dimension autre, celle d'un démiurge intemporel que seule une connaissance approfondie des textes originels peut autoriser.

Dragon Rouge.. symbole des ennemis d'Uter Pendragon

La complexité du personnage de Merlin passe à travers tous les rapports qu'il entretient ou crée avec le monde qui l'entoure. Mais si la métamorphose reste au cœur des apparitions de l'enchanteur, les formes animales qu'il choisit ne sont qu'une part des multiples possibilités de sa palette. Maître du monde végétal, Merlin est aussi celui du monde animal : Barjavel reconstitue l'archétype originel. La première apparition de Merlin, qui ouvre le roman, reprend une des visions traditionnelles de l'enchanteur :

le grand cerf blanc (...) Merlin aimait prendre cette apparence quand il se déplaçait dans la forêt.

Les exégètes de la tradition, tel Jean Markale, distinguent les cas où Merlin apparaît réellement comme un cerf et ceux où on le voit montant un cerf. Barjavel choisit de le présenter sous la forme d'un animal symbolique mais jamais comme acquérant un symbolisme par la présence de cet animal à ses côtés : l'écrivain a décidé d'investir toutes les possibilités du symbolisme en un seul personnage. Merlin concentre ainsi toutes les forces qui régissent la structure narrative et dramatique du récit. Ainsi l'attribution de la couleur blanche. Dans l'imagerie médiévale, inspirée de la tradition celtique, le Diable a souvent pris la figure de Cernunos. Or chez Barjavel la face positive de l'Enchanteur l'emporte ; sa première apparition ne peut alors qu'être placée sous le signe du blanc :

son poil était pareil à de la neige fraîchement tombée et tandis qu'il traversait la clairière sa ramure se balançait comme la voilure d'un vaisseau. Le nouveau-né Merlin (Enluminure médiévale)

La symbolique traditionnelle est modifiée pour orienter différemment le texte. Ainsi la naissance de Merlin contient-elle déjà les deux faces de ce personnage par la seule attribution d'un qualificatif dont la valeur se trouve atténuée voire inversée :

le nouveau né était couvert de poils comme un enfant sanglier.

L'évocation du sanglier introduit déjà l'autorité spirituelle qui sera à la base du pouvoir de Merlin sur Arthur et sa cour.

L'animal, chez les Celtes, n'a rien à voir avec la classe guerrière si ce n'est pour s'opposer à elle en tant que symbole de la classe sacerdotale. Le sanglier est comme le druide en rapport étroit avec la forêt.

C'est à cette tradition que semble se rattacher le romancier ; mais pour lever toute ambiguïté que l'apport ultérieur de la tradition chrétienne a introduit - le sanglier symbolise le démon -, est apposé le mot «« enfant« » symbole d'innocence, de l'état antérieur à la faute. C'est l'addition de deux symboles traditionnellement opposés qui introduit la dualité du personnage. Ce procédé est la marque de l'écrivain, et est en effet repris lorsque Merlin revêt d'autres formes animales, notamment celle de l'oiseau. Le romancier met surtout en scène un oiseau particulier mais qui reste celui dont le propre est de servir aux relations entre le ciel et la terre. Une des récurrences essentielles du texte fait revenir Merlin sous la forme d'un merle ou de ses variations. La première mention est le fruit d'une association d'idées due à Viviane :

il y avait (...) sans doute pour lui rappeler Merlin, un merlet de l'Île heureuse.

Si l'oiseau garde une double face, c'est en tant que partie intégrante de la nature de l'enchanteur. Il s'impose comme messager d'une divinité supérieure dont il laisse à chacun le soin d'interpréter le sens :

Dieu, qui es-tu, qu'es-tu, comment es-tu ? (...).
Le merlet s'était perché sur son épaule et lui avait dit à l'oreille :
- Tit, tit...

Plus, avant d'être la conscience du monde, il est la conscience de Merlin :

il s'abaissa doucement jusqu'à ce que toute sa peau fût contre sa peau et sa bouche sur sa bouche, et... - Tit, tit ! dit le merlet. Merlin se redressa et se laissa glisser sur le côté.

Par ailleurs, une fois ce symbole transcrit, le merlet s'efface pour laisser la place à un autre oiseau qui est la marque de l'évolution subie : Merlin n'apparaît plus que sous la forme aérienne d'un corbeau blanc. Le stade du jeu et des balbutiements est dépassé pour que s'impose l'idée d'un personnage plus sérieux ; l'amant/joueur disparaît alors derrière le sage/prophète :

Et un corbeau blanc vint se poser sur l'épaule de Lancelot.
- Merlin ! dit Arthur ravi (...)
- Fais-le chevalier dès demain...

L'aspect néfaste est écarté (le corbeau est purifié par la couleur de son plumage) tout en conservant son caractère prophétique et le don de magie divinatoire. Les formes animales derrière lesquelles Merlin se présente - et non se dissimule - ne sont pas simple jeu stylistique. Si le merlet devient un des visages de Viviane c'est que la transmission des pouvoirs de l'Enchanteur est accomplie, l'oiseau devenant la marque d'un passage et d'une évolution. L'élément féminin est donc représenté dans le bestiaire par un substitut masculin. Cette apparente contradiction suit le cheminement de la narration. Car si en premier lieu, Viviane est attachée à la biche, pendant du cerf, c'est elle qui devient très vite le pôle attractif pour toute espèce d'oiseaux :

autour de Lancelot et Viviane volaient les oiseaux familiers de celle-ci, rouges, bleus, jaunes, dorés, verts.

Elle investit le merlet en redonnant à son apparition une signification symbolique et emblématique. L'oiseau devient marque de présence pour Lancelot tout comme il signifiait auparavant celle de Merlin pour Viviane :

Mère, est-ce moi ? (...) Le merlet n'était plus là.

Il y a bien transmission de symbole parallèlement à celle du savoir. La fusion des deux éléments féminin et masculin, interdite physiquement, s'effectue alors sous la forme symbolique qu'ils prennent. Le but n'est pas l'addition de deux êtres semblables, comme l'exprime nettement Merlin :

il lui arriva un jour de voir deux escargots avancer l'un vers l'autre en laissant derrière eux, sur la branche du cerisier, deux pistes brillantes (...) Ce que même les bêtes rampantes connaissaient leur serait-il refusé à elle et Merlin ? La voix de Merlin lui dit doucement : - tu as le pouvoir et le choix d'être ce que tu veux. Préférerais-tu être un escargot ?

mais la transformation de deux êtres séparés en un seul, comme les premières lignes le laissaient déjà entendre :

Une merlette couleur d'écorce se posa sur sa tête et réussit à chanter comme un merle

Les métamorphoses opérées par Merlin, si elles possèdent un aspect ludique indéniable, ont une fonction véritable dans la narration. L'apport du bestiaire ne se limite pas dès lors à un simple ornement destiné à frapper l'imagination. Il l'alimente, l'enrichit et traduit son influence dans la croyance populaire et la mentalité collective. C'est tout l'art de notre romancier d'exploiter toutes les potentialités d'un thème ou d'un simple mot...


Les fins de Merlin

Il existe au moins huit versions différentes de la disparition de Merlin dans la tradition. L'une d'elle, le Morte d'Arthur de Mallory, rapporte que l'Enchanteur

est littéralement entombé sous une grosse roche.

Or Barjavel reprend cette version pour mieux s'en éloigner ; chez notre auteur, Merlin tente en effet d'échapper au pouvoir de Viviane. Il se plonge d'abord dans la fontaine de Barenton,

Merlin alla demander aide à la source, mais il en sortit aussi fou qu'il y avait pénétré, car sa folie était celle de l'amour, contre laquelle rien ne peut, que soi-même

puis il

a recours à la dangereuse conjuration de l'oubli

et pour cela se livre à une cérémonie d'autant plus intéressante qu'elle mêle à la fois Chrétien de Troyes et Mallory, annonçant et refusant en même temps cette version de l'enserrement :

près de la fontaine était couchée une lourde pierre rectangulaire qui aurait pu lui servir de couvercle, et qui l'était peut-être (...) il plongea le gobelet dans la source et répandit l'eau sur la dalle, en prononçant les mots inscrits dans l'épaisseur de l'or

ce qui déclenche orage et tonnerre exactement, presque mot pour mot, comme chez Chrétien.

La version de l'enserrement dans la prison de verre, deuxième de la tradition, est déplacée et attribuée à Morgane ; c'est Lancelot qui se retrouve prisonnier :

sa main heurta un obstacle. Il y avait là une sorte de mur qu'il ne pouvait pas voir. C'était une épaisse lame de verre plus solide que des barreaux.

La fin choisie par Barjavel est autre mais annoncée dès le début du texte. Les relations existant à l'intérieur du couple sont vécues en référence à ce futur qui, non seulement n'est pas occulté, mais au contraire attendu et souhaité.

Les apparences prises par Merlin sont nombreuses mais Viviane a le privilège de le voir sous son vrai visage ; comme tout ce qui sera entre eux, le jeu des apparences ne peut exister ici :

c'est pourquoi Merlin avait décidé de se montrer à elle tel que ni le roi Arthur, ni personne ne l'avait jamais vu

même si étant un personnage intemporel, il refuse la prise du temps :

lui-même ne s'était pas rendu compte que pour la rejoindre et mieux se rapprocher d'elle, il s'était glissé dans l'apparence de ses quinze ans (...) il avait repris l'apparence de ses trente ans.

En cela la représentation que donne Barjavel de l'aspect de Merlin diffère fondamentalement de ceux de la tradition mais aussi de nombreuses variantes modernisées du thème dans lesquelles il apparaît toujours avec la figure et la personnalité d'un vénérable sage chenu. La très riche iconographie merlinesque ne le fait apparaître qu'une fois sous les traits d'un jeune page conversant avec Viviane { voir }.

Toute notion d'âge étant abolie, cela permet également d'éviter le trouble de l'inceste qui apparaît dans certaines traditions. En effet, si la relation incestueuse frère/sœur n'est pas reprise, les années qui séparent Merlin de Viviane pourraient orienter le texte dans le sens d'une relation incestueuse père/fille.

Représentation moderne mais traditionnelle de Merlin en vieux sage vénérable et un peu sauvage
Image "traditionnelle"
de Merlin en vieux druide

Mais Merlin reconnaît lui-même

je suis ici et je suis ailleurs

sa temporalité n'est pas celle de l'humain :

c'était le temps de Merlin et il n'a pas la même durée que celle des humains ordinaires.

Ce qui pourrait le séparer de Viviane ne se situe donc pas là. C'est la même raison qui se trouve au cœur de la Quête du Graal, raison que connaît parfaitement Merlin mais qu'il ne comprend pas toujours :

Je t'apporte la souffrance...Pas le malheur mais la souffrance. Il y aura la même pour moi mais si j'ai le droit de me l'infliger et de l'accepter, je n'ai pas celui de te la faire partager. Je ne voulais pas revenir, je ne le voulais pas (...) Et me voilà (...) Plus nous serons ensemble, plus nous nous aimerons, plus nous serons malheureux...pour une raison simple et terrible : tu es vierge, je le suis aussi, et nous devons le rester, sous peine de perdre nos pouvoirs

Face à cette interdiction, Merlin est semblable aux chevaliers lancés dans la Quête, toute relation charnelle lui est interdite. Mais la sensualité n'est pas bannie, au contraire ; il s'agit de remplacer le plaisir des sens par les sens du plaisir :

si peu d'entre eux étaient capables de connaître les joies que le monde offre à chaque instant à qui sait regarder, écouter, toucher, sentir, goûter.

Plusieurs passages illustrent la tentation permanente existant entre les deux amants, mais il y a évolution, et, peu à peu, le pourquoi de l'interdit se précise :

Pourquoi, pourquoi cela nous est-il interdit ? Je ne sais pas encore ? dit Merlin. Je crois que je commence à comprendre. Je t'expliquerai quand je serai sûr (...) - Pire (...) : cela risque d'être plus fort que nous (...)

Les hommes ont encore besoin de Merlin. Il n'est pas temps de s'enfermer dans la tour de vent. Si Viviane est un des visages du Graal, elle est en même temps retour aux origines et aux sources premières de la vie. La montée de la vie en Viviane est semblable à la construction du monde :

Alors elle sentit sous ses mains, son ventre se mettre à vivre. Il y eut des fleuves et des soleils, des volcans et des dragons et les oiseaux et les poissons des profondeurs, et les flux et les reflux du premier océan, et une immense plaine paisible couverte de fleurs ".

Mais l'épreuve endurée par les deux amants n'est pas sans espoir, c'est ce qui la rend supportable :

Un jour nous ne pourrons plus les supporter, et il nous faudra choisir (...). Mais maintenant nous devons avoir du courage, le monde a besoin de nous.

Et avant l'accomplissement, Viviane doit être femme à part entière. En ce sens, si la figure de Viviane, à travers l'évolution des rapports Maître/Elève, semble être avant tout celle de la « fée amante » (voir Les Fées au Moyen Âge, Laurence Harf Lancner, Paris, éd. Honoré Champion, 1984), elle garde également de nombreux aspects de la « fée marraine » traditionnelle. Élever Lancelot est un lien supplémentaire entre elle et Merlin :

Cet enfant remplacerait celui qu'il lui était interdit d'avoir avec Merlin. Il serait leur enfant.

Nous avons ici à la fois l'illustration de l'originalité de Barjavel et sa connaissance poussée des différentes sources auxquelles il a pu puiser.

Dans certaines versions de la légende, et en particulier la toute première apparition de Merlin comme barde du prince Gwenddoleu devenu druide que rapporte l'Historia Brittonum de Nennius du début du IXème siècle, le personnage est parfois nommé Myrddin (du vieux celtique Meridunon : forteresse de la mer) ou, selon la langue bretonne, Marzin (du breton eur marz : un prodige). Le gallois Myrddin ne peut se prononcer que Meurzlinn, transcrit en latin par Merlinus d'où est venu Merlin. Cette transcription choisie par G. de Monmouth avait pour but de ne pas risquer de voir la prononciation latine (merdin') rapprochée du mot franco-latin m...e pas encore camberonnesque mais déjà inconvenant.
On pourra trouver une étude complète des nombreuses déclinaisons du personnage de Merlin sur la page (en anglais : [ http://www.britannia.com/history/biographies/merlin.html ].
 


~PERSONNAGES~
VIVIANE

La Dame du Lac

Deux faces de Viviane nous sont parvenues et restent attachées à son personnage dans l'imaginaire collectif. Elle est la Dame du Lac, la mère adoptive de Lancelot et l'élève de Merlin, mais aussi celle qui le retient prisonnier à jamais. Nous avons en fait ici, la fusion de Viviane figure positive, et de Morgane, figure négative. Alors que J. Markale rappelle qu'elles sont toutes deux les élèves de Merlin « dans les textes continentaux », Barjavel préfère séparer explicitement les deux femmes.

Il écarte toutes les traditions qui font de Merlin une victime de Viviane.

  Cependant son habileté réside dans le fait d'évoquer la plupart et l'accomplissement de sa vision personnelle.

Il s'arrêta sans bruit au débouché du sentier qui menait à la source de l'œil (...) Une fille était en train de s'y baigner, blonde et nue.

Elle est immédiatement présentée comme un obstacle sur le chemin du Graal :

l'adversaire qui l'attend près de l'œil est autrement dangereux pour lui (...) Si l'enfant magique s'intéressait à Arthur, celui-ci serait perdu pour le Graal.

La dualité du personnage est déjà présente ici. À la fois pure, innocente mais piège pour Merlin :

en découvrant cette enfant miraculeuse, il avait compris que c'était pour lui que son père avait déposé ce piège, le pire qu'il lui eût jamais tendu. Il s'y était jeté tout droit, et il se demandait s'il pourrait jamais s'en libérer.

L'enchanteur est donc conscient, dès le début, du danger représenté par Viviane mais

il fait lui-même le geste d'offrande et de possession.

Il lui révèle les pouvoirs parce qu'

il savait qu'elle ne les utiliserait jamais pour faire le mal (...) mais il ne lui donna pas la clé universelle (..) qui lui aurait permis de faire dès maintenant tout ce qu'elle aurait voulu (...) Et peut-être, aussi, malgré sa confiance et son amour, voulait-il garder une dernière défense contre elle

Ici l'allusion à la tradition et à l'enserrement de Merlin se fait très discrète et le côté négatif de Viviane est comme dilué par la dernière phrase :

et contre lui.

Ainsi Viviane s'élève au-dessus des autres femmes grâce à Merlin :

Elle avait perdu toutes ses connaissances, elle était redevenue pareille à la fillette sauvageonne, intelligente et ignorante, qu'elle était avant sa rencontre avec l'Enchanteur. Elle mesura en un instant quel prodigieux chemin elle avait parcouru depuis, grâce à son amour, grâce à leur amour, avec son aide, en sa compagnie, même lointaine.

Et c'est sur ce chemin emprunté par ses héros que Barjavel nous invite.

La forme du nom Viviane est la plus courante dans la légende. On la trouve aussi nommée Nimue (avec, sous ce nom, des aspects plutôt maléfiques), et certaines exégèses l'assimilent à la déesse romaine Diane.
 


~PERSONNAGES~
ARTHUR, GUENIÈVRE ET LANCELOT

Les amants royaux

Les adieux de Lancelot et Guenièvre - photographie "tableau vivant" de Julia Margaret Cameron pour le livre de Tennyson "Idylls of the King" - 1874 Lancelot et Guenièvre : un couple mythique qui a souvent éclipsé la quête du Graal et l'obstacle que leur relation représentait vers sa réalisation. Indissociablement liée à Arthur, l'histoire des deux amants éternels permet à Barjavel de prendre les libertés qu'il souhaite avec la légende et de l'enrichir. La réécriture des textes premiers passe par une remise en cause particulière de la reine. Dans les textes de Chrétien, Guenièvre, avant d'être femme, est reine. Le romancier inverse cette vision, son but étant à travers ses pages, de donner la parole à l'humain avec ses faiblesses et ses désirs. Arthur a dix sept ans, des boucles dorées et une carrure d'homme. Guenièvre n'a pas quinze ans, des cheveux longs tressés couleur de blé mûr et de très grands yeux bleus mais « elle est déjà femme ».
C'est pourquoi dès la rencontre d'Arthur et de Guenièvre, l'écrivain laisse présager le fossé qui se creusera entre eux. La jeune fille voit Arthur combattre mais si elle

ne quitta plus des yeux le chevalier de mailles dont la vaillance dépassait toutes les autres,

vision fugace à l'image de ce que sera sa vie, Arthur est présenté comme un roi guerrier, plus que chez Chrétien. Barjavel oppose l'image du combattant à celle de l'amant. Ainsi explique-t-il l'échec du couple royal. Arthur ne cesse d'être avant tout un guerrier, ne concédant à la reine aucune humanité, humanité que l'on trouve parfois chez Chrétien. Ainsi la sensualité, pierre d'achoppement entre Guenièvre et Arthur dans l'Enchanteur, n'est pas écartée par l'auteur médiéval. Dans Yvain, les premières pages attestent d'un épanouissement dans les relations conjugales, hors de celles consacrées à la cour :

parce que jamais on n'avait vu le roi, à une si grande fête, se retirer dans sa chambre pour dormir ou pour se reposer. C'est pourtant ce qui arriva ce jour-là : la reine le retint et il demeura tant auprès d'elle qu'il s'abandonna au sommeil.

Chez Barjavel l'échec de la relation physique est mis en avant comme une cause essentielle de l'infidélité de la reine (comme celle de Jeanne Corbet envers son mari dans Le Grand Secret) :

Jour après jour, Guenièvre avait idéalisé Arthur (...). Sa main droite, à force de manier l'épée, était devenue dure comme la pierre, et quand elle se posa sur Guenièvre la nuit des retrouvailles, la reine eut un frisson et toute sa douce chair se contracta (...). Quand vint la nuit il se montra, comme toujours, plein de solidité et de vigueur. C'était un grand chevalier, qui allait droit au but (...). Elle soupira, et décida de se consacrer tout entière à la gloire du roi

La rencontre avec Lancelot - seize ans, yeux gris pâles et cheveux de lumière - et Guenièvre - trente ans, toujours jeune, la plus belle femme du royaume - est éblouissement réciproque et paradoxalement la liaison qui en découle permet d'approcher du Graal car l'échec réside, non dans l'adultère commis, mais dans la définition du Graal pour Lancelot : si Viviane est une des figures du Graal pour Merlin, la reine est LE Graal pour Lancelot :

il avait vu Guenièvre (...) c'était Guenièvre qui lui tendait le Graal (...) le Graal avait cessé d'exister pour lui. Il n'y avait plus au monde que Guenièvre.

La découverte de la liaison, que la tradition s'entend à présenter comme un complot de l'entourage d'Arthur, est particulièrement originale. Ayant perdu la raison, Lancelot, enfermé dans une prison de verre par Morgane, occupe ses journées à peindre de larges fresques érotiques de sa relation sublimée avec la reine :

Peinte au centre du mur d'en face, une femme nue, un peu plus grande que nature, illuminée par le soleil venu de la fenêtre, l'accueillit comme une vivante. Allongée sur des fourrures, épanouie, radieuse, elle le regardait. Arthur ne la reconnut pas. À cause du bonheur qui rayonnait de son visage, tel qu'il ne l'avait jamais vu. Quant à son corps, il ne l'avait jamais regardé...(...) Cette histoire est une invention diabolique ! Guenièvre, avez-vous vu ce qu'elle a osé... il se tourna vers la reine et sa colère s'écroula.

Tout est dit ; la justice humaine peut s'accomplir.

Pardonnez ! (...) Si je ne fais pas la justice avec la reine, dit Arthur, comment pourrais-je la faire avec mon peuple ?

Notes :
Guenièvre est une francisation du nom celte Gwenhwyfar signifiant « esprit blanc ». En anglais le mot Guinevere est utilisé.
Arthur est parfois nommé Art(h)us ; on a pu voir que, selon la source gallo-romaine d'Ennius, le personnage-prototype pourrait en être Arturius.
 


~PERSONNAGES~
MORGANE

La fée noire

La fée Morgane - représentation post-romantique par Johanna Pieterman - http://www.johannas-art.com/prints.htm Représentation post-romantique
de la fée Morgane

Figure négative, presque androgyne, elle est la manipulatrice qui conduira le royaume à sa perte. Barjavel joue sur les contrastes pour opposer Guenièvre, symbole de vie :

les seins glorieux de Guenièvre, ronds, presque sphériques, abondants comme les moissons, leurs pointes orgueilleuses tendues en oblique

et Morgane, sa négation :

Elle était (...) petite, mince, toujours en mouvement, et gardait ses cheveux noirs coupés court, ébouriffés en mèches raides de tous sens, ce qui lui donnait l'allure d'un garçon qui joue. Ses yeux sombres brûlaient d'un feu qui était celui de son corps

et

la beauté de son corps au teint mat, ses petits seins fermes aux pointes aiguës, ses hanches minces, ses longues jambes, ses épaules fines.

En distinguant Morgane et Viviane, il fait pencher définitivement la compagne de Merlin du côté du bien.


 

~PERSONNAGES~
PERCEVAL et BÉNIE

La jeunesse éternelle ?

Il a

quinze ans, les cheveux noirs et lisses, les yeux noirs.

Barjavel reprend toutes les étapes qui chez Chrétien transforme le jeune « nice » (naïf) en un chevalier accompli. L'originalité de notre romancier est d'introduire deux personnages, Bénie (la figure transformée de la Blancheflor du texte médiéval) et Berthée, l'une pour développer l'éveil du jeune chevalier à la complicité et la deuxième pour déclencher la faute qui l'écartera du Graal.
Les dernières retrouvailles de Perceval et Bénie alors que la jeune fille est morte de l'attendre, sont comme un écho à celle de Jean et Marie de Tarendol. La disparition d'un être en pleine jeunesse est l'injustice suprême et elle provoque la folie de Perceval.
La réussite au Graal de Galaad, autorisera cependant les retrouvailles au-delà des mondes et du temps, pour l'éternité.

Perceval, en gallois Peredu, est le Parcival ou Parsival de la tradition wagnérienne en particulier. On trouve comme origine du nom : Par-lui-fet (Perlesvaus), c'est à dire "qui s'est fait lui-même" (self-made man).
 


~PERSONNAGES~
Les autres :
GAUVAIN, Le ROI PÊCHEUR, ELWENN

Des HÉROS DE LÉGENDE

GAUVAIN

Force de la nature, sa puissance est liée au cycle solaire. Il symbolise l'amitié entre chevaliers. Il est le neveu d'Arthur ; c'est lui qui ramène Perceval à la raison et tout comme lui se lance à la quête du Graal. Son nom est l'adaptation du gallois Gwalchmai, "le faucon de mai" (transcrit en anglais par Gawain)

LE ROI PÊCHEUR

Elément essentiel de la légende, et pourtant presque "second rôle" en ce qui concerne l'action, il est le gardien du Graal, celui que rencontrent les chevaliers juste avant l'épreuve. Visionnaire apparaissant comme une vision onirique, ses mots sont comme une réponse anticipée à ce qui doit s'accomplir. Barjavel le nommé Pellès ; la tradition rapportée par Robert de Boron fait de lui Alain le Gros, petit-neveu de Joseph d'Arimathie (qui apporta le Saint-Graal en Europe).

ELWENN

Fille du Roi Pêcheur, elle mène le cortège du Graal. Pour que la légende s'accomplisse, la magie lui fait prendre l'apparence de Guenièvre et passer une unique nuit avec Lancelot. C'est ainsi qu'est engendré Galaad, celui qui sauvera la Table Ronde.

Elwenn semble être la forme celtique de Elaine (ou même Hélène comme l'emploient certaines versions de la légende), mais c'est en fait par licence poétique que Barjavel a choisi cette forme : la transposition celte de Hélène serait Eileen, alors qu'Elwenn, ou son équivalent Elouan est un prénom différent. Mais, fait intéressant, la racine proto-celtique (indo-européenne) en est la même : Eu Lou signifie Bonne Lumière, et le grec Hélène signifie "éclat du soleil".


La Dame du Graal : Elwenn
(tableau d'Arthur Rackham)


Pour en savoir plus :

Quelques liens à explorer sur la présentation, l'histoire et la généalogie des personnages de la légende arthurienne ;

et, en anglais :



Les LIEUX

Dans l'étude des lieux de L'Enchanteur
  1. Lieux britanniques (Grande-Bretagne) :
    1. Tintagel
    2. Stonehenge
  2. Lieux bretons (Petite-Bretagne) :
    1. La forêt de Brocéliande
    2. La fontaine de Barenton
    3. Le Val Sans Retour
    4. Le lac et le château de Comper
  3. Lieux mythiques
    1. Logres
    2. Camelot
    3. Avalon
    4. Le monde souterrain
    5. Le Château Aventureux
Ou plutôt :

Comme la plupart des œuvres de Barjavel, L'Enchanteur comporte de nombreuses références aux lieux accueillant les aventures des héros, et parfois dotés en eux-mêmes d'une sorte de personnalité. Le thème du roman et ses aspects mythiques amènent l'auteur à y présenter des lieux "géographiques", autrement dit "existant réellement", mais aussi des lieux "imaginaires", évoqués par les nombreuses traditions dont il est en quelque sorte l'héritier. On doit remarquer qu'il n'est pas dupe de cette distinction, et qu'il s'efforce, dans les parties discursives qui éclairent le récit, d'en préciser la nature et, pour le lecteur contemporain, la situation géographique. Ainsi, si « Grande-Bretagne » a un sens évident, il précise que cette (grande) île est appelée dans la tradition « Bretagne », et que notre Bretagne continentale est la « Petite Bretagne »

On ne trouvera pas ci-après une étude exhaustive et détaillée de tous ces lieux, mais la simple présentation des principaux cités dans le roman. De nombreux sites Internet, pour lesquels j'ai placé une sélection de liens, fourniront un grand nombre de détails pittoresques ou érudits. Mais, à vrai dire, seule une visite sur place permettra au lecteur intéressé d'en appréhender la richesse et surtout les atmosphères... Ceci nécessite un circuit touristique complet : certains organisateurs de voyages britanniques proposent précisément ce thème, restreint aux sites insulaires : (voir [ Avalon to Camelot tour ] et [ un séjour complet en costumes... ]), et les Offices du Tourisme de Bretagne fourniront aussi d'excellentes idées de randonnées, car la marche ou le cyclotourisme sont les meilleurs moyens d'aller à la rencontre de ces lieux.


 

Drapeau britannique : L'Union Jack

Lieux britanniques

Le terme britannique s'impose dans un premier niveau de précision, mais il est plus exact de situer les aventures des Chevaliers en Cornouailles (sud-ouest de l'Angleterre) et au Pays de Galles, ainsi que partiellement en Irlande voire en Écosse...

La crique nord-est en contrebas de laquelle se trouve la "Grotte de Merlin", chantée par le poète anglais Tennyson  Vue de la péninsule avec les ruines du château  L'entrée dans la forteresse
Vue aérienne du site de Stonehenge  Vue globale du cercle principal  
 »
Reconstitution de l'aspect original du site  Effet lumineux d'alignement au coucher du soleil le 21 juin

 

Drapeau breton : le Gwen-a-du (Blanc et noir)

Lieux bretons

Le tombeau de Merlin dans la forêt de Paimpont

Les étymologies possibles du nom Barenton sont nombreuses mais restent indécises ; il est pour nous intéressant de considérer celle qui la lie

à l'aspect topographique des lieux, à savoir peut-être une forteresse sur une hauteur, ou encore une forteresse située près d'une source importante, ce qui est aussi le cas : Bar-andon = la hauteur de la source d'eau pure.

N'est-on pas loin d'un "endroit élevé où il y a de l'eau", que Barjavel donne comme l'étymologie, celte également, de... Tarendol (qui ressemble d'ailleurs bien phonétiquement à Barenton). (voir [ cette très intéressante étude sur le sujet ])


 

Écu celte... Écu celte...  Écu celte...

Lieux mythiques

Il est difficile de situer ces lieux, dont les noms parsèment de nombreuses versions de la tradition, et dont les descriptions rapportées et la chronologie même permettent difficilement de dépasser le stade des hypothèses. Si l'historien scrupuleux s'efforcera d'identifier avec exactitude tels ou tels tumulus, murailles en ruine ou bras de rivière que signalent les écrits anciens, la Légende elle-même se contentera de leur laisser la part du rêve dont elle se nourrit.
C'est bien ainsi que le comprend Barjavel, et il ne tente pas d'en établir de plus amples précisions.

Le château de Camelot - vision médiévale
Le TOR, colline sacrée près de Glastonbury... L'Île d'Avalon au dessus des brumes ? Ruines de l'abbaye de Glastonbury dans la brume - photographie de Sarah Boait Ruines de l'abbaye de Glastonbury dans la brume - photographie de Sarah Boait
La colline du Tor, surmontée d'une tour en ruine
Faut-il y voir l'Île d'Avalon au dessus de la mer de brume ?
Ruines de l'abbaye sous la brume. Le Chalice Well (Puits du Calice),
source d'eau ferrugineuse rougeâtre.




La LANGUE et LE STYLE

Dans l'étude linguistique de L'Enchanteur
  1. Le style
  2. Le vocabulaire
Ou plutôt :


Le style : un mélange particulièrement marqué

S'il est un roman combinant tous les styles dont Barjavel peut faire preuve, c'est bien L'Enchanteur. Passant du roman à la référence mythologique, du ton narratif à l'humour enlevé, l'auteur joue des facettes de son talent pour éviter toute lassitude à son lecteur.
Il instaure une codification narrative qui nous guide dans son univers légendaire. Les paragraphes en italique, toujours explicatifs, comme celui qui ouvre le roman et se réfère à la légende, sont la marque de la présence de l'auteur. On les retrouve également en cours de narration, comme une large parenthèse :

Dans toutes ces aventures, il est peu parlé des écuyers. Ils sont pourtant toujours présents, ou presque.

L'attachement du romancier à une lisibilité de ses œuvres est constant. Il refuse de "faire compliqué lorsqu'on peut faire simple" ; il ne s'agit pas d'une pauvreté stylistique mais d'un dépouillement travaillé de structure qui rend à l'image sa force et sa poésie. Dès lors se dégagent deux tendances propres à son écriture : la poésie et le comique malicieux. Barjavel accentue les caractéristiques du style de Chrétien. Ainsi la naïveté du jeune nice qu'est Perceval est amplifiée et rendue à travers l'utilisation d'un vocabulaire mêlant humour et utilité narrative.

Tout cela tient sur lui comme la carapace d'une écrevisse, dit-il. Je vais allumer un feu et le mettre dedans. Quand l'intérieur sera réduit en cendres, je pourrai disposer de l'extérieur. Il est bon d'être naïf, dit Merlin, mais non d'être idiot !

ou encore

En ce temps là... Qu'est-ce ça veut dire « ce temps là ? » Quel temps-là ?...


Des mots et des explications pour rendre un univers

Les ruptures dans le ton, présentes dans bon nombre de romans, vont parfois jusqu'à l'explication à outrance. L'Enchanteur qui reconstitue par touches le cadre et l'atmosphère médiévale grâce à l'évocation de scènes de la vie quotidienne (tournois, adoubement...) et l'utilisation sans mélange d'un vocabulaire précis et identifiable (oliphant au lieu d'éléphant, fèvre pour forgeron...) développe particulièrement cette caractéristique. C'est ainsi que l'écrivain, par un phénomène de distanciation qui lui est familier, se joue de leur emploi :

espluméor, sans connaître le sens de ce mot, et personne ne le connaît encore aujourd'hui,

donnant à ses phrases un accent didactique lorsqu'il revient sur la nature des armes des écuyers (qui étaient des gourdins) et insiste sur le privilège des chevaliers à utiliser la lance et l'épée ou encore lorsqu'il rappelle que le dîner était à l'époque le repas de midi et que le nom de souper vient du met qui était servi au menu le soir - et nous retrouvons ce souci de faciliter l'accès à la connaissance.

Enfin, l'anachronisme volontaire, comme la création d'un supermarché ou la destruction du paysage par les bulldozers, vient lui aussi relancer l'adhésion du lecteur et aider à l'énoncé de maximes personnelles :

les voilà délivrés du péché d'envie, parce qu'ils sont délivrés de la faim

L'usage de toutes ces subtilités tout comme la richesse thématique font de l'Enchanteur un roman original au sens plein, roman qu'il faut découvrir pour en exploiter la profondeur.


Le vocabulaire : une richesse sous-tendue par des thèmes profonds

Cette diversité de tons et d'atmosphères créée par le roman s'appuie sur ces variétés de style que renforcent des choix de vocabulaires bien spécifiques. L'analyse lexicale du texte en révèle quelques aspects inattendus, et peut servir de base à des exégèses bien plus poussées ; on pourra me contacter pour plus de renseignements.

Occurrences lexicales

Pour éviter tout côté fastidieux à une telle analyse, qui ne prend tout son sens que lorsqu'elle étaye une étude thématique plus précise (comme la rubrique "Les Couleurs" de la section suivante), et que la simple statistique globale réduit à une vue statique, on se restreindra ci-après à quelques domaines particuliers du vocabulaire.

Les personnages ont la primauté dans le récit : le substantif le plus fréquent est roi (411 occurrences), puis Merlin (373) (et "enchanteur" 52 fois), Lancelot (372), Arthur (316), Viviane (208), Perceval (167), reine (153), Gauvain (141), Guenièvre (135), Morgane (104) et Galaad (73). Le Roi pêcheur est mentionné 25 fois, mais une seule fois nominativement sous son patronyme Pellès. Elwenn apparaît 23 fois. Les « petits » personnages, qui ont en fait toute leur importance, sont plus localisés dans le récit : Galehaut (60), Bénigne (50) et Bénie (39), Kou (45) et Passefleur (8).

Chevaleresque et épique, le récit donne une part importance aux armes et à l'attirail guerrier, sous des appellations parfois d'époque, parfois moderne, preuve là encore de la diachronicité du récit : épée(s) (198), chevalier(s) (170+137), écuyer(s) (63), armes (60), lance (56), heaume(s) (39), haubert(s) (38), combat(s) (45), écu(s) (29) (alors que le terme moderne "bouclier" n'apparaît pas), arc (9).

Si les aspects religieux sont indéniables dans la version médiévale du thème, Barjavel leur laisse une place somme toute modérée : Dieu (100), dieux (11), diable(s) (93), enfer (14), Jésus(12), Paradis (8), Noël (8), Joseph (d'Arimathie) (6). Le Graal, quant à lui, est nommé 62 fois.

"Traditionnelles" chez Barjavel, les mentions du corps humain sont tout à leur place dans un récit alliant l'action combattante à la sensualité. Yeux (134) et œil (36), les plus fréquents, incitent à considérer la prépondérance de l'élément visuel dans le récit et surtout le support d'évocation qu'il construit. Puis main(s) (229), tête(s) (129), visage(s) (99), bras (98), cheveux (91), corps (75), sang (72), poitrine(s) (45), barbe (37), pied(s) (39+37), bouche(s) (40), épaule(s) (34), dent(s) (33), sein(s) (29), genou(x) (26), jambe(s) (15), sexe(s) (8).

Laissons de côté les lieux pour finir par quelques interjections et onomatopées curieuses ou pittoresques : bouf (2), croâ (2), sfsulsfsuli (3), certaines substantivées pour en faire des noms d'animaux merveilleux : guit-guit, bulbul.



THÉMATIQUE

Dans la Thématique de L'Enchanteur
  1. La Quête du Graal
  2. Le Merveilleux et la Magie
  3. L'Initiation
  4. La Jeunesse
  5. Les Couleurs
Ou plutôt :


La QUÊTE DU GRAAL

LA VISION DU GRAAL

Joseph d'Arimathie recueille le sang du Christ dans ce qui deviendra le Saint Graal

  • La vision traditionnelle :

    C'est entre 1180 et 1190 que le Graal a fait son apparition dans la littérature européenne, et cela par la grâce du romancier champenois Chrétien de Troyes.
    Du mythe nous ne retenons la plupart du temps que la version christianisée, que rapporte l'évangile (apocryphe) de Nicomède, qui le limite à la coupe ayant servi à la Sainte Cène, puis recueilli le sang du Christ et devenue le calice du rituel catholique.
    J. Markale rappelle que c'est :

    l'influence de Robert de Boron qui fait du Graal le plat, l'écuelle exactement dans lequel Jésus mangea lors de son dernier repas avec les Apôtres

    Au mieux on y voit l'objet merveilleux et mystérieux de la quête des chevaliers de la Table Ronde. Or le mythe du Graal se compose de plusieurs éléments dont Barjavel a su exploiter toute la richesse et qui l'inscrivent définitivement parmi les continuateurs de la Légende.
    Philippe Walter (Le Livre du Graal - Éd. La Pléïade) analyse :

    Le mythe du Graal est sans conteste l'un des plus riches complexes imaginaires que la littérature ait su élaborer. Il s'est constitué par étapes successives. (...) Il n'a pas été d'emblée fixé dans son essence définitive par un auteur dont les écrivains ultérieurs se seraient fidèlement inspirés. Il résulte au contraire de la superposition de plusieurs strates légendaires, de la réécriture, de l'imbrication, de la contamination et de l'interaction de plusieurs œuvres au départ totalement indépendantes les unes aux autres. (...) Il devient l'emblème poétique d'une littérature en devenir : signe en attente de toutes ses métamorphoses imaginaires. (...) Le Graal se donne ainsi comme un mythe de l'origine. Il conduit vers un passé perdu, un secret interdit. Il touche à l'inconscient de l'histoire sacrée et de l'histoire profane des hommes.

    C'est bien sûr la Quête en elle-même, cet élan vers l'Absolu qui pousse les chevaliers sur les routes mais également trois éléments clefs : le Roi Pêcheur, le cortège du Graal avec la lance, et le royaume stérile et désolé.
    Le Roi Pêcheur dont les deux mots accolés contiennent tout le bouleversement d'un monde où tout équilibre a disparu (un roi chasse : pêcher c'est déroger à son rang comme le serait de travailler la terre), est le gardien du Château magique. Blessé entre les jambes chez Chrétien de Troyes, sa souffrance est à l'image de la terre dévastée et stérile.
    Le cortège du Graal se compose d'une procession de cinq jeunes gens qui traversent la salle. Philippe Walter précise encore :

    Dans ce cortège se succèdent un jeune homme porteur d'une lance blanche dont le fer saigne, deux autres jeunes gens portant des chandeliers allumés, une belle jeune fille tenant un graal d'or fin, orné de pierres précieuses, dont le passage illumine la salle. Une autre jeune fille ferme le cortège en tenant un tailloir d'argent, c'est-à-dire un plat en métal précieux servant à découper la viande.

    Si, dans la tradition celte, le graal s'attache au bien plus ancien chaudron magique, Comme le relève Jean Markale, l'étymologie permet aussi de faire le lien avec le mot occitan

    Gradal qui désigne un récipient servant à faire le cassoulet entre autres... La gastronomie n’est pas profane, elle est sacrée.

  • Une vision particulière du Graal :

    Les adaptations du mythe : Barjavel garde cette vision nécessaire à la narration tout en lui apportant une dimension nouvelle. En effet, au-delà d'une simple métaphore, l'auteur construit toute sa narration autour de l'idée que l'image de la femme résume le monde, la création, elle est une figure de Dieu sur terre.
     

  • La femme comme vision du Graal

    Elle va permettre à l'homme d'être dieu par son humanité. Le geste qui va la lier à Merlin est

    un geste d'offrande et de possession

    comme le Graal est don de soi sur le chemin de la pleine possession du moi. Dès les premières pages, la figure divine de Viviane est accentuée ; chez Chrétien de Troyes, l'ermite confiait à Perceval une étrange prière dans laquelle on a souvent vu, le souvenir d'incantations païennes :

    une prière et la lui inculque jusqu'à ce qu'il la sache. Cette prière comportait bien des noms de Notre Seigneur les plus efficaces et les plus importants qu'osât jamais prononcer bouche humaine si ce n'est en péril de mort"

    (Le Conte du Graal, Perceval, traduit par Jacques Ribard, Paris, Éd. Honoré Champion, 1983, coll. traductions des classiques français du Moyen Age)

    Chez Barjavel, Merlin donne à la femme aimée les mots qui, chez Chrétien de Troyes, doivent être dits au dieu aimé :

    il prononça un mot d'une langue ancienne et lui fit répéter pendant plusieurs minutes. Il était difficile à articuler

    et surtout

    il faut que je te nomme maintenant un autre de tes pouvoirs, grave, important, que tu vas devoir utiliser tout de suite.

    Mais, détail important,

    tout cela était en elle.

    Posséder certains pouvoirs fait du simple humain un magicien mais, s'il les tire de lui-même, il a alors accès à la divinité ; la distinction magicien/dieu est très nette.
    Viviane,

    riche comme la nature elle-même

    symbolise le microcosme originel :

    elle était l'eau limpide de la terre, la pluie neuve du ciel, la feuille transparente sortant du bourgeon, les yeux des étoiles.

    Plus, elle est Dieu :

    tu es Dieu... Dieu est en toi, Dieu t'habite parce que tu es belle... tu es ses miracles... les pointes de tes seins sont ses étoiles, tes seins sont la Terre et le Ciel, tes hanches sont les balancements du monde, ta peau est la douceur des fruits du paradis, ta bouche dit la vérité de ce qui est...

    La femme, l'Amour et la Vérité se confondent et semblent être les composantes essentielles du Graal. L'image de la femme cosmos/Graal, revient souvent :

    Si un jour je suis admis à regarder dans le Graal, ce sont certainement tes seins que j'y verrai. Ils sont la double perfection du monde, ils expliquent les mouvements et les formes et éclairent les mystères.

    Au-delà de ce simple constat, surgit une autre vision du Graal. De cette adéquation femme-divin-Graal, naît en effet la problématique concernant l'acte d'amour et ses relations avec le Sacré. La vision de la religion chez Barjavel condense plusieurs courants, plusieurs légendes, plusieurs traditions et va dans le sens d'un Graal divin tout en refusant le point de vue strict de l'Église. Passage essentiel, car nous avons dans ces pages, une assimilation très nette de l'Amour et de Dieu. La référence au mythe d'Aristophane, « ils coupèrent l'Unique en deux » pour qualifier Dieu, explique les interrogations ultérieures de l'écrivain, concernant l'acte physique et la notion même de virginité comme condition d'accès au Graal

    Il fallait qu'Arthur fût chaste pour la quête du Graal et le sacrement du mariage place l'œuvre de chair hors du péché.

    Déjà la solution ne semble pas être dans l'abstinence de tout amour physique mais dans la sublimation, la transcendance de cet amour. L'écrivain posera d'ailleurs le problème :

    S'Il avait fait l'homme et la femme différents et complémentaires, pourquoi était-ce un péché pour eux de se compléter ? (...) Pourquoi un homme et une femme qui voulaient s'élever sur le plan spirituel devaient-ils sacrifier le plan sexuel ? La joie partagée était-elle condamnable ?

    Le Graal ce n'est pas abolir le corps mais faire du corps le Graal. Le refus est celui de l'amour physique - plaisir qui est obstacle sur le chemin du Graal,

    plus qu'une faute, c'était une chute

    mais il y a en revanche transcendance de l'amour physique - don qui est condition et, on peut se le demander, fin de la Quête. La faute originelle n'en est pas une, c'est ce qu'en ont fait les hommes qui l'entache, d'où la nécessité de revenir à l'amour à l'état pur. Merlin lui-même doit garder sa virginité et il se trouve sur le même plan que les chevaliers à la Quête du Graal. Toute l'ambiguïté du Graal se trouve ici ; Barjavel refuse l'amour mystique. Le mot mystérieux que Merlin garde par de vers lui est

    le premier verbe qui servit à la création, la clé universelle.

    Pourquoi pas « amo », harmonie de la religion et de l'amour entre les êtres ?
    L'amour physique « n'est pas mal » et cependant il sera cause apparente de la chute de Lancelot pour le Graal.
    Ici le parallèle entre Viviane et Guenièvre doit être souligné. La reine ne connaît pas le plaisir, ni les joies de la maternité

    Elle n'éprouvait pas de déplaisir mais pas de plaisir non plus

    et

    elle tardait à être grosse et il lui semblait bien qu'Arthur lui en voulait.

    Différence essentielle : Viviane a l'amour et un enfant, même né d'une autre. Tout cela parce qu'elle est Le Graal alors que la reine est le Graal de Lancelot. La définition que Merlin donne lui-même de Viviane est profonde :

    Depuis que je t'ai vue, je sais que je ne suis que la moitié de moi-même. Tu es mon autre moi qui me demande et dont j'ai besoin (...) Un jour (...) il nous faudra choisir...

    Au-delà de l'androgyne primitif et de l'Unique, perce l'idée qu'une fois devenu dieu, le divin aura accès à l'humain. La définition du fait d'être ensemble est une vision du Graal :

    On est enfin deux et un seul, l'univers a retrouvé son équilibre, on est son centre, dans le rayonnement de l'amour présent, l'amour donné, l'amour reçu, l'amour de tout.

    Elle conduit à celle de l'amour, l'amour véritable :

    donner ce que l'Autre attend, prendre ce qu'il veut donner

    et

    Morgane est le contraire de l'amour : l'amour est don ; elle ne sait que prendre.

    Là encore, la nécessité de la virginité des chevaliers trouve son pendant dans celle du couple :

    voilà sans doute pourquoi celui qui est appelé à découvrir le Graal doit être vierge. Il faut qu'il soit arraché au fleuve, libéré du désir (...) qui fait de lui un esclave. Ce n'est pas l'acte lui-même qui est proscrit, mais l'enchaînement spirituel induit par le désir de l'acte.

    La relation entre Merlin et Viviane est semblable aux deux moitiés de l'épée qui se laissent joindre mais ne s'unissent pas. La réussite au Graal,

    les deux fragments, aussitôt, ne furent plus qu'une seule lame, sans traces de la cassure

    amène l'union éternelle des deux amants. La trame même du roman paraît bien être, parallèlement à la réussite au Graal, la réussite absolue du « couple divin ». J.Markale cite :

    (...) et lorsqu'ils furent l'un près de l'autre, rien ne les séparait plus, aucun interdit, aucun regret, aucune honte, aucune peur. Ils étaient ensemble dans la nudité parfaite de la première jeunesse du monde.

    Dès lors, l'enserrement est communion charnelle et spirituelle, et surtout issue voulue et attendue. Et c'est ce qui différencie cette fin de toutes les traditions. Chez Robert de Boron, Merlin se laisse enserrer parce qu'il aime plus Viviane que sa liberté. Barjavel écarte cette idée du choix, la relation avec Viviane étant synonyme du Tout Premier :

    Ils entraient dans la joie de l'amour absolu où la chair et l'esprit se rejoignent, se confondent et emplissent l'univers. Merlin murmura à Viviane le mot qu'il ne lui avait jamais dit, Viviane le répéta (...) L'air a tourné lentement et s'est refermé autour d'eux, les dérobant aux regards du monde. Ils vivent depuis ce jour dans la chambre invisible, la chambre d'air, la chambre d'amour, que le temps promène. Elle est là-bas, elle est ailleurs, elle est ici.

    Le roman ne s'achève donc pas sur la « morale du Graal » mais sur la concrétisation de l'Amour. Le texte reste d'autre part ouvert, ce n'est qu'un cycle qui aboutit et laisse ses traces dans le monde :

    Un jour elle s'ouvrira (...). Au centre de l'île a poussé un pommier.

    Et cependant

    Le Graal s'éloigne mais reste toujours proche. Le chemin qui y conduit s'ouvre en chaque vivant,

    comme un dernier message à l'intention de tous les lecteurs passés, présents et à venir.

Et si le Graal était la Connaissance Ultime, inaccessible mais but de toute recherche ? Celle de l'Être, du Non-Être, du Tout... ? { ?? }
 



Quelques liens et références pour approfondir ce thème :
  • Sur le Graal, symbole religieux à travers les âges : la page [ http://www.er.uqam.ca/nobel/religio/no14/bertin.html ], complétée d'une solide bibliographie.
  • Thèse sur le thème de la Quête : THIVENT Valérie : « Le thème de la quête dans L’Enchanteur de Barjavel et The Lord of the Rings de J.R.R. Tolkien », thèse de doctorat dirigée par Claude de Grève, Paris 10, L.G. C./Littérature du XXe siècle, 1997, 742 p.
  • Jean Markale, déjà cité comme référence par Barjavel, a continué à produire de nombreux ouvrages sur le sujet, et d'une manière générale sur le monde celtique dont il s'affirme être un spécialiste passionné. Si ces études peuvent sembler parfois peu académiques, elles n'en ont que plus d'intérêt. On pourra lire avec profit :
    • Le Graal (cité par Barjavel), avec des mises à jour en 1989 et 1996)
    • Le Cycle du Graal, en huit époques (volumes) (Éd. Pygmalion / G. Watelet)
    • Petite encyclopédie du Graal (chez le même éditeur), qui lui-même donne de nombreuses références.
    • Une interview récente de Jean Markale : "Le Graal, quête de l'Absolu" par François-Marie Perier dans la revue spiritualiste L'Essentiel (octobre 2002), rapportée sur le site http://www.alessentiel.com/mag/n13/page15.php3.
  • Récapitulatif de l'histoire complète de la tradition christianisée du Graal : [ http://users.swing.be/paroleactive/graal.html ]
  • Une présentation bien complète des théories concernant les sources du mythe (en anglais) : [ http://www.byu.edu/ipt/projects/middleages/Arthur/grail.html ]


LE MERVEILLEUX ET LA MAGIE

L'Enchanteur, plus que tout autre roman de Barjavel, mérite le qualificatif de roman merveilleux qui lui fut attribué a posteriori lors du regroupement dans le (recueil Omnibus de ce nom) paru douze ans après la mort de l'auteur. Le rattachement à ce genre certes distinct de la science-fiction à laquelle l'auteur est plus souvent identifié, ne doit pas tromper en incitant à se limiter à une catégorie de récit.

Le terme Merveilleux a pour origine le latin mirabilia qualifiant les choses admirables et surprenantes, et est ensuite passé dans le domaine religieux pour désigner le miracle ou le prodige, "fait ne s'expliquant pas par des causes naturelles et attribué à une intervention divine". Incluant donc initialement la référence au surnaturel, l'adjectif actuel s'est affranchi de cette référence, mais le terme littéraire la conserve pour en caractériser les pouvoirs qu'un héros ou un objet se voient attribuer. Pour T. Totorov (dans Introduction à la littérature fantastique, Éd. du Seuil, 1970), le Merveilleux est ce domaine, ou plutôt ce monde, dans lequel

les éléments surnaturels ne provoquent aucune réaction particulière ni chez les personnages, ni chez le lecteur implicite. Ce n'est pas une attitude envers les événements rapportés qui caractérise le Merveilleux, mais la nature même de ces événements.

Dans le cas de L'Enchanteur, croire que le Merveilleux est la dynamique même de la narration serait une erreur ; c'est elle qui le draine et l'anime, lui donnant une place singulière, permettant à Barjavel d'y faire vivre ses personnages de manière autonome, et d'y introduire ses pensées et réflexions sur les grands thèmes humains.

Ainsi en est-il, dans la Tradition, de la conception même de Merlin, de sa précocité et de ses dons de prophétie : "science infuse, connaissance du passé et possibilité de connaître l'avenir". Si les autres personnages sont surpris par ses talents, cette surprise est de l'émerveillement et non de l'étonnement (aux sens étymologiques)  : la précocité de l'enchanteur est donc admise en tant que "manifestation de la puissance de Dieu", ne choquant ni les protagonistes, ni le narrateur, ni le lecteur... Le trouble de Vortigern lors des révélations de Merlin à propos des dragons, n'apparaît que lorsqu'il apprend qu'il est personnellement concerné :

- Et je vais te dire, ajouta l'enfant merveilleux, ce que signifie le combat des deux dragons : le dragon noir, c'est toi, le dragon blanc est Uter Pandragon dont tu as usurpé le trône et qui vient vers toi avec son armée pour le reconquérir. Il te battra et te tuera, et de lui naîtra un fils qui sera le plus grand roi du monde, et dont ce chêne te montre l'image.
- Qu'on abatte ce chêne ! hurla le roi Vortigern.  Mais quand les bûcherons arrivèrent avec leurs cognées, le chêne se changea en un grand cheval couleur de sable, qui s'en alla paisiblement vers l'horizon, balançant sa tête couronnée d'or.  Et Vortigern fut battu et tué par Uter Pandragon, et de celui-ci naquit Arthur.

Et Barjavel, quant à lui, justifie a fortiori cette possibilité en précisant que

C'était en ce temps-là...
Les anciens dieux n'étaient pas morts, ils vivaient dans les forêts, les lacs et les sources, les hommes les connaissaient, les rencontraient parfois, ne les craignaient guère. En échange d'une aide, d'une faveur ils leur faisaient des cadeaux, un pigeon, des fleurs, une poupée, un plat de pois au lard, à la mesure de leurs moyens, qui étaient minces. Les dieux ne se montraient pas exigeants. Ils étaient pauvres et modestes, comme eux.
Mais dans ce bout du continent qui avait encore des noms changeants, un dieu nouveau s'avançait, venu de Jérusalem, où il était mort et ressuscité, en même temps qu'il régnait en permanence dans les cieux.

Ce sont toutes les aventures des héros qui baignent et se nourrissent de ce paradigme : Barjavel est, comme on l'a vu, très fidèle à la Tradition, mais il va plus loin. Aux talents de Connaissance (abstraite) du futur dont dispose Merlin, il ajoute de savoureuses interventions anachroniques sur la matière même du monde : l'exemple le plus frappant (et certains lecteurs m'ont confié que c'est ce qu'ils avaient retenu du roman !) est la mise en place d'un réchaud à gaz chez Bénie, très exactement décrit comme l'objet moderne qu'offre Merlin. Également l'apparition d'une source inépuisable de nourriture sous forme de boîtes de conserves en fer-blanc (n'oublions pas que la Cornouaille anglaise fut au XIXème siècle une importante région minière fournissant ce métal... les landes sauvages autour de Tintagel sont encore hantées par des ruines de cheminées de mines désaffectées). Cette solution à un problème bien humain n'est pas sans rappeler la miraculeuse mange-machine de La Nuit des temps, et le lien que l'on peut faire aussi avec la manne biblique éveillera chez certains familiers des théories ésotériques des rapprochements avec le Graal lui-même...

Ces détails, qui pourraient sembler n'être que de purs amusements, enrichissent en réalité considérablement l'œuvre en tant que roman, en lui faisant frôler le domaine de la science-fiction. Effleurement qui n'est que tangentiel, mais dont la direction commune prise à ce point est celle d'une vision profonde.
Cette magie merlinesque - qui paraît telle aux yeux de ses contemporains (vis à vis du récit) ne serait pour nous que de la simple technique. On ne peut s'empêcher de faire le rapprochement avec la phrase célèbre d'Arthur C. Clarke

Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie

que les amateurs de science-fiction connaissent sans doute bien [ voir http://www.chez.com/datoh/sf/auteur/clarke.html ], et dont la véracité devient flagrante dès que l'on examine avec du recul la plupart des produits techniques de notre époque.
Merlin serait un "voyageur temporel" qu'il n'aurait pas agi autrement !...

Mais Barjavel ne va pas plus loin sur cette voie dans son récit. Il ne suggère même pas une quelconque explication, et d'ailleurs les témoins ou bénéficiaires de cette merveille n'en ont pas besoin et n'en demandent pas, tout comme l'utilisateur courant d'un téléphone ne s'interroge jamais sur "comment est-ce possible ?". Seules les conséquences très terre-à-terre de cette facilité sont évoquées, elles ne sont pas toutes positives : l'encombrement provoqué par les boîtes de conserves vides trouve certes une solution dans leur recyclage comme pots de fleurs, mais les limitations esthétiques du procédé apparaissent vite.
Parmi les autres anachronismes évoqués, le marteau-pilon ne fait qu'une apparition virtuelle, comme si l'auteur, ou l'Enchanteur lui-même, jouait à cache-cache...

Le Diable fait toujours beaucoup de fracas pour pas grand-chose. Il est comme un marteau-pilon de mille tonnes qui s'abat sur une noix. A cette époque il n'y avait pas de vrais marteaux-pilons sur la terre. Ils étaient encore tous en enfer.

Les "frottements de réalités" ou de "temporalités" suggérés (à noter aussi les fugitives mentions anachroniques de missiles et bulldozers, et celle d'un supermarché) seraient bien familiers aux lecteurs de science-fiction pour qui voyages dans le temps, univers parallèles et repliements ou singularités spatio-temporels font partie d'un jeu d'"hypothèses de base" du genre. Comme on l'a vu, Barjavel, dans L'Enchanteur, ne va pas plus loin. Un autre auteur, Andre Norton, avait franchi ce pas quelques années auparavant avec son roman Le Miroir de Merlin (titre original : Merlin's Mirror, New York: DAW, 1975, paru en français aux éditions NéO n°81 en juillet 1983), faisant du héros éponyme un enfant d'extraterrestre utilisant une technologie avancée pour ses interventions miraculeuses... Plus proche cependant de la Fantasy qui est le genre propre de cet auteur, le roman - peut-être à redécouvrir - n'eut que peu de succès en France... { voir }.
Chez Barjavel le Merveilleux n'est pas le Fantastique. Dans L'Enchanteur, mais aussi dans ses romans purement S.-F. de l'auteur, on ne trouve pas d'horrible monstre ni d'extra-terrestres repoussants... L'auteur s'en est expliqué dans une interview pour la revue Horizon du Fantastique en 1970 ( voir ce document). L'auteur se permet ainsi par exemple de remplacer les deux dragons qui, dans les formes anciennes de la légende, causent la ruine récurrente du château de Vortigern, par deux gros vers :

- Ma vie ne dépend pas de toi, dit Merlin. Ta tour s'écroule parce que sous ses fondations se trouvent deux gros vers endormis. Chaque fois que l'un d'eux s'éveille et se retourne, la terre tremble et la tour s'écroule.
- Des vers ?
- Des vers !
- Si gros que ça !
- Encore bien plus gros !
(...)
Libérés de la terre qui pesait sur eux, ils se tortillèrent si bien qu'ils jaillirent à la surface du sol, se changèrent en dragons, s'envolèrent et se jetèrent l'un sur l'autre en hurlant et en crachant des flammes.
Après un bref combat, le dragon noir fut complètement consumé et réduit en une poignée de cendres que le vent emporta, tandis que le dragon blanc redescendait à terre, y prenait racines et se transformait en un chêne majestueux, au sommet duquel vint se poser une couronne d'or.

Certes ils finissent bien par se transformer en dragons pour disparaître, mais ce réarrangement peut être vu avant tout comme une volonté de rendre la description sinon plausible, du moins plus "visualisable" par le lecteur, sans faire appel à des images qu'il pourrait lui être difficile d'inventer.

La grande erreur des auteurs de SF, c'est de décrire des êtres non-humains parce qu'ils ne peuvent pas les décrire. A moins d'être dans un état second créé par la drogue et d'avoir des visions, et encore, même ces visions là, on les fabrique avec ce que l'on a.

 


L'INITIATION

Toute la démarche légendaire des Chevaliers de la Table Ronde, de leurs prédécesseurs et de leur "conseiller" qu'est Merlin, vise une Quête profonde qui sous des dehors matériels (un vase...) est comme on le voit d'une très grande profondeur symbolique. Démarche qui n'est pas sans évoquer celle des alchimistes, et il n'est pas étonnant que le psychologue Carl-Gustav Jung s'y soit particulièrement intéressé.
Selon son approche l'évolution légendaire d'une civilisation ou d'un groupe, telle que les légendes et mythes s'en font le récit, est représentative de l'évolution individuelle de chacun. Et dans cette optique, la Quête du Graal, quel que soit son résultat, est l'Initiation par laquelle tout individu passe - avec plus ou moins de succès - à certains âges de la vie - ceux-là même qu'ont les héros des légendes.
Si les bases fondamentales de la théorie de Jung se trouvent rassemblées dans ses traités « Les Racines de la conscience » et « Aïon », c'est son épouse, Emma Jung, qui a élaboré la plus importante étude sur le Graal proprement dit dans un volume complet, achevé après sa mort par Marie-Louise von Franz qui le publia en allemand en 1980 et qui fut traduit en français en 1988 : «  La Légende du Graal » (on pourra en [ voir une présentation : http://www.cgjung.net/mlvf/oeuvre/legende_graal.htm ]) De lecture passionnante mais très dense, ce monument de la psychologie des profondeurs soulève des points essentiels dont le rapprochement avec l'œuvre de Barjavel éclaire bien des aspects. On notera toutefois que Jung s'intéresse à l'aspect initiatique et symbolique de la Quête et de ses personnages, et que la figure de Merlin y est étudiée dans cette optique, pour laquelle ses relations avec Viviane sont considérées comme "hors sujet". L'ouvrage se termine néanmoins par une { intéressante exégèse } à propos de l'espluméor dont le mystère du sens semble être significatif en lui-même.

La Légende du Graal

C.G Jung montre qu'en alchimie le vase est symbole d'idée mystique :

Il est toujours un, doit être rond, à l'image de la voûte céleste, afin que les étoiles, par leur influence contribuent à l'œuvre.

La Quête du Graal constitue aussi, et surtout, une image de cette lente et douloureuse maturation intérieure qu'il appelle le processus d'individuation. Et ce symbole d'une si grande richesse est en fait la représentation du trésor caché dans l'âme humaine, dont la Quête revient à s'ouvrir à la réalisation de Soi.

Comme toute Initiation, elle est personnelle et non directement communicable... On comprendra que je ne fasse qu'évoquer cette piste d'approfondissement, et le visiteur intéressé pourra donc lire cet ouvrage et aussi consulter les liens suivants :

 


LA JEUNESSE

Les héros du roman de Barjavel sont essentiellement jeunes. Et, pour ceux qui en sont affectés, le vieillissement n'et pas vraiment commensurable au temps qui passe : Arthur et Guenièvre, jeunes gens au début du récit, deviennent de jeunes adultes ensuite, et le restent... Les enfants (Lancelot, Galaad, Bénie) grandissent, mais il semble qu'un "âge-plafond" soit atteint au delà duquel le héros ne vieillit plus, ou bien qu'il a dépassé depuis tellement longtemps qu'on en a oublié qu'il ait pu avoir été jeune, comme c'est semble-t-il le cas du roi méhaigné, de Pellès, de Bénigne...
Curieux phénomène mais parfaitement cohérent avec le reste de l'œuvre barjavélienne dont certains romans précisent les étapes marquantes :

Ce sont certes les âges de nubilité légale, mais je pense que le point n'est pas dans ce formalisme officiel. Sans entrer dans des analyses biographiques et psychologiques qui ne pourraient d'ailleurs qu'être hypothétiques, on est en droit de considérer que cela correspond à un âge-clé de l'auteur lui-même. Dans une interview pour l'édition Le Tallandier du Journal d'un homme simple, il confie en effet (voir le document complet) :

A ce moment-là commence la période la plus riche de mon existence, mon passage au collège et une grande histoire d'amour que je ne raconterai jamais, parce que c'est mon trésor personnel et qu'elle m'a ébloui pour le reste de ma vie... Toutes mes héroïnes, par la suite, en ont été des avatars, toutes mes histoires d'amour en portent la trace.

Point-clé pour l'auteur ? Peut-être... et dans ce même document :

- « Je n'ai rien à regretter, dit-il, sauf ma jeunesse. Pourquoi toujours regretter sa Jeunesse ? On est plus élastique, bien sûr, plus dur, et plus souple des muscles, plus tendre de sentiments. Mais on est souvent très bête. On croit le devenir, moins en prenant de l'âge. Ce n 'est pas certain ».

On pourra retrouver cette idée de l'auteur exprimée dans un reportage à propos de l'acteur Gérard Philipe, dont la mort prématurée, en pleine jeunesse, était selon lui en quelque sorte inévitable : { voir le texte de l'interview }.

La jeunesse même de Merlin, comme je l'ai signalé plus haut, contraste avec l'aspect sous lequel il est présenté non pas tant dans la Tradition d'origine que dans les "adaptations" ultérieures ; c'est là un parti-pris de Barjavel, confirmé par cet étonnement qu'il confesse dans son dernier livre, Demain le paradis, évoquant le travail de recherche effectué pour ce roman :

Quand je lisais les différentes versions du cycle de la Table Ronde, pour préparer mon roman L'Enchanteur, j'ai été frappé par l'extrême jeunesse de mes héros.


LES COULEURS

Si L'Enchanteur prend pour l'édition moderne la forme d'un roman, dans l'esprit son genre est plus celui du conte auquel l'auteur par sa dédicace se revendique explicitement. Les ressources symboliques inhérentes propres à cette forme d'expression peuvent se développer, et l'auteur y a recours avec un talent qui, s'il est discret, n'en montre que mieux sa maîtrise du sujet.
La reprise de textes médiévaux suppose comme on l'a vu la connaissance de la matière littéraire, mais aussi celle de la société dans laquelle ils sont nés. En plus de l'histoire et ses protagonistes, l'auteur a retenu du Moyen-Âge un de ses traits les plus caractéristiques : les couleurs.

Fort de cette constatation, un travail universitaire m'a été communiqué récemment, et la présente section en rapporte l'essentiel : « Étude des couleurs dans L'Enchanteur de René Barjavel », mémoire secondaire de maîtrise présenté par Mademoiselle D. Morel - Université de Provence -UFRLACS - Juin 2002.
Le résumé qui suit est complété d'une (
page complémentaire) qui en détaille les différentes approches. Le texte complet peut être consulté auprès de l'Université dépositaire.

Deux références théoriques générales du spécialiste Michel Pastoureau servent de fil conducteur à la réflexion menée au long de cette étude ; on pourra les examiner avec profit :

  • Dictionnaire des couleurs de notre temps. Paris, Éd Bonneton 1992.
  • Figures et couleurs, étude sur la symbolique et la sensibilité médiévales. Paris, Éd Le Léopard d'or, 1986.

On pourra trouver que cette étude s'est attachée à approfondir un aspect pas forcément évident de l'œuvre, et peut-être marginal. Elle n'en est que plus intéressante, et elle corrobore cette impression moins consciente que l'on m'a témoigné ressortir de la lecture de L'Enchanteur, d'évoquer un monde particulièrement coloré.


D'un point de vue optique, couleur et lumière sont bien évidemment intimement liées. Et L'Enchanteur est une efflorescence de couleurs, qui font corps avec le texte et le parsèment de touches multicolores. Barjavel a introduit des détails propres au XXème siècle et à la conception occidentale moderne des couleurs. Elles participent à une mise en scène poétique du conte, mais elles ne sont pas qu'ornementales. L'auteur les agence selon son propre code chromatique, à partir duquel nous pouvons lire l'histoire et en faire une des clés du conte. Libéré des contraintes du genre romanesque, il peut imaginer ses personnages et leurs univers comme des taches colorées, chacune constituant une image symbolique en relation avec les autres.

  • Typologie des couleurs dans L'Enchanteur

    Le code chromatique de L'Enchanteur se fonde sur trois couleurs principales : le blanc, le noir et le rouge. D'autres adjectifs qualificatifs viennent se greffer sur celles-ci, des noms communs ou des expressions qui évoquent des couleurs selon un référentiel commun. La richesse du texte quant à son contenu coloré tient au jeu entre l'exploration du domaine endophorique et l'exploitation des possibilités du champ exophorique.
    Une opposition de base construit l'agencement des couleurs entre elles : le bien et le mal, symbolisés par le blanc et le noir. Les notations de lumière et d'ombre modulent la valeur d'une couleur, en général les chevaliers de la Quête et les dames sont lumineux.

    Le texte permet de distinguer les couleurs rattachées à la Nature et celles qui se rapportent à la Culture. La nature est prédominante dans le conte car elle n'est qu'harmonie et beauté ; elle est génitrice de la couleur. En cela, de nombreuses notations de couleurs sont liées à un trope comparatif puisant ses termes dans la nature. La flore, la faune, les éléments envahissent le conte tel un hymne à la nature. La matière de base du conte étant médiévale, Barjavel s'est conformé à certains traits de la tradition comme en témoigne la reprise des topoï. D'autres couleurs sont introduites dans le texte sans pour autant avoir de sens symbolique, elles sont l'objet de lieux communs typiques de notre époque.

  • La Symbolique des couleurs

    La symbolique des couleurs peut être abordée selon une répartition géographique. En effet, l'univers de L'Enchanteur est composé de différents mondes, dont les deux catégories principales sont l'Ailleurs et la Terre.
    Les mondes de l'Ailleurs sont caractérisés par une couleur dominante tandis que le monde des chevaliers est polychrome : la lumière pour le monde céleste, le blanc pour le monde mystique, les couleurs pour la Terre, le blanc pour le Pays du Lac, le pâle pour le monde des Thuana, et le noir pour le monde chtonien. Ces mondes se succèdent sur un axe vertical symbolisant l'élévation du noir vers la lumière, du mal vers le bien.

    Les personnages établissent des liens entre les mondes - sauf le monde céleste et l'Enfer - mais les couleurs sont là pour leur rappeler leurs origines. Ainsi, lors de leurs voyages, les nefs indiquent un passage dans l'Ailleurs - la nef noire symbolise une tension - et un retour sur Terre - la nef blanche symbolise le monde humain. La couleur attache à un monde, Galehaut, porte des rayures qui sont signe d'un trouble entre l'ici et l'au-delà. Ces couleurs pâles sont celles de son monde qui se meurt et le rose symbolise son état - un nourrisson. Cet épisode montre que la couleur joue un rôle primordial ; ce n'est pas seulement le nom qui détermine les personnages, ils sont ce que leur couleur symbolise. Il est donc central et nous permet d'établir le lien immuable du personnage avec sa ou ses couleurs.
    Les suppôts du Diable sont noirs et leurs couleurs secondaires sont le rouge et le vert ainsi que le métal. La couleur envahit leur nom comme pour les ancrer dans le mal : Claudas le noir, Brandus le Noir. La valeur des chevaliers de la Table Ronde s'évalue à la couleur de leur armure argent ou or. Le rouge et l'or associés sont des couleurs régaliennes. Lancelot, le chevalier de lune, porte le blanc de la pureté, comme Viviane, et le blanc de l'amour, mais il est aussi le chevalier rouge de violence. Le monochrome désigne les personnages principaux du conte : Viviane et Lancelot. Merlin en tant que héros éponyme occupe une place majeure dans le conte, il incarne le multicolore symbolisant la vie : l'Enchanteur est le faiseur de couleurs.

  • L'écriture des couleurs

    Le personnage de l'Enchanteur est une mise en abîme de l'écriture des couleurs. Par le biais de multiples figures de style Barjavel compose une véritable symphonie des couleurs. Elles animent le conte en se superposant aux choses et aux personnages, ce sont des touches de couleurs qui s'imposent au lecteur. Certaines couleurs répondent à une fonction descriptive et sont l'ornement du texte. Les couleurs des personnages symbolisent une valeur morale, celles des lieux une valeur géographique, tout disparaît derrière la profusion des couleurs qui enluminent le conte.

    Barjavel a élaboré un réseau de couleurs se répondant ou se faisant écho. Les couleurs des deux principaux couples - Merlin/Viviane, Lancelot/Guenièvre - se complètent en symbolisant leur harmonie, leur complétude. Il en est de même pour le bien et le mal, l'ambivalence des couleurs montre que ces deux concepts sont interdépendants. Les couleurs à effet d'annonce permettent de lire le conte en touches de couleurs. Le blanc, en tant que couleur principale du texte, préfigure l'issue victorieuse, non seulement de la Quête à laquelle Galaad met fin, mais aussi de

    l'amour absolu où la chair et l'esprit se rejoignent, se confondent et emplissent l'univers.

  • Conclusion de l'étude

    Le code chromatique de Barjavel s'inspire du Moyen Age, comme le montrent les deux romans - Roland, le chevalier plus fier que le lion et L'Enchanteur - qui reprennent la trame narrative de La Chanson de Roland et la matière arthurienne. Il serait intéressant de poursuivre l'étude des couleurs de L'Enchanteur en le confrontant aux récits médiévaux. Dans L'Enchanteur, l'idée de la couleur est comme préexistante au texte qui tient à la fois du conte et du roman. En effet, les comparaisons, établies avec le premier roman ayant trait au Moyen Age, montrent l'attirance de l'auteur pour les couleurs, quarante ans avant la parution de L'Enchanteur. L'ambition de l'auteur était donc, peut être, d'écrire un livre sur la couleur comme un hymne à la vie, à la beauté et à l'amour.

    Barjavel renouvelle ainsi le récit médiéval. Il le réactualise en y insérant des caractéristiques du XXème siècle, comme les boîtes de conserve ou les marteaux-piqueurs. Cependant, dans cet éblouissement de couleur, sous-tend une critique du monde moderne, décrit comme l'Enfer noir du XXème siècle. La couleur diabolique par excellence, le noir, symbolise la déchéance de notre époque. De plus, Barjavel associe les notions de panthéisme et de manichéisme afin d'affirmer la présence du mal, tout en prônant un équilibre entre celui-ci et le bien. Dans cette optique, L'Enchanteur revendiquerait la paix et l'harmonie de la nature et des hommes, incarnées par le faiseur de couleur, Merlin.


PLUS À EXPLORER...

Il serait illusoire de tenter de répertorier les nombreuses études sur les thèmes présents dans L'Enchanteur, que ce soit la Quête du Graal, la chevalerie, l'imaginaire arthurien... Les quelques liens cités dans les différentes sections de la présente page fourniront des points de départ qui, pour le passionné patient, éclateront vite en une multitude de pistes s'entremêlant, se complétant parfois en mettant en avant des optiques différentes et divergentes, preuve de la richesse de ces thèmes.

Je me contenterai de rester dans le cadre de l'œuvre de Barjavel, pour signaler, en plus du mémoire de maîtrise sur le thème des couleurs mentionné ci-dessus, la très complète thèse de Doctorat ès lettres modernes de Madame Laurence Delord-Pieszczyk (Université Paris III - Sorbonne Nouvelle - U.F.R 029 - 1995) : « L'œuvre de René Barjavel : de la science-fiction au Moyen-Âge ou l'itinéraire d'une symbolique » (sous la direction de Jean Dufournet). La base de cette étude est L'Enchanteur, mais elle s'élargit à l'ensemble de l'œuvre de l'auteur pour approfondir tout particulièrement le thème du couple. Laurence Delord est devenue depuis membre de mon équipe participant à la construction du barjaweb, et la présente page doit beaucoup à son travail académique. Le chercheur intéressé pourra consulter cette thèse à la bibliothèque de cette université ou par le moyen de prêt inter-universitaire.

En 1999, les Éditions du Conseil Scientifique de l'Université Charles-de-Gaulle - Lille 3 ont édité des recueils de textes concernant les inspirations médiévales, sous le titre « Plaist vos oïr bone cançon vallant ? - Mélanges de Langue et de Littérature Médiévales offerts à François Suard ». Le tome II comporte une étude de Philippe Verelst et Véronique George : « Merlin personnage fantastique, merveilleux et de science-fiction - À propos de L'Enchanteur de René Barjavel » qui met en avant les thèmes de l'enchantement, des pouvoirs de Merlin et leur rapports avec le merveilleux et la science-fiction, et conclut :

Barjavel apparaît ainsi comme un Merlin moderne qui nous dispense ses merveilles sous forme de romans, et qui nous met en garde contre les actions destructrices qui hypothèquent le sort de la Terre. À l'instar de Merlin, il pourrait être considéré comme le Fou des Bois, mais les fous ne sont-ils pas souvent des génies ?

Sur le thème de « La Folie de Merlin », on pourra voir cette étude : http://www.geocities.com/SoHo/Atrium/9528/folie.htm.



LES CONTINUATEURS

Tout autant, et peut-être davantage, que ce qui est des thèmes, il n'est certes pas réaliste d'envisager l'étude, fastidieuse d'ailleurs, de toutes les œuvres - tous genres confondus - s'inspirant du thème de Merlin, ou plus généralement des mythes celtiques de la Quête du Graal et de la Chevalerie Arthurienne.

Il est plus directement intéressant de considérer la position de L'Enchanteur dans l'œuvre même de Barjavel, car sa place est toute particulière.

 


Barjavel continuateur de lui-même

Au-delà de la Chanson de Roland, rajeunie dans Roland le chevalier plus fort que le lion (voir dans la bibliographie et la page "écrit" qui analyse l'œuvre), Barjavel avait déjà fait état à plusieurs occasions de l'importance qu'il accordait au mythe du Graal et au cycle arthurien. Dans La Faim du tigre, paru initialement en 1966, puis en 1972 (voir la page écrit qui présente l'œuvre), il apportait une longue réflexion sur la religion, ou plutôt les religions, qu'il terminait par des considérations sur le Graal essentielles à la compréhension du développement qu'il leur apportera quinze ans plus tard dans L'Enchanteur :

Le cycle de la Table ronde, qui fut sans doute rédigé par des moines qui savaient encore où se trouvait la lumière, raconte d'une manière symbolique, en utilisant comme images les personnages et coutumes de l'époque, quel était l'itinéraire spirituel à parcourir pour y accéder. Toutes ces images sont devenues très obscures pour un lecteur d'aujourd'hui. Mais quelques-unes sont restées claires, et leur sens évident.
Le Graal, par exemple, que doit trouver le Chevalier, qui sera la récompense de ses aventures, et qui apaise sa faim et sa soif c'est la coupe dans laquelle a été recueilli le sang de Jésus lorsqu'il fut percé au flanc par la lance. Et cette coupe brille d'une lumière éclatante, comme le visage de Moïse. C'est toujours la même image.
Le Graal, qui contient le sang de Jésus, c'est la tradition, c'est la clé, c'est la porte, c'est le lieu qui contient la Vérité.
Or ce Graal est enfermé dans une pièce secrète d'un château gardé par le roi " mehaigné ", c'est-à-dire le roi blessé. Ce roi a été blessé à la cuisse par la même lance qui perça le flanc de Jésus, et sa blessure n'a jamais guéri. Sa blessure éternelle saigne et le tourmente, mais il n'en meurt pas plus qu'il n'en guérit. Il garde le Graal, c'est sa mission, et il saigne et il pourrit et il se plaint et tous les chevaliers qui cherchent le chemin du château du roi " mehaigné " plaignent le malheureux qui perd son sang en gardant le Graal.
Et quand l'un d'eux, après avoir déjoué toutes les ruses du diable, franchi tous les obstacles, vaincu tous les ennemis, découvre enfin le château, compatissant il s'enquiert en entrant de la santé du Roi. Aussitôt le château se dérobe à sa vue. Il ne trouvera pas le Graal.
Seul Galaad, le Chevalier blanc, criera en entrant la question qu'il faut crier. Il se soucie peu de la santé du Roi. Il n'est pas médecin ni pleureuse, il n'est pas venu pour poser des emplâtres. Ce n'est pas pour cela qu'il se taille un chemin depuis son adolescence à travers les sortilèges et les mensonges des apparences. C'est pour le Graal qu'il vient, ce n'est pas pour le Roi. Et en entrant il crie, impatient, presque furieux : " Où est le Graal ? "
Et le Graal lui est donné.
Le Roi gardien du Graal, il me semble assez évident qu'il représente l'Église. L'Église est humaine, matérielle, elle ne peut pas, elle ne peut jamais être entièrement bien portante. Mais qu'importent ses plaies, qu'importe qu'elle pourrisse et pue en quelqu'un de ses membres ? Nous n'avons pas à la plaindre ni à tenter de guérir son inguérissable chair, mais à lui crier : " Où est Dieu ? " Et si elle ne sait plus nous désigner dans son château le chemin et la porte, les chercher avec elle.

Un autre roman aussi illustrait déjà l'importance de la légende arthurienne et en particulier le mythe de Merlin.
Dans Les Jours du Monde (1977) (voir dans la bibliographie), on trouvait une allusion directe à ce qui deviendra la trame narrative de L'Enchanteur quelques années plus tard. C'est par le truchement d'un jeu subtil qui mêle imaginaire, féerie et souffrance de l'enfance, que l'évocation surgit. Le personnage mis en scène est le petit Jonathan Green alors enfant.

Les parents de Jonathan Green allaient mourir.

Le souvenir précis d'une enfance marquée par la mort de la mère et le cérémonial qui l'entoure est récurrent chez Barjavel. Ici, il est l'occasion de lancer les pistes développées ultérieurement dans l'Enchanteur.
Johan refusant d'entendre la nouvelle :

Il serrait contre lui, comme une défense, un livre qui lui couvrait toute la poitrine de son cuir chaud (...). C'était l'aventure de Joseph d'Arimathie qui arrivait en terre de Bretagne sur une barque, en apportant dans une coupe le sang du Christ.

Puis, la légende se matérialise peu à peu. Lors d'une promenade en forêt, Griselda, l'héroïne, découvre

une minuscule prairie d'herbe ouverte vers le ciel familier tout proche qui était fait pour accueillir la joie, l'entourer, la protéger et la multiplier

et s'exclame

c'est la chambre de Viviane et de Merlin !

Dépositaire de la légende, la jeune fille devient maîtresse de l'histoire de son couple. Forte de sa connaissance, elle conduit le jeu amoureux tout en initiant Shawn au mythe.

- Tu connais l'histoire de Merlin et de Viviane ?
Il fit « non » de la tête.
- Tu sais bien qui est Merlin ? C'est l'Enchanteur
- Oui...
Elle lui ôta sa veste et la jeta dans les branches.
- C'était lui qui emmenait les chevaliers dans les aventures à travers les batailles et les sortilèges, jusqu'au château du roi Blessé où se trouvait le Graal...
Le Graal, qu'est-ce que c'est ? C'est ce qu'on cherche... c'est ce qu'il y a de plus beau. On ne sait ce que c'est que lorsqu'on le voit (...) Pour voir le Graal, il faut poser une question, une seule. Et les chevaliers ne savent pas laquelle. Il n'y a que Galaad qui a posé la bonne question. Et il a vu le Graal... on dit qu'il l'a emporté en Egypte (...) Voyager partout... tout voir... comme Merlin.

Vient ensuite l'allusion à l'épisode qui ouvrira l'Enchanteur et qui relate la rencontre de Merlin et de Viviane,

un jour il traversait une forêt et il a vu une jeune fille endormie près d'une source. C'était Viviane. Elle avait seize ans

puis la fin de leur histoire :

Elle lui avait demandé le secret des douze enchantements (...) elle a connu tous ses secrets sauf un... c'était justement celui-là qu'elle voulait le plus... s'il lui donnait ce secret elle se donnerait
Et un jour, après que Galaad a vu le Graal, Merlin a cédé. Elle aussi ? On ne sait pas... parce que ce secret, c'était celui qui lui permettait de tenir Merlin enfermé pour toujours dans la chambre d'air. Elle l'a pris par la main et elle a fermé la chambre autour d'eux. Ils n'en sont jamais sortis. On ne sait pas où elle est. C'est la chambre d'amour.

Enfin, dernière phrase illustrant bien ce que Barjavel développera en 1984,

le Graal, c'est toi

image qu'il exploitera sous toutes ses facettes. Cette similitude entre Viviane et Griselda, se double de l'ambiguïté de la licorne. Toutes deux ont en commun la farouche détermination de vouloir rester libre

Elle l'aimait mais elle suffoquait à l'idée de se lier, de compromettre sa liberté. Elle ne voulait pas être enfermée comme Merlin.

Lorsqu'elle veut retrouver ce bonheur, les lieux s'évaporent et c'est l'amant qui s'apparente alors à l'enchanteur.

Alors elle comprit qu'elle ne trouverait jamais. La chambre d'herbe s'était refermée et avait disparu, comme celle de Merlin. Avait-elle jamais existé. (...) Elle renonça. Et elle se demandait qui était cet homme qui était venu de l'inconnu sans laisser de traces, comme l'Enchanteur

Grâce à ce jeu sur les identités Barjavel donne à ses personnages le souffle de la légende, légende à laquelle il pourra enfin donner toute sa mesure en 1984.

Cette résonance des thèmes arthuriens qui apparaissait dans ces deux romans fut aussi accompagnée d'une chaleureuse déclaration d'enthousiasme pour les personnages de Merlin et d'Arthur dans un article au Journal du Dimanche le 30 mars 1975, qui préfigure en l'annonçant la trame du roman qui sera publié dix ans plus tard. { lire l'article }

 


Un spectacle donné à Fougères

La procession du Graal

La procession du Graal - Illustration du programme
Dessin de Lotte Reiniger pour un livre anglais
(King Arthur And His Knights)

L'été 1984 (du 21 Août au 1er septembre) sera l'occasion pour Barjavel de participer à la création avec Michel Philippe d'un spectacle « Arthur roi de Bretagne » d'après son roman, dans le cadre du VIIIème Festival National du Livre Vivant au Château de Fougères en Bretagne. À des festivités animant la fin de l'après-midi (tir à l'arc, jongleurs, musiques médiévale et bretonne, sauts d'anges) et une parade initiatique introduisant le thème de l'Enchanteur, le grand spectacle livre vivant couronnait la soirée en déroulant sept séquences :

  • C'est le temps de la magie
  • Le Bien et le mal
  • La Table Ronde
  • Perceval le Gallois
  • Lancelot et la Reine Guenièvre
  • Galaad et le Graal
  • La mort d'Arthur

Dans le programme du spectacle, on trouve l'évocation de la naissance de cette collaboration :

L'auteur, enthousiasmé par l'idée de voir s'incarner scéniquement son œuvre six mois après sa publication, a bien voulu nous apporter sa collaboration, réécrivant quelques répliques qui nous permirent de pratiquer d'indispensables coupures dans notre premier découpage dramatique du roman.

Tout cela peut paraître loin à présent, mais les souvenirs en sont encore vivaces chez certains. Et l'importance de la réalisation pour l'auteur lui-même ne peut manquer de rappeler l'intérêt qu'il portait aux spectacles et le plaisir qu'il avait à voir ainsi produit pour le public une adaptation de son œuvre.
On pourra voir { une présentation de cet événement }, extraite du programme officiel, ainsi que { le générique technique du spectacle }.

 



CRITIQUES PARUES LORS DE LA PARUTION DU ROMAN

J'ai pu retrouver quelques articles parus lors de la publication du roman, qui fut salué avec intérêt par des magazines ou revues fort différents comme on va le voir. Oeuvre à part d'un auteur de science-fiction, il ne pouvait manquer d'attirer l'attention de ses confrères mais aussi d'un public plus large, un peu comme le fit la Nuit des temps quelques quinze ans auparavant.

À Lyon, le journalisme Pierre Monier qui était en contact épistolaire amical avec René Barjavel réalisa, par cassette audio interposée, une interview très complète peu après la parution du roman. Elle fut publiée dans le magazine L'Hebdo-Lyon des 28 août et 6 septembre 1984. Les réponses que donne Barjavel aux questions très diverses qui lui étaient posées viennent éclairer certains points, en particulier les "motivations" qui l'ont amené à écrire L'Enchanteur, dont le personnage clé l'"obsédait" depuis de nombreuses années :

J'avais l'intention d'écrire ce que je pensais être la véritable histoire d'amour entre l'Enchanteur et Viviane. C'était un vague projet que je n'aurais pas réalisé si je n'avais été indigné par la façon dont Merlin a été traité par le cinéma : le fameux dessin animé américain, qui n'est pas méchant, simplement un peu « cucul », mais surtout le film de John Boorman : « Excalibur », qui a fait de Merlin une sorte de magicien gâteux, mangé aux mites. Je sautais dans mon fauteuil en voyant ce film et je me suis dit qu'il fallait absolument tenter, dans le domaine de ma faible influence, de réhabiliter Merlin et de le montrer tel qu'il fut : beau, malicieux, charmant et surtout jeune, de la jeunesse des forêts, sans cesse renouvelée. Je me suis donc replongé dans la « matière bretonne ». J'ai pris quelques épisodes et quelques personnages, j'en ai ajouté d'autres, j'ai recoordonné le tout en m'efforçant de donner à cette version nouvelle de la quête du Graal un aspect vivant : toutes les adaptations et traductions que j'avais lues jusqu'alors m'ont rendu un piètre service à la légende en adoptant un style « pseudo-archaïque », pour faire « couleur locale », mais en momifiant du même coup les héros de cette aventure. À l'inverse, j'ai voulu insuffler du sang vivant dans le corps de cette histoire magnifique. Bien que se déroulant aux environs du VIIè siècle, c'est un roman actuel, écrit par un auteur d'aujourd'hui en langage de notre temps.

On pourra bien sûr avec le plus grand intérêt lire (la retranscription complète) de cette interview.



Le Pélerin (hebdomadaire familial d'inspiration catholique devenu par la suite Pélerin-Magazine), le présentait quant à lui de façon littéraire en mettant en avant les thèmes humanistes (n°5292 du 6 mai 1984) :

On dirait que René Barjavel veut nous aider à ne pas mourir de froid : il sait inventer la légende et il en a, par don naturel, le ton qui est celui de poésie ; on a pu s'en rendre compte en lisant ses romans. Quand il n'invente pas la légende, il va la retrouver dans le vieux fond inégalé que les hommes, oi ne sait quand, on ne sait qui, on ne sait pas comment, ont créé il y a très longtemps pour dire, avec des personnages exemplaires, avec des mythes (oui, il faut bien utiliser les grands mots !), les choses indicibles que sont le destin, l'amour, la mort, l'aventure, la recherche de l'au-delà...
L'Enchanteur, c'est Merlin, celui qui se répandait alors dans la Bretagne, ou plutôt les Bretagnes, en accumulant les merveilles. Il ne pouvait être que beau, jeune, séduisant, charmeur, et il était donc tout cela, mais aussi il faisait le bien. Tout ce qu'il faut pour un conte, pour l'enchantement des grands enfants que nous devrions rester. René Barjavel est parti à sa suite, dans les vieux livres, et c'est ainsi que, pour notre plaisir, il ressuscite les héros et les héroïnes qui appartiennent à la « Geste ». Voici Merlin et ses métamorphoses, voici Viviane, la femme aimée, et voici Perceval, Lancelot du Lac, le roi Arthur, Guenièvre et Galehaut, et Malehaut, et Passe-fleur. Toute une procession en armes ou en habits de cour, en guerre ou en amour, et ce monde de légende s'active autour d'une grande cause mystérieuse : la quête du Graal.
Le vase aurait contenu le sang du Christ recueilli par Joseph d'Arimathie, mais la légende y verse aussi le sang d'Adam, le Vivant. Le Graal se dérobe à la ferveur des chevaliers sans peur et sans reproche ; il ne sera révélé qu'à celui d'entre eux qui serait pur et il ne se révèle pas. C'est l'épreuve de l'humanité en quête de bonheur et de sens.
C'était le temps de la grâce, en quelque sorte. Aux épées succéderont les écus, prédit Barjavel. L'histoire humaine est tellement humaine qu'elle en oublie le rêve, l'idéal, le Graal qui l'élève au-dessus d'elle-même. Barjavel chante les hauts faits ; il exalte le merveilleux comme une chose de toujours et il y ajoute son humour, sa fantaisie, sa chaleur joyeuse ; il est capable de faire comme Merlin et d'ailleurs il nous enchante. On vole, on plane, on s'attendrit, on compte les coups d'épée et on sourit parfois : c'est trop beau !

Lucien Cuissard.


Plus littéraire, Le Figaro du 11 mai 1984 (n°123444) présente dans sa page "Le monde des lettres" une critique intitulée « Les sortilèges de Barjavel », par Jean Papillon, qui reprend les termes de Barjavel lui-même dans sa présentation pour décrire le Graal et Merlin. Et de conclure :

Sans doute trouvères, bardes et troubadours peuvent-ils combler un certain vide dans notre vie, dans notre cœur. C'est sans doute le plus beau sortilège de Barjavel.

{ lire l'article complet }



Fiction n° 354

Quelques mois plus tard, la revue Fiction (n° 354 - septembre 1984 : rubrique Livres, pages 155-156) saluait le dernier roman de celui qui fut l'un de ses collaborateurs des débuts et analysait :

Avec ce livre, René Barjavel nous invite à une plongée dans le temps, plus de mille ans dans le passé, dans un monde féerique, un univers de vaillants chevaliers, de fringants destriers et de belles dames, le tout marqué par le sens du merveilleux propre à la littérature médiévale. L'Enchanteur, qui donne son titre au roman, n'est autre que Merlin, le héros mythique de la Quête du Graal.
Barjavel ne se contente pas, pour autant, de bâtir un doublet de l'œuvre de Chrétien de Troyes ou du cycle des récits arthuriens. Il nous propose une variation subtile dans laquelle son style poétique et son humour se fondent à la naïveté et au charme des récits épiques que nous a légués le moyen-âge. Le cadre féerique et fantastique de ces légendes médiévales nous est fidèlement restitué, servi par une plume enchanteresse dans un style agréable qui nous séduit de la première à la dernière page. L'auteur parvient à insuffler la vie à ces personnages légendaires et à nous rendre contemporains de leurs multiples aventures.
Comme dans les précédents récits de Barjavel, on retrouve ici cette situation conflictuelle entre les personnages principaux, dans le cas présent entre Merlin l'Enchanteur et la belle Viviane. L'amour impossible (à consommer) entre Merlin et Viviane sert de trame à cette histoire. Le temps n'a pas de prise sur eux, car ils jouissent de pouvoirs surnaturels, mais l'amour leur est refusé sous peine de perdre ces pouvoirs. C'est le problème de l'incommunicabilité qui resurgit une fois de plus et qui traverse tout le livre.
À l'heure où fleurissent un peu partout les récits d'heroic fantasy, pas toujours très réussis, avec leurs héros stéréotypés issus d'un même moule, il serait bon de se plonger dans ce livre pour avoir une vision plus intelligente et plus poétique de ces chevaliers légendaires et de ces pays fabuleux que l'imagination féconde de Barjavel a su faire revivre pour notre plus grand plaisir.

Frédéric Kurzawa

Curieusement, c'était quelques mois auparavant que Fiction avait présenté (dans son numéro 349 de mars 1984) cet autre roman sur le thème de l'Enchanteur, que j'ai mentionné précédemment, Le Miroir de Merlin, de l'américaine Andre Norton. Ce roman reprenait les aventures et thèmes arthuriens (à l'exclusion du Graal) en jouant de l'intemporalité des personnages pour produire une réflexion sur le Temps, et l'Espace. Car l'auteur y entremêle délicatement réalité et légende, éléments existants et ceux inventés fantastique et science-fiction. Ce qui en fait un livre très riche et fort complexe, empreint d'une méditation grave et d'une poésie rare, d'une sensibilité toute féminine. Quelque peu oublié à présent, et peut-être difficile à retrouver (on pourra suive mes conseils...), ce livre mérite un intérêt certain du fait de ces aspects et de sa qualité d'écriture.

Le Miroir de Merlin - Éd. NéO n°81 - 1983

Laissons enfin la parole à l'auteur lui-même, qui dans une interview pour France-Soir Magazine parue le 17 octobre 1984, explique comment l'écriture de L'Enchanteur s'est naturellement inscrite dans sa vision du monde et surtout des hommes : (lire cette interview).
 



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quelques liens

L'Enchanteur, la présente page et ses compléments ont été présentés par plusieurs pages du barjaweb qui en abordent divers aspects ou ont annoncé leur publication initiale. On pourra s'y reporter avec intérêt car des points particuliers s'y trouvent mis en avant :

  • La Lettre de G.M.Loup n°22 de novembre 2002 annonce la mise en ligne de cette page (lire)
  • La transcription du Café Littéraire des Journées Barjavel 2003 : “Le Merveilleux dans l'œuvre de René Barjavel” (lire) qui développe ce thème.


COPYRIGHTS

  • Le texte du roman est © Éd. Denoël, 1984.
  • Les images médiévales proviennent de reproductions par ailleurs accessibles sur divers sites d'archives littéraires ou consacrés aux thèmes du Graal et de la littérature médiévale.
  • Les images d'inspiration moderne sont des créations de dessinateurs contemporains ; leurs références apparaissent en légende quand il y a lieu.
  • Tout ce qui n'est pas mentionné ci-avant est © G.M. Loup.
  • Les crédits photographiques sont explicitement indiqués dans les légendes "furtives" des illustrations concernées.