Dans la Thématique de la Faim du tigre
- La Vie
- La Sexualité
- La Mort
- La Religion
- La Science
Ou plutôt :
La Faim du tigre est un réservoir d'idées, d'observations, d'inquiétudes, de préoccupations et d'interrogations de l'auteur.
On y retrouve à l'état brut tous les thèmes qui se développent dans l'ensemble de son œuvre. Il n'est pas une question
d'importance abordée dans un roman ou un autre essai qui n'ait en écho un passage dans ce
livre. C'est dire l'importance du présent ouvrage dans l'œuvre de
l'écrivain. C'est peut-être, pour cette raison, son livre le plus
intéressant. Pour autant, il est loin d'être complet. Et pourtant,
Barjavel pensait probablement signer ici son dernier ouvrage, comme
le laissent présumer divers éléments. D'abord, bien que très
pessimiste à tous égards et en particulier sur le devenir de
l'humanité, le livre donne le change avec la dédicace, que l'auteur
en personne qualifie d'optimiste. Basée sur le même modèle que celle
de Le Diable l'emporte, elle lui retourne la réplique en suggérant
une issue positive à long terme, là où l'autre dédicace
signifiait exactement le contraire. C'est que Barjavel, résolument enclin à
voir les choses du « bon côté » --en dépit de ce que l'on croît trop
souvent-- et ne pouvant aller à l'encontre des observations et
déductions qu'il fera tout au long du livre, ne pouvait, et ne voulait,
en rester sur un constat sans appel et sans perspectives. De son
aveu même, il y dit ce qu'il avait alors à dire, et pensait ensuite
passer à autre chose. La Faim du tigre est ainsi d'une sincérité
absolue. L'auteur ne cherche pas à séduire, mais à alarmer, à
avertir, à montrer ce qui lui semble évident et que tout le monde
ignore dans l'indifférence ou sur la base d'automatismes sociaux ou
religieux confortables. En 1966, il n'en est plus à vouloir se préparer une
carrière littéraire, à laquelle il semble vouloir renoncer après une longue
période passée à prolonger la popularité de Ravage, mais jamais couronnée
de nouveaux grands succès depuis lors. Et sur la base de ce devoir moral ou de
sentiment d'adieu à la profession, l'auteur énumère une liste
impressionnante de concepts nouveaux et déroutants, parfois gênants
jusqu'à la limite du supportable. Il n'épargne personne. Ni les
hommes, ni la science, ni la religion. Pas même Dieu. Il s'appuie
sur des idées simples et fortes, qu'il illustre souvent autour de
faits scientifiques ou épisodes religieux. Il n'entend pas imposer
une nouvelle philosophie ou avoir découvert quelque chose, malgré
certaines affirmations pour le moins novatrices. Il précise même :
Je ne prétends rien du tout, à aucune page de ce livre.
Finalement, plus perturbé encore que le lecteur, qui dans son
admiration ou sa gêne accepte ou refuse les positions que développe
l'écrivain, il y a, rongé par le doute et l'inconnu, l'auteur. Il
aimerait même être le premier convaincu que toutes ses
allégations sont infondées, fausses, indûment pessimistes et
douloureuses. Il se force lui-même d'adoucir ses propos, de proposer
des portes de sortie, de croire en une solution. Il n'y parviendra
pas encore. Il lui faudra pour cela encore un peu plus de vingt ans.
Eut-ce été en définitive le dernier livre de l'écrivain, il aurait
suffit pour lui assurer la pérennité d'une carrière littéraire peu
commune et digne d'intérêt. Mais comme on le sait, l'auteur reviendra par
le biais du cinéma à la littérature, avec cette fois, le succès à la
clé. La Nuit des temps et le Grand secret sont de par leur
popularité les routes privilégiées à l'auteur, sur le parcours
duquel se trouve, imparablement, cet ouvrage. Celui-ci qui aurait
donc pu en être le point final n'en sera bien heureusement qu'une
première partie. Celle des questions. Régénéré par la
science-fiction, genre qui se confirmera alors pour lui comme idéal pour y instiller sa philosophie,
Barjavel reprend la plume et écrira sur la fin de sa vie ce qui
manquait à la Faim du tigre. Non les réponses, bien sûr,
mais l'élément apaisant permettant de les chercher, de
pulvériser la pierre d'achoppement qui semblait devoir barrer la
route à jamais, cette confiance en l'homme, ce cri d'espoir, cette
affirmation que le cycle peut être rompu, et la porte
ouverte. Ironiquement, même cet ouvrage n'aura pu être
terminé. Barjavel est mort avant de l'avoir achevé. Le message, que
l'on ne trouvera pas ici, en est son titre. Demain le Paradis.
La vie, c'est d'abord l'association du prodigieux et de
l'incommensurable. Dans toutes ses variations, la vie déploie une
ingéniosité incroyable pour fabriquer à profusion, à base de
poussière, d'eau et de lumière, les mécanismes les plus sophistiqués
et les plus performants. Rien ne lui semble être interdit ou
impossible. Elle ne semble jamais devoir se fatiguer. Ce potentiel
sans limite, cette capacité à s'implanter dans les milieux les plus
hostiles, ce savoir-faire technique qui construit l'oreille et le
cortex, qui jongle avec les millions et les milliards, défie
l'entendement et s'illustre pourtant partout. Car cela concerne tout le
vivant, du simple végétal qui se fabrique de terre et de soleil, au
cerveau humain, qui n'y prête guère attention. Il convient donc
d'abord de le remarquer, et de s'en étonner, sans se laisser prendre
au piège de l'habitude. Pour l'occasion, Barjavel redéfinit le sens
du mot « miracle ».
Nous sommes entourés de miracles auxquels nous sommes habitués. Nous
vivons par miracles, tout le vivant est miraculeux dans ses moindres
détails.
La répétition ne doit pas prendre le pas sur l'attention. L'auteur insiste.
Le naturel est miraculeux.
Ce déploiement massif de ressources génialement orchestrées appelle
à une première question. Qui est derrière cette marche cadencée de
l'inanimé vers la vie, subtile, efficace, prodigieuse en ses
moindres détails ? Ce n'est pas pour autant la préoccupation première
de l'auteur, qui observe avant cela un vice de procédure dans le
fonctionnement du vivant, une incompatibilité qu'il ne digère pas.
La vie telle que nous la vivons, telle que nous la connaissons,
c'est d'abord la souffrance et le meurtre.
Est-ce un problème ? Pour l'auteur, assurément. Il ne conçoit pas que
soit généreusement concédée d'une part tant d'ingéniosité pour
animer le vivant pour d'autre part s'évertuer à le faire souffrir
dans une cruauté exterminatrice qui n'a d'égale que sa virtuosité
créatrice. Ce qui fait la grâce du vivant, qui fait naître en
l'homme le sentiment d'amour ou de pitié, ou en l'animal domestique
l'amour de son maître et sa fidélité, ou en tout animal la beauté et
l'innocence, ne peut pas, en même temps, ou ne devrait pas, se
commettre dans des crimes sanguinaires et atroces. Il y a un mélange
de valeurs incompatibles, une incongruité absurde et ridicule.
Or l'intelligence ne peut pas être absurde. L'intelligence ne peut
pas être cruelle. L'association cruauté-intelligence est une fiction
de basse littérature.
Pour bien se faire comprendre, Barjavel n'hésite pas à devenir plus
direct, et à s'adresser directement au lecteur.
Vous avez mangé à midi une merveilleuse côtelette, bien grillée, qui
avait le goût de noisette. Vous n'avez pas pensé, bien sûr, à la
brebis dans laquelle on l'a découpée, après lui avoir planté un
couteau dans la gorge et lui avoir soufflé au derrière pour lui
décoller la peau de la chair. Vous n'avez pas pensé à l'agneau. On
ne pense jamais à l'agneau qu'on mange.
Et cette constatation est d'autant plus grave et désolée qu'il ne
s'agit pas là d'un simple accident de parcours, d'un détail
occasionnel et regrettable mais sans réelle portée. Au contraire, il
s'agit d'une nécessité fondamentale qui est au cœur du mécanisme.
L'ouïe, l'odorat, la vue, les muscles, le cerveau, les millions
d'inventions prodigieuses qui articulent le monde vivant semblent
n'avoir été créés que pour maintenir les créatures dans le meurtre et dans l'horreur.
Alors peu à peu se profile à nouveau la question de savoir quelle
est cette « volonté » qui se cache derrière les scènes à la fois
fantastiques et macabres d'un monde vivant merveilleux et opprimé.
Mais la recherche prend le ton d'une expédition
punitive. L'interrogation est motivée par désir de savoir quelle
justification ce cruel animateur du vivant pourrait bien avoir, et
du côté des plaignants ce n'est pas l'homme seul que l'on retrouve,
mais le vivant tout entier. Car chaque être vivant est soumis à
l'épreuve de la faim et de la souffrance, à la nécessité de chasser
ou de fuir. Le terme « être » n'est même pas assez général au sens
Barjavélien, où il faut entendre par là, « tout ce qui vit ». L'auteur
y inclut donc les mammifères tout comme les poissons, et aussi les
crustacés, les mollusques, les insectes. Et même les
végétaux. Barjavel prend la parole en leur nom :
Nous les vivants, nous les poissons avalés, les lièvres saignés, les
rameaux coupés, les herbes tondues, nous la graine germante et le grain broyé.
Et il ne fait pas de distinction de valeur. Chacun de ces vivants là
souffre, chacun est jeté en pâture au cycle de la chasse et de la
prédation. Certains ne tuent pas mais sont tués, comme l'herbe ou la
salade. D'autres ne sont pas tués mais tuent, comme l'homme. Pour
l'auteur, l'un n'est pas plus enviable que l'autre. L'un n'est pas
plus pitoyable que l'autre. Barjavel n'hésite pas, même, à parler de
« psychisme végétal ». Il est bien conscient du désintérêt total de
l'homme pour le sort du vivant dans sa totalité, même s'il affecte
d'être troublé par les souffrances de formes de vies plus proche de lui.
La sensibilité féminine s'émeut facilement à l'image de l'agneau
égorgé - ce qui n'empêche pas d'ailleurs le gigot - mais la plus
tendre ingénue restera indifférente devant l'œuf qu'on casse pour
le jeter dans l'huile bouillante, ou le grain de blé que la meule
broie. Ce sont des formes de vie trop inférieures pour qu'elle
puisse s'émouvoir de leur destruction.
Cela est donc dû à une supériorité trop grande de l'être humain sur
d'autres formes de vie inférieures comme le végétal. Un sectarisme
que l'auteur ne reprend pas à son compte. Et si cela devait sembler
dérisoire, Barjavel s'empresse de donner le ton suffisant à se
défaire du ridicule et se parer de la gravité de circonstance
lorsque l'on réalise que le mot souffrance s'applique pleinement à
ces vivants dont le sort nous est complètement indifférent. À propos du
poisson, dont la quantité dans les mers et les océans rend plus
dramatique encore les souffrances endurées par son espèce, Barjavel suggère
Faites un effort d'imagination. Essayer de sentir que vous êtes à sa
place... Vous voilà coincé vivant dans une tripe froide d'où
suintent des acides. Leur atroce brûlure vous mord d'abord les
muqueuses : les yeux, la bouche, l'anus, le sexe, le système
respiratoire. Non, vous ne mourrez pas si vite, ce serait trop doux,
vous serez digéré vivant par toute la surface de votre peau. Vous ne
pouvez pas crier, vous êtes muet, vous n'avez rien à dire...
Exercice plus difficile encore--mais si ça n'était qu'un
exercice !--Barjavel propose ensuite au lecteur incrédule de faire
l'effort de considérer le vivant en son entier et jusqu'à la plus
insignifiante de ses composantes, de ne rien mettre de côté. Il considère
alors le végétal, et nous parle ainsi du carré de salades du jardin :
Écoutez-les vivre. Retenez votre respiration. Les feuilles
s'étirent, se défroissent dans la fraîcheur qui s'accentue. Oui,
vous les entendez vivre, vous sentez leur odeur vivante. Ce sont des
êtres vivants... Asseyez-vous au milieu d'elles, à même la terre,
qui sous vos paumes est curieusement tiède alors que l'air qui coule
du cerisier sur vos épaules est de plus en plus frais. Ne bougez
plus, respirez moins. Lentement, encore plus
lentement. Paisible. Passif. Essayez de vous sentir salade...
à qui la souffrance n'est pas plus épargnée...
Vous ne vous êtes jamais demandé ce que pouvait éprouver la feuille
de salade tranchée à vif, arrosée de sel et de vinaigre, broyée par vos dents solides...
Les exemples ni l'imagination ne manquent à un auteur qui ne cherche
pas à se prémunir de l'excès. Plus tard, sur des exemples plus palpables, c'est le lièvre
qu'il évoque, survivant constamment dans la peur, parcourant une vie dans la terreur et
l'effroi, jusqu'à l'issue fatale où le prédateur se montre le plus fort. Ailleurs,
c'est l'homme, enfin, qu'il considère, ravagé par la maladie, dévoré par une
invasion microbienne. Et toutes ces victimes - le lecteur choisira
jusqu'où il accepte de le suivre - dans leur adversité et leur
souffrance commune, lui inspirent l'existence d'une sombre réalité
qui tirerait parti du vivant, sans égard pour lui. Il n'oppose pas
la proie à son prédateur, qui sont les acteurs bien misérables d'une
mise en scène horrible. Il soupçonne alors un metteur en scène
sadique. Des observations sur les gamètes reproductrices lui font
penser à une Vie hors de la vie, ou une Vie dans la vie, une Vie
unique et globale dont le support serait les petites vies
individuelles et torturées dont elle se servirait. Il appuie son
hypothèse sur la division cellulaire à l'aube de la création d'un
individu :
Dès le début de cette division, la cellule met de côté une partie
d'elle-même. Le reste va former l'individu tout entier. L'infime
partie mise à part dès le début constituera les nouvelles cellules
reproductrices qui, à travers ce nouvel individu, se projetteront en
avant pour former de nouvelles cellules reproductrices à travers de
nouveaux individus.
Si l'on détruit cette infime parcelle dès
qu'elle a été séparée du reste de l'œuf, celui-ci continue à se
diviser et fabrique un individu normal, complet, possédant même des
glandes génitales, mâles ou femelles. Mais ces glandes ne
fabriqueront ni ovule ni spermatozoïde : elles ne contiennent aucun
germe reproducteur. L'individu fabriqué a reçu l'hérédité de
l'espèce et celle de ses parents, il a reçu sa portion de vie
individuelle, mais il n'a pas reçu la vie de l'espèce et ne pourra
pas la transmettre. Le courrier court, mais sa sacoche est
vide...
Il semble donc qu'il y ait dans la cellule reproductrice
une part qui ne se mélange pas à l'individu qu'elle fabrique.
Une
cellule reproductrice fécondée fabrique, d'une part, de nouvelles
cellules reproductrices, d'autre part, l'individu chargé de les
porter et de les transmettre au suivant. Les cellules reproductrices
semblent se transmettre, de génération en génération, une substance
porteuse de vie absolument indépendante, ininterrompue à travers le
temps et multipliée dans l'espace vivant. Pour assurer cette tâche,
elles parasitent et occupent en maîtres chacun des individus
porteurs qu'elles ont fabriqués tout le long du temps.
Utilisant des expressions telles que « indépendantes » ou
« ininterrompue à travers le temps », il confère une identité et donne
une existence à un concept qui par ailleurs apparaît comme
profiteur, qu'il n'hésite pas à qualifier de « parasite ». Pour
autant, c'est cette Vie qui « fabrique » l'individu. Qu'est-ce donc
qui est parasité ? L'existence individuelle, qui en la personne de
l'homme a une conscience meurtrie et angoissée, et qui, en l'animal,
ne vit que pour souffrir. En ce qui concerne l'homme, le vol est
manifeste. Il est placé dans « son » corps où il ne jouit que du
contrôle de sa conscience et de son intelligence.
L'homme est comme logé en lui-même à la façon d'un passager
incompétent. Il ignore tout de la conduite d'un organisme qui ne
dépend pas de lui, et qu'il est tout juste capable de détraquer par
son comportement.
Et l'individualité qu'on lui a concédée est bafouée et déniée
par ailleurs. Elle est inutile et inutilisée en chacun de ses
individus. La multitude dans l'espace et la finitude dans le temps
sont le point fort pour qui exploite l'homme :
Aucun d'eux n'a le temps de comprendre ni la tentation de
renoncer. Et même si l'un d'eux comprend et renonce, ou renonce
parce qu'il n'a pas compris, la multitude autour de lui, avant lui,
et après lui, continue.
Pourquoi ainsi se jouer des individus ? Barjavel esquisse une
réponse, mais qui, au fond, est sans grande importance.
Le but est si lointain, si improbable, que si la matière vivante ne
constituait qu'un seul être dont la vie n'aurait pas de limite temporelle, il est probable que cet être parviendrait à la lassitude
et trouverait le moyen de renoncer à vivre, toute la Vie disparaissant alors avec lui.
Ce qui l'obsède véritablement, c'est cette possibilité d'un
esclavage en masse du vivant, par une réalité dans le secret des
lois de l'univers, qui a un but, et qu'aucune basse œuvre ne rebutera.
Ce vivant unique et multiple, réparti à travers tous les êtres
vivants, est-il le véritable possesseur de l'intelligence, de la
connaissance et de la conscience ?
Il est certain que :
c'est
lui qui fabrique l'homme l'agneau et la laitue et pas nous;
c'est
lui qui a construit et mis en place chaque organe de notre corps, et
pas nous;
c'est lui qui fait battre notre cœur, et pas nous;
c'est lui qui continuera et c'est nous qui allons mourir.
La Vie. La vie magique et prodigieuse, la vie merveilleuse. Serait-elle
notre ennemi, à nous, le vivant ? Il est certain qu'elle
est sans égard pour cela qu'elle anime, et qu'une réponse adaptée
est légitime. Il ne s'agit pas, pour autant, de renier ou combattre
ce qui est au centre même de toute existence. Mais il n'est pas plus
question pour l'auteur d'accepter cette boucherie. Il faut en
prendre conscience et réagir d'une façon adaptée, sans fanatisme ou
sursaut de folie. Avec intelligence. La Vie - qu'il appelle encore en
quête d'une dénomination adaptée, la loi, ou qu'il restreint parfois
aux différentes espèces - a en effet certainement le droit de
disposer des individus qu'elle crée afin d'atteindre ces fins qu'elle
recherche peut-être. Elle peut, si les dinosaures ne lui semblent
pas « adaptés », les faire tous périr, et les remplacer par le
singe. Elle peut aussi, si l'homme n'est qu'une étape, passer à la
suite. Mais l'homme peut tout aussi bien, lui, décider qu'il
voudrait tirer les bénéfices de son introduction dans le grand plan
général, et y demeurer.
Ni la loi ni l'espèce ne se soucient des individus.
Mais ce sont
les individus qui vont griller.
C'est donc aux individus à se
défendre contre l'espèce et contre la loi. Il ne s'agit pas pour eux
de se révolter, ce qui serait une absurdité. On ne se révolte pas
contre des lois naturelles. On ne se révolte pas, par exemple,
contre la gravité.
On la domine en lui obéissant.
Et
cela permet à l'homme de se dresser, de se tenir en équilibre, de
marcher, et de s'inventer des ailes.
La vie, c'est enfin l'irréfutable. La pensée, l'honneur, la
justice, l'humanité, la foi..., tout cela sont des notions bien
abstraites. Cogito Ergo Sum, disait Descartes, qui prouva en même
temps que son existence celle de Dieu, et donc ne prouva rien du
tout. La vie elle, n'a pas à être montrée ou démontrée. La vie est
plus certaine que la conscience ou l'existence. Elle est même la
seule chose dont on puisse être absolument, résolument
convaincu. Même la matière, nous apprend la science moderne, ne
serait qu'illusion, probabilités, tourbillons d'ondes dans un
marasme quantique. La vie est. Sans artifice. Sans illusion. Mais
nous ne savons pas pourquoi, ni pour quoi, ou pour qui. Nous savons
à peine comment, et difficilement quoi en faire.
De nombreuses analyses de l'œuvre de l'auteur semblent s'obnubiler
sur cette observation que Barjavel plaçait la vie comme bien plus
certaine que d'autres notions par ailleurs propres à l'homme. C'est,
je crois, une erreur. Non d'attribution, mais d'importance. C'est
une vérité, mais qui est aussi un détail. C'est une question plutôt
philosophique, qui explique aussi l'importance que lui
portent les critiques. Barjavel s'opposant avec cette affirmation à
des éminents penseurs comme Sartre, c'est naturellement un point
qu'il leur semble vital de relever. Mais pour Barjavel à qui la
philosophie était en soi sans grande importance, c'est là souligner un
aspect bien dérisoire de sa pensée. D'ailleurs, c'est une
affirmation qui ne soulève aucune question. Les grands thèmes à
caractère métaphysique de Barjavel sont ceux qui n'ont pas de réponse.
Il y a mille aspects qui trahissent ce joug du vivant sur les individus, mille instincts, mille passions. L'un d'eux, le plus
aigu dans son intensité, le plus féroce dans son emprise sur les êtres, c'est leur sexualité.
Avec la sexualité, chez l'homme, il y a toujours la tentation de
prétexter l'amour, de clamer son libre-arbitre et d'assurer que tout
est voulu, contrôlé, compris et maîtrisé. Les sentiments en sont le
premier garant. La joie véritable et partagée, les liens qui se
créent entre deux êtres qui se surprennent à parler de toujours et de
jamais, à promettre, s'engager, s'enflammer, à prendre conscience de
leur existence et de leur rôle sur terre, pour l'autre, pour elle,
pour lui, baignés de cet éclat resplendissant, renaissant avec ce
jour nouveau qui illumine les cieux lorsque tout est noir et gris
pour les autres, cette grâce divine, cette harmonie du monde, cette
symphonie des sens et des pensées, qui font du silence une mélodie
d'or et de lumière, de la nuit un repère sacré et secret, du jour la
gloire et la vérité, tout cela n'a sans aucun doute aucun rapport
avec ce bas instinct animal de reproduction, qui pousse les chiens à
se dévorer pour s'offrir les faveurs d'une femelle en chaleur. Il y a
là, dans tous ces trésors, dans toutes ces merveilles que rien sur
terre ne surpasse en intensité et en qualité, une spécificité propre
à l'homme, une jouissance qui étreint son intelligence autant que son
corps, quelque chose que seul l'être à l'image de Dieu peut éprouver.
Barjavel n'a pas d'images assez fortes pour célébrer cette joie de l'amour.
Joie de se planter dans l'intime profondeur du tiède tendre corps et
d'y remuer l'univers, joie de recevoir dans son doux ventre ouvert la
bielle d'huile et de bronze et de soie, joie de mourir ensemble dans
un fleuve d'or. Un couple accordé, à ce moment est une goutte de Dieu.
Mais s'il est bien difficile de l'admettre et de le reconnaître, il
ne fait aucun doute que ce sont bien là les illustrations
admirablement maquillées d'une contrainte, aussi merveilleuse, aussi
délectable soit-elle. Elle inspire les hommes dans leur génie ou leur
folie, elle est le cœur de la littérature et des arts, mais elle
est, avant tout, la survie de l'espèce, la préparation du futur où
les pâmés d'aujourd'hui seront morts et oubliés. Au sujet de ces
magnificences du sentiment amoureux, Barjavel avertit :
Ce sont les éléments du piège, sa séduction, son leurre. S'il n'y
avait pas cette merveilleuse fièvre des préliminaires, et cette joie
incomparable de l'accomplissement, quelle chance resterait-il pour
qu'un homme et une femme allassent à la rencontre l'un de l'autre à
seule fin d'accomplir un acte qui, si l'on parvient, avec une très
grande difficulté, à le considérer objectivement, apparaît, somme
toute, saugrenu ?
 |
Lithographie au trait de Pierre Yves TRÉMOIS "Couple à l'ADN" |
Mais Barjavel est un auteur qui sait jouer du romantisme de ses
romans, et qui veut croire en un Amour qui ne se réduit pas à un
ordre commandé qu'exécutent des légions de naïfs reproducteurs
faisant de leurs ébats le salut et l'honneur de l'identité humaine.
L'homme doit prendre conscience de son état, et le dominer pour en
profiter, sans jamais s'essayer à le combattre dans une vaine lutte
sans signification ni aucune chance de succès. Sur ce point précis,
et le seul de l'essai, sa thématique est aboutie et n'évoluera plus
dans les autres romans. Tout juste s'illustrera-t-elle avec une
clarté accrue, à son apogée dans le Prince blessé, ou avec plus de
subtilité, comme dans la Nuit des temps avec l'abnégation de
Simon. C'est cette précocité de la maturité de ce thème qui fait que
l'amour parcourt l'œuvre de l'auteur, depuis l'amour salutaire de
Hono et Irène dans Le Diable l'emporte jusqu'à celui de Judith et
Olof, ce couple qui se trouve à la fin du dernier roman de l'auteur,
la Tempête. Sur l'attitude à adopter face à l'adversité de
l'existence, il sera dans la première partie de sa carrière beaucoup
plus indécis, proposant des solutions qui frôlent parfois le
dérapage. Ici, pour autant, l'auteur ne s'appesantit pas sur cette
eule bouée qui fait surface dans un océan de questions sans
réponse. Il souligne, rapidement, que l'Amour est un acte délibéré
de l'intelligence, qu'il demande avant tout de la tolérance et
l'effort bien difficile de se débarrasser de tout égoïsme. Il est
facile de faire la différence entre cet élan de l'âme et du cœur,
qui n'a pour but que de satisfaire l'être aimé, des artifices dont
l'espèce use pour parvenir à ses fins. Il suffit de laisser agir le
temps. Et de s'observer dans la jalousie, l'égoïsme, l'intolérance.
Car si ce que l'on croit de l'amour n'est qu'une contrainte imprimée
par l'espèce, elle a, lorsque le mécanisme s'enraye, ses aspects
sombres, ceux-là qui semblaient impossibles et étrangers aux amoureux déclarés.
L'amour c'est l'oubli de soi.
Au contraire, ce qui pousse une
fille vers un garçon, un garçon vers une fille, c'est le besoin de
satisfaire le besoin le plus personnel. Lorsque cet appétit est
réciproque, il donne naissance, chez l'un et l'autre partenaire, à un
état nerveux particulier qui leur fait éprouver un intense bien-être
à se retrouver, à rester ensemble, à se parler, à se regarder, à
penser l'un à l'autre, sans même aller jusqu'à l'accomplissement de
l'acte sexuel. Ou même après. C'est ce que nous nommons le
bonheur. Mais que l'un des deux veuille rompre cette harmonie,
s'évader de cette intimité, l'autre alors, défendant son propre
bonheur sans aucun souci de celui de son partenaire, devient
semblable au lion à qui on voudrait arracher sa part de gazelle. Sa
férocité peut alla jusqu'au meurtre. Le ressort d'un tel comportement
est un égoïsme sauvage. C'est le contraire même de l'amour.
L'amour c'est l'oubli de soi.
Avec ce thème de la mort et ses ramifications, Barjavel innove, et il
entraîne son lecteur dans des hypothèses et des conclusions
stupéfiantes et terrifiantes. Tout le monde sait, ou l'apprend à ses
dépends, que l'amour n'est indicible et somptueux que le temps
nécessaire aux amants de s'accoupler. Après quoi, le temps suspendu
reprend sa route, la routine s'installe, les promesses d'hier
semblent bien abstraites, tout semble se passer ailleurs. L'amour,
la vie, sont commandés par l'espèce, qui, d'une certaine façon, par
l'instinct, le désir, a le pouvoir d'influer sur les actes des
individus. Barjavel affirme qu'il en est de même pour la
mort. L'espèce a les moyens de provoquer la mort de ses entités
vivantes si des raisons, d'efficience ou de démographie, la rende
nécessaire. Pour la majorité du monde vivant, la régulation est assurée
par l'équilibre des espèces et de leurs prédateurs. L'homme qui a
très vite appris à se défendre des fauves sauvages de son
environnement, jusqu'à les éliminer, a réussi à force de recherche
à se prémunir également de ses prédateurs microscopiques : les
microbes. Ainsi, plus aucune influence extérieure ne met sa vie en
danger ni ne la régule d'aucune façon. C'est donc ailleurs que se
développe alors le mal qui dispose de la vie de l'être humain :
en lui-même.
Bouleversé par les vaccins, les sérums, les piqûres, les rayons, les
pilules, les cachets, les sirops, les comprimés, les gouttes, les
excitants, les calmants, les fortifiants, les antitoxiques, les
antibiotiques, les analgésiques, les hormones de jument, les
extraits de verrat, son organisme nettoyé, récuré, lavé, expurgé,
défendu malgré lui, abandonna la discipline qui le mobilisait contre
les agresseurs et laissa l'anarchie s'installa parmi les cellules :
le cancer surgit où fuyait le microbe.
Mais l'auteur ne s'arrête pas là, ses spéculations sont aussi
incroyables que plausibles. Si le cancer ne suffit pas - et peut-être
même la médecine le vaincra-t-elle un jour - une alternative plus
efficace peut entraîner la mort rapide et en grand nombre de vie
humaines. La Guerre. La guerre est, pour l'auteur, un processus de
régulation intégré à l'espèce humaine et qui remplace le vide que
l'homme a fait autour de lui parmi ses ennemis extérieurs.
La guerre est un phénomène de compensation intégré au processus
vital de l'espèce humaine par une loi ou - c'est la même chose - une
volonté d'équilibre, pour corriger l'inefficacité d'agression des
autres espèces.
Il naît en effet en temps de guerre un sentiment de destruction, un
désir de tuer, des pulsions de meurtre à l'image des inclinaisons
sexuelles : incontrôlables et inexpliquées autrement.
Pour obliger les hommes à aller se faire tuer, l'espèce a mis au
point, sous des formes sociales, des moyens de contrainte auxquels
il ne peut pas résister. Propagande d'abord, qui lui fera remplacer
la peur de sa propre mort par l'ardent désir de provoquer celle de
son semblable. Puis lorsque la réalité le frappe et efface la
propagande, l'impossibilité de s'échapper du mécanisme à tuer et à
mourir dont il est une pièce à la fois active et passive.
Encore une fois, il s'agit d'un subterfuge, d'un abus de l'individu
par des sentiments qui le dépassent et le contrôlent, et en
profitent. Seulement cette fois-ci, le concerné n'en tire aucun
bénéfice. La supercherie en est d'autant plus insupportable.
L'homme croit mourir pour défendre sa terre, sa femme, sa liberté,
ses idées, alors qu'il meurt simplement parce qu'il est de trop.
Pour supporter ses allégations, l'auteur énumère des comparaisons
édifiantes avec le cas des lemmings et des bobacs, ces petits
rongeurs d'Asie dont on a observé, en parallèle de l'extinction de
leurs prédateurs naturels, un comportement pour le moins
singulier. Les animaux traversent tout un continent, franchissent
même des fleuves à la nage, pour aller se noyer dans l'océan. Ce
comportement suicidaire et massif pour réguler leur démographie
inspire à l'auteur le sentiment qu'il en est de même avec les
guerres, qui, de tribu, de religion, de classes sociales,
idéologiques, économiques ou territoriales n'ont que ceci de commun :
elles sont meurtrières. Les raisons pour se battre importent
peu. Seul le résultat en est une constante révélatrice. Et plus la
population totale de la Terre est élevée, plus les véritables
guerres --pas les conflits où l'un des belligérants est nettement
supérieur à l'autre-- sont meurtrières. L'auteur a vu franchir, avec
inquiétude, une étape dans le domaine militaire. Celui de l'arme
totale. Cette arme capable de détruire l'intégralité du
vivant. L'arme atomique. Cette arme, ce concept de guerre totale,
parcourt son œuvre. Plus qu'une arme un peu plus puissante qu'une
autre, il y voit en effet l'issue fatale et commandée, la voie vers
l'extinction du vivant torturé, au règne duquel l'homme doit mettre
un point final.
S'il n'y a pas d'autre explication, s'il n'y a pas de clé pour
ouvrir ce cercle d'absurdités, s'il n'y a aucune raison à cette
prodigieuse, inimaginable pyramide d'horreur au sommet de laquelle
l'homme est empalé, alors [...] l'avènement des armes totales est
logique. Elles arrivent à la pointe de l'intelligence de l'homme qui
est la pointe de la vie terrestre. Elles sont les fruits convenables
de cet arbre miraculeux et absurde dont la sève est le sang répandu.
L'aspiration à son utilisation semble aussi inéluctable que
l'entrain amoureux, qu'elle soit accompagnée d'une volonté bien
consentie ou combattue avec force et volonté. L'arme atomique, elle,
est de ces appels auxquels tout nous appelle à résister, la
conscience, l'intelligence, la raison, et malgré tout, vers laquelle
on se voit irrémédiablement attiré, comme aspiré.
L'humanité tout entière en est terrifiée. Ceux-là mêmes qui l'ont
conçue et fabriquée en ont horreur, comme une femme en train
d'accoucher qui verrait surgir de son sexe la tête d'un rat. Ils
n'en continuent pas moins, en la maudissant, de travailler à la
rendre de plus en plus meurtrière. Pas un chef de nation ne désire
l'utiliser, et pourtant ceux qui en ont déjà en fabriquent d'autres
et les entassent en quantités superflues, et ceux qui n'en ont pas
encore se hâtent de faire ce qu'il faut pour en avoir.
L'homme et son intelligence seraient donc prévus en amont de la
création telle que nous la connaissons. Ou bien celle-ci prendra une
direction qui la libérera du meurtre continu dont elle se nourrit,
ou bien l'homme sera appelé à y mettre fin dans une gerbe atomique.
Barjavel évoque l'image d'une machine que les ingénieurs
font tourner au maximum de ses possibilités. Si à plein régime,
dit-il, les résultats ne sont pas concluants, la machine est
abandonnée et détruite. Aucune alternative n'est satisfaisante
cependant. Dans un cas, l'extermination de tout le vivant, dans
l'autre, l'auteur imagine que l'homme seul survivra et que le reste
du règne vivant sera libéré de ses souffrances par sa disparition !
C'est un des points flagrants de l'essai où l'auteur s'arrête sur
des considérations par trop abruptes, et qu'il lui faudra compléter par la suite.
Une des constantes de l'essai, et plus généralement, l'une des préconisations phare de l'auteur,
est la responsabilisation de l'être humain. Celui-ci ne doit plus de façon égoïste chercher à satisfaire ses petits intérêts,
mais prendre conscience de sa position dans l'univers, comprendre quel rôle il doit y jouer, si
rôle il y a. Ce que l'on est, jusqu'à preuve du contraire, en droit d'espérer.
Si vous ne sentez pas ce que je veux dire ce livre est inutile. Et vous aussi. Et moi de même.
Ce qui est peut-être la vérité que nous cherchons. Mais nous avons bien le droit d'en espérer une autre.
Cette prise de conscience et cette connaissance sont vitales. D'abord pour savoir où nous en sommes,
Savoir si cette expansion de la vie telle que nous la vivons et
voyons autour de nous sur ce grain de poussière, si cette invasion
des planètes, qui va commencer demain, puis celle de l'Univers qui
suivra peu après, si cette diffusion, cette propagation universelle
d'un phénomène jusqu'alors peut-être unique et localisé, qui a pour
effet de transformer la matière inerte en matière sensible, est de
nature à nous emplir d'enthousiasme ou d'horreur.
Ensuite, pour réagir efficacement face à des forces encore inconnues
et mystérieuses, qui font de chacun de nous ce que bon leur semble.
Le bénéficiaire de cette connaissance, ce doit être l'homme, mais
non l'homme archétype, l'homme-humanité, non l'espèce, qui parcourt
seule et selon toute évidence admirablement son propre chemin. Mais
l'homme individu, celui qui a un prénom, des amis, un amour
véridique ou confortable, des peurs et des questions, des
affirmations et des croyances. En bref, une identité. C'est lui
qu'il faut prémunir, aider, surveiller. Il est si fragile. Et cette
connaissance, que les hommes d'une génération doivent mettre au
service des individus de chacune de leur société et la transmettre à
ceux des générations futures, cette connaissance est
spirituelle. C'est la connaissance qui assure la connexion entre
l'homme et l'univers qui l'entoure, qui lui explique pourquoi il est
présent là où il est et comment il doit s'y comporter. Cette
connaissance spirituelle, c'est celle que doivent transmettre les
religions. C'est ce qu'elles manquent à faire le plus misérablement.
Le rôle de toute religion est de faire comprendre à l'homme ce
qu'est la création, quelle place il y occupe et quel rôle il y
joue. Et jamais, jamais, jamais, de lui dire : « Ne cherchez pas à comprendre. »
La connaissance est au cœur des requêtes que Barjavel adresse aux
religions. Il refuse la foi et le dogme, il refuse les histoires, le folklore.
Il veut comprendre. Savoir et comprendre. Avant
tout, savoir qui est l'auteur, le créateur. Qui anime le vivant ?
Qui le façonne d'une telle main magistrale ? Qui le condamne à une
mort si atroce ? Ce « Qui », serait-ce Dieu ? Dieu n'est qu'un
mot, dont l'emploi exige d'abord de prendre position. Pour ou contre.
Comment puis-je me permettre d'écrire ce nom, moi qui ne suis ni
« croyant » ni « anti » ? Seulement l'homme qui cherche à comprendre...
Le long apprentissage par nos civilisations des automatismes
religieux rend périlleuse la quête de l'assoiffé de vérité, qui
risquera à tout moment de s'égarer dans les clichés, les préjugés,
les images toutes faites. Barjavel voudrait utiliser le mot Dieu
pour désigner ce créateur sublime et cruel. Mais ce mot parasite les
notions épurées qu'il essaye de dégager.
Chaque fois que nous le rencontrons, il provoque dans notre esprit
un réflexe immédiat d'adoration ou de haine, d'humilité ou de
ricanement, ou de pseudo-indifférence qui est peut-être l'attitude
la plus négative et la plus inhibitrice de toute liberté de
jugement. Ce réflexe, pour ou contre, bloque immédiatement tout le
mouvement de la raison.
Tant pis pour les mots, Barjavel utilisera ce mot Dieu quand
même. Et pour en savoir plus à son sujet, s'adresse au prêtre. Ce
qu'il a à lui dire le révolte. Son humour acerbe n'est pas de trop
pour essayer de le consoler des images d'Épinal avec lesquelles on
voudrait le satisfaire.
Le pasteur, lui, propose à ses fidèles un Dieu qui les dépasse à
peine, avec lequel ils peuvent s'expliquer d'homme à homme, et qui
comprend très bien les bonnes raisons qu'ils ont de nuire
vertueusement à leur prochain. Le Dieu des protestants, c'est le
Fils plutôt que le Père, c'est Jésus l'Homme-Dieu, beaucoup plus
homme que dieu, sérieux, grave, compréhensif. Il a pour chacun la
complaisance que chacun a pour soi-même. Il n'est sévère que pour le
voisin.
Celui des catholiques, c'est le bon Dieu, le grand-père
un peu gâteux qui distribue à ses petits-enfants des sucettes ou des
réprimandes : « Tu vas voir ce qui va t'arriver si tu n'es pas
sage. » Mais quand nous serons morts, il nous pardonnera toutes nos
sottises et nous accueillera dans sa maison de campagne.
Mais l'indignation revient vite le submerger.
Voilà, voilà ce qu'offre aujourd'hui la religion chrétienne à ses fidèles.
Voilà la puérile réponse proposée à notre angoisse, à notre besoin de savoir.
Le rôle de la religion est donc, non seulement d'administrer les
règles sociales qui cimentent une société, mais aussi d'apporter à
quiconque en exprime le souhait une connaissance plus appuyée des
vérités spirituelles, hélas désormais perdues. Barjavel image ce
rôle que ne satisfait aucune religion avec les mathématiques. Tout
le monde, dit-il, utilise le calcul à hauteur de ses besoins
journaliers plus ou moins demandant. À celui qui veut en savoir
plus, il n'est fait aucun mystère des vérités mathématiques les
plus pointues et les plus avancées. La connaissance spirituelle,
philosophique, la connaissance du pourquoi devrait satisfaire aux
mêmes prérogatives. Les spécialistes en la matière devraient tenter
d'apporter les réponses à celui qui leur adresse ces questions.
Le rôle du prêtre est de prendre le fidèle par la main et de le
conduire, par le chemin du rite, vers la vérité.
Il constate avec amertume que cette connaissance est perdue, que ceux
qui se devaient de l'affûter, la perpétrer, l'enseigner, n'en savent
non seulement plus le moindre fragment, mais prodiguent en amer
remplacement des fables plus ou moins ridicules qui décrédibilisent
les valeurs religieuses. Il est important de noter que Barjavel n'est
pas athéiste, malgré sa condamnation ferme des religions et de leurs
pratiques. Il n'affirme pas que ses buts sont ineptes, mais
trahis. Il parle constamment de connaissance perdue. Il croit que
l'homme, un jour, était dans la confession des desseins de
l'univers. Cela nous ramène à quelques intuitions qui font éclat dans
d'autres romans, comme la Nuit des temps, où il n'a de cesse de
mettre en avant l'idée d'une société à la fois beaucoup plus évoluée
et de beaucoup antérieure à la nôtre. Un rapprochement intéressant
est à faire avec Newton, le père de la gravitation universelle, qui
était lui aussi convaincu que la Bible avait été corrompue et que
parmi des vérités éparses s'était introduit le verbiage et les
distorsions sémantiques de l'Église. Barjavel, un peu à la façon de
l'illustre savant, fait ainsi l'exégèse de certains passages
bibliques, avec des observations particulièrement frappantes. Il
passe au crible l'épisode de Babel, ou de l'ascension du Sinaï par
Moïse, dans des passages qui sont les plus intéressants du
livre. Ailleurs, il s'intéresse encore à un détail de la Genèse, la
côte manquante de l'homme, que Dieu a prélevé en son sein pour y
sculpter la femme. Sa lecture de la Bible vise à dégager un sens
nouveau, dégagé du symbolisme seul qui le rendait accessible au plus
grand nombre, mais qui nous en soustrait le véritable sens
aujourd'hui. Il pense ainsi que, peut-être, la côte est un symbole
dont la lecture scientifique est le chromosome. Suivons-le en un court extrait dans
sa lecture moderne de ce passage des plus réputés de l'Ancien Testament :
Genèse, 2:21-22 : « Alors Yahvé Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme, qui
s'endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa
place. Puis, de la côte qu'il avait tirée de l'homme, Yahvé Dieu
façonna une femme... »
Ce qui est plus surprenant, c'est cet homme à qui il manque
désormais une côte. Comme il s'agit de la conformation de l'homme
par excellence, de l'homme type, tous ses descendants mâles
devraient avoir une côte en moins. Nous savons qu'il n'en est
rien.
Mais la science a découvert, il n'y a pas très longtemps,
que les hommes ont effectivement quelque chose de moins que les
femmes.
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Caryotype d'une femme (haut) et d'un homme (bas).
En bas à droite du caryotype masculin, le chromosome XY comme mutilé, telle la côte manquante de la Genèse |
Quiconque a eu sous les yeux la micro-photographie d'une cellule en
train de se diviser a été frappé par l'alignement, dans le noyau,
des chromosomes dédoublés. De chaque côté de la ligne de partage de
la cellule, les chromosomes symétriques se font face, comme les
côtes de part et d'autre de la colonne vertébrale. Comptons ces
chromosomes. Chez la femme, il y en a 23 paires. Chez l'homme,
combien ? 22 paires complètes et une paire incomplète...
On a d'abord cru que l'homme n'avait que 45 chromosomes.
En regardant
mieux, avec des instruments plus puissants, on s'est aperçu que le
46e ne manque pas tout à fait : il en reste un morceau, un
moignon. Au chromosome complet, les biologistes ont donné le nom de X.
Au fragment qui lui fait face le nom de Y. Dans sa double colonne
de chromosomes, la femme a donc une paire X X, symétrique et
complète, comme les autres paires. A la place de cette paire-là,
l'homme n'a qu'une paire boiteuse X Y.
On sait que ce sont ces chromosomes qui sont les facteurs de l'hérédité.
Ce sont eux qui portent les ordres de la vie, de l'espèce, de la race, de la
famille, de l'individu. Or, que se passe-t-il dans les glandes
sexuelles de l'homme quand une cellule se divise pour donner
naissance à deux spermatozoïdes ? Les deux spermatozoïdes vont se
partager toutes les paires de chromosomes, y compris la paire X Y. Un d'eux emportera le chromosome X et l'autre le chromosome Y.
Le spermatozoïde X avec tous ses chromosomes complets, s'il
parvient à féconder un ovule, donnera naissance à une fille,
dont toutes les cellules auront 23 paires de chromosomes complètes
et symétriques.
Le spermatozoïde Y, qui emporte 22 chromosomes
complets et un vingt-troisième qui n'est qu'un fragment,
engendrera un homme, dont toutes les cellules auront une
paire de chromosomes boiteuse et dissymétrique. On est tenté
d'écrire : mutilée...
[...] C'est le chromosome X, le chromosome
complet, qui, sorti de l'homme, donne naissance à la
femme. Et c'est ce chromosome X qui manque à l'homme.
Barjavel qui voit dans cette « lecture moderne » du texte sacré
l'indice que toute la Bible doit pouvoir se lire ainsi, restituant
des règles morales, relativement épargnées, des vérités
scientifiques, comme ici, ou des vérités spirituelles, totalement
perdues. Son imagination lui permet quelques autres parallèles
intéressants avec ce qui est connu. Il voit encore, par
exemple, dans le « vanité des vanités » de l'Écclésiaste, autre livre
de la Bible, la structure granulaire et en majeure partie vide de la
matière, telle que nous l'a révélée la science moderne. Il s'appuie
pour cela sur l'étymologie du mot « vanité », qui signifie
« vide ». « Vide des vides. Tout est vide », aurait alors écrit un homme
il y a trois mille ans, dans un langage symbolique, mais rendant
compte de l'organisation de la matière. Pour ces autres aspects qui
ne sont pas connus, pour ces vérités perdues d'ordre spirituel,
Barjavel ne peut avoir recours à son imagination. Cette recherche
implique la participation de moyens supplémentaires.
C'est à la science qu'échoit le rôle de retrouver les vérités
perdues, d'expliquer pourquoi, pourquoi l'homme, pourquoi la vie,
pourquoi le meurtre et l'assassinat. S'il a été très dur avec la
religion, Barjavel n'est pas complaisant non plus avec la
science. Il s'indigne de son désintérêt absolu pour le « pourquoi »,
et raille son autosatisfaction qui se glorifie des maigres exploits
d'expliquer le « comment ». L'essentiel et le véritable enjeu est
définitivement de connaître les raisons, non les moyens. Il
caricature ainsi les scientifiques, qui n'ont d'yeux que pour le
détail :
Que devient la poignée de terre qui devient herbe, qui devient
bifteck, qui devient homme, qui devient esprit ?
Peu importe, si
nous savons combien de feuilles porte la tige de la graminée, si
nous connaissons le volume des quatre poches de l'estomac du
ruminant si nous pouvons mesurer le temps que met l'influx nerveux
pour aller du cerveau à la main de Pascal qui écrit les Pensées !
Il épingle encore les institutions qui se nourrissent des mystères
et questions essentielles, pour devenir de lourds édifices absurdes
où les détails les plus insignifiants sont passés au
crible. Imaginant une représentation de l'univers par une usine où l'homme est enfermé, il
ironise :
Dans des écoles sévères, nous élevons des spécialistes qui sont
chargés de faire l'inventaire total de l'usine. Chacun dans son
domaine, ils comptent les volants, les pistons, les pignons, les
boulons, les presses, les tours, les axes, les cylindres, les
soupapes, les turbines, mesurent le pas de vis de l'écrou qui tient
le manche de la balayette, pistent la câblerie, notent des relations
constantes de cause à effet dont ils tirent les lois de
fonctionnement de la machinerie.
Mais c'est que les recherches dans le domaine scientifique ne sont
pas aisées. Peut-être la science ne peut-elle procéder autrement.
Nous ne savons absolument rien de sa nature. Nous l'avons habillée
d'une carapace de lois et de contraintes, mais à l'intérieur de ce
vêtement de prisonnier il n'y a rien que nous puissions appréhender,
ni avec nos sens ni avec notre esprit. Elle échappe totalement à
l'entendement humain. Elle est hors limites.
Néanmoins, les efforts à faire dans cette direction sont
vitaux. Revenant sur le sujet de la guerre, Barjavel explique que
l'homme ne pourra s'en prémunir puis s'en défaire complètement avant
d'avoir compris son origine et percé le secret de sa nécessité. Si
la science faisait l'effort de s'interroger au sujet de questions
plus fondamentales, elle aurait certainement les moyens et les
pouvoirs nécessaires pour que la paix s'installe enfin solidement et
durablement entre les hommes.
Tant qu'on a essayé de combattre la peste avec des mots latins, elle
a tranquillement dévoré l'humanité.
Dès qu'on a connu et
admis ses causes véritables, on a pu mettre au point des
armes contre les microbes et développer contre la maladie un combat
efficace parce qu'approprié.
Tant qu'on continuera d'ignorer les
causes véritables de la guerre, aucun traité, aucune alliance,
aucune peur, ne pourront l'empêcher d'éclater et de brûler le monde
en totalité ou en partie.
Voici donc l'homme, muni de sa science frileuse, plombé de ses
croyances mystiques, plongé au cœur d'un univers de miracles et
d'atrocités, et qui, peut-être, est appelé à l'emplir ou au
contraire à jouer le rôle de fusible. L'auteur pense que s'il y a un rôle
à jouer, il s'agira de délivrer le vivant de ses tourments dans lesquels
l'entraînent la nécessité de tuer. Ainsi que le petit-chien
domestique qui est comblé de jouer avec une balle qu'on lui lance,
là où l'instinct primitif de l'espèce était celui du chasseur
sanguinaire, l'homme doit, peut-être, éradiquer la souffrance,
l'auto-mutilation du vivant, le meurtre et l'assassinat, en lui
substituant, partout où coule le sang, le produit de son intelligence.
Il répondrait alors au désir de souscrire à son rôle dans l'univers :
celui d'un être sensible que choquent les mariages sacrilèges de
l'harmonie et de l'horreur.
L'homme se trouve devant deux destins possibles : périr dans son
berceau, de sa propre main, de son propre génie, de sa propre
stupidité, ou s'élancer, pour l'éternité du temps, vers l'infini de
l'espace, et y répandre la vie délivrée de la nécessité de
l'assassinat.
Le choix est pour demain.
Il est peut-être déjà fait.
CRITIQUES PUBLIÉES LORS DE LA PARUTION DU LIVRE
« La Faim du tigre » parut en 1966, et obtint le
Prix Lecomte du Noüy, créé en mémoire du biologiste humaniste (1883-1947)
{ à propos du Prix Lecomte du Noüy }.
Il fit l'objet d'une présentation dans Les Nouvelles Littéraires du 28 juillet 1966,
constituée essentiellement d'une interview de l'auteur lui donnant l'occasion d'exprimer
l'essentiel des idées principales de l'ouvrage.
{ voir l'article }.
CRITIQUES DES VISITEURS
Faites vous aussi partager par l'intermédiaire du barjaweb votre opinion
et vos analyses de la Faim du tigre.
COPYRIGHTS
- Le texte la Faim du tigre est © Denoël, 1966.
- La photo du tigre en tout début de page est extraite du livre Brigitte Bardot, Amie des
animaux, dont Barjavel écrivit les commentaires ( voir )
- L'autographe « Je donnerais tous mes autres livres pour celui-ci » est ©
Denoël, 1982.
- Les schémas de l'oreille externe, moyenne et interne sont prélevés du site opticon, auquel je renvoie les lecteurs désirant en savoir plus sur l'oreille. Voir [http://www.prodition.fr].
- Le nu est une pose du mannequin Flavia Vento.
- La gravure "Le couple à l'ADN" est © P.Y.Trémois (artiste d'inspiration Barjavélienne ?
qui sait ? (ils avaient un ami commun, Louis Pauwels) [ voir son site ]).
- La photo des trois canaux semi-circulaires, des cils vibratoires et des deux caryotypes
sont d'auteurs inconnus
- Tout ce qui n'est pas mentionné ci-avant est © G.M. Loup.