LA FAIM DU TIGRE

La Faim du tigre est comme la faim de l'agneau. C'est la faim naturelle et implacable, mais douloureuse, de vivre. C'est cet appétit insatiable de provoquer ou d'endurer l'atrocité au quotidien, pour perdurer, toujours, ce sinistre théâtre où s'illustrent souffrances, crimes, terreur et esclavage, auxquels seule la Mort peut mettre fin. La Faim du tigre, c'est enfin et surtout la recherche rageuse de la raison pour laquelle, dans un cynisme sordide, ce sont la grâce, la beauté, l'innocence et l'amour, qui ont été choisis pour rythmer cette tragédie.

Je n'y parviendrai peut-être jamais, mais jusqu'à mon dernier souffle, je chercherai à comprendre. Comprendre où je suis et ce que je suis et ce que j'y fais, et à quoi ça rime. Ce corps qui s'est construit sans moi, et qui vit sans mon intervention, cet esprit qu'il enferme dans un scaphandre qu'ont-ils à faire ensemble, vers quelle vase ou quel trésor s'enfoncent-ils dans l'océan de la matière ? Cette chair souffrante et jouissante qui me commande, et qui est faite de vide et qui saigne, qui a reçu du fond des âges une vie qui la laissera tomber et pourrir, cet esprit qui aura à peine le temps de naître avant de s'évanouir, je veux comprendre, comprendre, comprendre.


  1. Présentation
  2. Extrait
  3. Étude linguistique
  4. Thématique
  5. Critiques des visiteurs
  6. Copyright


. sur C.L. Philippe
. sur Lecomte du Noüy

Autographe de l'auteur: «Je donnerais tous mes autres livres pour celui-ci», et signature

La Faim du tigre est :
Le meilleur livre que j'ai jamais lu
Le meilleur livre de Barjavel
Un livre exceptionnel
Un grand livre
Un bon livre
Un livre passable
Un mauvais livre
Un livre exécrable


PRÉSENTATION

Première de couverture de l'édition originale

Essai
par René Barjavel
Titre original :
« La Faim du tigre »

© Éd. Denoël, 1966
Remanié en 1971.

Dédicace :
 A mes petits-enfants
 et à leurs petits-enfants.
Citation de Charles-Louis PHILIPPE :
 La faim du tigre
 est comme la faim de l'agneau.
Prix Lecomte du Noüy, 1973.


EXTRAIT

L'extrait suivant est tout à fait typique de l'œuvre toute entière. Barjavel expose d'abord des faits connus et en principe irréfutables. Lorsqu'il s'agit de science, comme c'est le cas ici, il a pris lui-même connaissance des sujets qu'il évoque dans des revues de vulgarisation. Il tisse alors autour de ce qu'il rapporte sa propre thématique. Ici, en présentant le fonctionnement de l'oreille, il insiste sur la complexité et l'élaboration des « techniques » mises à contribution pour constituer le miraculeux instrument. Les prodiges réalisés par ces assemblages des plus astucieux, le génie déployé pour les mettre au point, lui semblent constituer la preuve qu'une « volonté » intelligente, qui en serait l'auteur, agit dans l'ombre. Conscient des thèses évolutionnistes dont certaines versions extrêmes infirment ce point de vue, il aborde le sujet sur la fin de l'extrait et s'oppose au célèbre argument du singe de Gamow, présenté dans son livre, One, two, three... infinity.

Voyons un peu par exemple, cette oreille si ordinaire. Nous avons tous appris à l'école qu'elle est divisée en trois parties, l'oreille externe, l'oreille moyenne et l'oreille interne. L'oreille externe commence par le pavillon, qui recueille les ondes sonores, et se termine par le tympan. Or il est commun qu'avec l'âge, le tympan et tout ce qui le suit deviennent moins sensibles.
L'oreille externe
L'oreille externe, un outil acoustique performant mais basique
  • 27 -- Pinna
  • 29 -- Canal auditif externe
  • 31 -- Tympan (l'oreille moyenne est de l'autre côté)
© opticon, voir [http://www.prodition.fr]

Toute la machinerie de l'oreille a donc besoin de recueillir des portions d'ondes plus importantes pour être mise en action. C'est ce besoin qui fait à certains d'entre vous mettre la main en cornet autour du pavillon. Vous ne l'avez jamais fait ? Hélas, hélas, ça viendra... Or, un éminent médecin me disait dernièrement qu'après de multiples observations il pouvait affirmer que chez les vieillards, les oreilles grandissent.
Depuis qu'il me l'a dit, j'ai regardé les vieux. Regardez à votre tour, c'est vrai. C'est surtout visible chez les gens très âgés. Certains ont des pavillons considérables. De vraies feuilles de laitues. Passons du pavillon au tympan. Nous vivons dans un tel vacarme que nous ne pouvons plus jouir de sa sensibilité exquise. Il est sans arrêt assailli par une macédoine de bruits permanents qui le maintiennent en vibration perpétuelle. Et nos nerfs auditifs, pour nous défendre, mettent une sourdine à la réception, un coup de gomme général. Mais au départ, la sensibilité du tympan est telle (je cite ici textuellement P. Danysz dans Science et Avenir de juillet 1961) « qu'il peut pour certaines fréquences [...] réagir (selon le Dr Bekesy) à des vibrations dont l'amplitude est inférieure à un milliardième de millimètre, soit le dixième du diamètre d'un atome d'hydrogène. Ainsi, dans le silence absolu, notre oreille pourrait entendre s'entrechoquer les molécules d'air agitées par le mouvement brownien ! ».
Pas mal... C'est encore mieux plus loin. Pénétrons.
L'oreille moyenne - cliquer pour voir le fonctionnement !
L'oreille moyenne, de l'artisanat de génie
  • 17 -- Marteau
  • 19 -- Enclume
  • 21 -- Trompette d'Eustache
  • 23 -- Tendon du tympan
  • 25 -- Étrier
  • 31 -- Tympan (l'oreille externe est de l'autre côté)
© opticon, voir [http://www.prodition.fr]

L'onde qui fait vibrer le tympan lui a été transmise par le milieu dans lequel nous vivons : l'air. Mais le corps de l'homme, apparemment solide, est en réalité liquide. Un homme de 80 kilos contient environ 50 litres d'eau. La vibration, pour être assimilée par l'organisme humain, devra donc passer du milieu gazeux au milieu liquide. Ce faisant, elle risque de subir au passage un coup de frein. L'oreille moyenne va fournir la solution à ce problème.
L'oreille externe est en plein air. L'oreille interne est une boîte close pleine d'eau. Placée entre les deux, l'oreille moyenne va transmettre la vibration de l'une à l'autre par l'entremise de trois os minuscules, le marteau, l'enclume et l'étrier.
Le marteau est solidaire du tympan et vibre avec lui.
Il communique ses mouvements à l'enclume, qui les passe à l'étrier.
L'étrier fait vibrer une membrane élastique sur laquelle il s'appuie, et qui ferme une fenêtre pratiquée dans la boîte en os de l'oreille interne.
Les trois os intercalaires sont si miraculeusement astucieux dans leur forme, leur équilibre, leur architecture, leur agencement et les rapports de leurs dimensions, que l'onde transmise par eux du tympan à l'oreille interne se trouve en même temps amplifiée dans la proportion de 1 à 22...

Ajoutons que pour éviter les surpressions et les dépressions dans cette oreille moyenne fermée par deux membranes vibrantes, un canal de dérivation a été percé à travers chair et os : c'est la trompe d'Eustache, en relation avec l'atmosphère extérieure par la bouche. Ainsi la pression reste-t-elle toujours la même à l'intérieur et à l'extérieur de l'oreille.
Pas mal...
C'est encore mieux plus loin. Enfonçons-nous dans l'oreille interne. Jusqu'ici tout était très simple. Nous pouvions admirer le génie artisanal qui avait confectionné chaque osselet selon une forme minutieusement parfaite et les avait assemblés au moyen de muscles et ligaments minuscules dans un équilibre fonctionnel exact. Mais il nous était facile de comprendre comment les trois os faisaient ce qu'ils avaient à faire. Dans l'oreille interne cela devient extrêmement ardu. Nous passons de l'atelier d'horloger au laboratoire électronique. Et c'est bien peu dire. Car toutes les sciences doivent être sollicitées pour éclairer ce qui se passe ici.
Nous ne sommes pas assez savants, ni vous ni moi, pour tout analyser. D'ailleurs, les plus savants eux-mêmes...
Nous allons jeter, dans cette étrange caverne, un simple regard de profane. Un regard candide. Le regard de quelqu'un qui ne prétend pas savoir pourquoi quand on lui a expliqué comment.
Nous négligerons les canaux semi-circulaires, qui sont situés dans l'oreille interne mais n'interviennent pas dans le fonctionnement de l'ouïe. Du moins à ce que nous savons. Il y a sans doute une raison profonde pour qu'ils se trouvent là et non ailleurs, mais nous ne la connaissons pas. Nous savons seulement qu'ils sont le siège, le centre de l'équilibre. Ils sont trois, assemblés, chacun en forme de demi-cercle, chacun perpendiculaire aux deux autres, chacun placé dans une des trois dimensions.
Qu'ils viennent à être lésés, par blessure ou maladie, et l'homme vertical ne peut plus se tenir debout. Même couché de tout son long, les yeux fermés, il ne se sent plus en équilibre. Il ne sait plus ce que sont la stabilité, la sécurité, le repos. De tous côtés le sollicitent des chutes abominables, et il ne peut se cramponner à rien car son univers bascule dans les trois dimensions.
Un homme peut devenir sourd, aveugle, muet, manchot, cul-de-jatte, cardiaque, tuberculeux, châtré et rester un homme.
Les trois canaux semi-circulaires (à gauche), chacun dans une direction de l'espace, et la cochlée, en forme de colimaçon (à droite)

Il peut sombrer dans le coma et continuer à faire partie, passivement, de notre univers, comme un caillou. Mais privé de ses canaux semi-circulaires, il est rejeté hors du monde, dont la loi première, la condition de constitution, est l'équilibre. Il n'est plus qu'un fragment de conscience du chaos.
Si ces canaux se trouvent dans l'oreille interne, c'est peut-être à cause de leur extrême importance. L'oreille interne est en effet l'emplacement le mieux protégé du corps. C'est une petite boîte solide dans la grande boîte solide du crâne. Le crâne qui doit protéger les oreilles et le cerveau est de forme à peu près sphérique.

La sphère est la forme la plus apte à rejeter les coups vers la tangente et résister aux chocs.
Abandonnons ces mystérieux canaux, ces trois gyroscopes immobiles qui sont en quelque sorte le nœud de communication entre l'équilibre universel et celui de l'individu, et reprenons la vibration où nous l'avons laissée : entrant par la fenêtre de l'oreille interne. Derrière la membrane vibrante qui ferme cette fenêtre se trouve le labyrinthe où la vibration va poursuivre son chemin. Ce labyrinthe a la forme d'un coquillage enroulé, une sorte de colimaçon pointu, dont la base est tournée vers la fenêtre et la pointe enfoncée vers l'intérieur de la tête. Mais les coquillages terrestres ou marins, tels que nous les connaissons, se composent d'une seule cavité s'enroulant sur elle-même. Ici, il y en a trois, trois conduites s'enroulant ensemble de la base jusqu'à la pointe où deux d'entre elles communiquent. La troisième, qu'on a baptisée le limaçon, est hermétiquement close : mais elle est séparée de la deuxième, tout le long de ses spires, par une membrane vibrante - encore une ! Dans le limaçon, derrière la membrane vibrante enroulée le long des spires, sont disposées environ vingt-cinq mille " cellules auditives ". Chaque cellule est hérissée de cils vibratiles à une de ses extrémités. Son autre extrémité se prolonge par un filet nerveux. Ces filets nerveux réunis en faisceaux formeront le nerf auditif chargé de porter au cerveau le message de l'oreille.
Que se passe-t-il dans ce labyrinthe ? En gros, quand la fenêtre se met à vibrer, le liquide qu'il contient transmet les vibrations aux cellules nerveuses, qui les transforment en influx nerveux et dirigent celui-ci vers le cerveau par le nerf auditif. Mais pourquoi cette forme colimaçonnesque ?
Imaginons que les cellules nerveuses soient disposées directement derrière la membrane plane de la fenêtre. Imaginons aussi que vous soyez en train de marcher dans la forêt de Chambord par une nuit de printemps. Votre oreille reçoit le chant d'amour du rossignol, le frisson du vent dans les feuilles nouvelles, le bruit de vos pas sur les brindilles, le bramement du cerf, les incongruités sonores du récepteur TV dans la maison du garde, le chœur des grenouilles, un solo de Caravelle qui passe là-haut, un ruisseau qui mouille son lit, un sanglier effrayé qui troue un fourré, un vélomoteur à dix kilomètres...
Votre oreille reçoit tout cela en même temps.
Si vos cellules auditives se trouvaient disposées toutes sur le même plan derrière la membrane de la fenêtre, elles seraient toutes sollicitées à la fois et votre cerveau recevrait tous les sons mélangés, percevrait une bouillie de bruits impossibles à séparer les uns des autres et à identifier. Le monde sonore ne serait rien d'autre pour vous qu'un ronflement perpétuel dont les seules modifications seraient les variations d'intensité.
Le labyrinthe de l'oreille interne se charge de transformer cette bouillie, ce magma de vibrations en un ensemble sonore où chaque son sera individualisé. Au cerveau ensuite d'identifier et de choisir.
L'oreille interne
L'oreille interne, le laboratoire d'électronique
  • 1 -- Canal semicirculaire
  • 2 -- Nerf facial
  • 5 -- Ganglion géniculaire
  • 7 -- Nerf facial
  • 7' -- Branche vestibulaire du nerf de la cochlée
  • 9* -- Ganglion vestibulaire
  • 9' -- Nerf vestibulaire
  • 11 -- Marteau interne
  • 13* -- Cochlée
  • 13' -- Organe de Corti
  • 15 -- Os temporel
  • 51 -- Fenêtre
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Il y a autant de différence entre ce qui parvient à l'oreille interne par sa fenêtre élastique et ce qui en sort par son nerf auditif qu'entre un gâchis de couleurs passées au mixer et un tableau composé avec les mêmes couleurs.
Comment le labyrinthe procède-t-il à l'analyse de cette purée vibrante ?
Il est difficile de le savoir, car pour voir ce qui se passe dans une oreille, il faut l'ouvrir et, à partir du moment où on l'ouvre, il est bien évident qu'il ne s'y passe plus rien. En tous les cas, plus rien de normal.
Les expérimentations boiteuses qu'on a pu faire ont donné quelques indications. A la logique de bâtir des hypothèses...
La vibration totale s'engage dans une conduite dont le diamètre diminue constamment, selon une courbe logarithmique qui comblerait d'aise Salvador Dali. Chacune des vibrations partielles qui la composent traversera donc, à un certain passage de son trajet, une portion de labyrinthe d'un diamètre qui correspond à sa longueur d'onde particulière et qui lui permettra de faire entrer en résonance, à ce diamètre, là seulement et par cette longueur d'onde seulement, le dispositif d'audition. A cet endroit-là seulement, les cils des cellules auditives se mettent à vibrer, pour ce son-là seulement. Il en est ainsi pour chacune des longueurs d'onde qui composent la vibration complexe entrée par la fenêtre. Tout le long de l'enroulement hélicoïdal, chaque groupe de cellules va pêcher la longueur d'onde qui le concerne. Quand il arrivera au bout du labyrinthe, le magma sonore aura été complètement analysé.

C'est une hypothèse. Les lois de la mécanique et de l'acoustique nous permettent de la trouver plausible. Les expériences faites dans des conditions non satisfaisantes semblent la confirmer - la membrane du limaçon vibre en effet d'une façon sélective - et l'infirmer : la membrane vibre dans les spires les plus étroites pour les sons graves et dans les spires les plus larges pour les sons aigus. L'acoustique nous inclinerait à nous satisfaire du phénomène contraire. Nous pouvons seulement en conclure que nous ne comprenons pas ce qui se passe exactement, mais que ce qui se passe est effectivement fonction des longueurs d'onde d'une part et de l'enroulement hélicoïdal des trois conduites d'autre part. Mais la longueur d'onde ne suffit pas à définir un son. Au concert, ou devant votre électrophone, votre oreille est parfaitement capable de discerner une même note jouée par le piano, le violon ou la flûte. Ce sont pourtant les mêmes cellules, de la même portion hélicoïdale, qui vont être émues par le même do des trois instruments. Qui fait alors la différence ?
Il est probable que ce sont les cils vibratiles. Ce qui se passe à leur niveau est un phénomène qu'on a pu constater mais non expliquer. Il en est ainsi chaque fois qu'on se trouve devant les manifestations de base de l'électricité et de la vie : quand un cil se met à vibrer, un micro-courant électrique prend naissance dans sa substance, se propage dans la cellule auditive dont il est le prolongement et, de là, par le filet nerveux et le nerf auditif, gagne le cerveau.
Or, aucun de ces cils n'est absolument pareil à un autre dans son diamètre, sa longueur et la disposition de ses molécules.
Les cils vibratoires

Il est donc possible que chacun d'eux ou chaque molécule de chacun d'eux soit plus ou moins sensible à telles ou telles caractéristiques de la vibration qui n'ont rien à voir avec la longueur d'onde, mais qui constituent le timbre du piano ou de la trompette.
Chaque molécule de chaque cil envoyant à la cellule un micro-courant différemment modulé, celle-ci en fait la synthèse, en tire la résultante, et l'expédie vers le cerveau, par son fil spécial. Les 25 000 fils spéciaux issus des 25 000 cellules apportent en même temps au cerveau chacun son micro-courant qui diffère des 25 000 autres par son micro-voltage, sa micro-intensité, sa micro-énergie, sa micro-modulation et sans doute par d'autres micro-particularités dont nous n'avons pas la moindre idée.

Le cerveau reçoit les 25 000 signaux électriques et les transforme, par un processus qu'il ne semble pas que nous puissions jamais élucider, en sensation auditive. La bouillie vibratoire recueillie par le pavillon, reçue par le tympan, amplifiée par les osselets, analysée par le labyrinthe, codée par le limaçon, acheminée par le câble auditif, traduite par le cortex cervical est devenue une mosaïque sonore construite, claire, profonde et colorée; le cerf et la grenouille, et le soupir du vent, sont entrés dans votre tête et vous les avez reconnus.
Voilà ce qui se passe dans l'oreille. Du moins à peu près. J'ai beaucoup simplifié ce que nous connaissons. Et nous ne connaissons pas tout.
Et ce que j'ai supposé est peut-être inexact. Mais si nous connaissions tout, avec exactitude, nous aurions sans doute encore plus de raisons de nous sentir étreints par l'émerveillement, et par l'angoisse de l'inconnu.
Qui a conçu l'oreille ?
Il faut être singulièrement facile à contenter pour accepter de voir dans la simplicité harmonieuse de son aménagement général, le raffinement de ses détails, la diversité de son fonctionnement mécanique, acoustique, électrique, chimique, séreux, sanguin, conjonctif, osseux, musculaire, nerveux, liquide, solide, gazeux, et nous en oublions, et nous en ignorons, et dans la coordination immédiate et parfaite de cette multiple subtilité, le résultat chanceux de mutations hasardeuses.
Nous admettons volontiers le système de la sélection du mieux armé et du mieux adapté. L'animé qui avait une oreille a survécu à celui qui n'en avait pas. D'accord. Mais qui a donné son oreille à celui qui l'avait ?
Ce n'est pas si simple, dit-on. Il y a eu d'abord une cellule qui était vaguement sensible aux vibrations, puis...
D'accord.
Mais comment cette cellule vaguement sensible a-t-elle transformé cette vibration en une sensation auditive ? Comment s'est-elle adjoint d'autres cellules ? Comment se sont-elles fait pousser des cils sélectifs, se sont-elles enfermées dans le limaçon, le limaçon dans le labyrinthe  ? Comment se sont-elles fait précéder d'un système amplificateur ? Comment ont-elles fait émerger et fleurir le pavillon ? Comment ? comment ? comment ? Qui a voulu ces perfectionnements successifs  ?
Est-ce l'individu ?
Si c'était possible, tous les hommes se seraient depuis longtemps fait pousser des ailes et des yeux derrière la tête.
Est-ce l'espèce ? La matière vivante elle-même  ?
Qui ?
L'oreille ne s'est pas faite par l'invraisemblable hasard de millions de mutations favorables.
L'oreille est un ensemble conçu, architecturé, organisé. Le hasard ne conçoit pas, n'ajuste pas, n'organise pas. Le hasard ne fait que de la bouillie.
Même si on tient compte du facteur temps, on ne peut pas accepter l'explication du hasard. Je connais l'argument du singe et de la machine à écrire : si on place un singe devant une machine à écrire et qu'il tape au hasard sur le clavier pendant l'éternité, comme il tapera une infinité de combinaisons de lettres, il finira par taper le texte de la Bible.
Je n'accepte pas cet argument. Il est faux. Il confond la quantité et la qualité. Le singe ne tapera pas la Bible, pas même La Cigale et la Fourmi. Il tapera pendant l'éternité un cafouillis lettriste, jusqu'à la fin des temps.
Vous pouvez lancer un dé pendant l'éternité, vous n'obtiendrez jamais une série de 1000 six. Or il faudrait une accumulation de mutations favorables autrement extraordinaire qu'une série de 1000 six pour fabriquer une oreille, ou une marguerite ou un petit chat.
Mais d'où viennent l'oreille et la marguerite ?
IL Y A QUELQU'UN !...
Il y a quelqu'un sous le lit, dans l'armoire ! Il y a quelqu'un dans notre vie, dans notre chair. Quelqu'un qui nous a faits et qui fait de nous ce qu'il veut.


ÉTUDE LINGUISTIQUE

Dans la Faim du tigre, ouvrage presque confessionnel, l'auteur ne cherche pas à sombrer dans l'exercice de style ou à atteindre les hauteurs philosophiques. Il veut convaincre. Le style est concis, clair, court et simple. Le livre s'organise en une multitude de petits paragraphes, qui s'élaborent sur les précédents à la façon d'un exposé déductif construit, mais l'évolution n'est pas pour autant très ordonnée. Plutôt, l'auteur semble progresser au fil de ses pensées, rapportant les points forts qu'il veut évoquer aux moments qui lui semblent opportuns en sacrifiant à une présentation plus classique et plus rigoureuse de l'essai, en parties et chapitres, numérotés au besoin. Ici, c'est un flot ininterrompu et quelque peu mélangé qui brasse les mêmes questions et réponses. C'est que chaque question en appelle une autre, et que lorsqu'il y trouve un élément de réponse, l'auteur succombe sous le poids des questions connexes auxquelles elle manque à le satisfaire. En plusieurs endroits du livre, les mêmes affirmations sont répétées, des sujets abandonnés au début sont repris, d'autres interviennent constamment mais à chaque fois sur l'étendue de quelques lignes seulement. Jamais, néanmoins, l'auteur ne se contredit. Toutes ses hypothèses, osées au point parfois de frôler la fantaisie, donnent corps à un assemblage entièrement cohérent et plausible, ce qui est l'atout premier de l'essai. Le deuxième est stylistique. Presque dans la précipitation, sur un ton qui va de la confidence à la provocation, l'auteur accapare son auditoire, ne lui laisse pas le temps de s'ennuyer, ne se perd jamais dans des détails, pare toujours au plus pressé, s'efforce d'être à chaque page, déroutant, fou, captivant. Il n'hésite pas à s'adresser en personne à son lecteur, et à le tutoyer.

Dieu est entier dans chaque portion de sa création. Il est entier dans chaque créature.
Attention ! Il est dans toi, tout entier !
Il est dans moi !
Nous voilà bien avancés...
Tu le sens, toi ?
Zéro...

L'essai est sérieux, c'est-à-dire que les thèmes traités le sont. Mais la façon de les considérer consent parfois à quelques traits d'humour. Élaborant une parabole sur Dieu et sa Création :

Qui a construit l'Usine ?
Personne, évidemment, puisqu'elle était déjà là lorsque nous sommes nés.
Vous l'avez vu, vous, le Constructeur ?
Certains pourtant affirment : il fut un temps où à la place de l'usine il y avait seulement un terrain vague. Mais vint le Grand Contremaître. Il frappa dans ses mains, et l'usine fut. Et il dit aux ouvriers : " Au boulot ! et que ça saute ! "
Et attention ! Nous ne le voyons pas, mais il est toujours là, assis au sommet de la grande cheminée. Il nous regarde à travers la verrière et il note tout ! Si nous traînons, si nous sabotons le travail, à la sortie il nous raye des contrôles et on est bon pour l'asile de nuit. Mais si on est gentil et appliqué, alors on a droit au camping sur la Côte du ciel d'Azur, en congé payé éternel...

Ces libertés de style, cette narration qui tourne presque au dialogue, quelques emprunts à l'argot, ne l'empêchent pas d'exhiber ses talents littéraires. Aucun passage ne sonne faux, aucun dérapage, aucune faute de goût. Parfois même, il s'autorise quelques envolées stylistiques, entre fable et poésie.

L'homme ne craint plus, ni pour lui ni pour ses fils, le tigre ni le loup, la peste ni le croup.

Pour ce qui est du vocabulaire, un premier domaine se distingue nettement d'un point de vue quantitatif. Il est encore omniprésent dans tout l'ouvrage. Il s'agit sans surprise, puisque l'essai est justement une quête des réponses aux grandes questions métaphysiques, de celui ayant trait à la connaissance ou, à l'inverse, à l'inconnu. En rapport direct avec la connaissance, on relève les mots (avec leurs dérivés) : « connaissance » (105), « savoir » (68, sans compter les dérivés de « savant » (16)), « comprendre » (56), « signification » (34), « raison » (30), « explication » (24), « hypothèse »  (6). Il faut y ajouter les symboles que constituent la « clé » (13), ou le « Graal » (10). Autour de cette aspiration à savoir se combattent la vérité et le mensonge. Ce dernier l'emporte, la vérité est corrompue ! Cela se traduit par une prédominance tant en richesse qu'en utilisation : « ignorance » (35), « doute » (21), « apparence » (18), « mensonge » (10), « illusion » (8), « invraisemblance »  (4). À comparer avec « vérité » (39), « véritable » (11) et « réalité » (20). Pour rétablir la situation, des mots tels que « retrouver » (16), « question » (4), « déduction » (2), « deviner »  (4)... Très usité, par réflexe naturel, le mot « pourquoi » fait trente-trois apparitions.

Le vocabulaire religieux qui vient en second est plus riche. La prédominance de la religion trahit d'emblée un déséquilibre thématique pour un sujet qui est autant scientifique et philosophique que spirituel. Cela tient à plusieurs raisons. Barjavel est d'abord profondément rancunier envers un rôle de la religion qu'il croit dépassé, et qui est de toute façon puéril et ridicule. C'est pour lui l'occasion d'insister fermement sur tout ce qui concerne la religion. Par ailleurs, les Vérités sont d'ordre exclusivement religieux pour l'auteur, qui place ces valeurs spirituelles bien avant, par exemple, les connaissances scientifiques, qui ne sont pour lui que des détails techniques. Seules comptent donc les questions métaphysiques, qui, chez Barjavel, sont d'ordre spirituel (il en existe d'autres, d'ordre scientifique. Voir par exemple « A brief history of time », traduction « Une brève histoire du temps », par Stephen Hawking. On y trouve par exemple des questions comme « L'univers est-il éternel ? », « Pourquoi ne peut-on pas voir dans le futur », etc...). Dans ce vocabulaire religieux, c'est le mot Dieu qui apparaît le plus, avec quatre-vingt deux nominations sous cette forme (et une au pluriel), mais il faut encore compter les nombreux dérivés : noms de Dieu dans d'autres langues ou d'autres cultures comme Yahvé (14), Jéhovah (3) ou Jésus  (18), métaphores suggestives (parfois ironiques), comme Créateur  (15), Être suprême (1), Grand Architecte (1), Cause Universelle (1), Ordinateur (1) ou autres constructions très Barjaveliennes : Dieu-Papa (1), Ce-Que-Nous-Nommons-Dieu (1), ce-qui-crée (4), homme-dieu (1)... Ce champ lexical est par ailleurs constitué des termes du folklore mystique basés sur la foi ou la croyance (comptant les mots dérivés avec la racine) : existence (79), croyance  (38), miracles (10), cieux (9), spirituel (8), révélation (6) ; des épisodes et figures bibliques : Moïse (36), Sinaï (13), Aaron (5), l'Ecclésiaste (3), Bouddha (une mention explicite mais trois allusions au bouddhisme), et les apôtres Luc (1), Marc (1), Matthieu  (1), ainsi que la Genèse (3) et l'Exode (2). La Bible elle-même étant mentionnée dix fois (avec dérivés); ou enfin des termes désignant les institutions religieuses : Église (11), temple (9), père (16), prêtre (20), fidèle (13), créature (8), croix (8), Vatican (2), la religion apparaissant pour sa part vingt-cinq fois. Parmi ces religions, la plus évoquée est la religion Chrétienne (10), et dans celle-ci les protestants (10) sont plus mentionnés que les catholiques (8). La religion Juive est aussi importante. Le terme « Hébreu » est employé cinq fois, le mot « Juif », six fois. Israël est mentionné neuf fois. Dans ce champ lexical, intéressons-nous plus qu'à l'ordinaire au mot « création », particulièrement chéri par l'auteur. Il apparaît sous diverses formes quatre-vingt-onze fois, dont l'emploi autour de la racine du mot se fait selon le tableau suivant :

Variations autour de la « Création »
(Le chiffre correspond au nombre d'utilisations du mot dans le livre)
La racine du mot. Peu de dérivés, mais l'emploi se fait d'abord sous cette forme :

  • création
37
  • créateur
14
  • créateurs
1

Le verbe ou le participe associé, sous diverses conjugaisons :

  • créer
3
  • créait
1
  • créant
1
  • crée
4
  • créé
8
  • créée
1
  • créés
4

Les antonymes :

  • incréé
2
  • incréée :
1

Le nom dérivé :

  • créature
5
  • créatures
3

Quelques néologismes :

  • ce-qui-crée
4
  • ce-qui-est-créé
2

Pour retrouver les vérités perdues, la Science. Employés en masse, peu de mots de cette catégorie. On retrouve les inévitables « savants » (14) et aussi « bien-savants » (2), construction inventée par l'auteur par analogie avec « bien-pensant » (2), ou encore les dérivés du mot « science » (c'est-à-dire « science » et « scientifiques » aux accords près, pour un total de vingt apparitions). Les disciplines représentées sont, les mathématiques (10), la physique  (2), et en particulier les astronomes et astronautes (3), les astrophysiciens (1), les atomistes (2), les chimistes  (2)... Einstein est mentionné par trois fois, Fred Hoyle (un cosmologiste, et aussi écrivain de S.-F.) deux fois. Ceux-là doivent retrouver l'« ordre » (47), la « loi » (33), l'« équilibre » (31). On parle aussi beaucoup de « logique » (11).

Des autres thèmes, La Vie et la Mort sont des plus importants. La « vie » (128) est dans ce champ le mot le plus employé (sous cette forme, et encore deux fois au pluriel, « vies »). Y ajouter les dérivés, comme « vivant » (102 sous cette forme de participe, aux accords près), « vivre » (21) ou « survivre » (17). Le champ lexical de la mort et de la souffrance est aussi conséquent. La mort totalise avec ses dérivés quatre-vingt-quatre apparitions (si l'on compte toutefois l'immortalité, 2, et les dérivés de « meurtre », 15). Et aussi, « guerre » (32), « souffrance » (27), les dérivés de « tuer » (25), « suicide » (11), incidemment plus nombreux qu'« assassinat » (10).

Autre thème, la sexualité et l'amour. Le « sexe » et dérivés totalisent quinze nominations, avec mention explicite (et rare) du mot « vulve » (1), concernant la vache. La jouissance est évoquée par sept fois. La « reproduction » intervient à hauteur de quatre mots dédiés. Quelques autres mots (uniques) comme « érection » (1), sadique  (1) ou masochiste (1). En nombre nettement plus important, mais d'impact moindre dans la thématique, « amour » (36) et « joie » (22). À ne pas confondre avec le « plaisir » (5), qui lui appartient au domaine sexuel.

Enfin, bien qu'il ne constitue pas un thème à proprement parler, l'intérêt constant pour l'humanité et l'être humain motive l'emploi d'un vocabulaire riche et abondant à son égard. On retrouve, en premier lieu et avec une nette avance, le mot « homme » (299), qui ne souffre que de rares dérivés, et encore pratiquement tous propres à l'auteur : homme-dieu (1), homme-outil-machine (1), et aussi gentilshommes (1). Sans surprise, un emploi beaucoup plus modéré pour la « femme » (27). Par contre, « mâle » (15) et « femelle » (16) se partagent une répartition beaucoup plus symétrique. C'est que, dans tout le règne animal, c'est presque immanquablement toujours la femelle qui joue le rôle déterminant pour son espèce. L'« humanité » (et dérivés) entre dans ce tableau à raison de soixante-dix-sept (77) occurrences. Les « individus » (53) sont, suivant le sens de l'essai, relégués à une seconde place. N'oublions pas les « enfants »  (41, hors dérivés), qui ne tient pas compte du néologisme déroutant, mais construit à cet effet, « enfant-poisson » (1). Pour bien faire participer le lecteur et donner un sens immédiat à son texte, l'auteur n'économise pas les pronoms. « Il » se compte six-cent-soixante-quinze (675) fois, « ils » cent-cinquante-et-une  (151). Bien-sûr, le pendant féminin suit cette tendance à une échelle moindre : « elle » intervient cent-quarante-six (146) fois. « Elles », quarante-six (46). Ceux-ci étaient sans-surprise. Il s'avère néanmoins que tous les pronoms personnels sont représentés. Dans l'ordre de ceux qu'il reste : « je » (l'auteur) (92), « tu » (39), « nous » (364), « vous » (104), « on » (146), et enfin « moi »  (18) et « toi » (18). Comme on le voit, l'auteur a plutôt tendance à s'inclure plus que son lecteur, mais la participation de ce dernier reste exceptionnelle, pour un essai.

Survolons le vocabulaire des nombres. Tout est à profusion dans la nature. La « centaine » ou le « millier » n'intervient que très peu (3 fois) devant les « millions » (17) ou les « milliards » (51).

Et concluons avec deux néologismes amusants, avec lequel l'auteur désigne des êtres surnaturels, disposant de sens inconnus à l'homme. Sont mentionnés « un-deux-trois-quatre-cinq » (l'homme, 4) et « six-sept-huit-neuf-dix » (3).


THÉMATIQUE

Dans la Thématique de la Faim du tigre
  1. La Vie
  2. La Sexualité
  3. La Mort
  4. La Religion
  5. La Science

Ou plutôt :

La Faim du tigre est un réservoir d'idées, d'observations, d'inquiétudes, de préoccupations et d'interrogations de l'auteur. On y retrouve à l'état brut tous les thèmes qui se développent dans l'ensemble de son œuvre. Il n'est pas une question d'importance abordée dans un roman ou un autre essai qui n'ait en écho un passage dans ce livre. C'est dire l'importance du présent ouvrage dans l'œuvre de l'écrivain. C'est peut-être, pour cette raison, son livre le plus intéressant. Pour autant, il est loin d'être complet. Et pourtant, Barjavel pensait probablement signer ici son dernier ouvrage, comme le laissent présumer divers éléments. D'abord, bien que très pessimiste à tous égards et en particulier sur le devenir de l'humanité, le livre donne le change avec la dédicace, que l'auteur en personne qualifie d'optimiste. Basée sur le même modèle que celle de Le Diable l'emporte, elle lui retourne la réplique en suggérant une issue positive à long terme, là où l'autre dédicace signifiait exactement le contraire. C'est que Barjavel, résolument enclin à voir les choses du « bon côté » --en dépit de ce que l'on croît trop souvent-- et ne pouvant aller à l'encontre des observations et déductions qu'il fera tout au long du livre, ne pouvait, et ne voulait, en rester sur un constat sans appel et sans perspectives. De son aveu même, il y dit ce qu'il avait alors à dire, et pensait ensuite passer à autre chose. La Faim du tigre est ainsi d'une sincérité absolue. L'auteur ne cherche pas à séduire, mais à alarmer, à avertir, à montrer ce qui lui semble évident et que tout le monde ignore dans l'indifférence ou sur la base d'automatismes sociaux ou religieux confortables. En 1966, il n'en est plus à vouloir se préparer une carrière littéraire, à laquelle il semble vouloir renoncer après une longue période passée à prolonger la popularité de Ravage, mais jamais couronnée de nouveaux grands succès depuis lors. Et sur la base de ce devoir moral ou de sentiment d'adieu à la profession, l'auteur énumère une liste impressionnante de concepts nouveaux et déroutants, parfois gênants jusqu'à la limite du supportable. Il n'épargne personne. Ni les hommes, ni la science, ni la religion. Pas même Dieu. Il s'appuie sur des idées simples et fortes, qu'il illustre souvent autour de faits scientifiques ou épisodes religieux. Il n'entend pas imposer une nouvelle philosophie ou avoir découvert quelque chose, malgré certaines affirmations pour le moins novatrices. Il précise même :

Je ne prétends rien du tout, à aucune page de ce livre.

Finalement, plus perturbé encore que le lecteur, qui dans son admiration ou sa gêne accepte ou refuse les positions que développe l'écrivain, il y a, rongé par le doute et l'inconnu, l'auteur. Il aimerait même être le premier convaincu que toutes ses allégations sont infondées, fausses, indûment pessimistes et douloureuses. Il se force lui-même d'adoucir ses propos, de proposer des portes de sortie, de croire en une solution. Il n'y parviendra pas encore. Il lui faudra pour cela encore un peu plus de vingt ans. Eut-ce été en définitive le dernier livre de l'écrivain, il aurait suffit pour lui assurer la pérennité d'une carrière littéraire peu commune et digne d'intérêt. Mais comme on le sait, l'auteur reviendra par le biais du cinéma à la littérature, avec cette fois, le succès à la clé. La Nuit des temps et le Grand secret sont de par leur popularité les routes privilégiées à l'auteur, sur le parcours duquel se trouve, imparablement, cet ouvrage. Celui-ci qui aurait donc pu en être le point final n'en sera bien heureusement qu'une première partie. Celle des questions. Régénéré par la science-fiction, genre qui se confirmera alors pour lui comme idéal pour y instiller sa philosophie, Barjavel reprend la plume et écrira sur la fin de sa vie ce qui manquait à la Faim du tigre. Non les réponses, bien sûr, mais l'élément apaisant permettant de les chercher, de pulvériser la pierre d'achoppement qui semblait devoir barrer la route à jamais, cette confiance en l'homme, ce cri d'espoir, cette affirmation que le cycle peut être rompu, et la porte ouverte. Ironiquement, même cet ouvrage n'aura pu être terminé. Barjavel est mort avant de l'avoir achevé. Le message, que l'on ne trouvera pas ici, en est son titre. Demain le Paradis.

~ THÉMATIQUE ~
La Vie

La vie, c'est d'abord l'association du prodigieux et de l'incommensurable. Dans toutes ses variations, la vie déploie une ingéniosité incroyable pour fabriquer à profusion, à base de poussière, d'eau et de lumière, les mécanismes les plus sophistiqués et les plus performants. Rien ne lui semble être interdit ou impossible. Elle ne semble jamais devoir se fatiguer. Ce potentiel sans limite, cette capacité à s'implanter dans les milieux les plus hostiles, ce savoir-faire technique qui construit l'oreille et le cortex, qui jongle avec les millions et les milliards, défie l'entendement et s'illustre pourtant partout. Car cela concerne tout le vivant, du simple végétal qui se fabrique de terre et de soleil, au cerveau humain, qui n'y prête guère attention. Il convient donc d'abord de le remarquer, et de s'en étonner, sans se laisser prendre au piège de l'habitude. Pour l'occasion, Barjavel redéfinit le sens du mot « miracle ».

Nous sommes entourés de miracles auxquels nous sommes habitués. Nous vivons par miracles, tout le vivant est miraculeux dans ses moindres détails.

La répétition ne doit pas prendre le pas sur l'attention. L'auteur insiste.

Le naturel est miraculeux.

Ce déploiement massif de ressources génialement orchestrées appelle à une première question. Qui est derrière cette marche cadencée de l'inanimé vers la vie, subtile, efficace, prodigieuse en ses moindres détails ? Ce n'est pas pour autant la préoccupation première de l'auteur, qui observe avant cela un vice de procédure dans le fonctionnement du vivant, une incompatibilité qu'il ne digère pas.

La vie telle que nous la vivons, telle que nous la connaissons, c'est d'abord la souffrance et le meurtre.

Est-ce un problème ? Pour l'auteur, assurément. Il ne conçoit pas que soit généreusement concédée d'une part tant d'ingéniosité pour animer le vivant pour d'autre part s'évertuer à le faire souffrir dans une cruauté exterminatrice qui n'a d'égale que sa virtuosité créatrice. Ce qui fait la grâce du vivant, qui fait naître en l'homme le sentiment d'amour ou de pitié, ou en l'animal domestique l'amour de son maître et sa fidélité, ou en tout animal la beauté et l'innocence, ne peut pas, en même temps, ou ne devrait pas, se commettre dans des crimes sanguinaires et atroces. Il y a un mélange de valeurs incompatibles, une incongruité absurde et ridicule.

Or l'intelligence ne peut pas être absurde. L'intelligence ne peut pas être cruelle. L'association cruauté-intelligence est une fiction de basse littérature.

Pour bien se faire comprendre, Barjavel n'hésite pas à devenir plus direct, et à s'adresser directement au lecteur.

Vous avez mangé à midi une merveilleuse côtelette, bien grillée, qui avait le goût de noisette. Vous n'avez pas pensé, bien sûr, à la brebis dans laquelle on l'a découpée, après lui avoir planté un couteau dans la gorge et lui avoir soufflé au derrière pour lui décoller la peau de la chair. Vous n'avez pas pensé à l'agneau. On ne pense jamais à l'agneau qu'on mange.

Et cette constatation est d'autant plus grave et désolée qu'il ne s'agit pas là d'un simple accident de parcours, d'un détail occasionnel et regrettable mais sans réelle portée. Au contraire, il s'agit d'une nécessité fondamentale qui est au cœur du mécanisme.

L'ouïe, l'odorat, la vue, les muscles, le cerveau, les millions d'inventions prodigieuses qui articulent le monde vivant semblent n'avoir été créés que pour maintenir les créatures dans le meurtre et dans l'horreur.

Alors peu à peu se profile à nouveau la question de savoir quelle est cette « volonté » qui se cache derrière les scènes à la fois fantastiques et macabres d'un monde vivant merveilleux et opprimé. Mais la recherche prend le ton d'une expédition punitive. L'interrogation est motivée par désir de savoir quelle justification ce cruel animateur du vivant pourrait bien avoir, et du côté des plaignants ce n'est pas l'homme seul que l'on retrouve, mais le vivant tout entier. Car chaque être vivant est soumis à l'épreuve de la faim et de la souffrance, à la nécessité de chasser ou de fuir. Le terme « être » n'est même pas assez général au sens Barjavélien, où il faut entendre par là, « tout ce qui vit ». L'auteur y inclut donc les mammifères tout comme les poissons, et aussi les crustacés, les mollusques, les insectes. Et même les végétaux. Barjavel prend la parole en leur nom :

Nous les vivants, nous les poissons avalés, les lièvres saignés, les rameaux coupés, les herbes tondues, nous la graine germante et le grain broyé.

Et il ne fait pas de distinction de valeur. Chacun de ces vivants là souffre, chacun est jeté en pâture au cycle de la chasse et de la prédation. Certains ne tuent pas mais sont tués, comme l'herbe ou la salade. D'autres ne sont pas tués mais tuent, comme l'homme. Pour l'auteur, l'un n'est pas plus enviable que l'autre. L'un n'est pas plus pitoyable que l'autre. Barjavel n'hésite pas, même, à parler de « psychisme végétal ». Il est bien conscient du désintérêt total de l'homme pour le sort du vivant dans sa totalité, même s'il affecte d'être troublé par les souffrances de formes de vies plus proche de lui.

La sensibilité féminine s'émeut facilement à l'image de l'agneau égorgé - ce qui n'empêche pas d'ailleurs le gigot - mais la plus tendre ingénue restera indifférente devant l'œuf qu'on casse pour le jeter dans l'huile bouillante, ou le grain de blé que la meule broie. Ce sont des formes de vie trop inférieures pour qu'elle puisse s'émouvoir de leur destruction.

Cela est donc dû à une supériorité trop grande de l'être humain sur d'autres formes de vie inférieures comme le végétal. Un sectarisme que l'auteur ne reprend pas à son compte. Et si cela devait sembler dérisoire, Barjavel s'empresse de donner le ton suffisant à se défaire du ridicule et se parer de la gravité de circonstance lorsque l'on réalise que le mot souffrance s'applique pleinement à ces vivants dont le sort nous est complètement indifférent. À propos du poisson, dont la quantité dans les mers et les océans rend plus dramatique encore les souffrances endurées par son espèce, Barjavel suggère

Faites un effort d'imagination. Essayer de sentir que vous êtes à sa place... Vous voilà coincé vivant dans une tripe froide d'où suintent des acides. Leur atroce brûlure vous mord d'abord les muqueuses : les yeux, la bouche, l'anus, le sexe, le système respiratoire. Non, vous ne mourrez pas si vite, ce serait trop doux, vous serez digéré vivant par toute la surface de votre peau. Vous ne pouvez pas crier, vous êtes muet, vous n'avez rien à dire...

Exercice plus difficile encore--mais si ça n'était qu'un exercice !--Barjavel propose ensuite au lecteur incrédule de faire l'effort de considérer le vivant en son entier et jusqu'à la plus insignifiante de ses composantes, de ne rien mettre de côté. Il considère alors le végétal, et nous parle ainsi du carré de salades du jardin :

Écoutez-les vivre. Retenez votre respiration. Les feuilles s'étirent, se défroissent dans la fraîcheur qui s'accentue. Oui, vous les entendez vivre, vous sentez leur odeur vivante. Ce sont des êtres vivants... Asseyez-vous au milieu d'elles, à même la terre, qui sous vos paumes est curieusement tiède alors que l'air qui coule du cerisier sur vos épaules est de plus en plus frais. Ne bougez plus, respirez moins. Lentement, encore plus lentement. Paisible. Passif. Essayez de vous sentir salade...

à qui la souffrance n'est pas plus épargnée...

Vous ne vous êtes jamais demandé ce que pouvait éprouver la feuille de salade tranchée à vif, arrosée de sel et de vinaigre, broyée par vos dents solides...

Les exemples ni l'imagination ne manquent à un auteur qui ne cherche pas à se prémunir de l'excès. Plus tard, sur des exemples plus palpables, c'est le lièvre qu'il évoque, survivant constamment dans la peur, parcourant une vie dans la terreur et l'effroi, jusqu'à l'issue fatale où le prédateur se montre le plus fort. Ailleurs, c'est l'homme, enfin, qu'il considère, ravagé par la maladie, dévoré par une invasion microbienne. Et toutes ces victimes - le lecteur choisira jusqu'où il accepte de le suivre - dans leur adversité et leur souffrance commune, lui inspirent l'existence d'une sombre réalité qui tirerait parti du vivant, sans égard pour lui. Il n'oppose pas la proie à son prédateur, qui sont les acteurs bien misérables d'une mise en scène horrible. Il soupçonne alors un metteur en scène sadique. Des observations sur les gamètes reproductrices lui font penser à une Vie hors de la vie, ou une Vie dans la vie, une Vie unique et globale dont le support serait les petites vies individuelles et torturées dont elle se servirait. Il appuie son hypothèse sur la division cellulaire à l'aube de la création d'un individu :

Dès le début de cette division, la cellule met de côté une partie d'elle-même. Le reste va former l'individu tout entier. L'infime partie mise à part dès le début constituera les nouvelles cellules reproductrices qui, à travers ce nouvel individu, se projetteront en avant pour former de nouvelles cellules reproductrices à travers de nouveaux individus.
Si l'on détruit cette infime parcelle dès qu'elle a été séparée du reste de l'œuf, celui-ci continue à se diviser et fabrique un individu normal, complet, possédant même des glandes génitales, mâles ou femelles. Mais ces glandes ne fabriqueront ni ovule ni spermatozoïde : elles ne contiennent aucun germe reproducteur. L'individu fabriqué a reçu l'hérédité de l'espèce et celle de ses parents, il a reçu sa portion de vie individuelle, mais il n'a pas reçu la vie de l'espèce et ne pourra pas la transmettre. Le courrier court, mais sa sacoche est vide...
Il semble donc qu'il y ait dans la cellule reproductrice une part qui ne se mélange pas à l'individu qu'elle fabrique.
Une cellule reproductrice fécondée fabrique, d'une part, de nouvelles cellules reproductrices, d'autre part, l'individu chargé de les porter et de les transmettre au suivant. Les cellules reproductrices semblent se transmettre, de génération en génération, une substance porteuse de vie absolument indépendante, ininterrompue à travers le temps et multipliée dans l'espace vivant. Pour assurer cette tâche, elles parasitent et occupent en maîtres chacun des individus porteurs qu'elles ont fabriqués tout le long du temps.

Utilisant des expressions telles que « indépendantes » ou « ininterrompue à travers le temps », il confère une identité et donne une existence à un concept qui par ailleurs apparaît comme profiteur, qu'il n'hésite pas à qualifier de « parasite ». Pour autant, c'est cette Vie qui « fabrique » l'individu. Qu'est-ce donc qui est parasité ? L'existence individuelle, qui en la personne de l'homme a une conscience meurtrie et angoissée, et qui, en l'animal, ne vit que pour souffrir. En ce qui concerne l'homme, le vol est manifeste. Il est placé dans « son » corps où il ne jouit que du contrôle de sa conscience et de son intelligence.

L'homme est comme logé en lui-même à la façon d'un passager incompétent. Il ignore tout de la conduite d'un organisme qui ne dépend pas de lui, et qu'il est tout juste capable de détraquer par son comportement.

Et l'individualité qu'on lui a concédée est bafouée et déniée par ailleurs. Elle est inutile et inutilisée en chacun de ses individus. La multitude dans l'espace et la finitude dans le temps sont le point fort pour qui exploite l'homme :

Aucun d'eux n'a le temps de comprendre ni la tentation de renoncer. Et même si l'un d'eux comprend et renonce, ou renonce parce qu'il n'a pas compris, la multitude autour de lui, avant lui, et après lui, continue.

Pourquoi ainsi se jouer des individus ? Barjavel esquisse une réponse, mais qui, au fond, est sans grande importance.

Le but est si lointain, si improbable, que si la matière vivante ne constituait qu'un seul être dont la vie n'aurait pas de limite temporelle, il est probable que cet être parviendrait à la lassitude et trouverait le moyen de renoncer à vivre, toute la Vie disparaissant alors avec lui.

Ce qui l'obsède véritablement, c'est cette possibilité d'un esclavage en masse du vivant, par une réalité dans le secret des lois de l'univers, qui a un but, et qu'aucune basse œuvre ne rebutera.

Ce vivant unique et multiple, réparti à travers tous les êtres vivants, est-il le véritable possesseur de l'intelligence, de la connaissance et de la conscience ?
Il est certain que :
c'est lui qui fabrique l'homme l'agneau et la laitue et pas nous;
c'est lui qui a construit et mis en place chaque organe de notre corps, et pas nous;
c'est lui qui fait battre notre cœur, et pas nous;
c'est lui qui continuera et c'est nous qui allons mourir.

La Vie. La vie magique et prodigieuse, la vie merveilleuse. Serait-elle notre ennemi, à nous, le vivant ? Il est certain qu'elle est sans égard pour cela qu'elle anime, et qu'une réponse adaptée est légitime. Il ne s'agit pas, pour autant, de renier ou combattre ce qui est au centre même de toute existence. Mais il n'est pas plus question pour l'auteur d'accepter cette boucherie. Il faut en prendre conscience et réagir d'une façon adaptée, sans fanatisme ou sursaut de folie. Avec intelligence. La Vie - qu'il appelle encore en quête d'une dénomination adaptée, la loi, ou qu'il restreint parfois aux différentes espèces - a en effet certainement le droit de disposer des individus qu'elle crée afin d'atteindre ces fins qu'elle recherche peut-être. Elle peut, si les dinosaures ne lui semblent pas « adaptés », les faire tous périr, et les remplacer par le singe. Elle peut aussi, si l'homme n'est qu'une étape, passer à la suite. Mais l'homme peut tout aussi bien, lui, décider qu'il voudrait tirer les bénéfices de son introduction dans le grand plan général, et y demeurer.

Ni la loi ni l'espèce ne se soucient des individus.
Mais ce sont les individus qui vont griller.
C'est donc aux individus à se défendre contre l'espèce et contre la loi. Il ne s'agit pas pour eux de se révolter, ce qui serait une absurdité. On ne se révolte pas contre des lois naturelles. On ne se révolte pas, par exemple, contre la gravité.
On la domine en lui obéissant.
Et cela permet à l'homme de se dresser, de se tenir en équilibre, de marcher, et de s'inventer des ailes.

La vie, c'est enfin l'irréfutable. La pensée, l'honneur, la justice, l'humanité, la foi..., tout cela sont des notions bien abstraites. Cogito Ergo Sum, disait Descartes, qui prouva en même temps que son existence celle de Dieu, et donc ne prouva rien du tout. La vie elle, n'a pas à être montrée ou démontrée. La vie est plus certaine que la conscience ou l'existence. Elle est même la seule chose dont on puisse être absolument, résolument convaincu. Même la matière, nous apprend la science moderne, ne serait qu'illusion, probabilités, tourbillons d'ondes dans un marasme quantique. La vie est. Sans artifice. Sans illusion. Mais nous ne savons pas pourquoi, ni pour quoi, ou pour qui. Nous savons à peine comment, et difficilement quoi en faire.

De nombreuses analyses de l'œuvre de l'auteur semblent s'obnubiler sur cette observation que Barjavel plaçait la vie comme bien plus certaine que d'autres notions par ailleurs propres à l'homme. C'est, je crois, une erreur. Non d'attribution, mais d'importance. C'est une vérité, mais qui est aussi un détail. C'est une question plutôt philosophique, qui explique aussi l'importance que lui portent les critiques. Barjavel s'opposant avec cette affirmation à des éminents penseurs comme Sartre, c'est naturellement un point qu'il leur semble vital de relever. Mais pour Barjavel à qui la philosophie était en soi sans grande importance, c'est là souligner un aspect bien dérisoire de sa pensée. D'ailleurs, c'est une affirmation qui ne soulève aucune question. Les grands thèmes à caractère métaphysique de Barjavel sont ceux qui n'ont pas de réponse.

~ THÉMATIQUE ~
La Sexualité

Il suffit d'un sein qui pointe, d'un oeil au regard las, d'une jambe, d'une chevelure, d'une voix, et qu'il soit savant atomiste ou débardeur, voilà l'homme qui se précipite

Il y a mille aspects qui trahissent ce joug du vivant sur les individus, mille instincts, mille passions. L'un d'eux, le plus aigu dans son intensité, le plus féroce dans son emprise sur les êtres, c'est leur sexualité.

Avec la sexualité, chez l'homme, il y a toujours la tentation de prétexter l'amour, de clamer son libre-arbitre et d'assurer que tout est voulu, contrôlé, compris et maîtrisé. Les sentiments en sont le premier garant. La joie véritable et partagée, les liens qui se créent entre deux êtres qui se surprennent à parler de toujours et de jamais, à promettre, s'engager, s'enflammer, à prendre conscience de leur existence et de leur rôle sur terre, pour l'autre, pour elle, pour lui, baignés de cet éclat resplendissant, renaissant avec ce jour nouveau qui illumine les cieux lorsque tout est noir et gris pour les autres, cette grâce divine, cette harmonie du monde, cette symphonie des sens et des pensées, qui font du silence une mélodie d'or et de lumière, de la nuit un repère sacré et secret, du jour la gloire et la vérité, tout cela n'a sans aucun doute aucun rapport avec ce bas instinct animal de reproduction, qui pousse les chiens à se dévorer pour s'offrir les faveurs d'une femelle en chaleur. Il y a là, dans tous ces trésors, dans toutes ces merveilles que rien sur terre ne surpasse en intensité et en qualité, une spécificité propre à l'homme, une jouissance qui étreint son intelligence autant que son corps, quelque chose que seul l'être à l'image de Dieu peut éprouver. Barjavel n'a pas d'images assez fortes pour célébrer cette joie de l'amour.

Joie de se planter dans l'intime profondeur du tiède tendre corps et d'y remuer l'univers, joie de recevoir dans son doux ventre ouvert la bielle d'huile et de bronze et de soie, joie de mourir ensemble dans un fleuve d'or. Un couple accordé, à ce moment est une goutte de Dieu.

Mais s'il est bien difficile de l'admettre et de le reconnaître, il ne fait aucun doute que ce sont bien là les illustrations admirablement maquillées d'une contrainte, aussi merveilleuse, aussi délectable soit-elle. Elle inspire les hommes dans leur génie ou leur folie, elle est le cœur de la littérature et des arts, mais elle est, avant tout, la survie de l'espèce, la préparation du futur où les pâmés d'aujourd'hui seront morts et oubliés. Au sujet de ces magnificences du sentiment amoureux, Barjavel avertit :

Ce sont les éléments du piège, sa séduction, son leurre. S'il n'y avait pas cette merveilleuse fièvre des préliminaires, et cette joie incomparable de l'accomplissement, quelle chance resterait-il pour qu'un homme et une femme allassent à la rencontre l'un de l'autre à seule fin d'accomplir un acte qui, si l'on parvient, avec une très grande difficulté, à le considérer objectivement, apparaît, somme toute, saugrenu ?

Lithographie au trait de Pierre Yves TRÉMOIS "Couple à l'ADN"

Mais Barjavel est un auteur qui sait jouer du romantisme de ses romans, et qui veut croire en un Amour qui ne se réduit pas à un ordre commandé qu'exécutent des légions de naïfs reproducteurs faisant de leurs ébats le salut et l'honneur de l'identité humaine. L'homme doit prendre conscience de son état, et le dominer pour en profiter, sans jamais s'essayer à le combattre dans une vaine lutte sans signification ni aucune chance de succès. Sur ce point précis, et le seul de l'essai, sa thématique est aboutie et n'évoluera plus dans les autres romans. Tout juste s'illustrera-t-elle avec une clarté accrue, à son apogée dans le Prince blessé, ou avec plus de subtilité, comme dans la Nuit des temps avec l'abnégation de Simon. C'est cette précocité de la maturité de ce thème qui fait que l'amour parcourt l'œuvre de l'auteur, depuis l'amour salutaire de Hono et Irène dans Le Diable l'emporte jusqu'à celui de Judith et Olof, ce couple qui se trouve à la fin du dernier roman de l'auteur, la Tempête. Sur l'attitude à adopter face à l'adversité de l'existence, il sera dans la première partie de sa carrière beaucoup plus indécis, proposant des solutions qui frôlent parfois le dérapage. Ici, pour autant, l'auteur ne s'appesantit pas sur cette eule bouée qui fait surface dans un océan de questions sans réponse. Il souligne, rapidement, que l'Amour est un acte délibéré de l'intelligence, qu'il demande avant tout de la tolérance et l'effort bien difficile de se débarrasser de tout égoïsme. Il est facile de faire la différence entre cet élan de l'âme et du cœur, qui n'a pour but que de satisfaire l'être aimé, des artifices dont l'espèce use pour parvenir à ses fins. Il suffit de laisser agir le temps. Et de s'observer dans la jalousie, l'égoïsme, l'intolérance. Car si ce que l'on croit de l'amour n'est qu'une contrainte imprimée par l'espèce, elle a, lorsque le mécanisme s'enraye, ses aspects sombres, ceux-là qui semblaient impossibles et étrangers aux amoureux déclarés.

L'amour c'est l'oubli de soi.
Au contraire, ce qui pousse une fille vers un garçon, un garçon vers une fille, c'est le besoin de satisfaire le besoin le plus personnel. Lorsque cet appétit est réciproque, il donne naissance, chez l'un et l'autre partenaire, à un état nerveux particulier qui leur fait éprouver un intense bien-être à se retrouver, à rester ensemble, à se parler, à se regarder, à penser l'un à l'autre, sans même aller jusqu'à l'accomplissement de l'acte sexuel. Ou même après. C'est ce que nous nommons le bonheur. Mais que l'un des deux veuille rompre cette harmonie, s'évader de cette intimité, l'autre alors, défendant son propre bonheur sans aucun souci de celui de son partenaire, devient semblable au lion à qui on voudrait arracher sa part de gazelle. Sa férocité peut alla jusqu'au meurtre. Le ressort d'un tel comportement est un égoïsme sauvage. C'est le contraire même de l'amour.
L'amour c'est l'oubli de soi.

THÉMATIQUE ~

La Mort

Avec ce thème de la mort et ses ramifications, Barjavel innove, et il entraîne son lecteur dans des hypothèses et des conclusions stupéfiantes et terrifiantes. Tout le monde sait, ou l'apprend à ses dépends, que l'amour n'est indicible et somptueux que le temps nécessaire aux amants de s'accoupler. Après quoi, le temps suspendu reprend sa route, la routine s'installe, les promesses d'hier semblent bien abstraites, tout semble se passer ailleurs. L'amour, la vie, sont commandés par l'espèce, qui, d'une certaine façon, par l'instinct, le désir, a le pouvoir d'influer sur les actes des individus. Barjavel affirme qu'il en est de même pour la mort. L'espèce a les moyens de provoquer la mort de ses entités vivantes si des raisons, d'efficience ou de démographie, la rende nécessaire. Pour la majorité du monde vivant, la régulation est assurée par l'équilibre des espèces et de leurs prédateurs. L'homme qui a très vite appris à se défendre des fauves sauvages de son environnement, jusqu'à les éliminer, a réussi à force de recherche à se prémunir également de ses prédateurs microscopiques : les microbes. Ainsi, plus aucune influence extérieure ne met sa vie en danger ni ne la régule d'aucune façon. C'est donc ailleurs que se développe alors le mal qui dispose de la vie de l'être humain : en lui-même.

Bouleversé par les vaccins, les sérums, les piqûres, les rayons, les pilules, les cachets, les sirops, les comprimés, les gouttes, les excitants, les calmants, les fortifiants, les antitoxiques, les antibiotiques, les analgésiques, les hormones de jument, les extraits de verrat, son organisme nettoyé, récuré, lavé, expurgé, défendu malgré lui, abandonna la discipline qui le mobilisait contre les agresseurs et laissa l'anarchie s'installa parmi les cellules : le cancer surgit où fuyait le microbe.

Mais l'auteur ne s'arrête pas là, ses spéculations sont aussi incroyables que plausibles. Si le cancer ne suffit pas - et peut-être même la médecine le vaincra-t-elle un jour - une alternative plus efficace peut entraîner la mort rapide et en grand nombre de vie humaines. La Guerre. La guerre est, pour l'auteur, un processus de régulation intégré à l'espèce humaine et qui remplace le vide que l'homme a fait autour de lui parmi ses ennemis extérieurs.

La guerre est un phénomène de compensation intégré au processus vital de l'espèce humaine par une loi ou - c'est la même chose - une volonté d'équilibre, pour corriger l'inefficacité d'agression des autres espèces.

Il naît en effet en temps de guerre un sentiment de destruction, un désir de tuer, des pulsions de meurtre à l'image des inclinaisons sexuelles : incontrôlables et inexpliquées autrement.

Pour obliger les hommes à aller se faire tuer, l'espèce a mis au point, sous des formes sociales, des moyens de contrainte auxquels il ne peut pas résister. Propagande d'abord, qui lui fera remplacer la peur de sa propre mort par l'ardent désir de provoquer celle de son semblable. Puis lorsque la réalité le frappe et efface la propagande, l'impossibilité de s'échapper du mécanisme à tuer et à mourir dont il est une pièce à la fois active et passive.

Encore une fois, il s'agit d'un subterfuge, d'un abus de l'individu par des sentiments qui le dépassent et le contrôlent, et en profitent. Seulement cette fois-ci, le concerné n'en tire aucun bénéfice. La supercherie en est d'autant plus insupportable.

L'homme croit mourir pour défendre sa terre, sa femme, sa liberté, ses idées, alors qu'il meurt simplement parce qu'il est de trop.

Pour supporter ses allégations, l'auteur énumère des comparaisons édifiantes avec le cas des lemmings et des bobacs, ces petits rongeurs d'Asie dont on a observé, en parallèle de l'extinction de leurs prédateurs naturels, un comportement pour le moins singulier. Les animaux traversent tout un continent, franchissent même des fleuves à la nage, pour aller se noyer dans l'océan. Ce comportement suicidaire et massif pour réguler leur démographie inspire à l'auteur le sentiment qu'il en est de même avec les guerres, qui, de tribu, de religion, de classes sociales, idéologiques, économiques ou territoriales n'ont que ceci de commun : elles sont meurtrières. Les raisons pour se battre importent peu. Seul le résultat en est une constante révélatrice. Et plus la population totale de la Terre est élevée, plus les véritables guerres --pas les conflits où l'un des belligérants est nettement supérieur à l'autre-- sont meurtrières. L'auteur a vu franchir, avec inquiétude, une étape dans le domaine militaire. Celui de l'arme totale. Cette arme capable de détruire l'intégralité du vivant. L'arme atomique. Cette arme, ce concept de guerre totale, parcourt son œuvre. Plus qu'une arme un peu plus puissante qu'une autre, il y voit en effet l'issue fatale et commandée, la voie vers l'extinction du vivant torturé, au règne duquel l'homme doit mettre un point final.

S'il n'y a pas d'autre explication, s'il n'y a pas de clé pour ouvrir ce cercle d'absurdités, s'il n'y a aucune raison à cette prodigieuse, inimaginable pyramide d'horreur au sommet de laquelle l'homme est empalé, alors [...] l'avènement des armes totales est logique. Elles arrivent à la pointe de l'intelligence de l'homme qui est la pointe de la vie terrestre. Elles sont les fruits convenables de cet arbre miraculeux et absurde dont la sève est le sang répandu.

L'aspiration à son utilisation semble aussi inéluctable que l'entrain amoureux, qu'elle soit accompagnée d'une volonté bien consentie ou combattue avec force et volonté. L'arme atomique, elle, est de ces appels auxquels tout nous appelle à résister, la conscience, l'intelligence, la raison, et malgré tout, vers laquelle on se voit irrémédiablement attiré, comme aspiré.

L'humanité tout entière en est terrifiée. Ceux-là mêmes qui l'ont conçue et fabriquée en ont horreur, comme une femme en train d'accoucher qui verrait surgir de son sexe la tête d'un rat. Ils n'en continuent pas moins, en la maudissant, de travailler à la rendre de plus en plus meurtrière. Pas un chef de nation ne désire l'utiliser, et pourtant ceux qui en ont déjà en fabriquent d'autres et les entassent en quantités superflues, et ceux qui n'en ont pas encore se hâtent de faire ce qu'il faut pour en avoir.

L'homme et son intelligence seraient donc prévus en amont de la création telle que nous la connaissons. Ou bien celle-ci prendra une direction qui la libérera du meurtre continu dont elle se nourrit, ou bien l'homme sera appelé à y mettre fin dans une gerbe atomique. Barjavel évoque l'image d'une machine que les ingénieurs font tourner au maximum de ses possibilités. Si à plein régime, dit-il, les résultats ne sont pas concluants, la machine est abandonnée et détruite. Aucune alternative n'est satisfaisante cependant. Dans un cas, l'extermination de tout le vivant, dans l'autre, l'auteur imagine que l'homme seul survivra et que le reste du règne vivant sera libéré de ses souffrances par sa disparition ! C'est un des points flagrants de l'essai où l'auteur s'arrête sur des considérations par trop abruptes, et qu'il lui faudra compléter par la suite.

~ THÉMATIQUE ~
La Religion

Une des constantes de l'essai, et plus généralement, l'une des préconisations phare de l'auteur, est la responsabilisation de l'être humain. Celui-ci ne doit plus de façon égoïste chercher à satisfaire ses petits intérêts, mais prendre conscience de sa position dans l'univers, comprendre quel rôle il doit y jouer, si rôle il y a. Ce que l'on est, jusqu'à preuve du contraire, en droit d'espérer.

Si vous ne sentez pas ce que je veux dire ce livre est inutile. Et vous aussi. Et moi de même. Ce qui est peut-être la vérité que nous cherchons. Mais nous avons bien le droit d'en espérer une autre.

Cette prise de conscience et cette connaissance sont vitales. D'abord pour savoir où nous en sommes,

Savoir si cette expansion de la vie telle que nous la vivons et voyons autour de nous sur ce grain de poussière, si cette invasion des planètes, qui va commencer demain, puis celle de l'Univers qui suivra peu après, si cette diffusion, cette propagation universelle d'un phénomène jusqu'alors peut-être unique et localisé, qui a pour effet de transformer la matière inerte en matière sensible, est de nature à nous emplir d'enthousiasme ou d'horreur.

Ensuite, pour réagir efficacement face à des forces encore inconnues et mystérieuses, qui font de chacun de nous ce que bon leur semble. Le bénéficiaire de cette connaissance, ce doit être l'homme, mais non l'homme archétype, l'homme-humanité, non l'espèce, qui parcourt seule et selon toute évidence admirablement son propre chemin. Mais l'homme individu, celui qui a un prénom, des amis, un amour véridique ou confortable, des peurs et des questions, des affirmations et des croyances. En bref, une identité. C'est lui qu'il faut prémunir, aider, surveiller. Il est si fragile. Et cette connaissance, que les hommes d'une génération doivent mettre au service des individus de chacune de leur société et la transmettre à ceux des générations futures, cette connaissance est spirituelle. C'est la connaissance qui assure la connexion entre l'homme et l'univers qui l'entoure, qui lui explique pourquoi il est présent là où il est et comment il doit s'y comporter. Cette connaissance spirituelle, c'est celle que doivent transmettre les religions. C'est ce qu'elles manquent à faire le plus misérablement.

Le rôle de toute religion est de faire comprendre à l'homme ce qu'est la création, quelle place il y occupe et quel rôle il y joue. Et jamais, jamais, jamais, de lui dire : « Ne cherchez pas à comprendre. »

La connaissance est au cœur des requêtes que Barjavel adresse aux religions. Il refuse la foi et le dogme, il refuse les histoires, le folklore. Il veut comprendre. Savoir et comprendre. Avant tout, savoir qui est l'auteur, le créateur. Qui anime le vivant ? Qui le façonne d'une telle main magistrale ? Qui le condamne à une mort si atroce ? Ce « Qui », serait-ce Dieu ? Dieu n'est qu'un mot, dont l'emploi exige d'abord de prendre position. Pour ou contre.

Comment puis-je me permettre d'écrire ce nom, moi qui ne suis ni « croyant » ni « anti » ? Seulement l'homme qui cherche à comprendre...

Le long apprentissage par nos civilisations des automatismes religieux rend périlleuse la quête de l'assoiffé de vérité, qui risquera à tout moment de s'égarer dans les clichés, les préjugés, les images toutes faites. Barjavel voudrait utiliser le mot Dieu pour désigner ce créateur sublime et cruel. Mais ce mot parasite les notions épurées qu'il essaye de dégager.

Chaque fois que nous le rencontrons, il provoque dans notre esprit un réflexe immédiat d'adoration ou de haine, d'humilité ou de ricanement, ou de pseudo-indifférence qui est peut-être l'attitude la plus négative et la plus inhibitrice de toute liberté de jugement. Ce réflexe, pour ou contre, bloque immédiatement tout le mouvement de la raison.

Tant pis pour les mots, Barjavel utilisera ce mot Dieu quand même. Et pour en savoir plus à son sujet, s'adresse au prêtre. Ce qu'il a à lui dire le révolte. Son humour acerbe n'est pas de trop pour essayer de le consoler des images d'Épinal avec lesquelles on voudrait le satisfaire.

Le pasteur, lui, propose à ses fidèles un Dieu qui les dépasse à peine, avec lequel ils peuvent s'expliquer d'homme à homme, et qui comprend très bien les bonnes raisons qu'ils ont de nuire vertueusement à leur prochain. Le Dieu des protestants, c'est le Fils plutôt que le Père, c'est Jésus l'Homme-Dieu, beaucoup plus homme que dieu, sérieux, grave, compréhensif. Il a pour chacun la complaisance que chacun a pour soi-même. Il n'est sévère que pour le voisin.
Celui des catholiques, c'est le bon Dieu, le grand-père un peu gâteux qui distribue à ses petits-enfants des sucettes ou des réprimandes : « Tu vas voir ce qui va t'arriver si tu n'es pas sage. » Mais quand nous serons morts, il nous pardonnera toutes nos sottises et nous accueillera dans sa maison de campagne.

Mais l'indignation revient vite le submerger.

Voilà, voilà ce qu'offre aujourd'hui la religion chrétienne à ses fidèles. Voilà la puérile réponse proposée à notre angoisse, à notre besoin de savoir.

Le rôle de la religion est donc, non seulement d'administrer les règles sociales qui cimentent une société, mais aussi d'apporter à quiconque en exprime le souhait une connaissance plus appuyée des vérités spirituelles, hélas désormais perdues. Barjavel image ce rôle que ne satisfait aucune religion avec les mathématiques. Tout le monde, dit-il, utilise le calcul à hauteur de ses besoins journaliers plus ou moins demandant. À celui qui veut en savoir plus, il n'est fait aucun mystère des vérités mathématiques les plus pointues et les plus avancées. La connaissance spirituelle, philosophique, la connaissance du pourquoi devrait satisfaire aux mêmes prérogatives. Les spécialistes en la matière devraient tenter d'apporter les réponses à celui qui leur adresse ces questions.

Le rôle du prêtre est de prendre le fidèle par la main et de le conduire, par le chemin du rite, vers la vérité.

Il constate avec amertume que cette connaissance est perdue, que ceux qui se devaient de l'affûter, la perpétrer, l'enseigner, n'en savent non seulement plus le moindre fragment, mais prodiguent en amer remplacement des fables plus ou moins ridicules qui décrédibilisent les valeurs religieuses. Il est important de noter que Barjavel n'est pas athéiste, malgré sa condamnation ferme des religions et de leurs pratiques. Il n'affirme pas que ses buts sont ineptes, mais trahis. Il parle constamment de connaissance perdue. Il croit que l'homme, un jour, était dans la confession des desseins de l'univers. Cela nous ramène à quelques intuitions qui font éclat dans d'autres romans, comme la Nuit des temps, où il n'a de cesse de mettre en avant l'idée d'une société à la fois beaucoup plus évoluée et de beaucoup antérieure à la nôtre. Un rapprochement intéressant est à faire avec Newton, le père de la gravitation universelle, qui était lui aussi convaincu que la Bible avait été corrompue et que parmi des vérités éparses s'était introduit le verbiage et les distorsions sémantiques de l'Église. Barjavel, un peu à la façon de l'illustre savant, fait ainsi l'exégèse de certains passages bibliques, avec des observations particulièrement frappantes. Il passe au crible l'épisode de Babel, ou de l'ascension du Sinaï par Moïse, dans des passages qui sont les plus intéressants du livre. Ailleurs, il s'intéresse encore à un détail de la Genèse, la côte manquante de l'homme, que Dieu a prélevé en son sein pour y sculpter la femme. Sa lecture de la Bible vise à dégager un sens nouveau, dégagé du symbolisme seul qui le rendait accessible au plus grand nombre, mais qui nous en soustrait le véritable sens aujourd'hui. Il pense ainsi que, peut-être, la côte est un symbole dont la lecture scientifique est le chromosome. Suivons-le en un court extrait dans sa lecture moderne de ce passage des plus réputés de l'Ancien Testament :

Genèse, 2:21-22 : «  Alors Yahvé Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme, qui s'endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Puis, de la côte qu'il avait tirée de l'homme, Yahvé Dieu façonna une femme... »

Ce qui est plus surprenant, c'est cet homme à qui il manque désormais une côte. Comme il s'agit de la conformation de l'homme par excellence, de l'homme type, tous ses descendants mâles devraient avoir une côte en moins. Nous savons qu'il n'en est rien.
Mais la science a découvert, il n'y a pas très longtemps, que les hommes ont effectivement quelque chose de moins que les femmes.
caryotype d'un individu de sexe féminin
caryotype d'un individu de sexe masculin
Caryotype d'une femme (haut) et d'un homme (bas).

En bas à droite du caryotype masculin, le chromosome XY comme mutilé, telle la côte manquante de la Genèse

Quiconque a eu sous les yeux la micro-photographie d'une cellule en train de se diviser a été frappé par l'alignement, dans le noyau, des chromosomes dédoublés. De chaque côté de la ligne de partage de la cellule, les chromosomes symétriques se font face, comme les côtes de part et d'autre de la colonne vertébrale. Comptons ces chromosomes. Chez la femme, il y en a 23 paires. Chez l'homme, combien ? 22 paires complètes et une paire incomplète... On a d'abord cru que l'homme n'avait que 45 chromosomes.
En regardant mieux, avec des instruments plus puissants, on s'est aperçu que le 46e ne manque pas tout à fait : il en reste un morceau, un moignon. Au chromosome complet, les biologistes ont donné le nom de X. Au fragment qui lui fait face le nom de Y. Dans sa double colonne de chromosomes, la femme a donc une paire X X, symétrique et complète, comme les autres paires. A la place de cette paire-là, l'homme n'a qu'une paire boiteuse X Y.
On sait que ce sont ces chromosomes qui sont les facteurs de l'hérédité. Ce sont eux qui portent les ordres de la vie, de l'espèce, de la race, de la famille, de l'individu. Or, que se passe-t-il dans les glandes sexuelles de l'homme quand une cellule se divise pour donner naissance à deux spermatozoïdes ? Les deux spermatozoïdes vont se partager toutes les paires de chromosomes, y compris la paire X Y. Un d'eux emportera le chromosome X et l'autre le chromosome Y.

Le spermatozoïde X avec tous ses chromosomes complets, s'il parvient à féconder un ovule, donnera naissance à une fille, dont toutes les cellules auront 23 paires de chromosomes complètes et symétriques.
Le spermatozoïde Y, qui emporte 22 chromosomes complets et un vingt-troisième qui n'est qu'un fragment, engendrera un homme, dont toutes les cellules auront une paire de chromosomes boiteuse et dissymétrique. On est tenté d'écrire : mutilée...
[...] C'est le chromosome X, le chromosome complet, qui, sorti de l'homme, donne naissance à la femme. Et c'est ce chromosome X qui manque à l'homme.

Barjavel qui voit dans cette « lecture moderne » du texte sacré l'indice que toute la Bible doit pouvoir se lire ainsi, restituant des règles morales, relativement épargnées, des vérités scientifiques, comme ici, ou des vérités spirituelles, totalement perdues. Son imagination lui permet quelques autres parallèles intéressants avec ce qui est connu. Il voit encore, par exemple, dans le « vanité des vanités » de l'Écclésiaste, autre livre de la Bible, la structure granulaire et en majeure partie vide de la matière, telle que nous l'a révélée la science moderne. Il s'appuie pour cela sur l'étymologie du mot « vanité », qui signifie « vide ». « Vide des vides. Tout est vide », aurait alors écrit un homme il y a trois mille ans, dans un langage symbolique, mais rendant compte de l'organisation de la matière. Pour ces autres aspects qui ne sont pas connus, pour ces vérités perdues d'ordre spirituel, Barjavel ne peut avoir recours à son imagination. Cette recherche implique la participation de moyens supplémentaires.

~ THÉMATIQUE ~
La Science

C'est à la science qu'échoit le rôle de retrouver les vérités perdues, d'expliquer pourquoi, pourquoi l'homme, pourquoi la vie, pourquoi le meurtre et l'assassinat. S'il a été très dur avec la religion, Barjavel n'est pas complaisant non plus avec la science. Il s'indigne de son désintérêt absolu pour le « pourquoi », et raille son autosatisfaction qui se glorifie des maigres exploits d'expliquer le « comment ». L'essentiel et le véritable enjeu est définitivement de connaître les raisons, non les moyens. Il caricature ainsi les scientifiques, qui n'ont d'yeux que pour le détail :

Que devient la poignée de terre qui devient herbe, qui devient bifteck, qui devient homme, qui devient esprit ?
Peu importe, si nous savons combien de feuilles porte la tige de la graminée, si nous connaissons le volume des quatre poches de l'estomac du ruminant si nous pouvons mesurer le temps que met l'influx nerveux pour aller du cerveau à la main de Pascal qui écrit les Pensées !

Il épingle encore les institutions qui se nourrissent des mystères et questions essentielles, pour devenir de lourds édifices absurdes où les détails les plus insignifiants sont passés au crible. Imaginant une représentation de l'univers par une usine où l'homme est enfermé, il ironise :

Dans des écoles sévères, nous élevons des spécialistes qui sont chargés de faire l'inventaire total de l'usine. Chacun dans son domaine, ils comptent les volants, les pistons, les pignons, les boulons, les presses, les tours, les axes, les cylindres, les soupapes, les turbines, mesurent le pas de vis de l'écrou qui tient le manche de la balayette, pistent la câblerie, notent des relations constantes de cause à effet dont ils tirent les lois de fonctionnement de la machinerie.

Mais c'est que les recherches dans le domaine scientifique ne sont pas aisées. Peut-être la science ne peut-elle procéder autrement.

Nous ne savons absolument rien de sa nature. Nous l'avons habillée d'une carapace de lois et de contraintes, mais à l'intérieur de ce vêtement de prisonnier il n'y a rien que nous puissions appréhender, ni avec nos sens ni avec notre esprit. Elle échappe totalement à l'entendement humain. Elle est hors limites.

Néanmoins, les efforts à faire dans cette direction sont vitaux. Revenant sur le sujet de la guerre, Barjavel explique que l'homme ne pourra s'en prémunir puis s'en défaire complètement avant d'avoir compris son origine et percé le secret de sa nécessité. Si la science faisait l'effort de s'interroger au sujet de questions plus fondamentales, elle aurait certainement les moyens et les pouvoirs nécessaires pour que la paix s'installe enfin solidement et durablement entre les hommes.

Tant qu'on a essayé de combattre la peste avec des mots latins, elle a tranquillement dévoré l'humanité.
Dès qu'on a connu et admis ses causes véritables, on a pu mettre au point des armes contre les microbes et développer contre la maladie un combat efficace parce qu'approprié.
Tant qu'on continuera d'ignorer les causes véritables de la guerre, aucun traité, aucune alliance, aucune peur, ne pourront l'empêcher d'éclater et de brûler le monde en totalité ou en partie.

Voici donc l'homme, muni de sa science frileuse, plombé de ses croyances mystiques, plongé au cœur d'un univers de miracles et d'atrocités, et qui, peut-être, est appelé à l'emplir ou au contraire à jouer le rôle de fusible. L'auteur pense que s'il y a un rôle à jouer, il s'agira de délivrer le vivant de ses tourments dans lesquels l'entraînent la nécessité de tuer. Ainsi que le petit-chien domestique qui est comblé de jouer avec une balle qu'on lui lance, là où l'instinct primitif de l'espèce était celui du chasseur sanguinaire, l'homme doit, peut-être, éradiquer la souffrance, l'auto-mutilation du vivant, le meurtre et l'assassinat, en lui substituant, partout où coule le sang, le produit de son intelligence. Il répondrait alors au désir de souscrire à son rôle dans l'univers : celui d'un être sensible que choquent les mariages sacrilèges de l'harmonie et de l'horreur.

L'homme se trouve devant deux destins possibles : périr dans son berceau, de sa propre main, de son propre génie, de sa propre stupidité, ou s'élancer, pour l'éternité du temps, vers l'infini de l'espace, et y répandre la vie délivrée de la nécessité de l'assassinat.
Le choix est pour demain.
Il est peut-être déjà fait.


CRITIQUES PUBLIÉES LORS DE LA PARUTION DU LIVRE


« La Faim du tigre » parut en 1966, et obtint le Prix Lecomte du Noüy, créé en mémoire du biologiste humaniste (1883-1947) { à propos du Prix Lecomte du Noüy }.
Il fit l'objet d'une présentation dans Les Nouvelles Littéraires du 28 juillet 1966, constituée essentiellement d'une interview de l'auteur lui donnant l'occasion d'exprimer l'essentiel des idées principales de l'ouvrage. { voir l'article }.


CRITIQUES DES VISITEURS


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