La journée Barjavel à Nyons le 24 août 2003

Le CAFÉ LITTÉRAIRE
et la présentation de P.CREVEUIL :

Le MERVEILLEUX

dans l'ŒUVRE de René BARJAVEL


Cet exposé est celui présenté dans le cadre du café littéraire animant la journée Barjavel du 24 août 2003 à Nyons (voir la présentation).

Animée par Pierre Creveuil, co-auteur du barjaweb et président de l'Association des Amis de René Barjavel [ http://association.barjavel.free.fr ], cette présentation était enrichie des travaux de Mme Laurence Delord-Pieszczyk, docteur ès Lettres, dont la thèse de doctorat portait essentiellement sur L'Enchanteur : « L'œuvre de René Barjavel : de la science-fiction au moyen-Âge ou l'itinéraire d'une symbolique » (sous la direction de Jean Dufournet, Université Paris III - Sorbonne Nouvelle - U.F.R 029 - 1995).

Le texte ci-après en est la transcription adaptée pour le barjaweb et complétée de développements, références et bibliographie.

 

Préambule

« Le Merveilleux dans l'œuvre de Barjavel » constitue un thème de base qui risque de se voir limité à une liste commentée des surgissements du Merveilleux dans telle ou telle œuvre. Utile et intéressante, certes, mais un peu frustrante si l'on en reste là... Il vaut donc mieux en faire une opportune introduction ouvrant la porte à d'autres développements sur des points plus spécifiques.
En particulier, comme ceux qui connaissent le site savent que j'en suis friand, remonter les sources de ces thèmes, ou d'une sélection parmi les plus marquants ou les plus savoureux d'entre eux - et parfois les plus surprenants - conduira à des mises en lumière dont, j'espère, on pourra déguster la saveur toute... barjavélienne.
 
Le Merveilleux chez Barjavel... dans quelles œuvres le trouve-t-on ?
Ce n'est pas dans les romans qu'on le découvre en premier, tant chronologiquement que thématiquement. Mais plutôt dans les nouvelles, qui prennent aussi la forme de contes. D'un point de vue éditorial, ce sont les trois nouvelles parues en 1944 dans Je Suis Partout, puis regroupées dans le premier recueil La Fée et le Soldat (voir dans la bibliographie), et intégrées avec d'autres dans Les Enfants de l'ombre (voir), et les ré-éditions successives de ce recueil sous des titres divers : Le Prince blessé (1972 - voir) et Béni soit l'atome (2001). Mais nous verrons que des écrits antérieurs, bien oubliés de nos jours des bibliographies "commerciales", révèlent des surprises.
  

C'est qu'écrire un roman merveilleux est une tâche bien plus difficile, je dirais même "exigeante", qu'une nouvelle. Le Merveilleux est quelque chose de fugitif : lui donner de la durée au delà de l'instant où il a surgi, en le re-situant dans une chronologie narrative, est relativement facile. Le faire durer tout au long d'un roman demande bien plus de maîtrise de la part de l'écrivain, et aussi de "consistance merveilleuse" de la part du thème du récit lui-même. Nous y reviendrons.
 

Typologie du Merveilleux

J'hésite à renouveler l'exercice auquel je m'étais livré l'année dernière à propos de la science-fiction, de tenter de définir ce "genre" et même de savoir si c'en est un... Mais comme il m'est apparu indispensable, je m'efforcerai d'être bref et de laisser des compléments à chercher auprès d'exégètes plus officiellement compétents (je pense aux universitaires et anthologistes du monde de l'édition), et reviendrai au plus vite à notre sujet. Car dans le cas du Merveilleux, la recherche ou l'élaboration de définitions risque de mener bien loin, au delà de ce que nous permet le temps qui nous est accordé...
Il est essentiel, si l'on veut situer l'œuvre de Barjavel dans ce "référentiel", de poser quelques jalons à propos du Merveilleux en général. Le sujet a l'avantage d'être culturellement et historiquement bien analysé d'un point de vue littéraire, et son accueil par l'intelligentsia classique ne pâtit plus des vapeurs méphitiques qui entourent encore la science-fiction. Je peux donc faire appel à des définitions disponibles dans des travaux "officiels" : elles sont assez bien établies, quoique l'évolution souvent bouillonnante des littératures de l'imaginaire durant ces dernières décennies ait sérieusement compliqué la question par l'apparition de nouveaux genres, ou plutôt l'imbrication de sous-genres entre eux, croisements génétiques féconds dont les biologistes nous affirment qu'ils sont indispensables à la diversité et à la vigueur de l'espèce...

Avec la plupart des exégètes, je poserai donc pour commencer l'inévitable et essentielle distinction entre le Merveilleux et le Fantastique. Selon Tzvetan Todorov, celui-ci est associé

au trouble que ressent l'esprit rationnel placé en face d'un événement surnaturel qu'il refuse d'admettre mais qu'il se sent incapable de nier, ce qui le place à l'angle de l'Étrange où le surnaturel n'est qu'une apparence, et du Merveilleux où le surnaturel existe vraiment.

Si cette approche, innovante pour son époque (1970), a été contestée par la suite - nous pourrons y revenir - elle a l'intérêt de définir les thèmes non de manière intrinsèque, ce qui est plutôt la tendance des définitions structuralistes, mais par rapport au lecteur et à sa réaction, autrement dit d'un point de vue relativiste. La réaction caractéristique du lecteur face au Fantastique est donc une hésitation, qui peut être de durée limitée, hors de laquelle l'aspect fantastique peut être considéré comme annihilé...
Relativité dans le temps (pour un lecteur donné), et dans l'espace, car ce qui apparaît comme tel à quelqu'un ne le sera pas pour d'autres qui, au mieux, auront peine à catégoriser le récit, et au pire n'y trouveront aucun intérêt : à chacun ses goûts !
Cette définition ab exclusio du Merveilleux par le Fantastique peut être discutable (mais cela a-t-il un sens de discuter une définition ? Tout au plus les prémices du raisonnement sur laquelle elle se fonde), et elle n'a pas manquée de l'être par la suite, d'autant plus que Todorov faisait précéder son analyse d'une dislocation préalable d'autres définitions ou catégorisations de ses prédécesseurs. Mais c'est ce rôle qu'elle attribue (enfin) au lecteur - le vocabulaire "moderne" dirait « au client » - qui me paraît présenter un intérêt notable, en plaçant l'effectivité de la définition dans l'instant renouvelable et renouvelé de sa réaction à la lecture. Elle introduit d'autre part l'élément-clé du surnaturel sans avoir cependant prélablement défini celui-ci, ce qui laisse une certaine ambiguïté, ainsi que le risque de voir se déployer une cascade de définitions à tiroirs, procédé souvent porté à finir en auto- référencement, autrement dit en cercle vicieux...
On pourra cependant trouver une définition du surnaturel satisfaisante et cohérente avec nos propos dans l'étude sur le Fantastique de Joël Mahieu qui établit avec plein de bon sens :

le surnaturel désigne l'ensemble des manifestations qui contredisent les lois de la nature.

Là encore, la notion de relativité intervient : le cadre du Merveilleux n'est-il pas souvent un monde où la Nature a d'autres lois ?

Mais poursuivons, en tentant de garder bien en vue que c'est l'œuvre de notre auteur qui nous intéresse.
 
Le Dictionnaire International des Termes Littéraires [ en ligne sur le site : http://www.ditl.info ] est nettement plus prosaïque en définissant le Merveilleux (en anglais... Marvelous) par référence à son étymologie :

du latin "merveille" et "mirabilia" : choses admirables, s'attribuant à la désignation de "ce qui s'éloigne du cours ordinaire des choses."

Cette approche est très voisine de celle également fort intéressante développée en 1962 par Pierre Mabille dans Le Miroir du Merveilleux , qui associe à la même étymologie le mot "miroir", ce qui est le point de départ d'autres développements à base psychologique.
  

On voit que nous restons dans le domaine barjavélien puisque « ce qui sort de l'ordinaire » est justement l'extraordinaire, seul qualificatif utilisé par l'auteur lui-même pour désigner certaines de ses œuvres, à savoir ses quatre premiers romans de science-fiction.
Le Merveilleux précise donc l'acte de regarder - réellement ou en imagination (on dirait de nos jours "virtuellement"...) et suggère une réaction affective par l'admiration ou l'émerveillement, ou, de manière moins littéraire, "épatement"...

La direction de la portée affective corrobore la mise en opposition d'avec le Fantastique, dont l'effet produit relève plutôt de la peur ou de la terreur, en tout cas du frisson, et aussi d'avec le Religieux qui serait une littérature plus strictement miraculeuse ou surnaturelle (au sens mystique de ce mot).
Là encore, la relativité de la perception pour l'individu concerné est un point-clé : le sujet du Merveilleux est aussi d'ordre psychologique et culturel avant d'être littéraire, car il fait primer l'attitude de l'être [in fine le lecteur, mais aussi, dans le cours du récit, les personnages ou le narrateur lui-même] face à un phénomène jugé extraordinaire, plutôt que la nature du phénomène en tant que tel.

Si le Merveilleux diffère du Fantastique, c'est aussi parce qu'il ne soumet pas le lecteur au conflit interne de choix d'une explication rationnelle ou surnaturelle, ou en premier lieu d'une interprétation des phénomènes narrés. Dans le cas du Fantastique, ce conflit psychologique est d'ailleurs peut-être, inconsciemment, ce qui produit la plus grande terreur dans l'esprit du lecteur, induisant la peur de perdre la raison...
Le lecteur du Merveilleux est quant à lui comme "sur un nuage" : il a accepté implicitement de mettre de côté toutes considérations critiques et raisonnantes pour se laisser emporter, ou plutôt... émerveiller, par le récit. Et point de ressenti paradoxal ici, mais plutôt une focalisation autre de la réalité qui constitue la pierre de touche du genre. S'il ne l'a pas fait, le récit n'aura pour lui rien de Merveilleux ; tout au plus "absurde", ce qui est le genre du nonsense de la littérature et de l'humour britanniques, et au pire "ennuyeux" (pour être poli, ce qu'il risque de ne pas être au delà de la moitié du texte) : d'où la difficulté mentionnée précédemment de produire des récits merveilleux d'une certaine longueur.

Historiquement le Merveilleux est peut-être à la racine de toute tradition littéraire, que celle-ci soit d'origine religieuse, épique ou, plus raffinée, poétique. Cependant ce jugement ne peut être porté qu'a posteriori, car aux origines, la perception par le lecteur, ou plus exactement par les auditeurs - toutes les traditions littéraires dont dérive le Merveilleux sont à la base des récits oraux - étaient peut-être bien différentes.
Si les récits mythologiques et religieux (gréco-romains, assyriens, égyptiens et bibliques) ont indéniablement des composantes que l'ont peut qualifier de merveilleuses, leur appropriation par le Canon supprime celles-ci en leur donnant valeur de dogme ou de parabole.Roland, le Chavalier plus fier que le lion, adaptation de la Chanson de Rolan par Barjavel (1942) C'est bien sûr lors de ce que l'on appelle le Moyen-Âge occidental que la filière du Merveilleux à laquelle on continue actuellement à rattacher le genre prend, non ses racines, mais son essor, et pose ses premières pierres : épopées et chansons de geste (Chanson de Roland bien sûr), romans celtiques dont l'épanouissement au XIIème siècle est aussi le fait d'un profond mouvement d'idées et de politique. Chez Rabelais, qu'appréciait tout particulièrement Barjavel, et dont je me demandais l'année dernière si son œuvre ne relevait pas du genre science-fiction, le Merveilleux omniprésent sert de décor aux intentions satiriques et philosophiques qui sous-tendent les récits des aventures vécues par la famille de Gargantua. Après la Renaissance, les théoriciens tels que Boileau s'interrogent sur la légitimité des inspirations religieuses dans la branche du Merveilleux chrétien, et répondent par la négative, signant l'arrêt de mort de celui-ci. D'un point de vue narratif, c'est alors l'éclosion, ou plutôt la mise en forme écrite (car il s'agit essentiellement en fait de la collection de traditions orales), des contes de fées attachés peut-être a posteriori à la "littérature pour enfants", - ce qu'ils n'étaient bien évidemment pas à l'origine, il suffit de se donner la peine de lire les textes originaux pour s'en rendre compte - et, relevant aussi au fond du Merveilleux, les Fables et Contes de La Fontaine, qui est, rappelons-le, un des "pères spirituels" de notre auteur.
Le Siècle des Lumières balayant de ses projecteurs les activités humaines et effleurant leurs profondeurs psychologiques, les aspects moins agréables de celles-ci vont se révéler un puissant moteur de créativité pour ce qui sera le Romantisme, dont le Fantastique précédemment évoqué se trouve l'un des dérivés directs. Cette mise en opposition est donc également justifiable historiquement et généalogiquement, car on s'aperçoit que les deux "genres" divergent d'un point - ancêtre - commun.

Synthétisant cette façon d'établir ces définitions, j'en suis arrivé pour ma part à considérer que le Merveilleux est ce que l'on voit qui émerveille et que l'on se réjouit d'avoir vu. Christophe Colomb dans son Journal de bord en 1492 qualifiait de merveilleux tout ce qu'il voyait sur le continent américain (les temps ont changé...).
Le Fantastique quant à lui "manipule" l'inquiétude physique et intellectuelle (peur et doute) et provoque au souvenir de ce que l'on a vu ou appréhendé des frissons rétrospectifs (tel l'horresco referrens de Virgile à propos du serpent de mer (dans L'Eneïde).

L'intérêt de cette répartition peut rester un peu problématique pour un public autre que celui des éditeurs ou des auteurs de travaux académiques. Disons plutôt l'intérêt au sens strict de ses résultats, car la démarche en elle-même ouvre des horizons, des portes - et l'esprit - à la découverte de petits joyaux, enchâssés dans un volume non négligeable de récits parfois assez monotones.
Les puristes distinguent donc quelques genres "cousins", dont les appellations ont néanmoins évolué au cours des années, car, comme je l'ai dit, cette famille des littératures de l'imaginaire est très vivante, et les mariages même consanguins y sont fréquents et féconds. À tel point qu'un sous-genre qui n'existait pas l'année précédente peut sembler jaillir de nulle part du fait d'une naissance, fruit du croisement d'un thème médiévo-épique avec une intervention extraterrestre à tendance ca(ni)balistique (cet exemple n'est cependant pas particulièrement original !).
Pouvant être plus génératrices de perplexité seront les tentatives de certains exégètes de faire rentrer dans des définitions récentes des œuvres anciennes qui, de toute évidence, sont bien antérieures au(x) terme(s) même que l'on tente de leur appliquer. Je pense en particulier au genre Fantasy, émergeant récemment des exégèses et anthologies, dont celle remarquable d'André-Fraçois Ruaud, Cartographie du Merveilleux dans lesquelles on le voit attaché à des œuvres telles que L'Enchanteur ou Le Seigneur des Anneaux, dont la parenté me laisse personnellement quelque peu perplexe. Mais on faisait je crois de la prose bien avant que le mot n'existe, et cela sans le savoir. Et la constatation préliminaire qui introduit l'hypothèse de base de l'ouvrage est pleine de bon sens :

Nombreux sont, en France, les termes forgés pour tenter de cerner ce qui apparaît selon les cas comme un genre, un traitement, une ambiance ou une étiquette commerciale... Aucun de ces termes n'étant réellement convaincant, nous nous contenterons ici du vocable fantasy.
Mais la dénomination de cette littérature n'est pas le seul point problématique. Car « la fantasy couvre un large champ de la littérature classique et contemporaine, celui qui contient des éléments magiques, fabuleux ou surréalistes, depuis les romans situés dans des mondes imaginaires, avec des racines dans les contes populaires et la mythologie, jusqu'aux histoires contemporaines de réalisme magique, où les éléments de fantasy sont utilisés comme des mécanismes métaphoriques pour mettre en lumière le monde que nous connaissons ».
Qu'il me soit cependant permis d'avancer une esquisse de définition, avant de vous inviter à m'accompagner dans cette exploration - cette petite phrase sera notre seule boussole : la fantasy est une littérature fantastique incorporant dans son récit un élément d'irrationnel qui n'est pas traité seulement de manière horrifique, présente généralement un aspect mythique et est souvent incarné par l'irruption ou l'utilisation de la magie.

Essai de topographie des littératures de l'imaginaire
Une telle représentation sur un plan omet nécessairement la représentation de la dimension temporelle qui montrerait les croisements génétiques produisant les évolutions, générations et fusions des différentes familles.

Et Barjavel dans tout cela ? Découvrir les ramifications de cette grande famille conduit bien sûr à tenter de lui trouver sa place. Je n'y suis pas parvenu, de façon catégorique tout au moins, ce qui est paradoxalement d'autant plus satisfaisant. Le Merveilleux barjavélien est unique, ou du moins s'il s'approche d'une catégorisation, celle-ci est innommée, mais désignable de manière plus appropriée à la manière moyen-orientale ou celtique - dont les liens de parenté sont d'ailleurs parfois étonnants : « Barjavel fils de Wells et de Jules Verne, demi-frère de Bradbury, petit-neveu de Robert de Boron, filleul de Charles-Louis Philippe, cousin de René Daumal... »

Et pour moi, certaines de ces parentés sont, non pas "fortuites", mais "incidentelles", alors que d'autres, moins notoires (autrement dit plus "initiatiques" en quelque sorte), révèlent des rapprochements bien plus... vertigineux.

Ce sont les résultats principaux de ces recherches "généalogiques" que je vais exposer à présent.
 

Barjavel, à la croisée des mythes et traditions...

Dans le reportage « L'Homme en questions » que la médiathèque de Nyons nous a proposé l'an dernier, et dont la transcription est consultable ici : (http://barjaweb.free.fr/SITE/documents/heq/index.html), l'auteur introduit son "autoprésentation" par

Je crois qu'on ne connaît bien quelqu'un que lorsqu'on connaît ses racines, et je pense qu'il est nécessaire que je montre les miennes.

Écouter

Il s'agissait de ses racines "physiques" et familiales. Sa biographie (voir http://barjaweb.free.fr/SITE/biographie/bio_detail.html) montre que son "éveil" à la littérature est considérablement redevable à Abel Boisselier, principal du collège de Nyons (ici même !),

épicurien intelligent, ironiste et humoriste, cultivé, fonctionnaire désinvolte, ami des arts et de la vie, qui allait devenir mon père intellectuel.

et à son professeur de français M. Delavelle qui a fait réaliser au jeune René ce que l'écriture serait pour lui :

M. Delavelle devint mon professeur de français quand j'entrai en cinquième. Un matin du premier trimestre, à ma grande stupéfaction, il lut en classe ma rédaction. C'est-à-dire le devoir qu'il nous donnait chaque semaine à faire à la maison.
[...] J'appris ce jour-là que ce que j'avais écrit était bon, et j'en fus aussi surpris que si j'avais, sans m'en apercevoir, traversé la Manche à la nage.
A la sortie, M. Delavelle me retint, me regarda avec une espèce de curiosité étonnée, puis me dit :
-  Barjavel, vous êtes intelligent, il faut travailler...
Je le crus, comme j'avais cru M. Roux quand il m'affirmait que je n'arriverais à rien parce que mon index ressemblait au pont d'Avignon.
Il est certain que ma « vocation » d'écrivain date de ce jour-là. Je découvris l'exaltation de savoir que je faisais quelque chose bien, alors que jusqu'à ce jour j'avais cafouillé partout, et considéré l'encre, le papier et le porte-plume comme des instruments de torture.

Et l'on sait qu'ensuite, le jeune René étant quasiment seul à Nyons après le décès de sa mère en 1922, il a suivi Abel Boisselier qui avait été nommé au collège de Cusset, pour y poursuivre ses études jusqu'au baccalauréat, et qu'il y a bénéficié du soutien au moins moral de celui envers qui il restera toujours reconnaissant. Il lui dédiera son roman Une Rose au paradis :

A la mémoire d'Abel Boisselier, à qui je dois tout.

À Cusset, il a 16 ans. Et l'on peut penser sans risque de se tromper qu'il y découvre beaucoup de choses... Sa curiosité, qui n'est pas nouvelle puisque déjà enfant elle l'a amené à s'intéresser à tout, à lire pratiquement tout ce qui lui tombait sous la main, va lui faire découvrir une région dont le charme persistera en filigrane et en hommage discret dans nombre de ses œuvres. Le Bourbonnais est riche en sites pittoresques, en traditions, en littérature même, et en légendes aux origines parfois lointaines (j'allais dire remontant à la Nuit des temps...). Barjavel lui-même en fera un hommage détaillé en rédigeant le chapitre « Provinces du centre » du Guide des Provinces de France pour les éditions O.D.É (voir)

Je me souviens qu'il y a deux ans, ici même, on m'a rapporté que j'avais fait bondir (à moins que ce ne soit plus simplement froncer les sourcils) Madame Chamoux en mentionnant que la "naissance" de Barjavel à la littérature n'était pas Nyonsaise ni provençale, mais Bourbonnaise (voir). J'en demeure toujours persuadé, mais cela mérite des nuances et surtout des justifications, "naissance" étant d'ailleurs un bien grand mot, "éclosion" serait plus approprié.

J'ai tout d'abord compulsé des recueils de contes et légendes provençaux, intéressants et amusants, mais sans vraiment y trouver de sources dont aurait pu se nourrir la créativité de l'auteur, mises à part les considérations relatives aux noms de lieux présents quant à eux ans toute son œuvre comme patronymes le plus souvent que j'ai présenté ici-même il y a deux ans.
  
En revanche j'ai eu la chance, grâce à l'un de ces heureux hasards auxquels est redevable une bonne part du contenu du barjaweb, de trouver il y a quelque temps dans une charmante librairie de livres anciens { voir }, un recueil datant de 1946 : "Légendes traditionnelles du Bourbonnais" par Octave-Louis Aubert. Le Bourbonnais, c'est la région de Cusset, Vichy, Moulins, Cérisy, Durdat, Saint-Menoux... Ce sont des noms que l'on trouve dans la vie de Barjavel, et aussi dans son œuvre comme patronymes de bon nombre de ses personnages, comme je l'indiquais ici il y a deux ans. Et depuis, j'ai un peu approfondi la question.
  
Prenons justement l'exemple de Saint-Menoux. Pour le lecteur, c'est le héros du Voyageur Imprudent (voir la page écrit qui présente le roman). Mais pour le géographe - ou le dictionnaire - c'est un village de l'Allier dont le mur de l'église renferme le tombeau de ce saint qui bénéficie de la propriété miraculeuse de guérir les simples d'esprit (localement appelés bredins (prononcer berdins), d'où son nom de débredineur) (prononcer déberdineur) lorsqu'on place la tête dans l'ouverture qui surplombe le tombeau, appelée débredinoire (prononcer déberdinoire) { voir }. Barjavel lui-même rapporte dans ses Libres Propos au Journal du Dimanche du 8 juin 1975 qu'il en a fait l'expérience, avec un succès mitigé...
 
l'église de Saint-Menoux
L'église de Saint-Menoux
Le tombeau de Saint Menoux, ou "débrédinoire"
La légende de Saint-Menoux rapportée dans le recueil précité nous permet de faire connaissance avec ce personnage, et de nous retrouver en plein Merveilleux celtique. Car Saint-Menoux (ou Manulphe) était un ermite irlandais du VIème siècle qu'un voyage (imprudent ?) a mené à Rome et qui, au retour, empêché par la fatigue de retourner à son île natale, s'est arrêté au village de Mailly-les Roses. Après quelques faits miraculeux, il s'attache un disciple en la personne de Blaise, un simple d'esprit. Après la mort du saint, Blaise persistait à placer sa tête dans son tombeau dans lequel il disait entendre la voix de son saint maître, et ce "traitement" finit par lui rendre son bon sens... { lire l'histoire complète }. Le tombeau fut sanctifié, et le village pris lui-même le nom du saint...
Dans son étude Les mystères de l'Allier, le spécialiste local Jean Debordes rapporte une explication plus ou moins ésotérique de l'efficacité du phénomène, qu'il tient lui-même d'une de ses lectures :

Dans un livre de grande qualité paru fin 2000, intitulé L'Architecture invisible, l'auteur Georges Prat, architecte de renom, apporte une vue très particulière et fort intéressante sur l'église de Saint-Menoux. L'ouvrage est agrémenté de plans et de photographies fort explicites. Georges Prat précise : « Il y a plus de quarante ans que je connais cette église dont je suis particulièrement amoureux. Pendant trente-cinq ans, je me suis moqué de la débredinoire que je considérais comme un témoignage d'exploitation de la crédulité publique. Puis ma connaissance de la géobiologie s'affinant, j'ai pensé qu'il serait bon de revoir Saint-Menoux avec un autre œil, ce que j'ai fait. » Nous allons lui laisser la parole : « Ma surprise, écrit-il, a été grande de constater que la débredinoire fonctionne et n'est pas un attrape-nigaud. La débredinoire est placée au centre géométrique de l'abside, au dos d'un autel relativement récent et qui ne semble pas tout à fait à sa place. Une seule faille, peu active, se trouve sous l'édifice et n'intervient pas dans sa conception. On ne trouve ici que de l'eau, et uniquement sous l'abside. La débredinoire est située au point de rencontre des réseaux telluriques et de quatre courants d'eau. Une cheminée coiffe, à la fois, l'autel et la débredinoire. Une autre cheminée, de même diamètre, se trouve dans l'axe du chœur. Le reste de l'église étant mal "irrigué", un réseau de canaux de galets de rivière a été installé pour activer le réseau global dans l'axe de la nef et entre les piliers. Des flux sacrés de trois puissances différentes (27000, 54000, 81000) sont perceptibles, le cordon ombilical de 270 000 étant à l'est, dans l'axe de l'église. Une fois de plus, je rappelle que cette valeur est celle d'un taux vibratoire détraqué, pour une machine encrassée. La débredinoire, telle qu'elle se présente ordinairement, a une valeur d'énergie assez basse, et l'on ne craint rien si l'on met la tête dans l'orifice prévu à cet effet. En revanche, lorsqu'on se rend compte que cette machine d'un autre âge peut être activée par un "point d'acupuncture" situé très près, on est stupéfié devant l'énergie dégagée (270 000), qui serait sûrement supérieure si l'église était remise correctement en ordre de marche, auquel cas elle atteindrait la valeur de 1 242 000 u.B. Ainsi, il faut bien l'admettre, la débredinoire est, réellement, un instrument de soin qui donne, lorsqu'on l'utilise correctement, l'équivalent d'un électrochoc de forte intensité à celui qui s'y soumet. Cela est certainement très efficace dans le cas de certaines dépressions nerveuses. Les souterrains étant utilisés comme caves par certains particuliers, entre autres un débit de boissons, il est difficile de savoir où étaient leurs accès d'origine. »

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Les légendes du Bourbonnais nous font aussi connaître un épisode oublié du corpus arthurien traditionnel, "La fille du roi Arthur", récit qui constituerait bien à lui seul un chapitre de L'Enchanteur (voir ce texte).

Restons encore un moment dans le fond des contes et légendes du Bourbonnais : Barjavel a pour sa part passé neuf ans dans cette région. L'histoire du Prieuré de la bouteille nous parle d'un pauvre bûcheron et de sa femme qui, au détour d'une forêt, plus ou moins enchantée comme il se doit, rencontrent un nain (ou un petit ange, ou une fée selon la version) qui lui remet une bouteille magique en cela que lorsque, interpellée avec la bonne formule, elle exauce les vœux. Le bûcheron en fera usage trois fois, mais à chaque fois dilapidera les bénéfices ainsi obtenus. Au troisième souhait cependant, la bouteille change de comportement et donne une leçon au bûcheron qui acquiert une certaine sagesse de conduite, rendant désormais inutile le recours à une quelconque assistance surnaturelle. Il enterre la bouteille en un lieu devenu ensuite miraculeusement la source du Tonneau où fut construit le Prieuré de la Bouteille, dans la forêt du Tronçais (maintenant propriété de la Société d'Émulation du Bourbonnais) [ voir la chapelle ] et [ lire une variante de la légende complète ]
On ne peut s'empêcher de penser à la nouvelle du recueil Les Enfants de l'ombre "Péniche" (d'abord publiée le 3 septembre 1943 dans l'hebdomadaire Je Suis Partout) qui débute là où s'arrêterait une légende supposée connue du lecteur :

Quand la bûcheronne et le bûcheron eurent épuisé leurs trois souhaits, ils furent très malheureux. L'aune de boudin gisait entre eux sur le sol battu de la chaumière. Le bûcheron, ahuri, se frottait le nez. Il sentait s'y balancer encore la lourde tripe. La bûcheronne tremblait de dépit. Elle se mit à pleurer. Tout ce qu'ils auraient pu obtenir, la richesse, la jeunesse, et la santé — une bonne santé, c'est l'essentiel —, au lieu de cette cochonnaille !

Continuons l'exploration de cette région dont on ne s'étonnera pas qu'elle soit aussi géométriquement le lieu du centre exact de la France...
René Barjavel devant la maison de Charles Louis Philippe à Cérilly
R.Barjavel devant la maison de
C.-L. Philippe à Cérilly
Si les récits "du terroir" ont inspiré en d'autres temps et d'autres lieux un bon nombre d'auteurs, ces Provinces du centre sont le pays d'origine d'écrivains parfois malheureusement méconnus aujourd'hui en dehors de la culture locale et de quelques spécialistes. À Valéry Larbaud et Henri Pourrat, qui sont les plus célèbres, il convient d'ajouter celui qui semble bien avoir été l'un des maîtres en écriture de Barjavel, Charles-Louis Philippe (1874-1909). Sa biographie (voir) montre un parcours assez semblable à celui de notre auteur, avec même des coïncidences parfois surprenantes. La période d'activité journalistique de Barjavel à Moulins et Vichy a justement vu, en août 1935, la création de la Société des Amis de Charles-Louis Philippe, bénéficiant du soutien du Progrès de l'Allier dont Barjavel était l'un des principaux rédacteurs. Et ses témoignages-hommages envers l'écrivain "petit mais costaud" ne manquent pas : dès le 23 Janvier 1934, il rend compte en termes élogieux d'une causerie présentée par M. Guitton dans le cadre des Conférences Bourbonnaises (voir l'article). Il y reviendra, bien après, dans le Journal du Dimanche le 7 octobre 1973 (rapporté dans le recueil de chroniques Les Années de la Liberté).
Charles-Louis Philippe
Charles-Louis Philippe

Et l'hommage le plus direct, qui a pu laisser perplexe le lecteur peu documenté, est l'essai La Faim du Tigre, qui prend son titre même dans une phrase même du roman de C.-L. Philippe "Bubu de Montparnasse" :
Bubu de Montparnasse - édition ancienne    

Ce n'est rien, Seigneur. C'est une femme, sur un trottoir, qui passe et qui gagne sa vie parce qu'il est bien difficile de faire autrement. Un homme s'arrête et lui parle parce que vous nous avez donné la femme comme un plaisir. Et puis cette femme est Berthe, et puis vous savez le reste. Ce n'est rien. C'est un tigre qui a faim. La faim des tigres ressemble à la faim des agneaux. Vous nous avez donné des nourritures. Je pense que ce tigre est bon puisqu'il aime sa femelle et ses enfants et puisqu'il aime à vivre ? Mais pourquoi faut-il que la faim des tigres ait du sang, quand la faim des agneaux est si douce ?

    La Faim du tigre (ed. 1973)

La lecture des œuvres de C.-L. Philippe révèle des affinités de forme et de fond avec l'écriture de Barjavel, même s'il y a des différences en ce qui concerne les thèmes des romans. Sur la forme, on y retrouve le goût des phrases énumératives dont notre auteur est relativement friand, avec parfois une certaine lourdeur volontaire qui tranche sur son style généralement épuré :

Dans la rue jailliront, des fenêtres, des portes, des vitrines, des soupiraux, des lucarnes, des oeils de bœuf, des trous de serrures, des pores même du ciment, cent millions de lumières délivrées.

(Cinéma total, 1944)

Il salue, il sourit, il regarde, il possède des yeux, des dents, des plis, tout l'appareil que nous connaissons et semble notre frère humain dans sa pompe et dans sa gloire

(Un roi, dans Chroniques du Canard Sauvage, 1923)

Sur le fond, ce seront des ambiances relevant du Merveilleux que l'on pourra découvrir dans les contes et nouvelles de Philippe : Contes du Matin, Chroniques du Canard Sauvage : récits courts, parfois grinçants voire même cyniques ou désabusés, dont on retrouve l'écho dans Les Enfants de l'ombre.
Il est intéressant de remarquer que ces Contes et Chroniques sont en fait des textes publiés à l'origine dans les journaux dont ils ont pris les noms (Le Matin et Le Canard Sauvage)... Barjavel en publiant ses premiers textes dans Le Progrès de l'Allier et d'autres journaux a ici encore suivi les traces de son aîné. Le moyen est aussi "économiquement opportun" car il permet de publier au fil de leur rédaction des petits textes, et même, comme Barjavel n'a pas hésité à le faire, à les re-publier avec un écart de quelques décennies dans un journal différent, la première parution étant opportunément tombée dans l'oubli entre temps... (telle la nouvelle "Péniche", parue d'abord dans Je Suis Partout le 3 septembre 1943, puis dans le numéro 88 de Fiction en mars 1961)

Et si le Merveilleux "naturel" - je veux dire fourni "naturellement" par la tradition - n'est pas suffisant, pourquoi ne pas le créer ? Non pas seulement l'imaginer, mais le matérialiser vraiment !
Reprenons Les Enfants de l'ombre. Le récit qui porte ce titre dans le recueil publié en 1946 raconte une curieuse histoire (c'est cependant presque une des moins bizarres du livre...), explicitement localisée sur les bords de l'Allier, et historiquement située dans un autre temps : les ingrédients de base du Merveilleux sont présents dès le début...
On y découvre les hauts faits d'une créature monstrueuse qui hantait une île de la ville nommée Chussy, célèbre pour ses sources curatives aux origines fort curieuses... Ses habitants, les Chussyssois, sont appelés plus courament les Bisons : on y reconnait sans peine Vichy... L'animal produisait des phénomènes inexpliqués et terrorisait une partie de la population, en dépit d'une saine curiosité à son égard...
Cela est bien bizarre... Or la lecture du Progrès de l'Allier de l'hiver 1934 - alors que l'Affaire Stavisky vient d'éclater et que Barjavel préparait ses conférences sur Colette - nous apprend quelques événements curieux :

  1. on a signalé depuis le début de l'hiver des apparitions du Monstre du Loch Ness.
  2. le 2 janvier, Barjavel présente dans sa chronique les prévisions qu'il dit tenir d'une voyante parisienne ayant annoncé pour la fin de l'année 1934 l'apparition d'un monstre à Moulins.
  3. le journal titre le 3 janvier « Vichy a son monstre », et signale des apparitions d'une créature apparemment amphibie se montrant près de la Passerelle des Courses (maintenant disparue), qui reliait la berge à l'île. Barjavel présente le phénomène avec un certain détachement (lire l'article).
  4. fait plus avéré, le cadavre d'un immense poisson de type préhistorique, à moins qu'il ne se soit agit d'un basilosaurus, cétacé primitif, sera découvert par des pêcheurs sur la plage de Querqueville près de Cherbourg le 3 mars. Barjavel reviendra d'ailleurs sur l'événement avec un commentaire plutôt sombre dans son article du 11 mars (lire l'article).

On fit du monstre de Vichy des cartes postales maintenant fort prisées des collectionneurs, et cela fit couler beaucoup d'encre et déplacer les badauds malgré l'hiver glacial (-23°C). Finalement, on saura qu'il s'agissait en fait d'une mystification souriante mettant en œuvre un monstre en bois sculpté par l'artiste Paul Devaux, canular monté et mis en scène par le sculpteur et quelques jeunes farceurs de ses amis dont les noms nous sont parvenus : Georges Frany, Marcel Guillaumin, Louis Aufauvre et... René Barjavel, relayé par le Progrès de l'Allier à des fins publicitaires pour le bénéfice des cafés Tinardon et Ricoux, situés juste devant l'emplacement des "apparitions"...

Le Monstre de l'Allier ?

La mise en parallèle des épisodes du conte et de l'actualité locale d'alors montre d'autres coïncidences { voir }, aussi peut-on sans crainte de se tromper faire ressortir la généalogie du conte de ces comparaisons dont on est en droit de douter qu'elles aient pu être effectuées par le public lors de la parution de l'ouvrage à Paris en 1946... On s'en convaincra d'ailleurs aisément en réalisant la difficulté de se procurer ne serait-ce qu'un seul exemplaire du Progrès de l'Allier de cette époque...
Mais ce rapprochement montre tout son intérêt en révélant que d'un fait divers vraiment anecdotique et plaisament mystificateur, notre auteur a élaboré, bien des années après, un conte, un vrai, où non seulement les ingrédients du Merveilleux sont bien présents, mais auquel il ajoute par sa conclusion à la façon du grand La Fontaine, une profondeur morale...
 

Quittons les Provinces du Centre que Barjavel n'oubliera pas puisqu'il rédigea comme je l'ai indiqué le chapitre qui leur est consacré dans le Guide ODE des Provinces de France en 1950 (voir dans la bibliographie), et suivons notre auteur à Paris à l'automne 1935. Il y a rejoint Robert Denoël qui l'a en quelque sorte intellectuellement fasciné lors de sa conférence à Vichy le 30 août, et il découvre la vie parisienne de l'intérieur même du microcosme littéraire, travaillant chez un éditeur des plus prestigieux et surtout des plus innovateur du moment. Denoël a révélé au public des talents qui changent de l'ordinaire et qui marqueront les lettres modernes : L.-F. Céline bien sûr, E. Dabit (Hôtel du Nord), et, comme il le confiait en avant-première à Barjavel lors de l'interview qu'il lui a accordée à son arrivée à Vichy (voir l'article), René Daumal. Si Barjavel sera toujours un admirateur littéraire de Céline (la première édition de Ravage est précédée d'une citation de Céline, et il rappellera son admiration pour lui dans l'édition de 1951 du Journal d'un homme simple, ainsi que dans une lettre à l'écrivain Albert Paraz citée par Céline lui-même dans son roman Rigodon), il approche avec Daumal un monde littéraire bien particulier, un peu mystique, un peu ésotérique, et aussi un peu trouble. C'est celui du Mouvement Le Grand Jeu, dont l'existence autour de la revue du même nom, animée par Gilbert-Lecomte et Roger Vailland, fut éphémère mais les influences considérables [ voir une présentation ] :
  Robert Denoël
R. Denoël

Le Grand Jeu n’est pas une revue littéraire, artistique, philosophique ni politique. Le Grand Jeu ne cherche que l’essentiel. L’essentiel n’est rien de ce qu’on peut imaginer : L’Occident contemporain a oublié cette vérité si simple, et pour la retrouver il faut braver plusieurs dangers, dont les plus connus et les plus communs sont la mort (la vraie mort, celle de la pierre ou de l’hydrogène, et non pas l’agréable mort, gorgée d’espérances et ornée d’excitants remords, que l’on connaît trop) - la folie (la vraie folie, lumineuse et impuissante comme le soleil éclairant une assemblée de magistrats, la folie sans issue, de celui qu’on abat comme un chien, et non pas l’heureuse folie qui est le plus charmant moyen d’occuper la vie) - la syphilis, la lèpre léonine, le mariage ou la conversion religieuse.

Sa première œuvre, Le Contre-Ciel, publiée par Denoël en 1936, puis ses autres textes dont certains franchement initiatiques (Poésie noire, poésie blanche (1938), la Grande Beuverie (1938) et, publié en 1952 après sa mort, Le Mont Analogue qui inspira le film d'A. Jodorowsky La Montagne Magique en 1973), relèvent d'un Merveilleux intérieur qui est un sujet d'études à part entière (et celles-ci ne manquent pas : [ voir cette page ]).
Pour rester dans notre propos, indiquons que ces "acteurs" peuvent être considérés comme des précurseurs du surréalisme, avec cependant d'importantes divergences de fond entre les deux mouvements interdisant d'argumenter de quelque manière que ce soit à propos de leurs possibles affinités.

Par ailleurs, c'est par ce petit monde que Barjavel va pénétrer l'entourage et les idées d'un personnage fascinant qui aura la plus grande influence sur lui, j'ai nommé G.I. Gurdjieff, autrement dit... { Monsieur G. }. Et nous ne sommes plus là dans le monde du Merveilleux, mais du... ProdiGieux.

En approchant par la lecture les œuvres de ces écrivains (René Daumal et son ami Luc Dietrich) ou de leur ami et "mentor" Lanza del Vasto (dont je signalais l'année dernière ce que Ravage lui doit très probablement (voir mon étude sur ce sujet)), on réalise qu'on se trouve en face d'une littérature quasi thérapeutique, mettant au jour de manière cathartique des aspects troubles de l'âme humaine, de l'imagination, mais, au contraire du fantastique essentiellement effrayant du romantisme, visant à une purification par une sorte de parcours initiatique qui n'est pas loin de celui des héros des romans de Barjavel.
 

René Daumal Luc Dietrich G.I. Gurdjieff Giuseppe Lanza del Vasto
René Daumal, Luc Dietrich, G.I. Gurdjieff, Giuseppe Lanza del Vasto

Ce mouvement se transformera plus ou moins directement en ce qui sera ensuite le mouvement pataphysique, celui-ci ayant un côté humoristique plus débridé et une recherche sur les mots plus poussée [ voir http://pata.obspm.fr/college/whatcol.htm ].
Comme je l'ai dit, les divergences en seront profondes d'avec le surréalisme - ils seront en quelque sorte frères ennemis - dont la démarche peut paraître similaire à première vue mais est en réalité profondément différente. Ses représentants les plus célèbres seront Alfred Jarry et Boris Vian [ http://borisvian.free.fr/sommaire.php3?to=biographie2.html ].
  Boris Vian

Si Barjavel exprime son peu de goût (pour être poli) pour le surréalisme (voir son interview pour le fanzine Mal d'Aurore), il n'a pas fait partie du mouvement Le Grand Jeu, qui avait déjà pris fin avant le début de ses activités littéraires. Mais, du fait de son métier d'adjoint de R. Denoël, il en a côtoyé ceux qui en avaient été les membres les plus actifs, dont certains ont été ses amis (citons la mention de Luc Diétrich dans l'édition de 1951 du Journal d'un homme simple).
Et s'il semble difficile d'établir un parallèle point par point d'un roman de Barjavel avec une œuvre issue de ce groupe d'auteurs (certains l'ont tenté de manière intéressante à propos de Ravage et du Mont Analogue), des affinités de ton et de thèmes s'y retrouvent aussi ponctuellement, soit dans des œuvres longues (romans extraordinaires proprement dits : Ravage, Le Voyageur imprudent, Le diable l'emporte et Colomb de la lune), soit, une fois encore, dans les contes étranges et nouvelles du recueil Les Enfants de l'ombre.
On chercherait en effet avec peine des sources dans le folklore ou des traditions locales pour les récits abracadabrants que sont "Une Couleuvre" (qui contient cependant une localisation topographique à Nyons comme le mentionnait Madame Chamoux il y a deux ans) ou surtout "La Créature". Ce dernier est proprement pataphysique, onirique et même psychédélique, bien que le mot et le genre n'existaient pas puisqu'apparus au milieu des années 1960 avec le phénomène hippie.
 

Pour récapituler, constatons que ces trois domaines d'inspiration se rejoignent et fusionnent :

L'attachement à la tradition celte au sens large est celui qui aurait pu apparaître à l'esprit de prime abord : pour beaucoup de lecteurs, le Merveilleux barjavélien c'est L'Enchanteur et, dans une moindre mesure, Les Dames à la Licorne. Mais replaçons ces œuvres, qui en constituent effectivement l'épitome, dans la chronologie biographique de l'auteur : car si Saint-Menoux était certes un saint irlandais, la rencontre plus concrète de Barjavel avec l'Île Verte est bien postérieure au Voyageur Imprudent.
En 1967, il fait la connaissance dans le milieu du cinéma d'un couple ayant produit un obscur film policier « Suspense au Deuxième bureau », Christian et Olenka de Saint-Maurice. Madame de Saint Maurice est d'origine irlandaise par sa mère, (son père est consul de Pologne), et passionnée d'astrologie.
Le film (en version anglaise The spy catcher), tourné pendant l'été 1959 et sorti en août 1960 (avec Gisèle Robert, Gil Delamare, Catherine Candide, André Luguet) a en fait été financé "à fonds perdus" par les propres deniers de la jeune femme peu habituée aux pratiques du monde du septième art. Il est rapidement tombé dans l'oubli. Son producteur a continué sa carrière en réalisant avec Pierre de Lagarde les émissions de la série "Chefs d'œuvre en péril" à la fin des années 1960.
Barjavel et Mme de Saint-Maurice sympathisent, surtout autour du thème de l'astrologie. Il la présentera aux lecteurs de France-Soir dans deux articles les 18 et 20 février 1970, "L'astrologie : faut-il y croire ?". On en pensera ce que l'on veut, et ce n'est pas notre propos. En revanche, de cette amitié va naître une collaboration littéraire riche et fructueuse.
Olenka de Veer

Mais d'abord Olenka de Saint-Maurice se sépare de son mari, et reprend son patronyme Olenka de Veer. Pour vivre, elle fait de l'astrologie son métier, avec talent et un certain succès semble-t-il. Ses rêves ont toujours été nourris par le fond de ses racines irlandaises, car sa mère lui racontait les nombreux épisodes de la saga familiale en guise de contes de fées. Auprès d'elle, Barjavel s'intéresse à ce monde plein de charme(s), de mystères et de merveilles. Est-ce elle qui lui fait découvrir le roman La Cruche d'or de James Stephens, ou bien l'a-t-il lui même lu dans sa première traduction en français parue en 1925 (par A. et M. Malblanc aux éditions Rieder, Paris) ? Il s'agit de la mise en texte d'un thème essentiel des traditions irlandaises, ainsi que leurs personnages omniprésents, les léprécaunes (ou leprechauns). Ce sont des lutins malicieux et un peu turbulents peuplant le monde caché ("le monde du dessous"), et Barjavel en sera enthousiasmé au point d'en voir un vivant en la personne de Louis de Funès dont il présente l'interview dans Le Journal du Dimanche du 21 octobre 1973 (recueilli dans Les Années de la Liberté).

La Cruche d'or paraît aux Presses de la Cité en 1967, et Barjavel lui offre une préface enthousiaste { voir }, témoignant de son émerveillement pour ce thème de la littérature et des traditions occidentales dont il a en quelque sorte la révélation, comme s'il l'avait toujours connu (les pérégrinations de Saint-Menoux ressurgiraient-elles dans ses souvenirs ?)

Plus encore, il décide son amie à entreprendre avec lui la rédaction de l'histoire de sa famille, descendante de Foulques, premier comte d'Anjou et premier de la dynastie des Plantagenêt, et de la légendaire Licorne : ce sera « Les Dames à la Licorne », bien sûr, paru en 1974 (voir dans la bibliographie), que suivra en 1977 « Les Jours du monde » (voir). Le récit familial, plongeant dans l'histoire ancienne, n'y manque pas d'événements stupéfiants et de Merveilleux, que la Licorne entraîne dans son sillage.
Mais, alors que chronologiquement « Les Jours du Monde » se termine à la fin du XIXème siècle, la collaboration entre les deux écrivains prend fin. Non pas à cause d'une brouille, mais quelques divergences de vue portant semble-t-il sur la psychologie des personnages féminins. Par ailleurs, l'étape suivante du récit étant plus particulièrement personnelle pour Olenka de Veer, puisque c'est celle de ses parents, elle écrira seule en 1979 « La Troisième Licorne », où l'"absence" de la plume de Barjavel est perceptible, et qui aura un moindre succès que les deux premiers romans, écrits en commun.

Ayant soulevé un coin du voile de ces traditions aux résonnances profondes et universelles, Barjavel en conserve comme un éblouissement qui se réalisera dans son roman merveilleux, peut-être le seul qui mérite vraiment ce qualificatif au sens des catégorisations littéraires mentionnées précédemment, L'Enchanteur. Il y referme la boucle de ses inspirations les plus universelles, reprenant un récit déjà bien connu auquel il donne des éclairages nouveaux, et montre la richesse de son écriture par la fraîcheur, l'humour et aussi le sérieux de ce qui n'est pas une ré-écriture, loin de là, mais une re-création du mythe.
 

L'Enchanteur, ultime message de l'auteur ?

L'Enchanteur n'est pas, comme on est souvent, et curieusement, tenté de le croire, le dernier roman de Barjavel... C'est en effet La Peau de César, d'un genre tout à fait différent puisque apparenté au roman policier, qui termine - trop tôt - le corpus romanesque barjavélien. Curieusement car pour certains, La Peau de César est à part, et c'est L'Enchanteur qui est le dernier roman de Barjavel, car il referme une immense boucle initiatique allant au-delà des genres. Comme si, après l'avoir écrit, il s'était dit « voilà, j'ai dit tout ce que j'avais à dire dans ce domaine, maintenant je vais "me distraire" -  ou bien "régler mes comptes" - avec un autre genre..."

Le roman a fait l'objet de plusieurs études académiques et universitaires, parmi lesquelles la thèse de Doctorat ès-Lettres Modernes de mon amie Laurence Delord-Pieszczyk (Université Paris III - Sorbonne Nouvelle - U.F.R 029 - 1995) : « L'œuvre de René Barjavel : de la science-fiction au moyen-Âge ou l'itinéraire d'une symbolique ». Des problèmes familiaux imprévus l'ont empêchée d'être physiquement présente parmi nous aujourd'hui, mais elle a pu néanmoins préparer une contribution au présent exposé qui va nous être présentée par une non moins charmante "suppléante". N'oublions pas non plus la page du site barjaweb qui est consacrée au roman, et qui reprend une part importante de ses travaux.
 

Dans L'Enchanteur, l'auteur va pouvoir épanouir les thèmes qui lui sont chers comme sa vision de la Femme ou la spiritualité, en faisant naître un monde peuplé d’êtres emblématiques, connus et moins connus, dont il nous fait partager l’existence. Il ranime la Légende et nous invite à y pénétrer en suivant les traces de celui qui a trouvé dans l’Écriture son chemin vers le Graal. Son talent s'y déploie sous plusieurs aspects :

  • Puissante synthèse de sources et traditions,
  • Re-création du mythe et de ses personnages qui en sortent rajeunis, voire éternels,
  • Maîtrise de la langue et du style,
  • Approfondissement des symboles,
  • Voie vers l'Initiation ?
  Sources et Traditions  

Lorsque Barjavel se penche sur la légende de Merlin et des Chevaliers de la Table Ronde, il se place en continuateur d'une longue tradition et il n'omet pas d'approfondir celle-ci avant de prendre la plume. Dès 1975, il écrivait dans le Journal du Dimanche un long article résumant sa vision de la légende et annonçant le roman qui viendrait dix ans plus tard (« La merveilleuse histoire de Merlin l'Enchanteur », 30 mars 1975). La bibliographie qu'il mentionne à la fin du livre, citant une dizaine d'ouvrages consacrés au sujet, se termine par un "etc." qui porte en lui toute la profondeur de sa préparation. En effet, les prédécesseurs de Barjavel dans ce domaine sont nombreux, depuis Chrétien de Troyes qui "invente"le Graal, ou du moins est le premier à l'évoquer dans la littérature, Geoffroy de Monmouth qui fait apparaître le personnage de l'Enchanteur dans ses « Prophéties de Merlin » (1154), « Histoire des Rois de Bretagne » (1137) et la « Vie de Merlin » (1150). l'historien romain Nennius, Robert de Boron qui christianise le Graal, le saxon Wolfram von Eschenbach dont le Parzival (XIIIème siècle) inspira Richard Wagner, Mallory, jusqu'à Guillaume Apollinaire, Julien Gracq et même Boris Vian. Nombreux sont les détails du roman de Barjavel qui révèlent une connaissance approfondie des sources médiévales, de leurs sous-entendus et de recoupements entre elles qui permettent à Barjavel d'affiner le mythe et de le revivifier. Ainsi lorsque Chrétien de Troyes décrit avec discrétion la nuit d'amour entre Lancelot et Guenièvre :

Je saurai toujours me taire à son propos. Tout conte doit passer sous silence (...) la plus haute et la plus délectable des joies (que) le conte entend garder secrète.

Barjavel épure encore davantage cet effacement de l'auteur, en intégrant à son livre une page blanche sur laquelle ne figure que la simple mention :
 

À l'intérieur de cette page blanche
Guenièvre et Lancelot s'aiment.


 

Dans sa mise en scène du thème du Graal, il prend garde de ne pas "figer" celui-ci à la vision chrétienne du Saint Graal, mais prend en compte les légendes celtes et mêmes plus lointaines et plus anciennes : le Graal appartient en effet à la catégorie générale des objets nourriciers, tels que la coupe de Djemchid, la corne d'abondance de Bran, la ceinture magique de Floripar, le chaudron de Ceridwen, autrement dit... La Cruche d'Or des Irlandais, qui sont des symboles universels de fertilité et d'éternelle jeunesse.
Panthéïste voire syncrétiste, l'auteur fait aussi apparaître dans son texte les « anciens dieux païens » qui se sont certes effacés, mais sont toujours là, cachés et abrités à l'ombre des sources et des forêts.
   Des PERSONNAGES REVIVIFIÉS  

Les personnages de la légende ont subi au cours des siècles des transformations, tant de leurs noms (ainsi la fée Viviane s'appelle parfois Nimüe, Merlin Myrddhin, Arthur Artus), que de leurs personnalités mêmes : la fusion de Viviane et de Morgane en un seul personnage dont on ne sait plus trop dire s'il est "bon" ou "méchant" est fréquente dans certaines versions. Barjavel les décante sagement, extrayant de chacun la "substantifique moëlle", pour en faire une sorte d'archétype nullement étriqué, bien au contraire. La complexité de leurs passions, sentiments et motivations amène les rebondissements de l'action mais aussi des réflexions plus profondes sur la nature humaine, l'Amour, et la recherche spirituelle au travers des différentes démarches des protagonistes.

Le personnage central de Merlin, par exemple, est naturellement traité d'une manière riche et complexe. Ses pouvoirs magiques le rendent non pas "surnaturel", mais plutôt "supra-naturel" : il maîtrise aussi bien le monde des plantes que celui des animaux, prenant dans l'un autant que dans l'autre les attributs symboliques de ses manifestations : se manifestant tout d'abord sous l'aspect d'un grand cerf blanc, il rappelle ainsi la tradition médiévale et celtique qui donne au Diable la figure de Cernunos, tout en prenant la couleur blanche qui, par contraste, assure son aspect positif puisque, fils du Malin et d'une pieuse jeune fille abusée par lui, il a choisit de se consacrer au Bien pour le grand déplaisir de son père...

son poil était pareil à de la neige fraîchement tombée et tandis qu'il traversait la clairière sa ramure se balançait comme la voilure d'un vaisseau.

Sa naissance, où il apparaît curieusement (mais en cela parfaitement fidèle à la tradition)

couvert de poils comme un enfant sanglier

fait usage de deux symboles opposés, l'un image de force, l'autre d'innocence fragile, introduisant ainsi la dualité du personnage. Procédé que l'auteur reprendra lorsqu'il montrera Merlin sous la forme d'un oiseau :

il y avait sans doute pour lui rappeler Merlin, un merlet de l'Île heureuse.

la pomme joue aussi un rôle considérable dans la symbolique Merlinesque, puisque, alors que dans certaines variantes de la tradition, le Diable l'a engendré en se glissant dans le pépin d'une pomme que la jeune fille avait avalé... Chez Barjavel, Merlin apparaît souvent croquant des pommes ou inexplicablement assis sur un pommier.
   LANGUE et STYLE  
Des mots et des explications pour rendre un univers

Roman moderne (et qui surprend par les apparitions pleines d'humour d'anachronismes qui pourraient presque permettre de le classer dans le genre science-fiction), L'Enchanteur montre une recherche stylistique et linguistique savante, par l'emploi maîtrisé de termes délicieusement archaïques, utilisés dans leur sens original exact : oliphant pour éléphant, fèvre pour forgeron, reconstituant ainsi par petites touches et sans lourdeur le cadre et l'atmosphère médiévale. Il y prend même une certaine distanciation, allant jusqu'à s'"auto-critiquer" :

En ce temps là... Qu'est-ce ça veut dire « ce temps là ? » Quel temps-là ?...

Visant dans son style la simplicité, que l'on devine - et sait - être le résultat d'un travail d'écriture patient et soigneux, Barjavel ne rechigne pas cependant à se faire pédagogue. Néanmoins, il ne tombe pas dans le travers de la lourdeur qui pourrait faire de ses indications un étalage d'érudition, se contentant au contraire de glisser dans le fil du récit les définitions de tel ou tel terme indispensables, ou, par des sections en italiques, d'introduire des apartés explicatifs resituant le contexte historique ou légendaire du récit.
   La SYMBOLIQUE au cœur de la tradition  

C'est dans L'Enchanteur que la symbolique prend le plus d'importance, car elle en constitue l'une des clés essentielles, comme elle est présente dans l'œuvre de Barjavel dans son ensemble. La profonde connaissance qu'a l'auteur des mythes, traditions et religions, lui offre des occasions exceptionnelles de les mettre en œuvre dans les récits qu'ils sous-tendent, là encore avec discrétion, se laissant découvrir au lecteur attentif et curieux de faire des recoupements de thèmes qui n'apparaissent d'ailleurs pas forcément à la première lecture. C'est là que le domaine du Merveilleux se déploie avec richesse, sans toutefois constituer la dynamique de la narration, mais en en étant plutôt le résultat.
Émerveillement donc, et au sens propre selon la définition qui en a été donné précédemment, lorsque les proches de Merlin découvrent ses talents, avec surprise mais sans étonnement ; et le lecteur lui-même leur emboîte le pas, se laissant entraîner par le narrateur-conteur qui participe lui-même de cette atmosphère.

Une approche toute particulière du symbolisme dans L'Enchanteur mérite d'être signalée, celle des Couleurs. Les auteurs du barjaweb ont eu l'occasion d'apporter quelques conseils à un travail universitaire de maîtrise en 2001, « Étude des couleurs dans L'Enchanteur de René Barjavel » (Melle Delphine Morel - Université de Provence - UFRLACS - Juin 2002) qui analyse ces aspects en profondeur. Le présenter en détail nous mènerait bien sûr trop loin, mais résumons-le brièvement en indiquant qu'il y est mis en évidence un code chromatique des couleurs que Barjavel établit en accord parfait avec la symbolique médiévale, et qu'il y attache ses lieux, personnages et figures animales d'une manière harmonieuse. Et Mlle Morel conclut en mettant en avant l'attirance de l'auteur pour les couleurs, non seulement dans L'Enchanteur, mais aussi dans son premier texte d'inspiration médiévale, Roland le Chevalier plus fort que le lion, supposant ainsi que son ambition de l'auteur était, peut être, d'écrire un livre sur la couleur comme un hymne à la vie, à la beauté et à l'amour.

Il renouvelle ainsi le récit médiéval, et le réactualise en y insérant des caractéristiques du XXème siècle, comme le chauffage au gaz, les boîtes de conserve ou les marteaux-piqueurs, dont la figure apparente d'anachronismes ne doit pas masquer l'invitation à la réflexion plus profonde dont ils sont le prétexte. En effet, dans cet éblouissement de couleurs, sous-tend une critique d'un certain monde moderne, décrit comme l'Enfer noir du XXème siècle. La couleur diabolique par excellence, le noir, symbolise les risques de déchéance de notre époque. De plus, Barjavel associe les notions de panthéisme et de manichéisme afin d'affirmer la présence du mal, tout en prônant un équilibre entre celui-ci et le bien. Dans cette optique, L'Enchanteur revendiquerait la paix et l'harmonie de la nature et des hommes, incarnées par le faiseur de couleur, Merlin.
   La QUÊTE, un chemin initiatique  

La Quête du Graal reste pour chacun des chevaliers une aventure authentiquement individuelle, même s'ils sont "conduits" collectivement par leur roi Arthur, dont on remarquera d'ailleurs qu'il ne prend pas part lui-même à l'Aventure. Et l'on sait que les "critères" qui permetteront à Galaad d'y parvenir sont profondément personnels, voire intimes.
C'est donc tout le thème de l'Initiation qui constitue le cœur du roman, comme de la légende, ou plutôt de morceaux plus ou moins éparpillés de la légende, dont Barjavel réalise une synthèse magistrale qui fait de L'Enchanteur un texte initiatique. Conquête du Graal pour les uns, découverte de la Femme et de l'Amour pour les autres, de la Vie pour tous, de la Mort pour les malchanceux, chacun y trouvant son parcours le plus personnel vers ce qui est peut-être sa Vérité. Là aussi les symboles se dévoilent et montrent de subtils rapprochements et des affinités de thèmes transcendant le temps et l'espace. La page du barjaweb présente plus en détail ces aspects, et offre aussi une mise en parallèle avec l'analyse psychologique de Carl-Gustav Jung (« La Légende du Graal », élaboré par Emma Jung et publié en 1980 par Marie-Louise von Frantz), dont il ressort qu'alors qu'en alchimie le vase est symbole d'idée mystique :

Il est toujours un, doit être rond, à l'image de la voûte céleste, afin que les étoiles, par leur influence contribuent à l'œuvre,

la Quête du Graal constitue aussi, et surtout, une image de cette lente et douloureuse maturation intérieure qu'il appelle le processus d'individuation. Et ce symbole d'une si grande richesse est en fait la représentation du trésor caché dans l'âme humaine, dont la Quête revient à s'ouvrir à la réalisation de Soi.


 

L'Enchanteur, joyau du Merveilleux Barjavélien ?

Définir un merveilleux propre à notre écrivain nécessite d'arpenter les traverses de l'ensemble de l'univers de Barjavel comme une promenade dont les jalons seraient les réécritures successives de légendes avec en point d'orgue l'Enchanteur. On voit qu'il y a beaucoup d'autres textes à lire, que ce soit Tarendol ou Les Chemins de Katmandou...
Au-delà des définitions et de la distinction de genres qui a été évoquée, il y a la faculté de Barjavel à susciter des mondes avec un naturel calqué sur la "naïveté" médiévale.
La clé se trouve peut-être dans la joie du père de Viviane :

Il était plus réjoui qu'étonné. C'était une époque où se produisaient fréquemment des événements inexplicables, et quand ils étaient agréables on en profitait sans en faire un problème. On ne croyait pas uniquement à ce qui était raisonnable. La raison rétrécit la vie, comme l'eau rétrécit les tricots de laine, si bien qu'on s'y sent coincé et on ne peut plus lever les bras. "

N'avons-nous pas ici, à défaut d'une définition du Merveilleux, un plaidoyer pour sa force à transformer et à transcender le quotidien... et c'est cette "banalité" du Merveilleux qui a su séduire Barjavel dans l'univers médiéval. Il s'y complait dès sa première œuvre romanesque, adoptant à travers la légende de Roland le Merveilleux de l'enfance.
Au-delà du Merveilleux c'est la capacité à s'émerveiller de tout qui transparaît comme une véritable philosophie de la vie.

Elle ne comprenait pas pourquoi hommes et femmes avaient si peur de mourir.
Craignaient-ils de perdre à jamais leurs peines quotidiennes, leurs maladies, leurs souffrances ? Et leurs joies !... quelles joies ? Si peu d'entre eux étaient capables de connaître celles que le monde offre à chaque instant à qui sait regarder, écouter, toucher, sentir, goûter...

Pour conclure, je vais laisser l'auteur s'exprimer lui-même sur le sujet, en citant quelques passages d'une interview publiée le 13 octobre 1984, peu après la parution du roman, dans France-Soir Magazine sous le titre : « Barjavel, l'enchanteur de l'an 2000 ».

F.-S. M - Mais quel est le sens de la Vie selon vous ? Et où le chercher ?

R.B. - Simplement dans la vie elle-même. Il ne suffit pas d'être en vie, il faut être « vivant ». C'est à dire savoir à chaque instant qu'on est au cœur d'un prodige et être en contact, en harmonie avec lui. C'est difficile, mais lorsqu'on parvient à en prendre conscience, on en reçoit un perpétuel émerveillement qui paie au centuple des effors que l'on a consentis... Le plus souvent, nous voyons, mais nous ne regardons pas, nous entendons, mais nous n'écoutons pas. Les choses nous bousculent au lieu que nous portions la main sur elles. Nous devrions en disposer pour notre bonheur, et ce sont elles qui nous possèdent pour notre angoisse. Pourtant chacun de nous est au centre de tout, au milieu de l'univers entier. Chacun de nous possède les portes que le créateur (ou la nature, comme l'on voudra) lui a données pour y pénétrer. Mais nous oublions de les ouvrir. Pour ma part, je suis sans arrêt ébloui par le phénomène de la vie.
 

(lire l'article complet : http://barjaweb.free.fr/SITE/documents/fsm171084.html)
 

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Notes


Les index correspondent aux notes de renvoi dans le texte.
 

 


Pour en savoir plus : références, sources et approfondissements

En complément des notes au fil du texte, les ouvrages et documents cités ci-après ne constituent que des pistes d'explorations et ne visent nullement à fournir une liste complète de références... Le lecteur interessé procédera avantageusement à ses propres recherches, par exemple sur la base des documents indiqués dans ceux de la présente liste... C'est ainsi que se font parfois des découvertes inattendues.

  1. Sur les définitions des différents genres des Littératures de l'Imaginaire : études et ouvrages

  1. Légendes et récits cités comme inspirations ou "préliminaires" du Merveilleux barjavélien

  • Octave-Louis Aubert : Légendes traditionnelles du Bourbonnais au temps des Celtes et des Romains, Thermes et fontaines, églises et prieurés, les saints du Bourbonnais. Louis Aubert, éditeur à Saint-Brieuc, 1946 ; réédité en 1998 par les éditions du Bastion
    Ce recueil érudit et plaisant nous apprend les hauts faits de l'ermite irlandais Saint-Menoux, enterré au village de Mailly-les-Roses qui a ensuite pris son nom.
  • Le Progrès de l'Allier - période 1930-1935 : les débuts de Barjavel en août 1930 ont rapidement vu celui-ci y produire une chronique assez régulière, d'abord "Billet du matin", puis "A ma Fantaisie", et ensuite simple chronique dans la rubrique "Vichy et sa région". Aux commentaires de l'actualité, qui préfigurent ce que seront près de quarante ans plus tard ses Libres Propos au Journal du Dimanche, viennent s'ajouter parfois de manière inattendue des contes d'une fantaisie et d'une fraîcheur poétique étonnante et anticipatrice. Par ailleurs, le début de l'année 1934 apporte des révélations sur le Monstre de l'Allier qui est le thème précis de la nouvelle Les Enfants de l'ombre publiée en 1946.
  • Jean DEBORDES : Les mystères de l’Allier : histoires insolites, étranges, criminelles et extraordinaires.
    Un chapitre richement documenté est consacré au Monstre de l'Allier, et présente les résultats d'une enquête où apparaît la responsabilité de Barjavel dans ce fait divers savoureux.
  1. Sites Internet consacrés au Merveilleux (proposant eux-mêmes de très nombreux liens)
  1. Sur l'Allier, son histoire et ses traditions :

On pourra se reporter au site d'un érudit passionné, qui fournit une abondante bibliographie : [ http://perso.wanadoo.fr/carteret/Livres.htm ].

  1. Œuvres de René Barjavel citées en référence :

Si l'on peut considérer comme merveilleux la quasi-totalité des récits de Barjavel, ceux relevant plus véritablement de ce genre sont, commenous l'avons vu :

  • Les recueils successifs de nouvelles Les Enfants de l'ombre, Le Prince blessé et Béni soit l'atome.
  • Les Dames à la Licorne (1974) et Les Jours du monde (1977).
  • L'Enchanteur (1985).
  • Par le traitement très personnel de son thème, Jour de feu (1957, rééd. 1974), inspiré de la pièce de M. de Ghelderode Barrabas, qui est une réécriture de la Passion du Christ à l'époque contemporaine, introduit aussi des situations qui ne sont pas étrangères au Merveilleux.
  • Roland le chevalier plus fort que le lion( 1942, réed. 1972), réécriture pour la jeunesse de la Chanson de Roland d'après le texte de Turold, appartiendrait plus certainement à l'heroic-fantasy. Quelques interventions surnaturelles y introduisent aussi une touche de Merveilleux (voir la page "écrit").

La classification ressortant du regroupement dans le recueil Omnibus Romans Merveilleux (1998), qui y intègre aussi La Charrette Bleue, Tarendol et Les Chemins de Katmandou, apparaît donc un peu artificielle. Toutefois, la postface de J. Goimard, qui en constitue une remarquable présentation, aide à comprendre qu'effectivement le Merveilleux est une composante constante chez l'auteur, même dans ses écrits les plus "terre-à-terre". C'est que, nous dit l'auteur :
 

 J'eus la chance de traverser mon adolescence à bord de ce collège extraordinaire et d'apprendre à aimer le travail et les études littéraires au lieu de les subir, et à regarder l'univers avec émerveillement, sans être dupe du monde.

 Nous vivons une époque merveilleuse où tout est possible, où tout va changer. Même en pire, c'est excitant.

 Je crois en l'homme et je l'aime beaucoup. C'est un animal merveilleux, complètement idiot, mais génial en même temps...

 Mais le monde, pas plus que l’homme, ne peut retourner à la jeunesse. Ne regrettons pas ce qui n’est plus. Laissons-nous au contraire émerveiller par ce que nous entrevoyons de l’avenir. (Cinéma Total)

 Merci de m'avoir donné l'amour, et l'émerveillement devant tout ce qui existe. Amen. (Si j'étais Dieu)

 Quand le miracle devient quotidien, habitude ou même réflexe, il perd sa faculté de nous émerveiller. Quel plus grand miracle, quel plus grand prodige, que celui de vivre ? Nous devrions en être, à chaque seconde, stupéfaits et éblouis. (Le miracle de vivre - J.D.D., 2 janvier 1969)

 Qui de nous sait voir les objets et les choses ? Qui sait regarder les merveilles qui s'offrent à nos yeux à chaque pas ? Nous traversons la vie en grognant, et trouvons affreux tout ce qui est magnifique : les visages, les gestes, les tas de poubelles de la grève, un toit mouillé dans le ciel de pluie, une barbe de trois jours sur une joue fatiguée, l'éblouissement d'un étal de fleuriste dans un printemps glacé... (L'oeil magique des frères Janssen - J.D.D., 3 mai 1970)

 Il n'y a rien de plus merveilleux que la vie, mais sa durée n'est pas fonction du temps. Il y a des minutes qui contiennent l'éternité. (4 juillet 1971)

 Quelles que soient les conditions dans lesquelles on vit, la vie elle-même, la vie toute seule est merveilleuse. (7 novembre 1971)

 La vie est une chance fabuleuse, chaque printemps qui revient est une merveille, chaque instant qui continue est un miracle. (25 février 1973)

 C'est merveilleux d'être vivant, la mort n'est rien. Ce qui est terrible, c'est de ne pas être vivant pendant qu'on vit. (13 Janvier 1974)

 La France n'est sûrement pas le Paradis - où est le Paradis, qu'on y coure ? - mais de tous les pays du monde c'était sûrement, et c'est encore, un de ceux qui sont le plus loin de l'Enfer. Pays de liberté et d'abondance, où la vie est quelquefois merveilleuse, souvent agréable, et toujours possible, c'est un des endroits du monde où l'on peut le mieux s'accommoder de ce qui va mal partout et travailler à l'améliorer en jouissant de ce qui va bien chez nous. (14 avril 1974)

 C'est merveilleux de vivre quand il fait chaud. Quand il fait froid aussi. Et entre les deux, également... (10 août 1975.)