Vous écrivez dans le "Journal d'un homme simple" : " Ecrire est mon métier, ce n'est pas le
dernier des métiers mais peut-être l'avant dernier." Pouvez-vous préciser votre pensée ?
Écrire ne devrait pas être un Métier mais un acte gratuit. Faire le métier d'écrire, c'est vendre sa
tête et ses tripes, plus ou moins déguisés de persil. Il n'y a que les putains qui fassent un métier analogue. Mais
lequel est le dernier ou l'avant dernier ? Peut-être les putains sont-elles plus honorables, parce qu'elles ne
prétendent pas être autre chose que des putains.
Vous dites être un écrivain et non un littérateur. Pouvez-vous, en donnant des exemples, préciser votre pensée ?
Un écrivain écrit pour être publié, un littérateur écrit pour les critiques et pour ses
confrères. Le monde littéraire où vit et produit le littérateur est un bocal. Il y connait tout le monde, y fait
des ronds de nageoire pour se faire admirer. Les gens du Nouveau-Roman sont des littérateurs. Céline est un
écrivain, un fleuve. Moi, un petit ruisseau, mais je coule.
Vous dites, aussi, être venu à la littérature poussé par les circonstances ; lesquelles ?
Il faudrait que je vous raconte ma vie ! J'avais le goût d'écrire. Mais jusqu'à 25 ans
les circonstances m'ont aidé et poussé dans cette voie. Ensuite tout s'est mis contre, mais il était trop tard pour
changer ma voie.
Vous avez beaucoup travaillé pour le cinéma (Don Camillo, Les chemins de Katmandou,
etc...)
(1) Combien avez-vous fait d'adaptations ? Outre votre tentative cinématographique de Barrabas
(d'après la pièce de M. de Gelderode) dont je ne sais si elle est terminée.
(2) Avez-vous fait d'autres
films ? Lesquels ?
(1) Une vingtaine.
(2) Deux courts métrages : "Premier roman", où je jouais le rôle
d'un jeune écrivain qui rate le Goncourt et "Les Hommes de fer", un documentaire sur les armures du musée de l'Armée à Paris.
Quelle est votre définition de "Roman Extraordinaire" ?
Un roman dont le sujet "sort de l'ordinaire".
Avez-vous sous-titré ainsi les vôtres pour les différencier de ceux étiquetés Science-Fiction ?
Quand j'ai écrit mes trois premiers romans, le mot Science-Fiction était totalement inconnu en
France. On ne connaissait absolument rien de la production américaine. Toutes les collections de S-F datent de
l'après-guerre. J'ai qualifié mes romans d'"extraordinaires" par déférence et hommage à Jules Verne et à ses
"Voyages Extraordinaires".
Les nouvelles et contes du recueil "Les enfants de l'ombre", me paraissent inspirés d'un surréalisme
que vous avez dû connaître. Est-ce possible ?
Non. Le surréalisme est une foutaise. Un bocal littéraire. L'exemple même de la "littérature"
dans le sens le plus péjoratif du terme. Masturbations en cercle. En petit cercle.
Le titre de l'ouvrage me fait penser à un recueil de textes écrits pendant l'occupation. Est-ce cela ?
Oui, mais aucun rapport avec les "combattants de l'ombre", etc. J'ai simplement donné au recueil
le titre d'une des nouvelles, où effectivement, les enfants vivent dans le sous-sol.
"Ravage" : en ce qui concerne ce livre, publié en 1943 :
(1) Avez-vous pensé à la censure
et
(2)Avez-vous eu des ennuis avec elle ?
(1) Bien sûr. Si j'avais écrit "Hitler" au lieu de "L'empereur noir", qui pourtant, dans mon
esprit, le représentait, je ne serais plus ici !
(2) Aucun. La Wehrmacht a même failli traduire
"Ravage" pour le distribuer aux combattants du front russe. Heureusement cela ne s'est pas fait, sinon j'aurais été
fusillé à la Libération !
La course à la vie du héros de ce livre est-elle un voyage initiatique ?
Absolument pas. C'est un retour à la vérité de base : la terre et la civilisation du village.
En quoi peuvent intercéder dans l'action le Nouveau Christ et La Mort ?
En rien. C'est seulement un épisode.
Que symbolisent les deux vieillards du Mont Ventoux ?
Quels vieillards ? Je ne me souviens pas d'eux.
Pourriez-vous écrire une suite et fin à ce livre qui serait heureuse ?
La fin de "Ravage" est heureuse. La suite ne pourrait être que le retour irrésistible de la machine, et le recommencement des désastres.
"Le Voyageur Imprudent" : ce livre démontre-t-il autre chose que notre incapacité à nous
déterminer ? (cette restriction n'a rien de péjoratif) Le thème du temps qu'il utilise est très rebattu ; n'a-t-il pas été pour vous un handicap ?
C'est une fable, qui voudrait démontrer que si l'homme avait la possibilité d'essayer de changer
le destin de l'humanité, il n'y parviendrait pas. Et qu'il lui en cuirait. Les cycles historiques se déroulent
inéluctablement. St Menoux est un brin de paille qui essaie de détourner une avalanche. Quand j'ai écrit ce
livre on ne connaissait en France sur ce thème que "The Time Machine", de Wells. Je crois être l'inventeur du
paradoxe temporel. En Europe, en tout cas, certainement.
Croyez-vous aux prophéties de Nostradamus que vous utilisez ?
On n'y croit que lorsqu'on peut les comprendre : c'est à dire après qu'elles se soient
vérifiées. Les mêmes se vérifient plusieurs fois. Comme dans tout ce qui est confus, on peut y lire tout ce qu'on veut.
Le monde que vous décrivez dans ce livre est-il possible pour vous à des nuances près ?
Nous y allons tout droit. Non à la différenciation morphologique - mais pourquoi pas après
tout ? - mais à la super-spécialisation, et à la dissolution de l'individu au service de la collectivité.
"Le Diable L'emporte" : vous dites que ce livre n'est pas une oeuvre littéraire ; pourquoi ?
On dit ça...
Le nom de "Gé" représente-t-il l'initiale de la guerre ou ce personnage est-il un lointain descendant
de la déesse de la Terre ?
Monsieur Gé, qu'on retrouve sous un autre visage dans "Colomb de la lune" et dans ma pièce
"Madame Jonas dans la baleine", c'est un peu Mr Getty, l'homme le plus riche du monde, un peu Gourdieff, et aussi
une petite projection de God, ou de son ombre.
De l'humour apparaît parfois dans ce livre ; est-ce une détente, due à la tension de l'oeuvre ou
de l'ironie pure et simple mais fort méchante ?
Simplement humour inspiré par la vision claire - donc pessimiste - et attendrie, des
hommes. Cruel, peut-être, mais pas méchant.
Ce livre me paraît avoir une fin optimiste, c'est le seul de vos romans extraordinaires à se bien
terminer mais contre Dieu et les hommes : pourquoi ?
Non : contre la condition que Dieu fait aux hommes. Et d'ailleurs à tous les vivants. Voir "La faim du tigre".
"Colomb de la lune" : vous êtes-vous amusé en écrivant et à écrire ce livre ?
Oui, beaucoup.
C'est le seul de vos romans extraordinaires (s'il en fait partie) qui contienne des interventions de l'auteur, qu'est-ce à dire ?
C'est celui que j'ai écrit avec le plus de liberté. J'étais au-dessus, je le tenais dans ma main,
et je pouvais parler. Mais je suis également "intervenu" dans "Tarendol".
Ce roman contrairement aux autres parle de l'amour sans en rien conclure de positif ou de négatif,
pourquoi cette différence alors qu'il traite tous les sujets abordés dans les autres ?
Si, il conclut que l'amour, même lorsqu'il est pure et violente passion charnelle (Madame Colomb)
ou accident (la soeur de Colomb) a comme seule et unique raison la perpétuation de la vie. Souvenez-vous de la
dernière phrase du livre, qui résume tout : "Il faut protéger les enfants".
"La Nuit des temps" : Ce livre utilise en une seule fois beaucoup de ce qui
fait l'intérêt des autres, pensez-vous qu'il soit un achèvement, la fin d'un mûrissement que peuvent annoncer les autres ?
Sûrement pas.
Il a aussi comme les autres (sauf "Le Diable L'emporte") une fin pessimiste. L'êtes-vous réellement
ou est-ce me jeu de l'oeuvre qui veut cela ?
Je suis très pessimiste en ce qui concerne notre civilisation. Très optimiste en ce qui concerne
l'aptitude de l'homme à survivre et recommencer. Et à aller chaque fois un peu plus loin. Je vous conseille de tout
laisser tomber pour lire "Le Jugement Dernier" de Gordon Taylor (éditions Calmann Lévy).
Je pense que toute l'oeuvre dont il est question ici se trouve expliquée, justifiée par votre essai
"La Faim du tigre". Êtes-vous d'accord ?
Exact. Tous mes romans ne sont que des illustrations de ce livre. Et je les donnerais tous pour lui.
Outre la démonstration de notre incapacité à nous déterminer (Vous n'êtes pas Janséniste !)
l'amour tient une grande place dans votre oeuvre. C'est lui qui, à quelques nuances près, sauve l'Homme de la
destruction totale. Vous donnez l'impression d'en faire le contrepoint de notre incapacité, ce qui nous différencie
d'avec l'animal parce que vous le considérez sentiment et non acte. Est-ce vrai ? Croyez-vous vraiment que
cela seul sauve l'Homme comme vous semblez vouloir le dire directement dans le "Journal d'un homme simple" ?
L'amour brûle, mais illumine. Instrument de l'espèce, il peut, chez certains individus, permettre
à ceux-ci de se libérer d'elle. Il faut éprouver tant d'amour qu'on ne veut plus prendre (je te veux, tu es à moi,
etc.) mais uniquement donner. Et donner tout.
L'amour ce n'est pas seulement le désir d'un individu du
sexe opposé. C'est l'éblouissement devant tout ce qui existe.
Votre oeuvre n'est pas que cela ; elle est aussi épique, descriptive et ironique. Quels auteurs
auraient pu vous influencer dans ces genres ?
Ma foi je n'en sais rien. Peut-être, pour l'ironie, Marcel Aymé que j'aime et j'admire, et pour
l'épopée, Céline, et la Table Ronde.
Lisez-vous de la Science-Fiction ?
Beaucoup.
Quels sont vos auteurs préférés ?
Tous, même les mauvais.
Lisez-vous le fantastique ? Faites-vous une différence entre fantastique et Science-Fiction ? Laquelle ?
Non. La S.F. est un courant naturel de l'esprit, une tendance irréversible de l'imagination et de
la sensibilité. Le fantastique est un procédé artificiel. Littérature, là aussi. Le fantastique ne supporte que le génie.
A part Poe, il n'y a personne. Lovecraft est une énorme et ennuyeuse imposture, une boursouflure pleine de vent, et d'adjectifs.
Que pensez-vous des romans de Boris Vian ?
Gentils.
La Science-Fiction dite classique a une tendance nette au gigantisme et au miniaturisme des aventures
et des mondes. La S.F. dite moderne tente d'échapper à cela, que pensez-vous de ces comportements ?
La S.F. subit d'une façon accélerée la décadence propre à toutes les formes d'expression. Cela
commence par l'épopée et se termine par le maniérisme. Du cycle de la Table Ronde au Lettrisme. Quand on n'a plus
rien à dire, on le dit d'une façon de plus en plus précieuse et compliquée. La S.F. est en train de s'anémier sous
l'influence des critiques, des esthètes, des commentateurs, des cénacles. Mais d'autres grands auteurs surgiront.
Peut-être en Europe ?
Pensez-vous que si vous étiez traduit de l'anglais vous seriez mieux accueilli par les jeunes et plus lu par eux ?
Certainement.
Que souhaitez-vous pour l'avenir à la partie de votre oeuvre dont nous venons de parler ?
Rien. Lui advienne que pourra. Je l'ai faite de mon mieux. Le reste ne dépend pas de moi. Je ne
postule pas à l'immortalité ! Je ne fais aucune différence entre une gloire de 10.000 ans et une renommée de
10 jours. Ce qui compte, c'est de bien faire ce que l'on fait, avec application, honnêteté, et amour. Avez-vous vu à la télévision ces balayeurs de la mosquée de je ne sais plus où ? Après avoir balayé la cour, il
remerciaient Dieu et baisaient le manche de leur balai. Ça c'est du travail. Malheureusement, j'oublie souvent de
baiser mon stylo.
(Propos recueillis par correspondance par Noé de L'Arche)
L'article est suivi de trois nouvelles extraites du recueil Les Enfants de l'ombre ; Les Lionnes, Monsieur Charton, La Créature.
Notes