Présentation et résumé du film

dans le magazine LE FILM COMPLET n°498 du 3-2-55


 
LE MOUTON À CINQ PATTES
Une production Raoul PLOQUIN-COCINEX
distribuée par COCINOR.
Réalisation d'Henri VERNEUIL,
d'après le scenario original d'Albert VALENTIN.
Adapté par René BARJAVEL.
Avec la collaboration de Henri VERNEUIL, Jean MARSAN et Jean MANSE.
Dialogue par René BARJAVEL.
L'histoire d'Alain est de Jean MARSAN. Celle de Désiré est d'Henri TROYAT.
(du Philanthrope à la Rouquine, Flammarion), celle d'Etienne est de Jacques
FERRET (la Mouche, N.R.F.), celle de Bernard est de Jean MARSAN et
Henri VERNEUIL, celle de Charles est de Raoul PLOQUIN.
Film raconté par Jacques FILLIER.

DISTRIBUTION :
Édouard, le père Saint-Forget .......................
Alain, l'esthéticien ......................................
Bernard, le journaliste .................................
Charles, l'abbé ...........................................
Désiré, le laveur de carreaux ........................
Étienne, le loup de mer ................................
} FERNANDEL
Marianne ............................................... FRANÇOISE ARNOULT
Mme Durand-Perrin ................................ DENISE GREY
Solange ................................................. PAULETTE DUBOST
Azilad ................................................... LINA LOPEZ
Dr Bolène .............................................. DELMONT
Le maire ................................................ RENÉ GÉNIN
Pilate .................................................... LOUIS DE FUNES
M. Brissard ............................................ NOËL ROQUEVERT

PROLOGUE

Le petit village de Trézignan, dans le département ensoleillé du Var, souffrait d'avoir jadis connu une vogue trop vite évanouie. C'est aussi pénible pour une localité que pour un être humain, cette sensation d'oubli après la griserie de la notoriété...
Le maire avait fait tout son possible pour remettre Trézignan à la mode : combats de boxe, représentations classiques aux Arènes romaines. Mais rien ne parvenait à tirer le petit pays de sa léthargie.
Un soir, après une représentation du Cid par la troupe de la Comédie-française qui avait déclamé les vers cornéliens devant des bans vides, les notabilités de Trézignan s'en allaient, tête basse, quand l'instituteur eut une idée, en passant devant un magasin de lingerie-mercerie à l'enseigne : Aux Dix Petits Petons. II se tourna vers les autres " intellectuels " du pays - c'est-à-dire le maire, le Dr Bolène, le notaire - et s'écria : - Puisque c'est à ses quintuplés que Trézignan connut la gloire, voici quarante ans, c'est encore à eux qu'il faut faire appel pour ramener la foule des visiteurs et la prospérité dans notre commune !

- On ne fabrique pas des quintuplés sur commande ! soupira le maire.

- Non, mais il n'est pas question d'en fabriquer de nouveaux ! précisa l'instituteur. II s'agit de les retrouver, de les réunir et de fêter leurs quarante ans à grand renfort de publicité...

- L'idée n'est pas mauvaise, approuva le maire.

- Mais il faudrait d'abord savoir ce qu'ils sont devenus ! observa le Dr Bolène.

- Vous qui étiez leur parrain, pourtant... reprocha le notaire.

- Vous savez bien que l'état les a accaparés ! bougonna le bon docteur. Et puis, depuis le jour de leurs vingt ans, ils n'ont plus revu leur père... qui les a menacés de les recevoir à coups de fusil, la prochaine fois...

L'instituteur, qui tenait à son idée, approuvée par le maire, n'en insista pas moins pour qu'une démarche fut tentée auprès du vieux Saint-Forget en vue de retrouver ses cinq rejetons.

Édouard Saint-Forget, viticulteur, ne décolérait plus depuis qu'un accident l'avait privé de l'usage de ses jambes. II vitupérait ses concitoyens, gâchait les représentations théâtrales par ses sarcasmes à haute voix, tarabustait sa vieille servante, vivait en misanthrope explosif.

Les notables, plus courageux de se sentir en nombre, aillèrent lui rendre visite. Il les reçut à sa mode ordinaire, en fulminant :

- Est-ce que je sais où ils sont, moi, ces cinq olibrius !

- Depuis votre brouille, vous n'avez jamais eu de leurs nouvelles ? s'enquit le maire, doucement. ,

- Notre brouille ? Qui vous dit que nous sommes brouillés ? Je leur ai dit que j'avais au mur un fusil prêt à les recevoir, c'est vrai, mais c'était une façon de parler... Nous ne nous sommes pas querellés : nous causions... Ils sont partis, chacun de son côté. Avoir cinq fils comme ceux-là, c'est comme si je n'en avais pas !

- Pourtant, vous avez été fêté avec eux, jadis, souvenez-vous... insistait le Dr Bolène.

- Leur naissance n'était pas une fête pour moi, mais une déception ! grommela Saint-Forget. Nous attendions une fille, que nous voulions appeler Alice. D'avance, nous l'aimions ; c'est si gentil, une fille, dans une maison ! C'est gracieux, prévenant. Quand le premier bébé est né, j'ai dit : "On l'appellera Alain ! ", à cause de la layette, qui était brodée d'un A. Au deuxième, j'ai dit " Bernard ". ça faisait un B. Les autres, j'étais tellement ahuri que je les ai appelés Charles, Désiré, Étienne, en continuant l'alphabet...

- C'étaient de beaux bébés ! affirma le Dr Bolène.

- On ne m'a pas laissé le temps d'en être fier! s'emporta Saint-Forget. On me les a pris, pour en faire des espèces de monuments publics, que tout le monde venait voir, photographier, que l'état a voulu élever. Ils sont tous venus me voir au moment d'aller faire leur service militaire. Cinq étrangers ! Voila ce qu'on avait fait de mes fils... On vient me dire que nous sommes fâchés. C'est faux ! Pour être fâchés, il faut avoir d'abord été d'accord, et pour être d'accord, il faut se connaître. Or, eux et moi, nous ne nous connaissons pas ! Tenez, regardez cette photo... C'est le seul souvenir que j'aie d'eux...
 

- On me les a pris pour en faire des espèces de monunents publics

II tendit aux notables une photographie sur laquelle on voyait cinq jeunes militaires qui se ressemblaient d'une manière frappante, bien que par l'allure, le costume, ils fussent très différents. II y avait un garçon élégant en uniforme de fantaisie ; un soldat faraud qui fumait la pipe et arborait une barbe en collier ; un aumônier ; un militaire du genre godiche et un marin. Les quintuplés Saint-Forget à l'âge de vingt ans.
 

Cinq jeunes militaires qui se ressemblaient d'une maniere frappante.

- Ce sont des hommes, à présent ! murmura le maire, pensif. II serait intéressant de les réunir ici, pour une grande fête de tout le pays...

Devant 1'insistance de ses visiteurs, Saint-Forget finit par declarer :

- Tout ce que je sais, c'est qu'Alain dirige un institut de beauté. J'ai vu son nom sur un journal de Paris.

II se fait appeler Alain de Saint-Forget, ce crétin ! Sûr que vous trouverez son adresse...

-Puisque )e suis leur parrain, c'est moi qui ferai le voyage pour les retrouver ! décida le Dr Bolène. Alain me donnera sûrement les adresses de ses frires. II faudrait d'abord savoir ce qu'ils sont devenus !

Et, dès le lendemain, le bon docteur se mettait en quête de ses filleuls.


CHAPITRE PREMIER

Comme l'avait prevu le père Saint-Forget, il trouva aisément, dans l'Annuaire des téléphones, l'adresse d'Alain de Saint-Forget, esthéticien en vogue, installé d'une manière luxueuse dans le faubourg Saint-Honoré.

Alain régnait en dictateur sur la beauté feminine, soignait les cheveux, les épidermes, prescrivait des cures d'amaigrissement, des massages, des bains de rayons ultra-violets, et se promenait tel un souverain de salon en salon, distribuant conseils, saluts et baisemains à sa clientele extasiée, surveillant son nombreux personnel.


Alain régnait en dictateur sur la beauté féminine

II accueillit avec affabilité son parrain, qui le trouva snob. Mais comment n'avoir pas la tête un peu tournée lorsqu'on est appelé le même jour auprès de plusieurs Altesses et de quelques stars ?

- Votre idée me plait beaucoup ! dit-il. Un voyage d'un jour ou deux à Trézignan sera pour moi une détente. Et puis, ce sera aussi une occasion de revoir tous mes frères... J'ai si peu de temps à consacrer à ma famille ! Les affaires m'absorbent tout entier, vous le voyez, parrain !

Le Dr Bolène promenait un regard émerveillé sur le décor somptueux dans lequel vivait Alain. Le premier né des quintuplés était un homme très élégant, aimable mais distant, conscient de son importance sociale.

- Tu pourras certainement me donner leurs adresses ? demanda Bolène, qui ne perdait pas de vue le but de sa visite.

- Tu pourrais certainement me donner leurs adresses...

- Bien volontiers ! acquiesça Alain, en s'exécutant sur-le-champ.

- Je vois que Désiré habite Paris. J'irai donc le voir dès aujourd'hui, décida le médecin.

Alain hocha la tête, d'un air accablé :

- Ah ! ... Désire ! De nous tous, c'est le plus bohême... Il me donne souvent du souci. Pourtant, je l'aime bien... Faites-lui mes amitiés !

Et Alain, prenant congé de son parrain, retourna vers ses belles clientes.

À peine le Dr  Bolène était-il parti que Désiré se présentait, comme il en avait pris trop souvent l'habitude, à l'institut de beauté, dans l'intention bien arrêtée de « taper » son frère.


 À peine le Dr Bolène était-il parti que Désiré se présentait à l'institut de beauté...

Désiré, c'était .une plaie vive au cœur d'Alain. M. de Saint-Forget avait honte de ce frère sans prestige, humble laveur de carreaux, qui arborait un chapeau pour venir lui rendre visite, mais s'habillait mal et conservait une gouaille insouciante d'ouvrier. Le personnel de l'institut le connaissait bien et le traitait avec une familiarité condescendante. On faisait passer « le frère de Monsieur » par l'escalier de service, ..quand on ne lui interdisait pas simplement l'accès des bureaux. Car M. de Saint-Forget ne tolérait pas plus d'une visite par mois...

Ce jour-là, Désiré déjoua la surveillance du portier et se faufila clandestinement dans l'immeuble. Il voulait à tout prix voir son frère. Le lavage des carreaux n'était pas d'un rapport très brillant, et il fallait cependant nourrir quatre fillettes (venues au monde deux par deux), et Solange, le modèle des épouses, qui attendait un cinquième bébé. Qu'était-ce pour le richissime Alain qu'une poignée de billets, qui, chez le pauvre Désiré, représenteraient un commencement d'aisance !

Or, ce matin-là, Alain avait répondu très sèchement à l'appel téléphonique de son frère :

- Non, mon cher Désiré ! Tu n'auras plus rien avant le mois prochain ! Crois bien que j'agis ainsi dans ton intérêt... Tu exagères, vraiment...

Et il avait raccroché l'appareil. Désiré n'aurait peut-être pas insisté, s'il n'avait pas été hanté par la pensée de Solange, épuisée de travail dans l'étroit logis montmartrois, au milieu de sa progéniture bruyante, et consternée par la perspective de sa prochaine maternité.

Pourtant, Solange aimait bien son mari, le meilleur et le plus gai des hommes. Seulement, elle le considérait avec une certaine pitié, en songeant qu'il manquait vraiment trop de sens pratique.


Solange aimait bien son mari, le meilleur et le plus gai des hommes.

Pour elle, pour la marmaille, il s'agissait de ne pas revenir bredouille. Voilà pourquoi Désiré, bravant toutes les défenses, se glissait en catimini jusqu'à l'appartement d'Alain.

L'esthéticien avait épousé une femme aussi snob que lui. Ils devaient aller déjeuner en ville, ce jour-là, et Hélène de Saint-Forget prolongeait son bain avant de revêtir une élégante toilette. Alain, de son côté, allait changer de costume. Les époux échangeaient quelques propos à la cantonade quand Désiré arriva dans le vestibule de leur somptueux appartement. Il tendit l'oreille, happa au vol la nouvelle du âéjeuner enville,se félicita d'être arrivé à temps pour voir son frère. Puis la voix d'Hélène reprit :

- J'espère que ton insupportable frère ne va pas venir nous raser d'ici longtemps ! Voilà bien huit jours que nous ne l'avons vu...

- Non, ma chérie ! Sois tranquille ! Je lui ai parlé très énergiquement, au téléphone, il se le tiendra pour dit ! répliqua Alain.

- Tant mieux ! Ce bon à rien me donne sur les nerfs ! Avec ça, il a toujours les souliers pleins de boue et salit mes tapis...

Désiré rougit en constatant qu'il n'avait pas manqué à sa vieille habitude.

- ... II nous fait vraiment honte ! Je ne comprends pas que tu te reçoives encore ! maugréait Hélène.

- Que veux-tu ! C'est mon frère... Au fond, ce n'est pas un mauvais garçon... Mais je commence à être las de ses perpétuelles demandes...

- Quand on n'est pas fichu de gagner sa vie, on ne fabrique pas tant d'enfants ! conclut Hélène, péremptoire. Il n'est bon qu'à ça, ce nigaud !

Désiré serra les poings et gronda entre ses dents :

- Petite garce ! Comme si ça te regardait ! Toi qui n'as pas été capable d'avoir un seul rejeton !

II résolut de ne pas rester plus longtemps dans une maison aussi peu fraternelle. Mais, avant de partir, il voulait jouer un bon tour à ces égoïstes... Lequel ? Museler le perroquet narquois, gardien du vestibule ? Non... Mieux valait libérer de leur cage élégante ces jolies souris blanches qui y vivaient en tribu, et laisser ouverte la porte de l'appartement.

Et quelques minutes plus tard les souris se répandaient jusqu'à l'étage inférieur, se faunlaient dans les cabines d'insolation artificielle, de mécanothérapie, provoquaient une véritable panique de femmes à demi nues, jetaient sur l'établissement un discrédit passager dont le Tout-Paris s'entretiendrait avec passion.
Désiré était vengé. Mais Solange n'apprécia guère cette revanche.


Le laveur de carreaux comptait au nombre de ses clients M. Pilate, entrepreneur de pompes funèbres, installé dans l'immeuble où habitaient Désiré et sa famille.

Un curieux personnage, ce M. Pilate, lugubre à souhait pour son commerce. Il avait une façon bizarre d'enfoncer dans le regard d'autrui un regard en vrille, il était aussi funèbre que Désiré était gai. Et cela devait l'enrager d'entendre toujours le laveur de carreaux siffler un alerte refrain, et de le voir arborer un éternel sourire. Un iour, à brûle-pourpoint, il l'avait questionné :

- Vous êtes bien le frère de Saint-Forget, l'esthéticien ?

- Oui, monsieur. Alain de Saint-Forget est mon frère ! rectifia Désiré avec une vanité ingénue.

- II est très riche... opina M. Pilate. Je pense à une combinaison qui pourrait vous rapporter une jolie somme... Et comme Désiré écarquillait des yeux ronds, le tentateur reprit :

- Si vous veniez à mourir, un homme aussi riche que votre frère aurait à cœur, je suppose, de vous faire de belles obsèques ?

- Ça, je n'en sais rien. Je n'y ai jamais pensé. Mais par fierté, oui,

est puis :

- Eh, c'est possible... émit Désiré, surpris.

- Bien ! que ne faites-vous comme tant de gens prévoyants qui règlent d'avance les frais de leur enterrement ?

- Mais, c'est que... je n'ai pas envie de mourir ! se cabra Désiré.

- C'est une précaution qui n'a jamais avancé d'un jour la mort de personne ! sourit M. Pilate, insidieux. Vous me signeriez un ordre pour une troisième classe, par exemple, en précisant que le montant doit en être réglé par votre frère. Sur cette garantie, je vous donnerais une commission, tout de suite. Ça irait chercher dans les soixante mille...

- Vous me paieriez ma commission, comme ça, d'avance, sur ma future mort ? se récria Désiré, stupéfait. Ça, par exemple !

- J'ai le coup d'œil... chuchota M. Pilate, en confidence. Tel qui se croit bien portant n'est qu'un grand malade qui s'ignore... Vos chansons, votre gaîté ne sont pas d'un homme normal...

Tout en parlant, il poussait une formule d'engagement et un stylo devant Désiré, puis il étalait de gros billets sur son comptoir de chêne. Le pauvre Désiré, fasciné par la somme offerte, n'hésita pas longtemps. Après tout, cela ne l'engageait à rien. Et c'était un fameux tour à jouer à Alain, pour le punir de sa ladrerie. Il signa donc.


Le pauvre Désiré, fasciné par la somme offerte...

Mais à partir de ce jour, chaque regard appuyé, chaque sourire satanique de M. Pilate lui causa un malaise qui, bientôt, tourna à l'obsession. Son tourmenteur avait une étrange manière de l'examiner et de conclure :

- Vous avez les traits tirés... le blanc de l'œil un peu jaune ! Désiré en perdait l'appétit et le sommeil. Il songeait qu'un commerçant aussi avisé que M. Pilate n'avait pu consentir une avance à long terme, qu'il avait décelé quelque indice de mort prochaine invisiole aux yeux moins exercés que les siens. Il n'osait plus boire un innocent apéritif « sur Îe zinc ». Pilate semblait trop l'y encourager du regard... Et quand Désiré repoussait son verre, l'affreux homme ricanait à mi-voix :

- Ça ne fait rien... je suis patient ! Vint l'hiver, et son cortège de grippes, de bronchites. Désiré, insomniaque, famélique, n'opposa aux microbes courants qu'une faible résistance. Il garda le lit, et sa poussée de fièvre lui apparut comme un signe d'une mort prochaine. En vain Solange le soignait à grand renfort de tisanes, potions et cataplasmes, et répétait :

- Que les hommes sont douillets ! En voilà des histoires pour une grippe ! Désiré ne chantait plus, ne riait plus : l'idée de la mort le hantait. Il pleurait presque en regardant ses futures orphelines, en songeant à son enfant posthume... A sa première sortie, il nota l'œil triomphant de Pilate et tomba en syncope.


En voilà des histoires pour une grippe !

Pilate jubilait ; à force de suggestionner sa victime, il savait bien que Désiré finirait par mourir de découragement.

Mais le destin veillait, le destin qui se sert du choc en retour pour punir certains assassins par persuasion...

Un beau matin, en descendant, chancelant, pour se mettre au travail quotidien, Désiré demeura bouche bée devant le magasin des pompes funèbres. Il se frotta les yeux, croyant rêver. Non, il était oien éveillé... Le rideau de fer était baissé et portait cette mention de la main de la concierge : « Fermé pour cause de décès. » La mort était venue prendre celui qui vivait grassement d'elle. Pilate s'était éteint subitement, d'une crise cardiaque.

Désiré poussa un hurlement de délivrance. D'un seul coup, il recouvrait la gaîté, la joie de vivre, la confiance en l'avenir. Pauvre M. Pilate, si sûr de son affaire !

- Et avec ça, c'est moi qui l'ai faite, la bonne affaire ! se prit à songer Désiré, tout radieux. J'ai encaissé les soixante mille francs, je suis bien vivant... et il est mort ! La belle revanche, en vérité, après tant d^angoisses ! Dans son euphorie, Désiré alla plus loin. il réfléchit que, puisqu'il ne redoutait plus la mort, il pouvait profiter de l'excellente idée que lui avait donnée Pilate, en allant lui-même demander une prime sur ses futures obsèques à des collègues de son défunt bourreau.
Le plus drôle est qu'il réussit. Une aisance relative s'installa à son foyer. Et c'est dans un de ces jours de liesse que le D^ Bolène vint prier son filleul de figurer à la fête prévue à Trézignan en l'honneur des quintuplés Saint-Forget. Ce que Désiré promit d'enthousiasme.


CHAPITRE II

Le plus difficile à joindre des cinq était Étienne, devenu capitaine au long cours, et propriétaire d'un cargo qui faisait le commerce du rhum dans un port lointain des Antilles.

Le bon docteur se mit en route, heureux de faire enfin connaissance avec les émotions des voyages.

Quand il mit pied sur le cargo, il fut heurté par la rudesse d'attitude et d'expression de l'équipage. Tous les marins semblaient tristes, bougons, comme si quelque fatalité pesait sur eux. Poliment, le docteur demanda à parler au capitaine. Cette demande, pourtant légitime, parut les pétrifier de stupeur réprobatrice.

- Ben ! On peut dire que vous tombez bien ! grommela le plus déluré de l'équipage. On ne peut pas voir « le vieux » en ce moment !

Et comme il manifestait à son tour une profonde surprise, le bavard daigna lui expliquer que le capitaine Étienne Saint-Forget, possédé par la fièvre du jeu, avait perdu tout ce qu'il possédait, en jouant au poker avec un métis, un Chinois et un nègre.

- A présent, il va jouer la cargaison, le bateau... tout ce qui lui reste, quoi ! Alors, nous, qu'est-ce qu'on va devenir ?

Bolène hocha la tête, enfin conscient de la gravité de l'heure. Comme les matelots, il alla coller sa face aux hublots fermés, par lesquels il était facile de suivre, du pont, la suprême partie.

Les adversaires du capitaine cachaient mal leur convoitise. Une belle Tahitienne, nonchalante, à demi nue sous son paréo et son collier de fleurs blanches, suivait de l'œil les péripéties de ce drame.

- Je joue tout ce qui me reste ! gronda Étienne, la face en sueur, l'œil fixe. Cargaison, bateau... et même Azitad !


- Je joue tout ce qui reste ! Cargaison, bateau... et même Azitad !

Les trois adversaires d'Étienne contemplèrent avidement la belle fille, nullement émue par la perspective de changer de maître.

- A quoi vas-tu jouer tout ça ? demanda le Chinois.

- A la mouche ! décida le capitaine, après un bref instant de réflexion. Là, pas de tricherie possible, les gars î Et, si je gagne, vous me rendez tout ce que j'ai perdu ! Ça va ?

- Ça va ! acquiescèrent les autres, impressionnés.

Étienne happa au vol une des grosses mouches qui bourdonnaient dans la pièce, et la posa sur la table. Puis il mit devant lui un morceau de sucre, et un deuxième, en face du premier.

- Qu'est-ce qu'il fait ? murmura le Dr Bolène.

- II s'en remet au sort ! expliqua, le matelot. Il y a un morceau de sucre pour lui, un pour tous les autres. Selon que la mouche ira se percher sur l'un ou sur l'autre, il perdra ou gagnera. C'est simple.

- Moi, je parie pour le capitaine ! déclara Bolène.

- Vous serez bien le seul ! Tout l'équipage est en train de parier contre ! « Le vieux » n'a pas de veine, c'est connu... Et les autres n'ont pas envie de perdre, vous pensez !

Bolène eut le cœur serré, à la vue de cette face tannée par l'air du large, et comme hébétée par l'angoisse. Étienne avait presque l'air aussi vieux que son père...

La mouche se promenait sans enthousiasme entre les deux morceaux de sucre. Elle voltigeait parfois, se posant sur le crâne de l'un, sur le nez du capitaine, mais revenait entre ces deux pôles d'une même tentation... Ses caprices semblaient interminables. Enfin, elle se décida après avoir plongé tous les cœurs dans une longue incertitude, à se jucher sur le morceau de sucre d'Étienne.

- J'ai gagné ! cria Bolène, tout joyeux. Étienne ne dit rien, mais un large soupir s'exhala de sa poitrine, et sa face rajeunit instantanément de dix ans.

Furieux de perdre, le métis allongeait la main vers la Tahitienne. D'un coup de poing, Étienne l'écarta, pour le rappeler au respect des verdicts dv hasard. Et comme l'autre se rebiffait, il lui administra une magistrale raclée :

- Pour vous rappeler à tous que je suis encore seul maître à bord ! gronda-t-il en toisant ses hommes qui, matés, lui rendirent d'un seul élan leur estime.

Étienne lui administra une magistrale raclée

L'heure était propice aux épanchements familiaux, et Bolène fut bien accueilli par le loup de mer qui, lui aussi, promit sa présence à la belle cérémonie.


Le docteur reprit le chemin de la France. Il voulait voir, a Paris, Bernard, le journaliste, le grand spécialiste du Courrier du Cœur, qui signait Tante Nicole des conseils sentimentaux pleins de bons sens et de philosophie.

Un brave garçon, ce Bernard, avec sa barbe à l'émir, son regard plein d'indulgente ironie, sa bouffarde au coin des lèvres.

- Comme je suis content de vous voir, parrain ! s'écria-t-il, quand le Dr Bolène vint au bureau du journal. Mais, pour l'instant, j'ai un bonhomme à recevoir... Vous permettez ? Je vous retrouverai ce soir au petit restaurant d'en face, quand j'en aurai fini avec mon boulot...

Le « bonhomme » qui venait de demander à être reçu par Tante Nicole était un colonial, M. Brissard, qui parut tomber des nues en apprenant la véritable identité de la courriériste. Mais il se remit assez vite :

- Je viens, expliqua-t-il, au sujet d'une annonce matrimoniale que j'ai fait passer voici six mois dans votre journal. J'avais reçu de nombreuses réponses ; mais une seule m'intéressait... Celle d'une jeune fille de vingt ans, Mlle Marianne Durand-Perrin, jolie, fine, sensible, de bonne famille... Seulement... je sais que je ne suis pas très beau, ni jeune... et je vous avais demandé conseil. Mon départ m'a empêché de recevoir votre réponse... j'avais signé Cœur hésitant...

Bernard chercha dans un classeur, ouvrit une chemise de carton, feuilleta quelques pages dactylographiées et murmura :

- Réponse 178 6451 en date du 10 juillet dernier. Vous ne pouvez prendre une décision tant que vous n'aurez pas eu avec la jeune fille une entrevue décisive, au cours de laquelle vous parlerez l'un et l'autre à cœur ouvert... Simple conseil de sagesse, comme vous voyez...

- Ah ! merci ! Je vais donc la voir ! s'écria M. Brissard. Je souhaite qu'elle me trouve aussi aimable que me l'assurent ses parents. Pauvre petite ! Le père est cardiaque, une contrariété peut le tuer, paraît-il... Avec moi, ils n'auront rien à craindre ! Quand je pense que je touche enfin au bonheur de ma vie, après tant d'années de brousse, je...


-  Ah ! Merci ! Je vais donc la voir ! s'écria M. Brissard

M. Brissard n'acheva pas ; il piqua du nez en avant et demeura immobile pour l'éternité, foudroyé par une embolie dans les bras de Bernard auquel, dans son émotion, il avait voulu donner une accolade reconnaissante.

Bernard comprit que son devoir était d'aller avertir les Durand-Perrin de ce décès, avec tous les ménagements dus à un grand malade et à sa famille.

Mais quand il sonna à la porte de la petite villa banlieusarde, les Durand-Perrin prirent le journaliste pour Brissard, qui avait télégraphié son arrivée. Comment les détromper sans faire courir un risque mortel à M. Durand-Perrin ?

Bernard accepta de jouer momentanément la comédie, quitte à s'expliquer avec la jolie Marianne à la première occasion.

Les parents étaient pleins de prévenance pour le « colonial » auréolé du prestige de la fortune. Seule, Marianne était figée dans une trop visible hostilité. Mme Durand-Perrin minauda :

- II faut laisser seuls ces chers enfants... Ils ont tant de choses à se dire !

Bernard, soulagé, se hâta de confier la vérité à la jeune fille qui, brusquement, parut illuminée d'une indicible joie.


Bernard apprend à Marianne la mort de son fiancé

- Vous ne semblez guère aimer ce pauvre Brissard, qui vous adorait ! observa le journaliste.

- J'ai vingt ans, j'ai envie, de vivre ! gronda Marianne. Parce qu'ils sont ruinés, mes parents voulaient assurer mon avenir en m'obligeant à épouser cet homme qui, lui, avait vécu ! Pour lui, je devais renoncer à l'amour de Philippe, qui est jeune et pauvre !

Bernard avait l'habitude des confidences. Il sourit :

- Je vous comprends, et je veux être votre allié. Le pauvre Brissard me pardonnera, en raison de mon intention, le mauvais usage que je vais faire de son nom... Il vous voulait heureuse ! Laissez-moi faire !

Quand les parents revinrent, Bernard joua le rôle d'un colonial cynique, perdu de vices, brutal, amateur de négresses, presque fier de totaliser plusieurs maladies répugnantes :

- Et avec moi, il faudra plier, tous tant que vous êtes ! conclut-il, farouche. J'ai toujours été obéi au doigt et à l'œil !


- Et avec moi, il faudra plier, tous tant que vous êtes !

Au passage, il pinça d'un air égrillard la cuisse de Mlle Durand-Perrin et déclara qu'il allait faire un petit tour au journal pour remercier Tante Nicole de ses bons conseils.

Les Durand-Perrin étaient atterrés par la vulgarité de leur futur gendre. Ils songeait déjà à lui envoyer une lettre de rupture, quand la radio leur apprit la mort de Brissard aux bureaux du journal ; ils exultèrent d'une même voix :

- Quel soulagement pour nous, ma chérie ! Tu aurais été vraiment très malheureuse avec lui...

Mlle Durand-Perrin, un peu honteuse d'avoir pu souhaiter une aussi monstrueuse union, murmura :

- Comment s'appelait donc ce jeune homme qui te plaisait tant ?

- Philippe, maman... dit Marianne, en se jetant au cou de sa mère.

Bernard put, au cours du dîner avec son parrain, lui raconter la bonne action qu'il avait faite...


Il ne restait plus au docteur qu'à se rendre dans un petit village des Alpes, où Charles Saint-Forget était curé.

Quand l'autocar le déposa à l'entrée du pays, le chauffeur se tourna vers les voyageurs et s'exclama :

- Monsieur va chez le curé ! II ne va pas s'ennuyer !

Et tous éclatèrent d'un rire homérique assez déconcertant, qui choqua le médecin. Qu'avait de si drôle l'abbé Saint-Forget ?

II demanda au premier paysan venu le chemin de la cure. Cette fois encore, l'homme interpellé se tordit de rire en lui indiquant la maison du prêtre. Il monta une longue, étroite rue rocailleuse, si fatigante qu'il crut n'en voir jamais la fin.

En passant devant l'école, il demanda, s'arrêtant devant la fenêtre ouverte d'une classe enfantine :

- Mademoiselle... suis-je encore loin du presbytère ?

Avant que la jeune institutrice ait eu le temps de répondre, la classe explosa de rire, et la jolie fonctionnaire, confuse, ne parvint pas à ramener le calme. Elle rassura le voyageur :

- C'est là, juste au sommet de la côte...

Quand il sonna, il vit paraître la face effarée d'une vieille servante qui s'indigna :

- A votre âge, monsieur ! Vous n'avez pas honte de tirer les sonnettes d'un pauvre brave homme de curé, comme ces petits misérables ?

- Mais... je veux parler à l'abbé Saint-Forget ! Je suis son parrain ! déclara fermement le Dr Bolène.

Alors, la servante se confondit en excuses et conduisit le visiteur dans une pièce aux volets clos. Quand ses yeux se furent habitués à la pénombre, Bolène aperçut le prêtre assis à son bureau, l'air accablé :

- Eh quoi ! Charles, ça ne va pas ? demanda-t-il.

L'abbé se leva en soupirant, s'approcha du docteur et gémit :

- Non, ça ne va pas ! Je ne puis plus aller nulle part en France, à présent, sans provoquer l'hilarité sitôt que je parais...

- Mais pourquoi ? Me diras-tu, enfin ?... balbutia Bolène, ahuri.

- Regardez-moi, parrain ! s'exclama le prêtre, désespéré. Regardez-moi bien, et dites-moi si ma figure ne vous rappelle rien...


- Regardez-moi, et dites-moi si ma figure ne vous rappelle rien !

Dans le vestibule mieux éclairé où il avait entraîné le docteur, ce dernier ne put réprimer un sourire amusé :

- Ça, par exemple ! Bien sûr que ça me rappelle quelque chose ! Charles, il faut en convenir, était le vivant portrait de don Camillo interprété par Fernandel. Et de là venaient tous ses malheurs :

- Jamais je ne pourrai me débarrasser du souvenir de l'« Autre » ! fit-il. Tout le monde me rit au nez ! C'est à devenir fou ! J'ai demandé à l'évêché de m'envoyer en mission au Pôle Nord... Là-haut, du moins, il n'y a pas de cinéma, et les Esquimaux ne se moqueront pas de moi... Bolène compatit à ce petit malheur et conclut :

- Je crois que tu as raison, mon garçon. Mais avant de partir pour le Pôle Nord, il faut absolument venir à Trézignan pour la belle fête de votre quarantenaire à tous les cinq l


CHAPITRE III

Ce fut vraiment une fête magnifique ! Des banderoles partout, les orphéons de quatre villages et les sociétés de gymnastique. Et sur tout ça, le soleil. Sans compter le Président de la République, qui avait promis sa présence à cette belle fête de la Famille française...

Les quintuplés étaient exacts au rendez-vous. En les revoyant, leur père avait d'abord été trop ému pour pouvoir parler. Il les avait serrés sur son cœur, l'un après l'autre, équitablement. Mais son fichu caractère avait vite repris le dessus, et il leur avait reproché leur longue bouderie en termes tonitruants et peu aimables... L'irruption des quatre filles de Désiré avait subitement calmé l'aïeul :

- Quatre filles ! s'extasia-t-il. Toi, au moins, tu as de la chance !


Quatre filles !

Ce fut ce moment d'attendrissement que choisit le capitaine de gendarmerie pour venir annoncer :

- J'ai ordre d'arrêter immédiatement le dénommé Saint-Forget Désiré, coupable d'escroquerie au préjudice de vingt-trois entrepreneurs de pompes funèbres par lesquels il s'est fait verser des commissions sur ses futures obsèques, payables par son frère Alain...

Le père Saint-Forget hurla son indignation :

- Gendarme, tu es un vieil ami, et tu prétends venir arrêter le seul de mes fils qui ait été capable de faire des filles, un jour comme celui-ci ?

- Le devoir est le devoir ! répliqua Pandore, très digne.

- Le devoir, c'est d'abord de ne pas gâcher une fête comme celle qu'a organisée notre maire ! Je ne te demande qu'une chose : attends jusqu'après le départ du Président de la République pour arrêter mon fils ! Après, tu feras ce que tu voudras... bourreau !


Le devoir, c'est d'abord de ne pas gâcher une fête comme celle-ci !

- L'ordre est formel : arrestation immédiate. Je ne connais que la consigne ! s'entêtait le capitaine, heureux de jouer un rôle cornélien qui venait rompre la monotonie d'une petite vie dépourvue de danger comme de fantaisie.

Saint-Forget se répandit en invectives sonores pour défendre son fils et le nom de sa glorieuse famille. Le maire joignit ses instances à celles du vieux vigneron. Mais un incident vint mettre tout le monde d'accord en incitant le gendarme à la magnanimité : le propriétaire de l'Hôtel des Quintuplés, qui logeait les héros de la fête, accourut essoufflé, en criant :

- Monsieur Désiré !... Votre femme, elle est en train d'accoucher ! II y a déjà deux petites filles, belles comme le jour !

Une servante accourut, hors d'haleine :

- Trois, il y en a ! ...

- Bravo ! fiston. Toi, au moins, tu suis les traditions ! s'émut Saint-Forçet.

Mais, bientôt, on apprit la naissance d'une quatrième, puis d'une cinquième petite Saint-Forget. Déjà, la population acclamait Désiré. Cela tourna au délire quand fut annoncée fa sixième fillette.

- Des sextuplées ! s'extasiait le grand-père. Jamais on n'a vu ça ! Tu bats le record du monde, mon Désiré ! Voyons, gendarme, oserais-tu arrêter la gloire de Trézignan, un homme auquel le Président de la République va sûrement flanquer la Légion d'honneur avant la fin de la journée ?

- Évidemment... Il vaut mieux attendre...

- Et même ne pas arrêter du tout mon frère, puisque je viens d'annoncer au Procureur que je désintéresse les plaignants ! décida Alain qui, gagné par l'enthousiasme général, rachetait par un beau geste ses mesquineries passées.

Désiré, gonflé d'orgueil et de reconnaissance, vivait le plus beau jour de sa vie. En son honneur, on débaptisa toutes les enseignes de Trézignan pour célébrer son exploit. Il dut monter au balcon de sa chambre et saluer la foule qui l'acclamait.

Le vieux Saint-Forget, dans son fauteuil roulant, s'en alla, très digne, au-devant du chef de l'État qui, aux accents de La Marseillaise, s'avançait pour venir féliciter une famille aussi exemplaire...


Le vieux Saint-Forget, dans son fauteuil roulant...

Les frères, émus d'être enfin réunis, échangeaient des confidences. Et Solange, épuisée par un tel effort, rêvait au Prix Cognacq et autres avantages non négligeables promis aux familles nombreuses. Pour la première fois de sa vie, elle commençait à croire que, tout compte fait, son Désiré n'était pas si maladroit, ni si malchanceux qu'elle l'avait cru...
 

F.N.
 

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