Article de René Barjavel au Journal du Dimanche du 16 février 1969
 



MOI, TÉLÉSPECTATEUR

 

J'ATTENDS, j'attends avant de commencer cet article, j'attends assis entre le récepteur T.V. et celui de radio, je voudrais savoir avant de commencer si c'est terminé à Cestas, et comment ça s'est terminé, si le « forcené », comme on écrit dans notre vocabulaire de journaux, si André Fourquet est sorti de sa ferme et ce qu'il a fait de ses enfants [1]. L'image de cette maison me hante, là-bas au fond de l'écran, rectangle clair dans la grisaille, pas plus grande que le képi du gendarme au premier plan. Quand un zoom nous rapproche d'elle, escamote gendarmes, journalistes et voitures, elle nous apparaît très blanche, harmonieuse de formes et de proportions, elle nous offre le bon visage d'une maison accueillante où l'on aimerait entrer un beau jour d'été, pour y venir passer quelques vacances, chez une cousine ou une tante souriante et bavarde, faiseuse de confits d'oie et de confitures de melon.

Mais derrière ce mur blanc il y a un fou désespéré, en compagnie de ses deux enfants qu'il aime et qu'il veut tuer. C'est bien cela, l'amour, souvent. Même l'amour paternel ou maternel. Une façade claire derrière laquelle s'abritent les exigences absolues de l'égoïsme. Je te veux, je te prends, tu es à moi. Ce sont les mots habituels de l'amour. Et si tu n'es plus à moi à quoi sers-tu ? Pourquoi, pour qui continuerais-tu de vivre ?

Celui-là ne supporte pas que sa femme n'ait pas voulu rester avec lui dans la petite tache carrée au fond de l'écran et, faute de pouvoir la tuer, veut tuer ses enfants. Sa femme, ses enfants. Adjectifs possessifs, dit la grammaire. Ce sont les mêmes qui servent à exprimer les relations de l'amour, celles de la famille et la possession d'un âne ou d'un carnet d'autobus.

Nous sommes là, des millions, devant nos petits écrans, en train de regarder cette maison. Quelle que soit la façon dont cela se termine, nous aurons été là, à treize heures et à vingt heures, tous les jours, depuis le premier jusqu'au dernier, tous ensemble, et chacun bien isolé dans son confort, des millions à regarder en même temps cette petite maison blanche au fond de l'écran. A treize heures et à vingt heures, la plupart d'entre nous sont en train de manger, ou s'apprètent à manger ou viennent de manger. Au centre de nos millions de regards et de machoires en mouvement, il y a la même image sur des millions d'écrans. Mais derrière cette tache blanche sur un morceau de verre, deux enfants vrais, enfermés avec leur père fou.

NOUS regardons. Que pouvons-nous faire ? Nous continuons de manger. L'image change en même temps devant des millions de regards. Le froid, la neige, les accidents, Delon, Ursula, et une belle présidente noire avec un chapeau en forme de soufflé de soie. Les délégués à la conférence de la Paix disent que la conférence continue. La guerre aussi. Petite musique. C'est fini, on va passer à la chansonnette, c'est le moment de nous essuyer les lèvres.

J'ai appuyé machinalement sur le bouton. Il ne doit rien y avoir à cette heure-ci. Si. Une émission culturelle. Un poète explique à des élèves invisibles le texte d'un poème dans lequel il dit que l'abricot est rond et de couleur abricot. Il lui a fallu beaucoup de temps et de corrections. C'est difficile d'écrire exactement ce qu'on veut écrire...

Nous avons vu le cercueil du gendarme entrer à l'église. Le gendarme que le « forcené » a tué. Quand j'étais jeune journaliste en province [2], j'ai beaucoup fréquenté les gendarmes. Ce sont des gens bien. Nous nous retrouvions aux endroits où il se passait quelque chose. Ils venaient parce qu'on avait besoin d'eux. Je venais pour voir et raconter. Je les ai vu faire. J'y ai acquis pour eux une grande estime. Ce qu'ils ont à faire, ils le font sans étalage, sans humeur, et le plus souvent avec intelligence. De temps à autre, cela conduit l'un d'eux à l'église dans un cercueil. Les autres rentrent à la gendarmerie faire leur rapport dans les termes réglementaires. A cette époque, ils l'écrivaient avec une plume sergent-major. Aujourd'hui, ils sont peut-être autorisés à utiliser une pointe bille ou une machine à écrire, avec deux doigts...

ON ne sait pas d'où vient le chat, nous a dit le Dr Méry, dans l'émission de François de La Grange consacrée aux animaux du monde. On ne lui a pas retouvé d'ancêtre fossile. Il apparaît tout à coup dans le monde vivant. [3]

Sans doute en même temps que le rat. Le premier apparu a rendu l'autre nécessaire.

Le Dr Méry nous a montré quelques chats merveilleusement beaux, des siamois au visage trangulaire et aux yeux bleus, des birmans aux yeux pervenche, un persan noir aux yeux orange [4]. Il y eut ensuite Joseph Pasteur aux yeux roses de fatigue ou d'insomnie. Il nous présentat Combat dans l'ombre, un film de Michael Anderson, dont l'argument s"inspirait de la guerre d'indépendance de l'Irlande. Nous n'en avons rien retenu de bon, pas même cette phrase de son héros juvénile et un peu bête : « Aucune guerre ne mérite d'être gagnée si on oublie la pitié et le pardon ». Cela signifie sans doute qu'il faut tuer avec pitié, dans l'espoir d'être pardonné. Alos on a bonne conscience et on mérite d'être un héros vainqueur et décoré...

Il est plus facile d'être un héros à l'écran qu'en réalité. Nous avons vu entrer un cercueil dans une église. Ce n'était pas celui d'un héros, c'était celui d'un gendarme. Mannix [5], lui, ne se serait pas fait tuer, il aurait essuyé vingt coups de carabine, pénétré dans la maison blanche sans une égratignure, maîtrisé le « forcené » et embrassé la petite fille, et peut-être aussi sa maman qui serait arrivée à point nommé.

Incroyable petit écran sur qui se succèdent, d'une seconde à l'autre, l'horreur et la fantaisie, le ventre des enfants du Biafra et celui de Jean Constantin.

Je ne reproche rien à ce dernier. Il a sur le piano des mains qui ont presque autant d'autorité que celles de Ribinstein. Et bien raison d'être gros, pendant qu'on peut.

LA pipe goguenarde de Jean Dutourd avait disparu de l'écran pendant la deuxième partie de l'émission sur Racine. Mais j'imagine qu'elle devait frétiller « hors cadre » en entendant Roland Barthes nous expliquer qu'il faut desémotionnaliser Racine et le langagifier. Sont-ce là ses mots exacts ? Je ne vous le garantis pas. Ces néologismes hardis restent accrochés de leurs épines aux poils de mes oreilles et refusent de m'entrer dans la tête. Mais M. Barthes a sans doute raison derrière son vocabulaire. La langue de Racine est la plus belle du monde, mais ses émotions...

Si nous réussissons à nous débarrasser du respect scolaire dont on nous a imbibés à son égard, et dont Thierry Maulnier et Raymond Picard étaient l'autre soir tout vernis, nous nous apercevons que Racine, ce n'est pas autre chose que la presse du cœur. Il narrait à la Cour les amours des princesses, leurs cœurs brisés et leurs incroyables malheurs, qui font aujourd'hui les délices exquises de nos confrères spécialisés. Imaginez Racine vivant en notre temps. Il serait « rewritter » dans un de ces hebdomadaires et pondrait des quatre colonnes tragiques sur Soraya, Margaret et Jackie Kennedy-Onassis.
 
Elisabeth, ma sœur, de quel amour blessée... [6]

S'il avait gardé le même style, je m'abonnerai.

UN journal reprend, cette semaine, la nouvelle qui parut un peu partout en 1962 et d'après laquelle le roi Ibn Séoud [7] m'aurait appelé chez lui pour constituer la bibliothèque destinée à ses soixante épouses ! C'est là un de ces « canards » fabriqués pendant les mois creux, entre le serpent de mer et les sextuplés au Guatémala, par des journalistes goguenards. Ce canard-là est un peu gros. Il est évident que les soixante femmes d'Ibn Séoud, si soixante il y a, ne doivent pas savoir lire - si elles savent - autre chose que l'arabe. Quelle bibliothèque aurais-je pu leur constituer, moi qui ne lis que le français et le provençal ?

Il est non moins évident que si j'avais eu la possibilité, en 1962, de m'introduire dans un harem, j'y serais encore...

16 février 1969     


Note  cet article n'a pas été conservé dans le recueil Les Années de la Lune.


Notes explicatives :

  1. Sur le drame de Cestas, voir [ http://fr.wikipedia.org/wiki/Cestas ]
  2. Au Progrès de l'Allier, où l'auteur a fait ses débuts de 1939 à 1935 (voir René Barjavel, journaliste)
  3. Barjavel exprime souvent son affection pour les chats ; en particulier dans le texte publié dans le recueil Chat- Plume, 40 écrivains parlent de leur chat (voir la Bibliographie des textes).
  4. On remarquera la virtuosité grammaticale de l'auteur pour les accords en nombre des adjectifs de couleurs...
  5. Dans La Nuit des temps, l'auteur met la phrase de Racine dans la bouche du Dr. Simon comme plus doux exemple de la langue française.
  6. Mannix, super-détective privé américain, héros d'une série télévisée diffusée de 1967 à 1975, venait à bout de toutes les situations. Voir [ http://fr.wikipedia.org/wiki/Mannix ].
  7. Il s'agit (ou s'agirait...) du roi Fayçal II d'Arabie Saoudite, qui a régné de 1964 à 1965 [ voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Famille_princi%C3%A8re_Ibn_Saoud ]. La rumeur de projet bibliophilique dont parle Barjavel est née dans France-Soir, comme l'auteur le rapporte dans le texte La gestation cinématographique de La nuit des temps.