La journée Barjavel à Nyons le 24 août 2002

Le CAFÉ LITTÉRAIRE
et la présentation de P.CREVEUIL :

ANTICIPATION et PROSPECTIVE
dans l'ŒUVRE de René BARJAVEL


Cet exposé fut présenté dans le cadre du café littéraire animant la journée Barjavel du 24 août 2002 à Nyons (voir la présentation).
Les intervenants en étaient : Ugo Bellagamba, universitaire et écrivain de science-fiction dont la nouvelle Le Tigre de la Lune en hommage à René Barjavel, Jean-François Lemaistre, journaliste, et Pierre Creveuil, co-auteur du barjaweb.
Le texte ci-après en est la transcription adaptée pour le barjaweb et enrichie de développements (sur la Nuit des temps en pariculier) et de références.
Invité d'honneur, Jean Barjavel, le fils de René, assistait aussi à ce café littéraire  il fit le plaisir d'intervenir en fin d'exposé pour fournir un témoignage plus personnel sur sa vision de l'auteur. La section consacrée à la Journée 2002 en présente (la transcription)

 


 

Il y a un an, ici même et grâce à cette journée qu'organise la municipalité de Nyons pour notre plus grand agrément, et je l'espère aussi votre intérêt, j'ai eu l'occasion de présenter quelques réflexions qu'offre au lecteur attentif la toponymie dans les œuvres de Barjavel.
À cette occasion, Mme Chamoux, qui participait avec moi à ce café littéraire, m'a fait remarquer quelques points curieux dans plusieurs textes de l'auteur, qui l'amenaient à lui reconnaître des talents de visionnaire, sans nécessairement que cela soit lié à la thématique de science-fiction proprement dite.
Ainsi, ceux qui étaient présents se souviendront que cet endroit-même où nous sommes est transposé dans Tarendol comme le collège de Milon-les-Tourdres, avec en face le collège-pensionnat de jeunes filles, essentiel à la naissance de l'intrigue, alors qu'il n'en était rien à l'époque où le roman fut écrit et que ce point peut passer pour une pure invention de l'auteur. Or le collège de jeunes filles fut effectivement construit par la suite à l'emplacement que décrit l'auteur, réalisant ainsi sa prémonition.

Aussi, comme cette année, nous sommes invités à mettre en avant le thème de la science-fiction dans l'œuvre de l'auteur, cet éclairage spécifique que la Mairie de Nyons a souhaité donner à la Journée m'incite à développer ce sujet en le re-situant dans une vision plus globale de Barjavel et de la science-fiction.

En préalable, j'ai trouvé indispensable de s'interroger sur deux points préliminaires qui vont, je pense, conditionner le sens que prendra la suite :

  • Qu'est-ce que la science-fiction ?
  • Barjavel est-il un écrivain de science-fiction ?

  • Qu'est-ce que la science-fiction ?

    On ne pourra aborder que le strict nécessaire sur cette première question, car de nombreuses études peuvent se trouver sur le sujet, et la jeune génération d'écrivains ici présents se rattachant à ce genre pourra donner des avis multiples qui complèteront cette présentation.

    À dire vrai, la science-fiction s'est particulièrement interrogée sur elle-même lors de ce que l'on peut appeler sa crise de croissance, en France tout au moins, qui se situe dans le courant des années 1960. Avec le recul des années, on peut parfois en penser que cette crise n'était peut-être qu'un torticolis à force de se regarder le nombril, mais des questions essentielles ont vraiment été abordées. Débats et articles sur le sujet en sont la trace, le mûrissement en étant ensuite l'apparition d'un nombre significatif d'encyclopédies, compendiums, et autres essais sur la S.-F. elle-même, pour lesquels je fournis une section "Références" permettant d'approfondir le sujet.

    Les définitions ne manquent donc pas, chacun, qu'il soit ou non amateur du genre, en ayant la sienne propre. D'ailleurs le terme de "genre" que j'emploie, faute de mieux mais en accord semble-t-il avec la plupart des exégètes, est bien indicatif de cette perception, car le consensus le plus cohérent est bien de définir la science-fiction comme un "genre" - littéraire, artistique en général - plus que comme un "style" ou un "thème". Le mot reste suffisamment flou pour permettre l'attribution partielle du qualificatif à certaines œuvres "un peu / beaucoup" science-fictionnesques, plus que ne le permettrait une catégorisation plus tranchée.
    Barjavel cependant considérait lui-même que

    La SF n'est pas un genre littéraire. C'est une nouvelle littérature, qui comprend tous les genres : satirique, lyrique, psychologique, poétique, et surtout épique. Asimov et Van Vogt en particulier ont ressuscité l'épopée, morte depuis le Cycle d'Arthur. C'est toujours par l'épopée qu'une littérature commence.

    La science-fiction a officiellement pris naissance aux États-Unis sous l'appellation scientifiction en 1911 avec le roman d'Hugo Gernsback « Ralph 124 C 41 + », publié dans une revue scientifique « Modern Electrics » (sorte de Science & Vie de l'époque). Le terme fut abrégé en science-fiction en 1921, puis carrément en S.-F. - bien que certains experts fassent de subtiles différences entre les deux. Ces débuts à l'américaine marquent le démarrage d'une production de qualité très variable mais à laquelle nous sommes redevables d'une quantité et d'une variété remarquables, sous la forme des premières publications en magazine que furent les pulp-fictions des années 30 : Amazing Stories, Astounding stories, etc.
    Toutefois, la naissance que je qualifierai d'historique est bien française, puisque ce sont les Voyages Extraordinaires de Jules Verne qui semblent "ouvrir" le genre. Certains en font remonter les origines bien plus loin, au Micromégas de Voltaire, aux Voyages de Gulliver de Swift, ou même aux Voyages dans les États du Soleil et de la Lune de Cyrano de Bergerac ou certains romans ou contes de Rabelais, voire encore à Platon ou au Livre d'Ezéchiel de l'Ancien Testament...
    Cela montre bien qu'une définition non-ambigüe n'est pas aisée et en est d'autant plus nécessaire, ou du moins utile si l'on veut être en mesure de circonscrire le domaine dont on parle...
    Sur la recherche de tels ancêtres du genre, on pourra remarquer avec Jean-Claude de Repper (Horizons du Fantastique n° 11, mars 1970) que :

    Ce jeu est une erreur. Tous ces récits rappellent la SF moderne, mais ils ne font pas partie du genre. L'imagination humaine a fonctionné à toutes les époques, il a pu arriver qu'elle utilise les données offertes par la Science ou la Technique, ou ce qui en tenait lieu alors, mais il ne s'agissait que d'occasion fortuites et non d'une recherche voulue et systématique.
    Autrement dit, la S.-F. se pense et s'observe elle-même en tant que telle.

    Ce qui veut dire qu'elle conscience d'être de la science-fiction...

    Considérant ce que l'on peut appeler la science-fiction moderne, je pense que son vrai père en est Herbert George Wells, qui dès 1894 avec La Machine à explorer le temps, a produit des œuvres indéniablement du genre, dans lesquelles science et fiction jouaient un rôle complémentaire avec en plus - et cela est un point important en ce qui nous concerne - une préoccupation sous-jacente portant sur le devenir de l'Homme et de la Société dans le paradigme scientifique ou technique qui sert de moteur aux événements.
    C'est bien ainsi que, là où Jules Verne se contentait de prolonger le roman d'aventure par de pures et simples extrapolations de la technique de son temps, Wells a fondé l'anticipation scientifique.
    D'autres auteurs de la même époque ont produit des œuvres se rattachant certainement à la science-fiction, mais ceci en "à-côté" de romans bien différents pour lesquels ils sont plus connus : ainsi Conan Doyle (Le Monde perdu, la Ceinture empoisonnée), Rosny Aîné (Les Xipéhuz, La mort de la Terre, La Force mystérieuse) ou Abraham Merritt (Le Visage dans l'abîme, Le Gouffre de la Lune).

    On est ainsi amené à définir la science-fiction en opposition, ou plutôt en juxtaposition ou conjonction, avec d'autres genres voisins avec lesquels il arrive qu'elle soit confondue hâtivement, provoquant ainsi parfois des réactions de rejet brutal tels que :

    « Je n'aime pas la science-fiction... tous ces monstres... pfff... c'est grotesque et impossible... »

    Un exemple typique est le rejet du genre dans son ensemble que manifesta en 1967 le philosophe Jean-François Revel, sur la base d'une ou deux lectures sans doute malheureuses et peut-être avec une connotation socio-politique sous-jacente, le faisant qualifier la science-fiction de

    germe intensément inepte et grossier

    Cette critique fut dûment re-située par un article de réponse de Gérard Klein paru dans Fiction en septembre de cette année-là (Y a-t-il une crise de la science-fiction française, Fiction no 162).
    (on pourra noter que J.-F. Revel, s'il adoucit par la suite sa positions envers le genre S.-F., restera toujour un adversaire convaincu de la littérature fictionnesque et tout particulièrement des utopies, qu'il dénonce dans son essai"La grande Parade" comme ne pouvant proposer que des modèles de sociétés totalitaires, avec l'influence néfaste qui s'ensuit.)

    Hugo Gernsback lui-même définira la science-fiction en 1926 comme

    Ces histoires telles qu'en écrivent Jules Verne, H. G. Wells et Edgar Allan Poe.

    ce qui montre bien où il faut en chercher les origines, mais aussi, bien curieusement, que ce n'est qu'une définition sous forme de "liste d'exemple", et non l'établissement de caractéristiques précises...
    Jacques Goimard, quant à lui, définit la science-fiction comme

    la seule littérature du présent parce qu'elle parle de l'avenir, alors que les autres renvoient au passé.

    Cette famille globale peut donc être vue comme le groupement de plusieurs genres apparentés mais distincts, auxquels il arrive bien sûr de s'enchevêtrer dans une même œuvre :

  • Anticipation
  • Fantasy ou merveilleux
  • Fantastique
  • Science-fiction proprement dite
  • C'est à dessein que j'ai associé mais distingué les genres anticipation et science-fiction afin de mettre en avant leur "parenté" mais aussi leurs éléments distinctifs. Anticipation signifie clairement qui se passe dans le futur", indépendament de tout aspect scientifique ou technique, et, à moins de se prétendre prophétie, reste indubitablement fiction.
    Bien qu'aussi littérature d'évasion, le Fantastique quant à lui relève d'une autre approche de par ses liens avec les mythes et traditions, analysé en profondeur par des ouvrages et anthologies érudites de l'académicien Roger Caillois.



    Barjavel est-il un écrivain de science-fiction ?

    Curieuse question... la réponse semble évidente pour tous, qu'ils aient lu ou non les livres de Barjavel relevant traditionnellement de ce genre...
    Justement... c'est bien là le point curieux... : j'ai rencontré une hâte "suspecte" dans la réponse de certains : « Barjavel ? non, je n'aime pas la S.-F. »...

    Alors je propose d'interroger sur ce point notre auteur lui-même, dont l'activité d'écriture ne s'est certes pas limitée aux romans, récits et nouvelles, mais nous offre comme on le sait de nombreux articles (les Libres Propos dans le Journal du Dimanche restent encore présents à la mémoire de beaucoup), mais aussi interviews, parmi lesquelles bien sûr (le très beau reportage L'Homme en question) que la Médiathèque nous a proposé dans le cadre de l'exposition accompagnant cette Journée.

    Et Barjavel lui-même se refusait ce qualificatif, ou plutôt cette catégorisation.
    Alors que, dès 1962, après la parution de Colomb de la Lune (qui était son "retour" au métier d'écrivain après une période d'activité plus particulièrement consacrée au cinéma), il déclarait dans son auto-interview dans Les Nouvelles Littéraires d'octobre, que :

    La science-fiction c'est la littérature de demain,

    en mars 1970, dans (une longue interview) accordée au magazine spécialisé de l'époque, Horizons du fantastique (no 11), il détaille de manière approfondie sa vision du métier, et reconfirme :

    D'abord, je déteste le terme de Science-Fiction et je ne pense pas être un auteur de S.-F.
    (...) Le roman classique psychologique m'ennuie aussi bien à la lecture qu'à l'écriture. Quant au nouveau roman, mieux vaut n'en pas parler... Je crois sans aucun doute que la SF, c'est la forme littéraire de l'avenir.

    Il pose cependant un regard critique sur les œuvres de ce genre de l'époque, reprochant à certains auteurs :

    La grande erreur des auteurs de SF, c'est de décrire des êtres non-humains parce qu'ils ne peuvent pas les décrire. A moins d'être dans un état second créé par la drogue et d'avoir des visions, et encore, même ces visions là, on les fabrique avec ce que l'on a.

    En cela, sa propre position dans le genre est claire, puisque son œuvre, à une exception près - et encore très discrète et qui passe souvent inaperçue, ne fait nulle part mention d'extra-terrestres et encore moins de monstres.
    C'est que pour lui, une telle ambition est vouée à l'échec par principe, car :

    L'imagination est une forme de la mémoire, qui est sa limite ; donc on ne peut pas inventer quelque chose qui ne soit pas dans le cerveau ; ça n'existe pas. C'est incroyable de voir les tentatives des auteurs de SF, et des plus grands, pour essayer d'imaginer des extra-terrestres.

    Il préfère donc se situer dans une optique plus littéraire, se définissant lui-même comme fabuliste, voire même conteur - renouant avec l'étymologie qu'il avait trouvé pour son patronyme, mais à laquelle Mme Chamoux a apporté une érudite réfutation, l'une n'excluant peut-être pas l'autre d'ailleurs.

    C'est ainsi qu'il se place dans la lignée de La Fontaine (auquel il rendra hommage dans Une Rose au Paradis, faisant de ses Fables le seul livre emmené dans l'Arche par Mr Gé., comme le Robinson Crusoë de Jean-Jacques Rousseau dans « L'Émile »), ou même de Turold, qui fut la source d'inspiration de son premier roman publié, Roland, ou de Rabelais - dont il a la nostalgie de la truculence et de la langue sonore, sonorité dont il reproche avec humour la disparition à Parmentier qui a introduit la pomme de terre dans le régime alimentaire des Français en remplacement des haricots...

    Je raconte une histoire pour en tirer une moralité, comme La Fontaine, et non une morale. La Fontaine est l'un des auteurs que je préfère. J'aime par-dessus tout La cigale et la fourmi et Le coche et la mouche. Ces deux fables sont pour moi l'exemple de ce qui est écrit définitivement sans que l'on puisse y changer un mot.

    (voir : [ http://www.lafontaine.net/fables/1cigfour.htm
    et [ http://www.lafontaine.net/fables/7coche.htm ])

    Son œuvre est en cela fondamentalement différente de celle des auteurs de space-opera américains, ou des explorateurs de mondes et de pouvoirs extraordinaires. Il faut lui reconnaître une « humilité technique », ne serait-ce aussi que par rapport à Jules Verne, se traduisant par une certaine modestie, ou du moins l'absence totale d'arrogance dans les assertions à caractère - ou prétentions - scientifiques : là où Jules Verne et ses héros croient et se font les champions de la science positiviste même dans ses extrapolations aventureuses, Barjavel - mais il n'est pas le seul - reste suffisament "vague" pour ne pas imposer des pseudos-théories ou explications, voire des dénominations de procédés tellement fumeuses qu'ils en sont invraisemblables, et dont d'autres abuseront (je pense à hyperespace, moteur transluminique, etc.)

    Aussi, s'il a revendiqué dans La Charrette bleue une filiation-hommage avec Jules Verne, au point d'avoir sous-intitulé ses premiers livres de romans extraordinaires, je le vois bien plutôt en "héritier littéraire" de Wells : j'ai découvert que la phrase d'explication de l'un de ses mécanismes créatifs que l'on peut lire dans le Journal d'un homme simple :

    Je m'excuse, je n'ai aucune imagination. J'ai seulement les yeux ouverts et un esprit simple, et assez logique. Ravage, Le Voyageur imprudent et Le Diable l'emporte ne sont que des catalogues d'éventualités. Je n'imagine pas. Je considère ce qui est possible.

    se retrouve en fait en 1911 sous la plume de Wells dans sa préface à la seconde édition de son roman Quand le dormeur s'éveillera :

    Il s'agit d'une « fantaisie du possible » ; le récit choisit une grande tendance créatrice, ou un groupe de tendances, et développe ses conséquences pour l'avenir. « Supposons que ces forces continuent à s'exercer », voilà l'hypothèse de base.

    Plus près de son époque, on ne peut manquer de faire un rapprochement avec son "confrère" et ami américain Ray Bradbury, car plusieurs points communs rapprochent leurs points de vue et leurs œuvres. Dans une interview à l'Express en 1980 à l'occasion de l'adaptation au théatre de ses "Chroniques martiennes" à Paris, celui-ci indiquait également à son metteur en scène Jean-Claude Amyl :

    [JCA] - Vous vous considérez donc aussi comme un fabuliste ?
    [RB] - Oui, et les autres choses ne marchent pas tellement bien. D'une certaine manière, le terme « science-fiction » n'est pas assez vaste. Car nous écrivons tous de la science-fiction. Si j'avais écrit une nouvelle il y a quarante ans, sur le mal que vous avez eu à vous garer en venant ici aujourd'hui, les gens auraient dit : « Comme c'est ridicule ! Cela n'arrivera jamais. »
    [...] (Si) Un romancier est intéressé par ce qui se passe dans le monde, il lui faut écrire de la science-fiction.

    Ces considérations sérieuses sur un genre qui semble de prime abord fait pour le divertissement ou l'évasion - et parfois "réservé" à la jeunesse - montrent la place à part entière qu'il convient de lui faire dans la littérature contemporaine, et le rôle qu'il lui revient d'y jouer.

    Science, technique et science-fiction

    C'est que dans science-fiction il y a science, et donc toute œuvre relevant de ce genre se doit au moins de présenter un rattachement au domaine scientifique. On y inclut cependant souvent des œuvres pour lesquelles cet aspect est mineur, voire inexistant ou même négatif, et certaines qui seraient plus avantageusement et plus correctement qualifiables de techno-fiction, socio-fiction ou politico-fiction, tel Le Maître du Haut Château de Philip Kindred Dick (1962) : c'est le type de certaines uchronies ("non-temps", ou "autre temps") dont l'Apopis Républicain de notre ami Michael Rheyss ici présent est un exemple savoureux...
    Parler de techno-fiction est envisager un néologisme relevant d'une volonté quelque peu puriste de distinguer science et technique, qui n'était pas vraiment d'actualité au début de l'apparition du genre, mais qui n'a commencé à poser des problèmes que récemment.
    Si l'on fait la distinction qu'il se doit entre les deux, il faut aussi distinguer implicitement technique de magie, et pourtant, je me suis fréquemment rendu compte de la justesse de la phrase célèbre d'Arthur C. Clarke
    (voir : [ http://www.chez.com/datoh/sf/auteur/clarke.html ] :

    Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie

    On serait donc presque tenté de faire entrer dans ce genre les gadgets des films de James Bond qui relèvent certes, à l'époque du tournage, d'une prospective technico-magique, mais, à peine dix ans plus tard, d'une ringardise savoureuse...

    Alors que l'anachronique robinet de gaz que l'Enchanteur installe - par magie ? - chez Bénigne constitue un véritable pont entre le genre merveilleux et la science-fiction, avec la touche d'humour à laquelle l'auteur reste fidèle.

    L'interrogation de la science-fiction (je laisserai le terme techno-fiction à la disposition d'exégètes plus subtils) sur l'adéquation de la Voie de la Technique aux destinées de l'Homme date en fait de la naissance du genre. Dès ses premières œuvres, Wells la place en toile de fond de l'enchaînements des événements qui prennent naissance sous sa plume, et les suivantes, moins connues du grand public, sont celles d'un moraliste humaniste dont les préoccupations semblent être bien voisines de celles de Barjavel.

    Les éléments anticipatifs chez ce dernier se différencient de l'anticipation-type que l'on trouve chez d'autres auteurs S.-F. par le fait qu'ils sont, chez lui, intégrés au cadre de vie dans lequel ils se trouvent mis en scène - modestement, c'est à dire qu'ils ne constituent pas une fin en soi - et réalistement : ils y ont leur utilité, ils servent à quelque chose.
    Car pour Barjavel, la technique et ses progrès ne s'assimilent pas directement à la magie : même si son utilisation comme source de merveilleux est fréquente chez lui, il s'agit d'un émerveillement lucide, et il considère explicitement que, s'il est impossible de tout expliquer, et si l'on ne peut pas dire non plus que "rien n'est inexplicable", tout peut faire l'objet d'une tentative de compréhension, d'un effort d'explication.
    Et la technique, telle qu'elle est mise en jeu dans son œuvre, est un ART ; et il a analysé, dans l'édition de 1951 de son Journal d'un homme simple, que l'Art, même religieux, se doit d'être utile, de servir à quelque chose, et surtout à quelqu'un, l'Homme, figure centrale de toutes l'œuvre de Barjavel.
    Par conséquent la Technique, ses progrès et ceux de la Science, ne sont ni bons ni mauvais en eux-mêmes, mais uniquement par l'utilisation qui en est faite. Et si une telle constatation semble une banalité, il ne faut pas oublier qu'il lui fut maintes fois reproché de professer le contraire : d'être "réactionnaire", "anti-progressiste", voire "obscurantiste" - à propos de Ravage en particulier, et cela quelques décennies après la parution du roman



    Science-fiction et prédiction chez René Barjavel

    Peut-on alors invoquer cette tendance à la prédiction comme une composante caractéristique et habituelle de la science-fiction ?
    Avec la période d'entre-deux-guerres, et sans nulle doute sous l'influence de Wells, l'interrogation s'est étendue à des sujets débordant le cadre strict de la science, à commencer par le discours sur la science elle-même et l'étendue des bienfaits qu'elle apporterait. Par là, la tentative de description de l'univers où l'homme pourra réaliser toutes ces choses a fait éclater le cadre maintenant un peu désuet du monde des héros de Jules Verne, qui est, à certains objets réalisés par une science alors à venir près, celui de son époque.
    La science-fiction est alors devenue "sociale" en abordant l'étude - et la description - des environnements dans lesquels les découvertes scientifiques ou techniques inéluctables allaient pouvoir s'inscrire.

    Dans le cas de Barjavel, l'époque même de ses débuts littéraires ne pouvait que le faire développer cette démarche personnelle de réflexion dont font preuve déjà ses tout premiers articles en 1931 dans Le Progrès de l'Allier. Et ne considérerait-il pas par la suite l'écriture de romans comme le stade le plus abouti de l'activité journalistique ?
     


    Je commencerai donc par Ravage, premier roman extraordinaire, qui nous offre dès les premières pages de belles descriptions visionnaires.

    Le voyage en train de François Deschamp, qui monte de Marseille à Paris en une heure, décrit un moyen de transport ferroviaire à très grande vitesse que la mise en service ces dernières années du TGV Méditerranée m'a ramené avec force à la mémoire.
    Je ne peux pas m'empêcher de voir certains viaducs - en particulier celui de Ventabren à l'arrivée sur la plaine de Marseille (voir : [ http://www.structurae.de/fr/structures/data/str00405.php ]), vu de l'autoroute, sans penser à

    la ligne Nantes-Vladivostock, (dont) les plans de remplacement avaient prévu la construction, partout où ce serait possible, de la voie aérienne sur l'emplacement même de l'ancien chemin de fer, afin d'utiliser ses ouvrages d'art.
     

    Certes, l'aspect des rames et surtout leur moyen de motorisation ne sont pas encore tout à fait ceux de cette

    automotrice à suspension aérienne (...) rappelant par sa forme élancée les anciens vaisseaux sous-marins.

    dont le départ semble plutôt aérien :

    Une sirène ulula doucement, les hélices avant et arrière démarrèrent ensemble, l'automotrice décolla du quai, accéléra, fut en trois secondes hors de la gare.
     

    Mais certains traits bien caractéristiques de notre époque y sont déjà, alors qu'ils étaient difficilement concevables lorsque le roman fut écrit, ne serait-ce que cette "sirène" annonçant le départ des trains, qui a commencé à sévir en France dans les transports parisiens à la fin des années 1970.

    Ce n'est pas seulement l'aspect ou l'utilisation de la ligne elle même que j'y vois annoncé, mais aussi sa "logistique" : ces lignes à grande vitesse, en passe de relier les principales capitales de l'Europe (nous n'en sommes certes pas encore à Nantes-Vladivostock, quoique...), ont eu aussi l'effet de reléguer à l'abandon les voies anciennes, car

    si l'on criait qu'on avait envie de remonter "dans le train" comme grand-père, on n'aurait tout de même pas accepté de s'asseoir dans une brouette poussive qui se traînait sur le ventre à trois cents kilomètres à l'heure.

    En revanche, là où l'auteur est quelque peu tombé à côté, emporté par un élan de créativité féconde idéalisant certaines réalités, c'est dans les modalités de construction de la voie en trois jours et trois nuits : tâche planifiée, préparée, approvisionnée et répétée des mois à l'avance, dont le succès est le couronnement d'une organisation rigoureuse, pas tant autoritaire que sachant s'appuyer sur un enthousiasme et une participation populaire sans réserve, peut-être dans le goût de certaines aspirations de l'époque... mais assez peu plausibles au vu de la réalité sociale, et peut-être quand même sous-dimensionné par rapport aux nécessités techniques d'un tel projet (voir, sur la conception des ouvrages d'arts de la ligne TGV : [ http://www.mines.u-nancy.fr/wwwste/webT/tgv_med.html ]).

    Les moyens de communication dans Ravage ne sont pas en reste : radio et télétransmisison d'images flottantes en relief, (comme cette technique de téléprésence qui se retrouvera dans d'autres écrits, en particulier la petite nouvelle (Le Travail du chapeau) que j'ai redécouverte tout récemment), ont d'une certaine façon fait une apparition sans grand succès au début des années 90 par le concept de visiophonie (expérience de Biarritz). Les réticences des utilisateurs étaient d'ailleurs bien celles que Barjavel met en avant lorsque Blanche est surprise en tenue légère par un appel impromptu de Jérôme Seita...

    Comme elle s'enveloppait dans son peignoir, le téléphone bourdonna.
    Elle eut soin de couper l'émission de l'image, et appuya sur le bouton d'admission. La glace s'éclaira. Seita y apparut, assis à son bureau, quelques papiers devant lui.
    - Allô, Mademoiselle Rouget ?
    - Oui, bonjour. Monsieur Seita.
    - Bonjour, Mademoiselle. Pourquoi donc vous cachez-vous ?
    Blanche le vit sourire, fixer dans le vide un regard d'aveugle.
    - Je me cache parce que je ne suis pas en état de me montrer, dit-elle. Ma chambre n'est pas faite et je sors du bain !
    - Oh, je vous prie de m'excuser.
    Il sourit, se leva, s'avança de trois pas hors de la glace.
    Blanche, instinctivement, recula. Elle marcha sur le bas de son peignoir, qui glissa de ses épaules. Elle se trouva nue. L'image de l'homme, minuscule, venait droit vers elle, glissait dans le vide vers son ventre blanc. Elle poussa un petit cri de frayeur, essaya de se cacher tout entière derrière ses deux mains, se baissa pour ramasser son peignoir.
    - Je vous en prie, Monsieur Seita, retirez-vous! Il s'arrêta, surpris, tourna vers la gauche sa tête grosse comme une noix.
    - Mon image elle-même est peut-être indiscrète? Je vous en prie encore une fois, excusez-moi...
    Il retourna sur ses pas, traversa le dos d'un fauteuil, rentra dans la glace, s'approcha de son bureau, tendit la main. La glace s'éteignit, redevint un simple miroir au tain brumeux, pendant que la voix de Seita continuait ...

    Un autre point où l'on surprend Barjavel à se tromper, comme un nombre important d'auteurs de science-fiction, sinon la quasi totalité, est dans l'"annonce" de transports aériens individuels... L'avion (ou hélicoptère, ou aéronef sphérique ou autre) personnel, que plusieurs romans mettent en œuvre pour le plus grand confort apparent des utilisateurs, se fait toujours attendre... on peut d'ailleurs ne pas le regretter en imaginant la pagaille aérienne qui pourrait en résulter. Le cinéaste Luc Besson en a donné une étourissante illustration dans le 5ème Élémént - film d'ailleurs inspiré de la bande dessinée Valérian, qui elle-même doit un peu à notre auteur (Mézière aurait lui aussi une adaptation de La Nuit des temps en bande dessinée...)

    Sortant du cadre de la technique, on trouve aussi dans Ravage cette curieuse prédiction géographique par laquelle l'auteur place, près de l'emplacement de l'ancienne gare Montparnasse... une tour, celle de la Ville Radieuse... Et, à propos de gare parisienne, ne place-t-il pas

    La Gare Centrale, creusée au-dessous du Jardin des Tuileries et du Palais du Louvre, desservait tous les réseaux. François monta par l'ascenseur de l'arc de triomphe du Carrousel.

    presque là où l'échangeur de Chatelet-Les Halles constituera, au début des années 80, un nœud multi-réseau... à proximité de la pyramide du Louvre, Place du Carrousel, reliant le monde du dessous à la surface...

    Ravage contient aussi des anticipations historiques et sociales qui constituent le fond même du récit. Il n'a pas échappé à l'auteur lui-même que la disparition totale et inexpliquée de l'électricité, élément initiateur des événements, s'est réalisée, dans une proportion considérablement moindre mais déclenchant néanmoins un début de déroute psychologique de la côte est de l'Amérique du Nord le 9 novembre 1965.
    Et les plus récentes craintes électrico-techniques lors du "passage à l'an 2000", si elles ne se sont pas réalisées, laissaient entendre un scénario fort similaire... ce que certains groupes écologistes "intégristes" avaient préparé en conséquence...

    Socialement parlant, et pour en rester là sur Ravage, le modèle de société mis en place par le Patriarche François, et sujet à de nombreuses critiques ou polémiques, est intéressant à analyser dans son ontogénèse. Si le premier niveau de critique, insuffisament documenté ou au regard restreint, a voulu y trouver une inspiration pétainiste, je me suis efforcé de montrer, dans (la page du site) qui en fait une analyse détaillée, que des fondements de concept et d'organisation pouvaient de manière très plausible en être trouvés dans les idées de Lanza del Vasto, qui avaient abouti à la fondation de ses Communautés de l'Arche, dont les règles de vie et le cadre de référence sont extrêmement proches de ce que décrit Barjavel, y compris par leur formulation même.
    Un seul hic : si Barjavel a bien connu Lanza del Vasto et ses ouvrages (édités par R. Denoël) dès 1942 et même avant (Le Pélerinage aux Sources fut un succès d'édition chez Denoël et Steele en 1939), les communautés ne se sont mises en place qu'en... 1948. L'autobiographie de Lanza del Vasto qui en raconte l'histoire et en développe les idées, L'Arche avait pour voilure une vigne fut publiée en 1978.
    Aussi, plutôt que de voir là une "prophétie réalisée" de la part de Barjavel, ou de considérer que la lecture du roman ait inspiré Lanza del Vasto (ce qui n'est d'ailleurs nullement exclus), on peut à nouveau saluer chez l'auteur ce talent à

    choisir une grande tendance créatrice, ou un groupe de tendances, parmi des catalogues d'éventualités, et considèrant ce qui est possible, développer ses conséquences pour l'avenir.

    Mais passons à d'autres œuvres. J'ai parlé en introduction et l'année dernière de Tarendol et de la magie de ses lieux... Je vais rester dans l'anticipation, non romanesque toutefois, avec Cinéma Total, essai sur les formes futures du cinéma qui, dès 1944, annonçait des réalisations étonnantes : alors que le cinéma, et d'une manière générale la quasi-totalité des techniques d'images, offraient du monde une vision en noir et blanc dont les effets artistiques tenaient surtout dans la maîtrise des nuances de gris, il imaginait sans peine (p  39) que :

    La couleur, ivresse nouvelle, envahira d'abord les écrans. L'agonie du film gris sera brève. Il traînera quelque temps un reste de triste vie dans les cinémas de province et les très pauvres salles des banlieues lépreuses. Puis les gamins eux-mêmes ne le supporteront plus.

    Exercice d'imagination point trop difficile certes, mais dont la cohérence des développements mérite d'être soulignée.

    De l'écran, la couleur se glissera dans les albums de famille. Le nouveau-né trônera au milieu de la page, tout rose sur sa fourrure blanche. Papa fera photographier sa fille dans sa robe bleu pervenche à l'occasion de ses dix-huit ans. Et la vieille tante d'Angers répondra par quatre pages de remontrances à l'envoi de la photo accompagnée d'affectueuses pensées. Parce qu'elle aura vu que sa nièce se met du rouge aux lèvres.

    Pour arriver à :

    La photographie et le cinéma pousseront l'imprimé vers de nouveaux progrès. Le lecteur s'irritera de voir son journal publier en noir un instantané extrait des actualités en couleur.

    et c'est bien dans cet ordre, et avec cette gradation, que s'est progressivement établie l'arrivée de la couleur dans les images "publiées".
    Mais continuons, toujours à propos du cinéma et, d'une manière générale, de ce qui allait devenir l'audiovisuel : Barjavel anticipait à juste raison certaines difficultés colorimétriques du rendu des couleurs selon l'éclairage et l'ambiance des scènes (p 41)

    (...) la caméra, dont la vitesse et l'ouverture seront réglées sur l'éclairage moyen, donnera une image sous exposée dans les parties sombres, et surexposée dans les parties trop éclairées. Tant que le hasard sera seul maître de ces phénomènes, ils produiront peut-être des effets charmants, mais plus souvent des effets désastreux. Le chef opérateur et le metteur en scène devront apprendre minutieusement comment une pellicule de telle marque transforme les couleurs en surexposées ou sous-exposées. Alors seulement, ils pourront commencer à jouer de leur nouvel instrument.
    Viendra enfin le jour où les transformations des couleurs seront connues, cataloguées. Ce sera sans doute à ce même moment qu'un nouveau procédé permettra de reproduire exactement les teintes photographiées, quelque soit l'intensité de la lumière qui les frappe, et de les modifier et transformer à volonté, comme on modifie la luminosité par l'emploi du diaphragme.

    En cela il introduisait la nécessité d'études théoriques et le développement d'écoles de cinéma de haut niveau, qui firent leur apparition à la fin de la guerre puis se développèrent par la suite. Il anticipait aussi des techniques de traitements et manipulations d'images qui sont maintenant presque plus utilisées que les images naturelles...

    D'un point de vue formel, Cinéma total est un essai et non un roman, mais certaines descriptions de vie quotidienne de la société future que l'on peut y touver relèvent néanmoins du genre romanesque, et parfois même lyrique : salles de spectacles aux fauteuils pneumatiques (p 48), machines à laver, qui pour la ménagère de 1950, auront constitué "une affreuse corvée" en comparaison de l'utilisation de textiles plus futuristes et des procédés de recyclage qu'envisage l'auteur et qui seront d'ailleurs récurrents dans bon nombre d'œuvres ultérieures.
    C'est qu'en 1944, on utilisait les lessiveuses en fer galvanisé.

    Dans le domaine de l'image-spectacle, ce qui est particulièrement étonnant est l'anticipation que fait Barjavel de concepts pour le moins modernes, et difficiles à rattacher à quelque donnée que ce soit de l'époque ... Qu'on en juge :

    La télévision va faire des progrès rapides. Après la présente guerre, des postes récepteurs perfectionnés seront fabriqués en grande série. Mais ils ne recevront que des spectacles médiocres. Il faut plusieurs mois de travail, de mise au point, de choix, et un nombre considérable de millions, pour fabriquer un film qui dure deux heures. Un studio de télévision, qui émettra ne serait ce que dix heures par jour de spectacle renouvelé, ne pourra pas se permettre le luxe d'une telle préparation. Les émetteurs se transformeront en succédanés de théâtres, et nous montreront toutes les vedettes et tous les répertoires des salles subventionnées. Ils entremêleront ces spectacles poussiéreux de vues de plein air, d'actualités sportives. Ils utiliseront tout ce qui ne coûte rien. Et, naturellement, chercheront à projeter des films.
    Non moins naturellement, les compagnies capitalistes de production s'y opposeront, car si le spectateur reçoit le cinéma à domicile, il ne passera plus au guichet. Comment, alors, lui prendre son argent ?
    Même si le cinéma devient une industrie de l'État, celui-ci ne pourra pas distribuer gratuitement, sur les ailes du vent, ce qui aura coûté tant d'efforts, et des sommes de plus en plus considérables. Il devra trouver le moyen de faire payer le spectateur en chambre. Nous aurons sans doute des postes munis de compteurs, où s'inscrira, en unités nouvelles, la consommation que nous aurons faite de telle ou telle longueur d'onde. Nous paierons à la Compagnie de Perception des Droits Cinématographiques, comme nous payons aujourd'hui à la Compagnie du Gaz ou de l'Électricité. Et la CPDC répartira ces droits entre les producteurs de films, ou les transmettra au Trésor Public.
    Avant d'en arriver là, nous verrons sans doute bien des remous agiter le monde du cinéma. La télévision, avant de se confondre avec lui, va le secouer à mort. Bien des gens préféreront recevoir à domicile un spectacle médiocre, plutôt que de se déranger pour assister à la projection d'un film de meilleur qualité. Ainsi la télévision, dès qu'elle diffusera largement ses mauvaises productions, fera-t-elle une concurrence sérieuse au cinéma. La révolution du parlant, les ruines qu'il accumula, seront considérées comme des bagatelles quand la transmission des images par les ondes bouleversera l'industrie du film. Après leur grand combat viendra enfin la fatale alliance de la télévision et du cinéma, et nul ne pourra plus se défendre contre eux.
    Le cinéma à domicile, même taxé, ne remplacera d'ailleurs pas entièrement le cinéma dans les salles. Il faut compter, en effet, avec le besoin qu'éprouvent les hommes de se rassembler en grandes foules pour jouir ou pour haïr, avec le plaisir qu'éprouvent les plus casaniers, les plus attachés à leurs pantoufles, à sortir de temps en temps de chez eux. Les gouvernements encourageront toutes les entreprises qui permettront d'agglomérer régulièrement les citoyens sous l'emprise d'une même émotion. Les nouvelles facilités de transmission des spectacles seront mises à profit pour enseigner aux peuples leur histoire vivante. Des fantômes de grands hommes précéderont les cortèges commémoratifs. L'image de la Bastille repoussera chaque quatorze juillet au cœur de Paris, et les jeunes habitants de la capitale se mêleront à leurs ancêtres pour la prendre d'assaut. Sur les champs de bataille, des Bayard impalpables entraîneront les hésitants vers des fins héroïques. A domicile, le cinéma total, un instant prisonnier du poste récepteur et de son écran, s'en évadera pour se promener dans l'appartement. Le bourgeois, bien empli par son repas, et emplissant bien son fauteuil, projettera l'image virtuelle à ses pieds, sur le tapis, ou sur le champ clos de la table, ou quelque part dans l'espace, entre le parquet et le plafond. Un tour de bouton de trop, un caprice de l'appareil, et l'image, traversant les murs, ira se promener chez le voisin. Nous n'aurons plus à nous défendre seulement contre les bruits, mais aussi contre les visions intempestives. Des insouciants laisseront leur poste crier les images. Dès l'aurore, un radio-journal mal aiguillé fera danser son actualité sur notre édredon... Les grands centres de production des spectacles émettront pour le monde entier. D'Hollywood, de Babelsberg, ou de la Victorine à Romorantin, point de relais, point de transport de bobines. La féerie ailée se jouera de la matière.
    Que seront ces ondes qui transporteront les images ? En quoi consisteront les appareils capables de les concrétiser dans l'espace ? Nul technicien d'aujourd'hui n'est capable de faire la moindre supposition à ce sujet, pas plus que Léon Gaumont, qui, au début du siècle, synchronisait le phonographe et le cinéma, ne concevait la possibilité de la piste sonore du film parlant. Pourtant, les enfants d'après-demain apprendront à l'école le fonctionnement des appareils dont nous n'imaginons même pas le principe.
    Quel sera le nouveau moyen d'enregistrement et de conservation des images ? Une seule chose nous semble évidente, c'est qu'il n'aura rien de commun avec le film d'aujourd'hui et que la photographie n'y jouera aucun rôle. Il sera peut-être basé sur la propriété que possèdent certaines matières de voir leur texture interne modifiée lorsqu'on les soumet à l'action de certaines ondes. Un spectacle de plusieurs heures se conservera sous un faible volume. Disque, ou fil en bobine, ou sphère, ou feuilles reliées, il sera aisément maniable, et permettra à l'amateur de conserver chez soi ses spectacles préférés, ou de les emprunter à la cinémathèque de quartier, afin de les revoir et de les ré-entendre, comme il relit un livre aimé.
    Il lui suffira pour cela de les confier à son appareil récepteur, comme il lui confie aujourd'hui ses disques.
    Telle partie qui l'émerveille, il la fera passer cinq ou six fois de suite, découvrant à chaque coup quelque beauté nouvelle dans le jeu des acteurs, la composition des couleurs, le rythme de l'action, la poésie du dialogue, ou le mouvement des volumes. Alors, le cinéma ne sera plus cette industrie qui produit des œuvres fugitives dont il ne reste bientôt qu'un souvenir en quelques esprits. Ses chefs-d'œuvre demeureront, comme demeurent ceux de la littérature, de la peinture, de la musique. Ils seront étudiés, enseignés, aimés. Et nul n'osera plus prétendre que le cinéma n'est pas un art.

    Tout y est !! Omniprésence de la télévision - pourtant pratiquement inconnue à l'époque - évolutions des mentalités et des loisirs, de la qualité des productions, mais aussi des techniques qui, même si

    Nul technicien d'aujourd'hui n'est capable de faire la moindre supposition à ce sujet,

    sont bien là maintenant : magnétoscope et même DVD et autres enregistrements numériques, en tout cas

    moyen d'enregistrement et de conservation des images n'ayant rien de commun avec le film d'aujourd'hui dans lequel la photographie ne joue aucun rôle...

    Surtout, on y voit aussi la télédiffusion internationale instantanée, maintenant possible grâce aux satellites, alors pas même imaginés, et, vraiment étonnante, la télévision à péage, les décodeurs-compteurs très exactement définis comme le pay-per-view actuel...

    On serait tenté de dire qu'il n'y manque que la carte à puce comme moyen de paiement... mais j'ai déjà évoqué en quelque mots l'année dernière ce que cette technique et l'industrie qu'elle fait vivre doivent à notre auteur... La page du site consacrée à la Nuit des temps en présente une analyse détaillée, et l'exposition montre un article d'une revue spécialisée présentant une rétrospective de l'invention qui rend à son auteur ce qui lui est dû...

    Et c'est à ce roman que l'on est amené à se réferrer encore : sa très belle construction "filmique" y donne la place à la mise en scène, et même en images, de descriptions d'une vie future, ou incroyablement éloignée dans le passé, dans laquelle des réalisations techniques, économiques et sociales deviennent progressivement d'actualité à présent.
    Je vais en souligner les plus marquantes ; j'en parle certes dans le site, mais il n'est pas de mois sans qu'un communiqué ou une publication scientifique m'amène à penser : "mais c'est vrai... ça aussi Barjavel l'avait annoncé"...
    On trouvera sans peine d'autres exemples où l'auteur n'a pas prévu, et où ce qu'il a décrit ne s'est pas réalisé. Certaines restent du domaine du rêve, en tout cas pour ce qui est de leur réalisation (utilisation de l'"Énergie Universelle" pour la production de nourriture), d'autres peuvent s'identifier comme cohérents et émergents dans un contexte socio-politique qui n'est plus le même aujourd'hui (influence de la guerre froide, diverses préoccupations qui n'ont plus cours...), et, peut-être pour cette raison, n'ont jamais vu le jour.

    • Le calcul en réseau

      La solution de partage de ressources informatiques qui est mise en œuvre pour déchiffrer la langue d'Éléa, et par là comprendre ce qu'elle demande pour se nourrir, est maintenant devenue une réalité, et cela dans une structure et pour des applications similaires. Après des expérimentations plus ou moins anecdotiques d'équipes universitaires ou semi-professionnelles (DES-Challenge), la constitution de tels réseaux de calcul partagé a vu au printemps dernier une mise en œuvre réussie avec le projet Décrypthon (voir une présentation sur la page : [ http://www.genomining.com/francais/decrypthon/FAQ_Decrypthon.html ]).
      L'objectif était l'analyse de paquets de données comprenant des descriptions de protéines afin d’établir comparatif exhaustif des 500.000 protéines existantes dans le monde vivant. Pour cela chacun de quelques dizaines de milliers de micro-ordinateurs personnels bénévoles et indépendants, une fois inscrits, recevaient du système fédérateur des "tranches" de valeurs à traiter pendant ses - nombreuses - périodes d'inactivité. La tâche s'est accomplie en deux mois au lieu du millier d'années qu'aurait nécessité le travail par un seul ordinateur puissant. Ce projet a été réalisé grâce à la coopération du fabricant de matériel informatique IBM et de la société française de biotechnologies Genomining. Ensuite, le "réseau virtuel"

      se défit. Les relais se désamorcèrent, les liaisons tombèrent, le réseau nerveux tissé autour du monde se rompit et se résorba. Du Grand cerveau, il ne demeura plus que ses ganglions indépendants, redevenus ce qu'ils étaient auparavant, socialistes ou capitalistes, marchands ou militaires, au service des intérêts et des méfiances.

      D'autres recherches sont en cours, presque toutes dans le domaine du déchiffrement ou de la traduction. Ainsi :

      • le projet seti@home dans lequel trois millions de micro-ordinateurs participants analysent des signaux radioastronomiques du radiotélescope d'Arecibo dans l'hypothèse d'y trouver une trace de signification extraterrestre intelligente (voir : [ http://setiathome.free.fr/ ]),
      • un projet de dictionnaire multilingue universel qui se construit par apport bénévole de vocabulaire. Les grandes entreprises du secteur ont bien sûr assuré leur présence dans ectte activité dès le début, en "parrainant" certaines opérations puis en en constituant des offres commerciales de ce que la langue informatique internationale a appelé grid computing.
        (voir aussi http://www.gridcomputingplanet.com/news/article/0,,3281_1145901,00.html)
    • Les nanotechnologies

      Les dispositifs de transmission individuels qu'utilise Éléa pour communiquer ses souvenirs à Simon et les faire partager à la communauté internationale résistent à l'investigation des scientifiques qui tentent d'en comprendre la constitution. Non pas qu'ils soient "magiques", mais la technologie utilisée est "trop" avancée :

      - Faut pas s'y tromper, dit Brivaux, c'est de l'électronique moléculaire. Ce truc-là est aussi compliqué qu'un émetteur et un récepteur TV réunis et aussi simple qu'une aiguille à tricoter ! Tout est dans les molécules ! C'est formidable !

      Si en 1969 les circuits intégrés faisaient de timides apparitions - avec des dimensions énormes par rapport à leur évolution actuelle - des concepts plus miniaturisés restaient quelque peu "fumeux" hors des laboratoires universitaires (le premier à en parler semble être Richard Feynman dans un article de 1959, There's plenty of room at the bottom (voir : [ http://www.its.caltech.edu/~feynman/plenty.html ]), discutant des limites de la miniaturisation en prévoyant la possibilité d'arranger la disposition des atomes à notre guise).
      Or depuis maintenant quelques années les recherches dans ce domaine ont fait des bonds en avant, au point de rencontre de l'électronique proprement dite, de la micro - ou plutôt nano - mécanique, de la chimie et de la biologie. Dans un article présentant les premières réalisations et les perspectives du secteur, un spécialiste français n'omettait pas de rendre hommage à Barjavel comme instigateur de l'idée et de ses potentialités (dossier du 4 décembre 2000 dans Libération, voir aussi : [ http://www.zyvex.com/nano/ ])
      Non seulement des miniaturisations extrêmes peuvent être envisagées, mais aussi des propriétés fonctionnelles des objets eux-mêmes, s'auto-construisant, et pouvant ainsi laisser prévoir une structure industrielle autonome, optimisée et non polluante, dont des descriptions (voir un article sur les perspectives des nanotechnologies moléculaires :[http://www.archipress.org/ts/henchoz.htm ]) évoquant étonnament celles que Barjavel fait des

      Les usines silencieuses et sans déchets fabriquaient tout ce dont les hommes avaient besoin. La clé était la base du système de distribution.
      (...)  Une fois construites et mises en marche, les usines fonctionnaient sans main-d'œuvre et avec leur propre cerveau. Elles ne dispensaient pas les hommes de tout travail, car si elles assuraient la production, il restait à accomplir les tâches de la main et de l'intelligence.
      (...)  Les objets que fabriquaient les usines n'étaient pas des produits d'assemblage, mais de synthèse.

      ou des qualités auto-réparatrices des matériaux, telle la conduite d'eau des souterrains de Gondawa qui se "cicatrise" après qu'Éléa et Païkan l'aient percée pour s'y désaltérer dans leur fuite...

      il nettoya du tranchant de la main la poussière qui ouatait une sorte de cylindre courant à hauteur d'homme le long du mur, et y enfonça par deux fois une lame. Un double jet d'eau se mit à couler. Éléa, la bouche ouverte, se jeta sous la mince colonne transparente. Elle s'étrangla, toussa, éternua, rit de bonheur. Païkan buvait dans ses deux mains en coupe. Ils avaient à peine étanché leur soif quand le double jet diminua et tarit : la conduite d'eau avait réparé ses fuites.

    • Une structure économique s'appuyant sur le crédit

      La civilisation de Gondawa qu'Éléa fait revivre sous nos yeux présente plus que la simple mise en application des technologies qui en sont quand même les fondements. Le modèle économique que lui donne Barjavel, rendu possible par l'absence intrinsèque de quelconque pénurie grâce à ces technologies, repose sur le crédit distribué à chacun annuellement sur une base relativement égalitaire, et surtout réinitialisé chaque année pour ne pas permettre l'accumulation.

      Chaque vivant de Gondawa recevait chaque année une partie égale de crédit, calculée d'après la production totale des usines silencieuses. Ce crédit était inscrit à son compte géré par l'ordinateur central. Il était largement suffisant pour lui permettre de vivre et de profiter de tout ce que la société pouvait lui offrir. Chaque fois qu'un Gonda désirait quelque chose de nouveau, des vêtements, un voyage, des objets, il payait avec sa clé. Il pliait le majeur, enfonçait sa clé dans un emplacement prévu à cet effet et son compte, à l'ordinateur central, était aussitôt diminué de la valeur de la marchandise ou du service demandés.

      Le JavaRing, bague contenant un micro-processeur destiné à des fonctions d'identification...

      Il s'agit bien là d'une vision utopiste, qui s'inscrit dans une réflexion qui me semble avoir été davantage d'actualité en 1968 qu'à présent. Il faut aussi dire, comme l'indique la page du site sur le roman, que l'idée elle-même n'est pas neuve : Barjavel l'a pratiquement reprise mot pour mot du livre d'Edward Bellamy « Cent ans après ou l'an 2000 » (Lookin Backwards), lui aussi histoire d'un réveil après un sommeil toutefois bien moins long.
      Mon propos n'est pas de dire que l'auteur s'est trompé... chose presque impossible par principe avec les utopies, mais de mettre en avant certaines faiblesses du modèle qui ne lui ont pas échappé non plus.
      C'est ainsi que Barjavel a bien réalisé qu'une société, même idéale, ne pouvait l'être pour tous. Et que le mécanisme de constitution du groupe social (La Désignation), même optimisé, aurait des "échecs", qui se trouveraient exclus de la société et que celle-ci même ignorerait. Ce sont les "sans-clés", les "non-désignés" ou "les Gris"... Préfigurations pathétiques de nos exclus, SDF ou sans papiers, quoique le problème était déjà présent dans toutes les sociétés bien avant 1967... Mais cette vision de son inéluctabilité, et presque de sa concomitance à toute tentative de construction de monde idéal, ne manque pas d'ouvrir des pistes à la réflexion sociologique qui nous mèneraient assez loin.

    • L'habitat souterrain

      Ce n'est qu'après la seconde guerre mondiale que l'idée d'abriter les lieux de vie sous terre est devenue d'actualité. Certes les abris souterrains "primitifs" existaient de longue date, mais comme refuges temporaires à des calamités au pire épisodiques. La menace nucléaire, tout récemment apparue et impressionnant considérablement les esprits de l'époque, amenait ce concept comme possible solution future à un péril latent. Néanmoins, on n'en trouvait aucune réalisation concrète, à part des prototypes d'abris antiatomiques plutôt anecdotiques, et son extension à l'échelle des villes peut à juste titre faire figure d'innovation. Or Barjavel s'y réfère dès Cinéma Total :

      L'humanité, jaillie des cavernes, a voulu maîtriser l'univers. Elle a libéré des forces de plus en plus puissantes dans l'espoir de les utiliser. Chacune de ces forces s'est retourné contre elle. Les hommes commencèrent à soupçonner le sens du péché de connaissance. Ils se sont repliés vers leur base de départ, ont cherché un dernier refuge dans le ventre de leur mère la Terre.
      Voici la ville enfouie. Cent étages de rues superposées, entrecroisées, illuminées. Ascenseurs, escaliers roulants, pistes mobiles, grouillement de millions d'êtres aux joues pâles. Plus bas, c'est le quartier silencieux des usines sans fumée. Les machines tournent seules. L'utilisation de l'énergie fabuleuse libérée par la désintégration de la matière a arraché l'homme à l'esclavage du travail manuel. Les machines produisent pour tous des richesses sans cesse renouvelées. Des appareils délicats les commandent et les surveillent, eux-mêmes surveillés par d'autres. Quelques milliers d'ingénieurs aux mains propres dirigent le tout. L'homme n'a plus rien à faire.

      puis dans l'avant-dernier chapitre du Journal d'un Homme simple, où elle lui parait "évidente", en premier lieu comme localisation de l'Exposition Universelle représentative des villes de l'avenir :

      On cherche où bâtir l'Exposition. L'évidence répond : sous terre. Aux architectes de prévoir le détail. Pour ma part, je la vois, en gros, sous la forme d'une sphère, hermétique, percée de quelques portes-ascenseurs s'enfonçant en elle comme des bouchons, et flanquée d'un puits orientable : la piste de départ des fusées astronautiques. Telle sera la ville de demain. Sphérique pour être plus exactement hermétique. Ses portes s'ouvriront en temps normal vers la surface, l'air, et vers des prolongements souterrains : fleuves, lacs, galeries, routes d'eau ou chemins de fer vers d'autres villes rondes. Mais à la moindre alerte, elle doit pouvoir se fermer sur elle-même en quelques secondes, et ne plus laisser pénétrer un grain de poussière, un atome de gaz. Donc, hermétique et autonome.

      et bien sûr dans La Nuit des temps où elle est la base même de l'urbanisme de la civilisation d'Éléa

      La sagesse conseillait de reconstruire à l'abri.
      Le sous-sol fut creusé davantage en profondeur et en étendue. son aménagement engloba les cavernes naturelles, les lacs et les fleuves souterrains. L'utilisation de l'énergie universelle permettait de disposer d'une puissance sans limite et qui pouvait prendre toutes les formes. On l'utilisa pour recréer sous le sol une végétation plus riche et plus belle que celle qui avait été détruite au-dessus. Dans une lumière pareille à la lumière du jour, les villes enfouies devinrent des bouquets, des buissons, des forêts. Des espèces nouvelles furent créées, poussant à une vitesse qui rendait visible le développement d'une plante ou d'un arbre. Des machines molles et silencieuses se déplaçaient vers le bas et vers toutes les directions, faisant disparaître devant elles la terre, et le roc. Elles rampaient au sol, aux voûtes et aux murs, les laissant derrière elles polis et plus durs que l'acier.
      La surface n'était plus qu'un couvercle, mais on en tira parti. chaque parcelle restée intacte fut sauvegardée, soignée, aménagée en centre de loisirs. Là, c'était un morceau de forêt qu'on repeuplait d'animaux ; ailleurs, un cours d'eau aux rives préservées, une vallée, une plage sur l'océan. On y construisit des bâtiments pour y jouer et s'y risquer à la vie extérieure que la nouvelle génération considérait comme une aventure.
      Au-dessous, la vie s'ordonnait et se développait dans la raison et la joie.

      Et c'est à la fin des années 60 que le concept devint réalité "moderne", au Canada avec la construction des parties souterraines de Montréal (1966), puis je dirais insidueusement, dans la plupart des grandes capitales, où non seulement les transports en commun sont une activité souterraine, mais où une part importante de la vie quotidienne de nombreux individus se déroule en sous-sol dans des conditions et pour des occupations que l'on aurait eu du mal à imaginer comme telles il y a quarante ans (commerces, restaurants, loisirs...). Quant à l'habitat souterrain... peut-être y arrive-t-on...

     


    Comment et Pourquoi  ?

    Après ces présentations - forcément limitées par le temps qui nous est imparti cet après-midi - il convient de revenir à la question de tenter d'expliquer dans quelle mesure, et, le cas échéant, par quel privilège, la science-fiction et tout particulièrement l'œuvre de René Barjavel, bénéficient de cette "aptitude" à la prédiction. Qu'il y ait des prédictions dans la science-fiction est indéniable, et l'explication "rationalisante" qu'elles ne relèvent que de la coïncidence me semble quant à elle relever de l'esquive ou du tour de passe-passe...
    Plus intéressante me parait être la remarque que les auteurs de science-fiction, et je me permettrai de dire "les bons", ne conçoivent pas leur activité sans une sérieuse documentation, soigneusement tenue à jour, sur les dernières découvertes et actualités, scientifiques bien sûr, mais de bien d'autres domaines.
    On peut objecter aussi que des prophéties telles que celles que j'ai relevées semblent par nature avoir une prédisposition à l'auto-réalisation au même titre que certaines prévisions économiques ou financières sur la base d'un postulat parfois constaté que

    Le futur est affecté par la vision que l’on en a.

    Ne cite-t-on pas également que l'écrivain Cleve Cartmill fit les frais en 1944 de ce talent : il faillit être arrêté, convaincu d'espionnage parce qu'il décrivait minutieusement la bombe atomique dans une nouvelle, "Deadline", parue peu avant les premiers essais nucléaires ! Campbell, rédacteur en chef d'Astounding qui publiait Cartmill, réussit à convaincre le FBI de l'innocence de son auteur...

    Je suis bien conscient d'avoir introduit une échelle de valeur en précisant "les bons"... et on ne sera pas surpris que je profite de ce critère pour y placer notre auteur qui, comme Jules Verne, se tenait minutieusement au courant de l'actualité y compris scientifique, que son activité de journaliste l'a souvent amené à commenter en direct sur les ondes, à la radio et à la télévision.
    Sa bibliothèque personnelle, avec des rayonnages remplis d'encyclopédies, et les nombreux dossiers thématiques qu'il établissait, impressionnaient ses visiteurs dont j'ai recueilli les témoignages.
    Une telle richesse de documentation ne suffit pas, à moins d'alimenter une démarche créatrice qui constitue ce qu'il faut bien appeler la magie, le talent et le "don" de l'auteur. Allant bien au-delà de la simple "logique mathématique", ce sens affiné du raisonnement logique sert comme l'auteur l'expliquait lui-même à la construction de "mises en situations", jusqu'à leur extrême aboutissement souvent cataclysmique.
    Plus généralement de la part de l'écrivain, lucidité et objectivité accompagnaient une indépendance d'esprit et ce que l'on ne peut qu'appeler un "solide bon sens" pour lui éviter le rejet de situations imaginables sous le prétexte d'irréalisme.

    De telles aptitudes sont-elles innées, acquises "naturellement", ou le résultat d'une "initiation" plus ou moins ésotérique... ? On peut émettre les hyposthèses que l'on veut. Dans le cas de notre auteur, ses origines ancrées dans un terroir réaliste, ajoutées à une enfance et une éducation laissant aussi la place à l'imaginaire et à de nombreuses lectures, ne pouvaient que constituer un terrain favorable. Il ne faut pas oublier non plus que, vers la trentaine, l'auteur suivit l'Enseignement de Gurdjieff auprès de Madame de Salzmann et de son ami Philippe Lavastine, et que, au delà de toutes considérations "ésotériques" ou "initiatiques", les exercices de concentration peu conventionnels pour l'époque qui y étaient pratiqués avaient bien pour but de développer des capacités de réflexion objective, de logique non polluée par les a priori, qui peuvent aussi aider à comprendre certaines parts de la démarche d'écriture de Barjavel. Lui-même se confiait sur ce sujet dans des interviews privées, rapportées dans quelques éditions en collection "Club" maintenant peu courantes, et dans le livre de Louis Pauwels "Monsieur Gurdjieff".

    D'autres explications, d'un sérieux plus contestable (mais sait-on jamais), et applicables tant à certains écrivains de science-fictions qu'à un bon nombre de "visionnaires" plus scientifiques, ont été proposées... Celles en faisant des voyageurs venus du futur ou des extraterrestres déguisés ne manquent pas de saveur, et, pris avec détachement, peuvent nourrir une inspiration littéraire au second degré produisant de petites perles d'écriture.
    Ainsi notre ami Michael Rheyss a-t-il rendu un hommage à notre auteur dans sa nouvelle Le Tigre de la Lune (Éditions Rafael de Surtis), dont c'est justement la clé de l'intrigue... Nous l'avions interviewé sur le site l'année dernière (voir voir l'interview) et c'est lui-même qui va nous en parler à présent.

     


    Pour en savoir plus : références, sources et approfondissements

    Les ouvrages et documents cités ci-après ne constituent que des pistes d'explorations et ne visent nullement à fournir une liste complète de références... Le lecteur interessé procédera avantageusement à ses propres recherches, par exemple sur la base des documents indiqués dans ceux de la présente liste... C'est ainsi que se font parfois des découvertes inattendues.

    1. Sur les définitions du genre S.-F. : études et ouvrages

    Quelques ouvrages en français permettront d'avancer dans la connaissance du genre S.-F. Ils comportent pour la plupart de riches bibliographies qui mèneront leur approfondissement jusqu'à la nuit des temps...

    1. Sites Internet consacrés à la S.-F. et à ses thèmes
    1. Sur le thème des prophéties et anticipations dans la littérature : sites et articles de revues :

    On trouvera dans cette page complémentaire quelques références générales compilées séparément.

    1. Oeuvres de René Barjavel citées en référence :

    On pourra bien sûr se livrer avec intérêt à une (re-)lecture de l'ensemble des œuvres de l'auteur en portant une attention particulière aux anticipations et "prophéties" que l'on y rencontrera. Le présent exposé s'est essentiellement référé aux œuvres suivantes :