Une femme qui se réveille seule,
arrachée à celui qu'elle aime par 900 000 ans de sommeil,
au regard inexorablement figé sur le passé.

Un homme qui se réveille d'entre les siens d'une vie de solitude,
qui ne voit plus que la beauté et la souffrance
de celle qui l'attendait depuis la nuit des temps.

Constante de l'humanité à travers les âges au même titre que
la curiosité scientifique et le fanatisme guerrier,
l'amour accompagne toutes les civilisations.
Les peut-il transcender?

Je suis entré, et je t'ai vue.
Et j'ai été saisi aussitôt par l'envie furieuse, mortelle, de chasser, de détruire tous ceux qui, là, derrière moi, derrière la porte, dans la sphère, sur la glace, devant leurs écrans du monde entier, attendaient de savoir et de voir. Et qui allaient TE voir, comme je te voyais.
Et pourtant, je voulais aussi qu'ils te voient. Je voulais que le monde entier sût combien tu étais merveilleusement, incroyablement, inimaginablement belle. Te montrer à l'univers, le temps d'un éclair, puis m'enfermer avec toi, seul, et te regarder pendant l'éternité.



  1. Présentation
  2. Genèse
  3. Résumé
  4. Extraits
  5. Personnages
  6. Étude linguistique
  7. Thématique
  8. Critiques du roman
  9. Critiques de lecteurs
  10. Critiques des visiteurs
  11. Projets inspirés par le roman
  12. Liens sur le site
  13. Copyrights


Le mythe de Mû
(cf. Genèse) Voir une introduction de l'histoire de ce continent englouti d'après les recherches de Churchward
voir maintenant ]
« Il n'y a pas de pingouins au sud, il n'y a que des manchots. Mais une ethnologue n'est pas forcée de le savoir », (c) B.Curstinger/Photo Researchers-Jacana - voir fin de la page

La Nuit des temps est :

Le meilleur roman que j'ai jamais lu
 Le meilleur roman de Barjavel
 Un roman exceptionnel
 Un grand roman
 Un bon roman
 Un roman passable
 Un mauvais roman
 Un roman exécrable

PRÉSENTATION

Première de couverture de l'édition originale

Roman Science-Fiction
Titre original : « La Nuit des temps »
Par René Barjavel
© Éd. Denoël, 1968

Dédicace :
À André Cayatte,
père de cette aventure
et inspirateur de ce livre,
je les dédie, avec mon
amitié.
R.B.

{
Meilleure vue de la première de couverture} - (Voir les autres éditions)


GENÈSE

Dans la Genèse de la Nuit des temps:
  1. Un projet pour le cinéma inspiré par Cayatte
  2. Un thème bien connu et une histoire déjà écrite: la Sphère d'or
  3. La Sphère d'or, plagiat ou coïncidence?
Ou plutôt :

~ GENÈSE ~
Un projet pour le cinéma
inspiré par Cayatte

La Nuit des temps, publié en 1968, était initialement le scénario d'un film extraordinaire, prévu par le réalisateur André Cayatte {voir photo}, à très grand budget, et qui pour cette raison ne fut pas tourné.

Dans une interview, Barjavel confie :

« Je dois mon retour au roman à André Cayatte, le metteur en scène. Un jour il me téléphone en me disant : "Voilà, j'ai un sujet pour un film de science-fiction et il n'y a que vous qui puissiez m'aider à faire l'adaptation et à débrouiller cette histoire."

À ce moment-là je traversais une période de lassitude. J'en avais assez de travailler, de vivre, de me battre, je ne voyais pas où tout cela me menait. J'avais publié un livre auquel je tenais beaucoup, qui s'intitulait La Faim du tigre (1966), et qui était le résumé de tout ce que j'avais pensé jusque-là. J'avais élevé mes enfants, j'avais fait mon travail, je souhaitais non pas mourir car je ne suis pas suicidaire, mais je pensais que pour moi c'était fini... Alors, je réponds à Cayatte que le cinéma ne m'intéresse plus. Il insiste, et développe son idée. "On trouve sous la banquise un homme en hibernation depuis cinq mille ans. Il faudrait voir ce que l'on peut en tirer..."
Cela commence à trotter dans ma tête et finalement je commence à écrire un début de scénario. Avec Cayatte, nous allons travailler dans le Midi, et tous les jours je lui propose un nouveau développement que Cayatte trouvait à chaque fois médiocre... Et puis un jour, je lui dis que cette histoire ne tient pas debout : un homme tout seul sous la banquise, on ne peut rien en tirer. Il faut y mettre un couple, c'est Roméo et Juliette et là on peut faire tout ce qu'on veut...
Je recommence alors une nouvelle histoire et en deux semaines j'écris un scénario d'une soixantaine de pages qui s'appelait La Nuit des temps... Nous l'apportons au producteur qui nous faisait confiance, il le lit, saute au plafond en disant que nous tenions un film génial. Puis huit jours plus tard, il téléphone à Cayatte en lui disant que la réalisation de ce film coûterait trop cher.
Impossible même de faire un devis, et il nous rend notre scénario...
Cayatte n'ayant pas réussi à le placer chez un autre producteur, il m'a demandé d'en faire un roman en pensant que cela pouvait aider à la naissance du film. J'ai mis ce scénario dans un tiroir et je n'y ai plus pensé...

A voir ! Dans le recueil d'anthologie "Trente ans de Prix des libraires" (édité en 1984 par la Fédération Française des Syndicats de Libraires - ISBN 2-902-910-00.2), où chacun des lauréats commente les circonstances qui l'ont mené au Prix, Barjavel donne des détails encore plus savoureux sur la généalogie cinématographique du roman (lire ce document)

Mais une fois le roman paru, Barjavel ne croit pas à ses chances de succès. Lorsque son amie l'astrologue Olenka de Veer lui prédit qu'il sera plus grand encore que pour Ravage, il est dubitatif. Le succès viendra pourtant. Il obtient en 1969 { le Prix des Libraires} pour ce roman qui restera dès lors le plus vendu avec Ravage. Agréablement étonné, il regarde d'un autre œil la plausibilité de l'astrologie, et relance sa carrière d'écrivain, enchaînant avec Le Grand Secret (qui obtiendra le... Prix des Maisons de la Presse) dont le rythme et le style ne sont pas sans rappeler la recette qui a fait le succès de La Nuit des temps.
On pourra accéder à la fin de cette page à quelques critiques de la Nuit des temps parues lors de la sortie du roman.



~ GENÈSE ~

Un thème bien connu,
et une histoire déjà écrite : « la Sphère d'Or »

Le thème du roman prend ses sources dans un fond littéraire et mythique identifiable. L'idée du continent maintenant disparu est un concept fort ancien, que l'on pense aux mythes de l'Atlantide, de Mû, de l'Eldorado, ou encore aux travaux géographiques plus "officiels" relatifs à la dérive des continents. Pour approfondir ce sujet, en particulier sur les thèmes des civilisations anciennes englouties, on pourra lire le livre « L'Énigme de l'Atlantide » d'Edouard Brasey, qui présente peut-être cependant une orientation "ésotérique" qui peut déplaire { voir }.
La science-fiction ne pouvait ignorer une telle source d'inspiration, et en 1964, le thème avait déjà enfanté une quantité importante de romans au point que la revue Fiction y consacra un long article fort érudit de Jacques Van Herp dans son numéro 130 (septembre 1964), complété d'une riche bibliographie : « Les mondes défunts et les mondes cachés ».
Plus récemment, ces sources littéraires se sont trouvées compilées dans un { recueil de la collection Omnibus } : « Atlantides - Les Îles englouties » (ISBN 2-258-04026-4) voir la présentation ) dont la très intéressante { préface par Lauric Guillaud } (de l'Université de Nantes) établit une analyse complète de ce thème. Ce même Lauric Guillaud a ensuite complété et agrémenté son étude par un ouvrage de 380 pages très complet en collaboration avec Jean-Pierre Deloux, regroupant les présentations de toutes les oeuvres liées à ce sujet « Atlantide et autres civilisations perdues de A à Z » (Éd. é/dite) : { voir }, qui contient en particulier les références à... La Nuit des temps, et aussi quelques romans bien apparentés :

Le sujet fut l'objet d'un colloque en juillet 2002 au Centre Culturel de Cerisy, présidé par Chantal Foucrier et Lauric Guillaud, Atlantides imaginaires : le mythe au fil des textes, des arts et des sciences, au cours duquel Roger Bozetto eut justement l'occasion de commenter et mettre en regard La Nuit des temps et l'œuvre dont il va être question ci-après [ voir la présentation ]

La littérature à connotation plus ou moins ésotérique regorge d'exégèses sur ce thème, et il est clair que René Barjavel y a trouvé quelques sources d'inspiration. Les années 60 ont vu une rémergence du concept de "réalisme fantastique" qui devint un thème littéraire, mené par le mouvement "Planète", qui s'exprimait dans { la revue bimensuelle } du même nom, conduite par Louis Pauwels et Jacques Bergier : pour en savoir plus sur "Planète", et à défaut de se procurer les exemplaires de cette revue, on lira avec intérêt la thèse de Grégory Guteriez "Le discours du réalisme fantastique : la revue Planète" voir le site de G.Guteriez ).
Barjavel, qui connaissait bien Louis Pauwels avec qui il a partagé quelques décennies plus tôt l'Enseignement de G.I.Gurdjieff, n'a pas pu ignorer ce mouvement, à preuve au moins sa présence lors de l'inauguration des éditions Planète le 9 novembre 1964. Curieusement, Barjavel ne fera jamais référence au mouvement Planète, celui-ci ne mentionnera pratiquement pas l'auteur.

La carte de Piri Reis
Quelques liens pour en savoir plus :
  • une présentation en français
  • La carte avec la traduction de ses annotations
  • Ayant ceci à l'esprit, on pensera aussi à la carte, ou plutôt le portulan, de Piri Reis, établie en 1513, à celle d'Oronce Fine de 1531, et celle de Philippe Buache (1737), révélant semble-t-il les côtes de l'Amérique du Sud et de l'Antarctique (continent découvert en 1818), avec des contours et reliefs correspondant au sol dégagé des glaces, alors que celle de Mercator (1569) établit les contours en tenant compte de la glaciation. Ce thème est mentionné par Pauwels et Bergier dans le n°30 de Planète, dans un article intitulé "un professeur américain (il s'agit de Charles Hapgood) prouve qu'une civilisation avancée existait avant la dernière glaciation" et dans un chapitre de « L'Homme éternel » (Gallimard 1970, Folio n°356), qui reprend intégralement un article de Paul Émile Victor {voir photo}.
    Il fait l'objet d'une étude approfondie plus récente de Graham Hancock dans « l'Empreinte des Dieux » (« the Fingerprints of Gods »), où les études faites sur ces cartes par Hapgood en 1960 sont largement détaillées, et, même si certains éléments restent discutables, le concept ne manque pas de cohérence. Il ouvre, en tout cas, la porte au rêve...
    On pourra voir la carte de Piri Reis au trésor du musée de Topkapí à Istamboul, mais aussi depuis peu sur le verso des billets de 10 millions de Livres turques ! (environ 17€) { voir }. Une présentation de son "énigme" se trouve ici : [ http://www.dinosoria.com/piri_reis.htm ]

    D'autres sources d'information qui ont sans doute inspiré Barjavel pour l'un des thèmes abordés dans le roman, qui exige que le Pôle Sud n'ait pas toujours été... au sud, sont les ouvrages d'Immanuel Vélikovsky qui firent scandale en Amérique en 1954 : "Mondes en collision" et "Les grands bouleversements terrestres", réédités en français respectivement en 2003 et 2004 par Le Jardin des livres. On pourra les voir présentés à la page [ http://www.lejardindeslivres.com/gbt.htm qui en propose aussi des extraits, avec l'accroche :“Immanuel Velikovsky inspire René Barjavel en 1966 et déclenche la censure de Sciences et Avenir en 2003
    Pour en savoir plus sur Velikovsky, qui reste toujours fort décrié par l'orthodoxie scientifique actuelle, on pourra voir la page http://membres.lycos.fr/filigrane/velikovsky.htm.

    D'un point de vue plus romanesque, en plus des romans "atlantidiens" évoqués précédement, une oeuvre maintenant peu connue est essentielle pour notre propos : « La Sphère d'or » de l'Australien Erle Cox {voir} (1873-1950) (titre original : « Out Of The Silence », parue d'abord en feuilleton dans the Argus en 1919, en volume en 1925, puis en bande dessinée et adaptée en série radiodiffusée en 1934). En effet, plus encore que les autres romans cités ci-dessus, La Sphère d'or présente avec La Nuit des temps de grandes similitudes de thème et même de forme, au point que certains ont cru pouvoir affirmer que La Nuit des temps en était un plagiat, ainsi que l'ont fait L. Murail dans son récent « Guide tout-terrain de la Science-Fiction » (à propos d'E. Cox), et {Le vrai visage du masque}, catalogue complet (à la typographie déroutante...) des ouvrages de cette collection ; en revanche, d'autres critiques, à cette évocation, mettent cette ressemblance au compte du hasard.
    Le roman fut publié en français en 1929 dans la collection policière « Le Masque » sous le numéro 29, traduit par Richard de Clairval (pseudonyme de Louis Postif, dont on retrouve d'ailleurs le nom comme relation de René Daumal - cité sans sa Correspondance - III, lui-même ami de René Barjavel dans les années 1930), dans une version de 251 pages, en fait "abrégée", comme nous allons nous en rendre compte.
    (on pourra, pour en savoir plus, {voir une présentation} de différentes éditions étrangères de "Out Of The Silence"). Il fut aussi publié en France dans le magazine Jean-PIerre - l'hebdomadaire de la famille en épisodes à partir du n°62 du 20 avril 1939.

    Cette édition est aujourd'hui très difficile à trouver dans les librairies d'occasions, surtout munie de sa jaquette illustrée, { voir cette jaquette } caractéristique des ouvrages de la collection. Cette jaquette était en effet souvent enlevée par des lecteurs craignant le ridicule d'une manifestation par trop voyante d'une lecture de livres "illustrés", ou "populaires". Il semblerait aussi qu'il y ait eu une action publicitaire qui amenait certains lecteurs à découper une partie de cette jaquette correspondant à une vignette à collectionner. Il est de plus probable que ce titre ne fut disponible dans cette collection que pendant peu de temps, ayant été retiré de la vente par l'éditeur ; cette indication, fort plausible du fait de certaines idées "inconvenantes" exprimées par le roman, m'a été communiquée par le libraire de l'Introuvable à Paris Xème, chez qui j'ai trouvé l'exemplaire en ma possession, au terme d'une sérieuse recherche. Les Parisiens peuvent aussi consulter un exemplaire de cette édition à la Bibliothèque des littératures policières (Bilipo), rue du cardinal Lemoine (Paris Vème). À l'époque de la rédaction de la Nuit des temps, cette édition - que nous appellerons "version initiale" - était la seule disponible à laquelle René Barjavel ait pu avoir accès (à l'exception peu probable de l'édition australienne originale pratiquement introuvable maintenant). On peut imaginer notre auteur dévorant ce roman, parmi les romans de Science-Fiction et de fantasy qui ont constitué une part importante des lectures de sa jeunesse dans les années 20 et 30.
    Dans les années 60 d'ailleurs, les amateurs de S.F. n'avaient pas oublié « La Sphère d'or », car on retrouve une demande de réédition dans le courrier des lecteurs du numéro de la revue Fiction.

    « La Sphère d'or » fut réédité en 1974 dans la {collection 10-18}, en deux tomes (nos 870-871), correspondant à la version complète retrouvée après de longues recherches, ainsi que l'indique la {préface} (par Francis Lacassin) de cette édition, retraduite par Pierre Versins, puis rééditée avec le même texte pour les amateurs de S-F aux fameuses { Nouvelles Éditions Oswald, collection NÉO plus no 6}, en un volume de 414 pages avec une couverture portant en illustration une fort belle jeune femme déshabillée - alors qu'aucune telle scène n'apparaît dans le roman...

    Ces deux éditions sont maintenant elles aussi épuisées chez leurs éditeurs, et ne peuvent donc être trouvées qu'en occasion - au prix de recherches soignées, et dans les archives de rares bibliothèques. L'édition NEO peut être empruntée sur demande aux bibliothèques de la Ville de Paris (réserve centrale) ; le tome 1 de l'édition 10-18 est à la bibliothèque "Trocadéro".



    ~ GENÈSE ~
    La Sphère d'or
    Plagiat, coïncidence ou inspiration ?

    La version complète de La Sphère d'or souffre d'une certaine lourdeur, certaines scènes ou situations étant largement "délayées", en particulier des considérations psychologiques faisant penser à un monologue intérieur des protagonistes sur leurs états d'âme.

    La version initiale, donc abrégée, est plus "enlevée", plus directe et de ce fait paraît plus "tranchée", sans s'encombrer de ces développements un peu fastidieux.

    L'analyse que j'ai effectuée sur ces textes permet de dégager dans quelle mesure "La Nuit des temps" est une réécriture de "La Sphère d'or", ou au contraire de souligner les additions importantes qui confèrent au roman de notre auteur une identité qu'il est seul à parrainer.

    Attention, l'approfondissement de la comparaison entre les deux œuvres conduit à divulguer l'intrigue de l'une comme de l'autre ! Si vous n'avez pas lu « La Nuit des temps », et que vous souhaitez le faire en gardant intact le plaisir de la découverte, il est préférable de remettre cette comparaison à plus tard ! Il en va de même pour la Sphère d'or. Ainsi prévenus, vous pouvez désormais accéder aux comparaisons détaillées entre La Nuit des temps et La Sphère d'or (accéder à cette partie).


    RÉSUMÉ

    Avertissement: Il n'y a pas assez de romans dont l'intrigue et les rebondissements sont de la qualité de ceux de La Nuit des temps, même chez Barjavel, pour se permettre de gâcher un merveilleux moment de lecture en lisant un résumé. Cette page en contient un pour ceux qui voudraient se remémorer l'histoire afin d'en lire la thématique. À ceux qui n'ont pas lu le roman, je conseille en guise d'approche l'excellente quatrième de couverture suivante et l'extrait que je propose plus bas. Je les invite après quoi à s'offrir le roman, et leur donne rendez-vous après qu'ils auront comme de nombreux lecteurs partagé l'aventure des explorateurs de la terre Adélie et de ses profondeurs.

    Dans un grand paysage polaire aux teintes pastel s'agitent des taches de couleurs vives, ce sont les membres d'une mission des Expéditions Polaires françaises qui font un relevé du relief sous-glaciaire. L'épaisseur de la glace atteint ici plus de 1000 mètres et ses couches profondes datent de 900 000 ans. Pourtant un incroyable phénomène se produit les appareils sondeurs enregistrent un signal provenant du niveau du sol. Aucun doute n'est possible il y a un émetteur sous la glace ! La nouvelle éclate comme une bombe. Que vont découvrir les savants et les techniciens qui, venus du monde entier, creusent la glace à la rencontre du mystère ? LA NUIT DES TEMPS, c'est à la fois un reportage, une épopée et un grand chant d'amour passionné. Le présent et le passé s'y mêlent, y affrontent leurs espoirs et leurs craintes et y jouent le sort du monde. Traversant le drame universel comme un trait de feu, le destin d'Éléa et de Païkan les emmène tout droit vers le grand mythe légendaire des amants bienheureux et maudits, à côté de Roméo et Juliette, Tristan et Yseult, de tous ceux que même la mort n'a pas réussi à séparer.

    Ultime avertissement: Je me permets d'insister qu'à ceux qui n'ont pas lu l'ouvrage, la lecture de ce résumé gâchera un merveilleux roman. Voyez plutôt les extraits.

    En Terre Adélie, dans l'Antarctique, une mission scientifique «Tout était bleu, le ciel, les nuages, la glace, la buée qui sortait des narines, les visages», (c) E.Parer-Cook/Auscape-Explorer - voir fin de la page française capte une improbable émission qui émane du fond des glaces, par un émetteur ici placé il y à 900 000 ans. Des fouilles frénétiques et passionnées sont entreprises par des nations qui fraternisent dans l'adversité des conditions polaires. On y découvre une sphère, dans laquelle reposent en hibernation deux individus, un homme et une femme, masqués. La femme réanimée en premier se nomme Éléa, elle explique la guerre totale qui a conduit un scientifique de son époque, Coban, à l'enfermer avec lui dans un abri, ceci en dépit de la volonté de la jeune femme, au demeurant d'une beauté exceptionnelle, qui aurait préféré mourir aux côtés de celui qu'elle aime d'un amour sans nom : Païkan. Lorsqu'elle apprend qu'elle a dormi 900 000 ans suite à un problème de déclenchement de l'abri, elle fait une dépression nerveuse. Mais la présence et l'attention d'un médecin de l'équipe de réanimation, Simon, la soulage, et elle consent à aider les chercheurs à réanimer Coban, détenteur d'une connaissance dont les applications sans limites intéressent les scientifiques, et attisent les convoitises des grandes puissances politico-financières. L'opération pour réanimer Coban se trouve être plus délicate que pour Éléa, que l'on sollicite pour donner du sang au scientifique. Elle accepte, mais dans le projet secret de le tuer, en s'empoisonnant elle-même. L'opération est surveillée par Simon qui, à l'aide d'un casque de la technologie de la jeune femme, observe les rêves de Coban alors qu'il revient à la vie. C'est ainsi qu'il comprend au fur et à mesure que se dessinent en rêve les derniers instants de la vie de Coban qu'il s'agit en fait de Païkan, qui, alors qu'Éléa était déjà endormie dans l'abri, s'est querellé avec Coban, et a pris sa place au dernier moment. Alors qu'il enlève le masque pour en avertir Éléa, il s'aperçoit que celle-ci se meurt, et tue par son sang empoisonné celui à qui elle fut arrachée, et que le destin avait gardé constamment à ses côtés. Simon ne dit rien, pour ne pas révéler la vérité à la femme condamnée, assassin de son propre amour. Au dehors, un chercheur traduisant la langue de la civilisation passée, en essayant de garder les découvertes à des fins personnelles, détruit les documents. Il échouera à faire sortir les copies. Il ne reste des deux amants venus de la nuit des temps et qui l'ont traversé l'un à côté de l'autre, apportant une nouvelle technologie, que l'horreur qui hante le docteur Simon, et le regret amer de l'humanité qui n'a rien appris depuis la civilisation d'Éléa et Païkan, dont elle descend sans l'avoir su suite à une guerre atomique.


    EXTRAITS

    La Nuit des temps écrit pour le cinéma est riche en rebondissements, et les scènes d'action qui y sont dépeintes sont parmi les plus prenantes et les plus angoissantes qu'ait écrites Barjavel. Ayant entretenu à tout instant une atmosphère laissant entrevoir la possibilité d'un dérapage sur demande, le passage qui suit est le tournant du roman ; alors qu'Hoover et Léonova - qui étaient le dernier point de rivalité au sein de la communauté par leurs différents politiques exacerbés - exhibent maintenant librement leur amour qui a pris le dessus, Barjavel décide d'inverser la tendance et précipite le chaos sur la mission polaire. Une anomalie dans un branchement sert de déclic. Il se révèle être un piratage du système, et au fur et à mesure des constatations, c'est l'escalade vers la catastrophe. C'est cette course de 30 mètres dans la bourrasque qui marque l'instant où les scientifiques et les techniciens commencent à perdre le contrôle de la situation, et celui où Simon commence à perdre l'amour d'Éléa, qui elle bientôt va perdre la vie.

    Les journalistes demandèrent à visiter la Traductrice pour pouvoir décrire à leurs lecteurs et auditeurs la merveille qui avait déchiffré les secrets de la plus vieille science humaine. En l'absence de Lukos, qui poursuivait dans l'Oeuf, avec Hoï-To, le relevé photographique des textes gravés, ce fut son adjoint, l'ingénieur Mourad, qui les guida dans les méandres de la machine. Hoover avait tenu à les accompagner, et Léonova accompagnait Hoover. Par moments, il prenait sa main menue dans sa main énorme, ou bien c'était elle qui accrochait ses doigts fragiles à ses énormes doigts. Et ils avançaient ainsi, sans y prendre garde, dans les salles et les couloirs de la Traductrice, main dans la main comme deux amants de Gondawa.
    - Voici, dit Mourad, le dispositif qui permet d'inscrire les images sur les films. Sur cet écran les lignes de textes apparaissent en caractères lumineux. Cette caméra TV les voit, les analyse et les transforme en signaux électromagnétiques qu'elle inscrit sur un film. Comme vous le voyez, c'est très simple, c'est le vieux système du magnétoscope. Ce qui est moins simple, c'est la façon dont s'y prend la Traductrice pour fabriquer les caractères lumineux. c'est...
    Mourad ne parlant que le turc et le japonais, Hoover avait distribué aux journalistes des récepteurs d'oreille, pour permettre à chacun d'entendre les explications dans sa propre langue. Et Louis Deville entendit en français
    - ...c'est... merde ! qu'est-ce que c'est ?
    En un centième de seconde, il admira que la Traductrice eût une connaissance si familière de la langue française, et il se promit de demander à Mourad quel était le terme turc correspondant. Il devait être sonore et pittoresque. Au centième de seconde suivant, il ne pensait plus à ces futilités. Il voyait Mourad parler à l'oreille de Hoover, Hoover lui faire signe qu'il ne comprenait pas, Mourad tirer Hoover par la manche et lui montrer quelque chose derrière la caméra TV enregistreuse. Quelque chose que Hoover comprit tout de suite et que les journalistes les plus proches, qui regardaient en même temps que lui, ne comprenaient pas.
    Hoover se tourna vers eux. «Le soleil ne se couchait plus. Il tournait autour des hommes et des camions, sur le bord de leur monde rond, comme pour les surveiller de loin et partout» (c) Cl.Lorius/Explorer - voir fin de la page
    - Messieurs, j'ai besoin de m'entretenir en particulier avec l'ingénieur Mourad. Je ne puis le faire que par l'intermédiaire de la Traductrice. Je ne désire pas que vous entendiez notre conversation. Je vous prie de me remettre vos récepteurs d'oreille, et de bien vouloir sortir.
    Ce fut une explosion de protestations, une tempête verbale au sein de la reine du verbe. Couper la source d'information juste au moment où il allait peut-être y avoir du sensationnel ? Pas question ! Jamais de la vie ! On les prenait pour qui ?
    Hoover devint violet de fureur. Il hurla
    - Vous me faites perdre du temps ! Chaque seconde a peut-être une importance fantastique ! Si vous discutez encore, je vous fais embarquer dans un jet et je vous renvoie tous à Sydney ! Donnez-moi ça !
    Il tendit les mains en coupe.
    A l'état dans lequel il se trouvait, lui le débonnaire, ils comprirent que c'était grave.
    - Je vous promets de vous tenir au courant, dès que je serai fixé.
    Ils passèrent tous devant lui et lui remirent les coquilles multicolores encore chaudes de la chaleur de leurs têtes. Léonova ferma la porte sur le dernier, et retourna vivement vers Hoover.
    - Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qui se passe ?
    Les deux hommes étaient déjà penchés sur les entrailles de la caméra et discutaient rapidement en termes techniques.
    - Trafiquée ! dit Hoover. La caméra a été trafiquée ! Vous voyez ce fil, là, ce n'est pas celui du magnétoscope ! Il a été ajouté !...
    Collé à celui du magnétoscope, il se confondait avec lui, et le fil clandestin s'enfonçait en même temps que lui dans un trou de la cloison métallique. Rapidement, Mourad dévissa quatre vis à tête croisée, et tira à lui la plaque d'aluminium poli. Les entrailles du magnétoscope apparurent. Ils virent tout de suite l'objet insolite une valise de taille moyenne, en faux cuir banal, couleur tabac. Le fil supplémentaire y entrait et un autre en sortait, montait dans une encoignure, perçait le plafond, rejoignait sans doute, par quelque artifice astucieux, une masse métallique extérieure qui devait servir d'antenne.
    - Qu'est-ce que c'est ? demanda de nouveau Léonova, regrettant de n'être qu'une anthropologue ignorante de toutes les techniques.
    - Un émetteur, dit Hoover.
    Il était en train d'ouvrir la valise. Elle révéla un admirable agencement de circuits, de tubes et de semi-conducteurs, ce n'était pas un banal émetteur-radio, mais une véritable station émettrice de télévision, un chef-d'oeuvre de miniaturisation.
    D'un coup d'œil, Hoover reconnaissait des pièces japonaises, tchèques, allemandes, américaines, françaises, et admirait malgré lui l'extraordinaire agencement qui avait fait tenir en si peu de place une telle efficacité. L'homme qui avait construit cet émetteur était un génie. Il ne l'avait pas branché sur le circuit électrique général. Une pile et un transformateur lui donnaient la puissance nécessaire. Cela limitait sa durée et sa portée. Il ne devait pas pouvoir être reçu au-delà d'un rayon d'un millier de kilomètres. Hoover expliqua rapidement tout cela à Léonova. Il testa la pile. Elle était presque vide. L'émetteur avait déjà fonctionné. Incontestablement il avait expédié vers un récepteur situé sur le continent antarctique, ou près de ses côtes, les images de la traduction anglaise ou française, ou peut-être les deux. C'était absurde. Pourquoi se procurer clandestinement des traductions, alors qu'elles allaient, dans quelques heures, être diffusées dans le monde entier ? La logique conduisait à une réponse effrayante
    Si un groupe, si une nation espérait s'assurer l'exclusivité de la connaissance de l'équation de Zoran, il ou elle devait rendre impossible, pour qui que ce fût, de connaître le Traité des Lois Universelles ou toute autre explication de la formule. Pour cela, ceux qui avaient installé l'émetteur et expédié vers l'inconnu les images du Traité devaient également, dans l'immédiat
    - détruire les films magnétiques sur lesquels ces images étaient enregistrées ;
    - détruire les films originaux sur lesquels le texte gravé avait été photographié ;
    - détruite le texte gravé lui-même ;
    - détruire les mémoires de la Traductrice qui en gardait les dix-sept traductions.
    ET TUER COBAN.
    - Nom de Dieu  ! dit Hoover. Où sont les films ?
    Mourad les conduisit rapidement vers la salle d'archives, ouvrit l'armoire d'aluminium, saisit une de ces boîtes en forme de galette qui depuis l'invention du cinématographe servent de réceptacle et de demeure aux films de toutes sortes, et qui sont encombrantes, mal commodes, ridicules et qu'on n'a jamais améliorées. Il eut, comme on a toujours, beaucoup de difficultés à l'ouvrir, se cassa un ongle, jura en turc, et jura une deuxième fois quand il eut réussi et vit le contenu c'était une bouillie vaseuse d'où montaient des fumerolles. De l'acide avait été versé dans toutes les boîtes. Films originaux et magnétiques n'étaient plus qu'une pâte puante qui commençait à couler par les trous des boîtes dont le métal était à son tour attaqué et détruit.
    - Nom de Dieu ! dit Hoover une fois de plus, en français.
    Il préférait jurer en français. Sa conscience de protestant américain en était moins tourmentée.
    - Les mémoires ? Où sont les mémoires de cette putain de machine ?
    C'était un long couloir de trente mètres, dont le mur de droite était de glace feutrée capitonnée et celui de gauche constitué par une grille métallique dont chaque maille avait la dimension d'un dix-millième de millimètre. Chaque croisement était une cellule de mémoire. Il y en avait dix millions de milliards. Cette réalisation de la technique électronique, malgré sa capacité prodigieuse, n'était quand même qu'un grain de sable à côté d'un cerveau vivant. sa supériorité sur le vivant était la vitesse. Mais sa capacité était le fini à côté de l'infini.
    En entrant, au premier coup d'œil, ils découvrirent les incongruités qui avaient été ajoutées au chef-d'œuvre.
    Quatre galettes, assez semblables à des boîtes de films. Quatre mines pareilles à celles qui défendaient l'entrée de la sphère. Quatre monstrueuses horreurs plaquées contre la paroi métallique, maintenues à elle par leur champ magnétique, et qui allaient la pulvériser, avec toute la Traductrice, si on essayait de les arracher, ou peut-être seulement si on s'approchait d'elles.
    - Nom de nom de nom de Dieu ! dit Hoover. Vous avez un revolver ?
    Il s'adressait à Mourad.
    - Non.
    - Léonova, donnez-lui le vôtre !
    - Mais...
    - Donnez ! Bon sang ! Vous croyez que c'est le moment de discuter ?
    Léonova tendit son arme à Mourad.
    - Fermez la porte, dit Hoover. Restez devant, ne laissez entrer personne, et si on insiste, tirez !
    - Et si ça saute ? dit Mourad.
    - Eh bien, vous sauterez avec ! et vous ne serez pas le seul !... Où est ce con de Lukos ?
    - Dans l'Œuf.
    - Viens, petite sœur...
    Il l'entraîna à la vitesse du vent qui soufflait au-dehors. La tempête s'était levée au moment où le soleil était le plus haut sur l'horizon. Des nuages verts l'avaient avalé, puis le ciel ensuite. Le vent se déchirait contre tous les obstacles, arrachait la neige du sol pour la mélanger à celle qu'il apportait, et fabriquer avec elles une râpe aiguisée, tranchante. Il emportait les débris, les ordures, les caisses abandonnées, les fûts vides et pleins, les antennes, les Jeeps, faisait table rase.
    Le gardien de la porte les empêcha de sortir. S'aventurer au-dehors sans protection, c'était mourir. Le vent allait les aveugler, les asphyxier, les casser, les emporter, les rouler jusqu'au bout du froid et du blanc mortel. Hoover arracha à l'homme son bonnet et l'enfonça sur la tête de Léonova, lui prit ses lunettes, ses gants, son anorak, en enveloppa la mince jeune femme, la poussa sur une plate-forme électrique chargée de tonneaux de bière, et braqua son revolver sur le gardien.
    - Ouvrez !
    L'homme, effaré, appuya sur le bouton d'ouverture. La porte roula. Le vent poussa une clameur de neige tourbillonnante jusqu'au fond du couloir. La plate- forme patiente et lente entra dans la tourmente.
    - Mais vous, cria la voix aiguë de Léonova, vous n'êtes pas protégé !
    - Moi, gronda la voix de Hoover dans la tempête, j'ai mon ventre !
    Devant eux et déjà derrière eux, tout était blanc. Tout était blanc, à gauche, à droite, devant, derrière, dessus, dessous. La plate-forme s'enfonçait dans un océan blanc qui se déplaçait en hurlant comme mille voitures de course. Hoover sentit la neige se planter dans ses joues, lui pétrifier les oreilles et le nez. Le bâtiment de l'ascenseur était à trente mètres droit devant. Trente fois le temps de se perdre et de se laisser emporter par la gueule du vent. «Le vent se déchirait contre tous les obstacles», (c) Cl.Lorius/Explorer - voir fin de la page Il fallait maintenir la plate-forme sur une trajectoire rectiligne. Il ne pensa plus qu'à cela, il oublia ses joues, ses oreilles et son nez, et la peau de son crâne qui commençait à geler sous ses cheveux casqués de glace. Trente mètres. Le vent venait de la droite et devait les déporter. Il appuya vers le vent et pensa tout à coup que l'huile de son revolver allait geler et l'enrayer pour des heures.
    - Cramponnez-vous à la direction ! Des deux mains ! Là ! Comme ça ! Ne déviez pas d'un millimètre ! Tenez bon !
    Il prit dans ses mains nues, qu'il ne sentait plus, les mains gantées de Léonova, les referma sur la barre de direction, trouva en tâtonnant son revolver dans l'étui accroché à sa ceinture, l'en sortit, parvint à ouvrir la fermeture à glissière de sa braguette. Une horde de loups lui mordit le ventre. Il fourra l'arme dans son slip, voulut le refermer. Le curseur de la fermeture échappa à ses doigts gourds, la neige bloqua les maillons, entra par l'ouverture. Le froid gagna vers ses cuisses, vers son sexe, vers l'arme qu'il avait voulu mettre à l'abri au plus chaud de lui-même. Il se serra contre Léonova, la pressa contre son ventre, comme défense, comme obstacle, comme rempart contre la tempête. Il l'entoura de ses bras et posa ses mains sur les siennes autour de la barre de direction. Le vent essayait de les arracher à leur trajectoire pour les jeter n'importe où loin de tout. Loin de tout, ce n'était pas des kilomètres. Quelques mètres suffisaient pour les perdre hors du monde dans la tourmente sans demeure, sans limite, sans repère, dont le paroxysme était partout. Ils pouvaient être gelés à dix pas d'une porte.
    Celle du bâtiment de l'ascenseur restait toujours invisible. Était-elle là, tout près, devant, cachée par l'épaisseur de la neige emportée ? Ou bien l'avaient-ils manquée et la plate-forme était-elle en train de dériver vers le désert mortel qui commençait à chaque pas ?
    Hoover eut tout à coup la certitude qu'ils avaient dépassé leur but et que s'ils continuaient, si peu que ce fût, ils étaient perdus. Il pesa sur les mains de Léonova et braqua à fond, face au vent.
    Le vent debout s'enfonça sous la plate-forme et la souleva. Les fûts de bière et le ventre de Hoover la rejetèrent au sol. Léonova, affolée, lâcha la barre. Elle se sentit emportée et cria, Hoover l'empoigna et la colla contre lui. La plate- forme abandonnée à elle-même fit un tête-à-queue, dos au vent. Deux fûts de bière éjectés disparurent en roulant dans la tempête blanche. Le vent enfonça ses épaules sous le véhicule désemparé, le souleva de nouveau et le renversa. Hoover roula sur la glace sans lâcher Léonova. Un fût de bière passa à quelques centimètres de son crâne. La plate-forme culbutée, roulée, emportée, s'en alla comme une feuille. Le vent roula Hoover et Léonova cramponnée à lui. Ils heurtèrent brutalement un obstacle qui résonna. c'était une grande surface rouge verticale, c'était la porte du bâtiment de l'ascenseur...


    PERSONNAGES

    «Dehors, c'était une tempête blanche, un blizzard à 200 à l'heure», (c) Black Star - voir fin de la page Dans l'étude des personnages de La Nuit des temps :
    1. Simon
    2. Éléa
    3. (L'étude complète des personnages)
    Ou plutôt :

    Une histoire, un roman, c'est avant tout l'évolution de personnages dans un cadre temporel et spatial. Leurs réactions font avancer l'histoire qu'ils ponctuent de péripéties suivant leur caractère.

    ~ PERSONNAGES ~

    Le docteur Simon
    Le personnage principal du roman

    Simon est le médecin de la mission française qui découvre le signal sous les glaces. Il demeure par la suite une des figures principales au sein de la communauté par les liens affectifs qu'il noue avec Éléa. Son portrait est donné au début du roman, alors qu'il est revenu du pôle sud, encore très marqué par l'histoire qu'il vient de vivre. Agé de trente-deux ans, il est grand, mince, porte une courte chevelure brune et une barbe bouclée. Ses yeux sont clairs et leur blanc est strié de rouge. Le docteur Simon apparaît dans le texte sous deux dénominations « Le docteur Simon » et « Simon », privilégiant tantôt sa fonction (d'ailleurs héritée de son père), tantôt l'homme. Ce nom très commun peut aussi être son prénom: on ne le voit à aucun moment de l'histoire désigné de façon à pouvoir inférer sur son identité complète. L'auteur, par cette désignation ambiguë, affirme le caractère solitaire du protagoniste, et facilite l'assimilation du lecteur au personnage. Il y trouve aussi l'occasion d'y accentuer sa proximité avec Éléa : lorsque celle-ci l'appelle, « Simon » apparaît bien plus être un prénom qu'un patronyme. Cette appellation choisie de « Simon », évoque formellement la France à laquelle Barjavel est très attaché, au point d'en faire dans le roman une nation guidant les autres, ici comme dans Colomb de la Lune où elle est le premier pays à atteindre le sol de la Lune, ou dans Ravage, où elle accouchera du patriarche. Ce personnage proche du lecteur l'est d'autant plus que ce dernier connaît tout de lui grâce aux nombreux passages du livre en focalisation interne. Ce sont les chapitres qui apparaissent en italique dans les différentes éditions et qui permettent de connaître les pensées du docteur Simon, et uniquement les siennes, comme si le lecteur était le personnage. Cette focalisation interne est renforcée par l'utilisation de la première personne du singulier :

    Je le savais. Je regardais tes lèvres. Je les ai vues trembler d'amour au passage de son nom. Alors j'ai voulu te séparer de lui, tout de suite, brutalement, que tu saches que c'était fini, depuis le fond des temps, qu'il ne restait rien de lui, pas même un grain de poussière quelque part mille fois emporté par les marées et les vents, plus rien de lui et plus rien du reste, plus rien de rien... Que tes souvenirs étaient tirés du vide. Du néant. Que derrière toi il n'y avait plus que le noir, et que la lumière, l'espoir, la vie étaient ici dans notre présent, avec nous. J'ai tranché derrière toi avec une hache. Je t'ai fait mal. Mais toi, la première, en prononçant son nom, tu m'avais broyé le cœur.

    Ces écrits de pensées confinés dans un chapitre propre, en focalisation interne usant de la première personne du singulier, se retrouvent dans le roman La Peau de César, lorsque le meurtrier se confie pour justifier son acte sanglant. C'est par le biais de cette focalisation que l'amour de Simon pour Éléa apparaît tout d'abord, un amour égoïste qu'il fera évoluer en une passion dévouée. Avec l'échec de la mission scientifique, son amour raté constitue l'autre grand enjeu non abouti du roman. Simon incarne l'archétype du personnage classique et commun, dont Barjavel aime à animer les ressources et sentiments qui peuvent faire changer la face du monde. Il est le personnage qui fait le lien entre le passé représenté par Éléa et le présent, tout comme il fait le lien entre le Pôle Sud et le monde civilisé, le monde parisien. C'est également lui qui entretient le suspense en dévoilant le caractère dramatique des événements, les influençant, même :

    Il y a une façon bien simple de savoir s'ils sont morts ou vivants, dit la voix de Simon dans le diffuseur. Et en tant que médecin, j'estime que c'est notre devoir il faut essayer de les ranimer...

    Depuis, je me répète qu'il était trop tard, que si j'avais crié, cela n'aurait rien changé, que je t'aurais simplement accablée sous le poids d'un désespoir inexpiable. Pendant ces quelques secondes, il n'y aurait pas eu assez d'horreur dans le monde pour emplir ton cœur. C'est cela que je me redis sans cesse, depuis ce jour, depuis cette heure "Trop tard... trop tard... trop tard..."

    La fin tragique, tout comme son amour pour Éléa, est dévoilée dès la première phrase du roman :

    Ma bien-aimée, mon abandonnée, ma perdue, je t'ai laissée là-bas au fond du monde, j'ai regagné ma chambre d'homme de la ville avec ses meubles familiers

    L'histoire apparaît donc comme un « flash-back », comme si Simon voulait revivre une nouvelle fois cette période de sa vie. Pour le lecteur, l'intrigue n'est donc pas tant de savoir quelle est l'issue, mais bien comment et pourquoi on arrive à cette fin tragique. Mais le narrateur ne dévoile pas tout du point de vue de ce personnage:

    Comment auraient-ils pu savoir qu'ils commettaient une erreur tragique, que s'ils avaient choisi, au contraire, de commencer par l'homme tout aurait été différent ?

    On retrouve un personnage similaire en la personne de Saint-Menoux dans Le Voyageur imprudent.


    ~ PERSONNAGES ~

    Éléa

    Beauté Divine

    C'est la Beauté devenue femme. Plus que « Miss Univers », c'est « Miss Éternité ». Simon en est fou amoureux au premier regard.

    Ils te connaissaient tous, ils avaient tous vu sur leurs écrans la couleur de tes yeux, l'incroyable distance de ton regard, les formes bouleversantes de ton visage et de ton corps. Même ceux qui ne t'avaient vue qu'une fois n'avaient pu t'oublier
    Son buste amaigri, ses seins légers tournés vers le ciel étaient d'une beauté presque spirituelle, surnaturelle.
    Et parmi tous les hommes qui, à ce même moment, regardaient sur leurs écrans l'image de cette femme, qui voyaient ces douces épaules pleines, ces bras ronds enserrant en corbeille les fruits légers des seins, et la courbe de ces hanches où coulait la beauté totale de la Création, combien ne purent empêcher leur main de se tendre, pour s'y poser ?

    Beauté universelle, surnaturelle, éternelle. Barjavel se lance dans une tentative de description de cette femme idéale, tout imagée, en commençant par son corps :

    Ses seins étaient l'image même de la perfection de l'espace occupé par la courbe et la chair. Les pentes de ses hanches étaient comme celles de la dune la plus aimée du vent de sable qui a mis un siècle à la construire de sa caresse. Ses cuisses étaient rondes et longues, et le soupir d'une mouche n'aurait pu trouver la place de se glisser entre elles. Le nid discret du sexe était fait de boucles dorées, courtes et frisées. De ses épaules à ses pieds pareils à des fleurs, son corps était une harmonie dont chaque note, miraculeusement juste, se trouvait en accord exact avec chacune des autres et avec toutes.

    Puis, lorsque le moment du réveil approche et que le masque est ôté, vient la description du visage

    Sa bouche fermée - nacrée par le froid et le sang retiré - était comme l'ourlet d'un coquillage fragile. Ses paupières étaient deux longues feuilles lasses dont les lignes des cils et des sourcils dessinaient le contour d'un trait d'ombre dorée. Son nez était mince, droit, ses narines légèrement bombées et bien ouvertes. Ses cheveux d'un brun chaud semblaient frottés d'une lumière d'or. Ils entouraient sa tête de courtes ondulations aux reflets de soleil qui cachaient en partie le front et les joues et ne laissaient apparaître des oreilles que le lobe de celle de gauche, comme un pétale, au creux d'une boucle.

    Je me suis posé, comme tout Loup qui se respecte, la question suivante quelle était la couleur des cheveux d'Éléa ? La réponse la plus aisée est sans nul doute : brune. Mais une relecture attentive s'impose :

    Sa bouche fermée - nacrée par le froid et le sang retiré - était comme l'ourlet d'un coquillage fragile. Ses paupières étaient deux longues feuilles lasses dont les lignes des cils et des sourcils dessinaient le contour d'un trait d'ombre dorée. Son nez était mince, droit, ses narines légèrement bombées et bien ouvertes. Ses cheveux d'un brun chaud semblaient frottés d'une lumière d'or. Ils entouraient sa tête de courtes ondulations aux reflets de soleil qui cachaient en partie le front et les joues et ne laissaient apparaître des oreilles que le lobe de celle de gauche, comme un pétale, au creux d'une boucle.

    Donc, explicitement, Éléa est bien brune. Cependant, le champ lexical le plus présent est bien celui qui donne l'impression d'une blonde ("ombre dorée", "chaud", "lumière d'or", "reflets de soleil"). À noter aussi que les cils et les sourcils sont dorés (donc blonds), contrairement à la chevelure. De là à dire qu'Éléa est une fausse brune... Mais est-elle une vraie blonde ? Non !

    Elle est calme, immobile. Les boucles de ses cheveux bruns aux reflets d'or sont comme une mer apaisée.

    Encore un mélange de blond / brun....

    Et Païkan se retournait vers Coban, et le bousculait, le repoussait au loin. Et il se penchait de nouveau vers Éléa, et posait doucement ses lèvres sur sa main, sur ses doigts, pétales allongés, reposés, dorés, pâles, fleurs de lis et de rose brune, et sur la pointe des seins reposés, apaisés, doux sous les lèvres comme... aucune merveille dans le monde des merveilles n'est aussi douce et tendre et tiède sous les lèvres..., puis posait sa joue sur le ventre de soie, au-dessus du gazon d'or discret si mesuré, si parfait... dans le monde des merveilles aucune merveille n'était aussi discrète et juste, de mesure et de couleur, à sa place et de douceur, à la mesure de sa main qu'il posa, et sa main le couvrit et il se blottit dans sa paume avec l'amitié d'un agneau, d'un enfant.

    Chaque couleur "brune" est contre-balancée par une couleur qui s'apparente au blond...Vous me direz qu'avec ce passage, on a la preuve que c'est une fausse brune... ("gazon d'or"). Je n'en suis pas certain. Il me semble plutôt qu'il faut voir là une métaphore plus qu'une indication de couleur. Le gazon d'or est plutôt à interpréter ici comme la terre précieuse, celle d'où la vie jaillit. Et si Éléa avait les cheveux châtain ? C'est ce qui me semble être la meilleure solution ! Mais n'oublions pas qu'Éléa est la femme parfaite. Et chaque homme la voit comme son imagination la laisse voir - comme l'Enchanteur que chacun, et les femmes en particulier, voit selon ses désirs. Et c'est là une des facettes de l'énorme talent de Barjavel. Éléa, femme parfaite, va permettre à l'auteur de donner sa définition de l'amour parfait

    Amour. (...) Depuis que je t'ai vue vivre auprès de Païkan, j'ai compris que c'était un mot insuffisant. Nous disons " je l'aime ", nous le disons de la femme, mais aussi du fruit que nous mangeons, de la cravate que nous avons choisie, et la femme le dit de son rouge à lèvres. Elle dit de son amant " Il est à moi. " Tu dis le contraire " Je suis à Païkan ", et Païkan dit : " Je suis à Éléa. " Tu es à lui, tu es une partie de lui-même. " - Je n'étais pas, dit-elle. NOUS étions... "

    Cette symbiose n'est pas uniquement basée sur les mots. Il s'agit d'une véritable osmose des esprits et des pensées des amoureux

    Coban avait tout expliqué à Éléa du fonctionnement de l'Abri, et toute la mémoire d'Éléa était passée dans celle de Païkan. Il savait comment fermer la porte d'or.

    C'est d'ailleurs parce qu'elle est à Païkan qu'Éléa refuse le présent :

    Tu écoutes, tu regardes, mais rien ne t'intéresse. Tu es derrière un mur. Tu ne touches pas notre temps. Ton passé t'a suivie dans le conscient et le subconscient de ta mémoire. Tu ne penses qu'à t'y replonger, à le retrouver, à le revivre. Le présent pour toi, c'est lui.

    Elle ne sait pas qu'il a évincé Coban de l'Abri pour prendre sa place et la suivre. Éléa... Elle est à... Païkan. Elle tuera trois fois pour lui : d'abord le garde qui était entré en elle et dont elle s'est servie pour échapper à Coban, ensuite l'homme qui l'a suivie dans l 'Abri et qu'elle croyait être Coban. Enfin elle-même. Puisqu'elle ne peut vivre sans Païkan et que Païkan est mort. Elle va jusqu'au bout de ses idées et de ses convictions, obstinée et ne pensant qu'à une chose : être avec Païkan, car elle est à Païkan

    Elle a détruit tout ce qui l'empêchait de passer, hommes, portes et murs !

    Éléa, outre cette beauté éternelle, possède une intelligence hors du commun elle a été choisie pour entrer dans l'Abri afin de perpétuer la vie et enfanter des êtres intelligents. Elle est la numéro trois sur la liste de l'ordinateur Gonda :

    L'ordinateur a choisi cinq femmes, pour leur équilibre psychique et physique, pour leur santé et leur parfaite beauté.

    C'est contre son gré puisqu'elle aurait été séparée de Païkan. L'ordinateur la définit comme "équilibrée, rapide, obstinée, offensive, efficace." Éléa fait la liaison avec le passé. C'est par elle que Simon d'abord, les savants ensuite, et le monde actuel enfin, connaissent la vie du monde d'il y a 900 000 ans. Monde divisé en deux (à l'époque de l'écriture du livre, c'était également le cas avec les USA et l'URSS), mais surtout une société idéale, égalitaire. Du moins, en Gondawa. Elle explique--et montre--la société qui fut la sienne, la cérémonie de la désignation, lors de laquelle elle reçut son numéro (3-19-07-91), les Énisoraï, la guerre... -->


    ÉTUDE LINGUISTIQUE


    « Je l'ai pris, l'avion de Sydney [...] Il m'emportait avec mes cantines et ma serviette » (c) E. Parer-Cook/Explorer - voir fin de la page

    Silence.
    Un coup sourd Voum...
    Un seul.
    Silence... Silence... Silence...
    Voum...
    Silence... Silence...
    Voum...
    ... ...
    Voum... Voum...
    ... ...
    Voum... Voum... Voum, voum, voum...


    Barjavel ne s'encombre pas des conventions littéraires. La Nuit des temps est un roman très « parlant », qui regorge de dialogues et d'interjections, ou de scènes sonores descriptives comme l'extrait ci-dessus, où le lecteur entend le cœur de l'endormie revenir à la vie. Les dialogues sont nombreux, sans sacrifier au texte, et l'un déborde parfois sur l'autre sans les transitions d'usage.

    Aucun hélico ne pouvait prendre l'air. Les snodogs, à la rigueur, pouvaient s'enfoncer dans la tempête. Il y en avait dix-sept. Il fallait en garder trois pour Coban, Éléa et les équipes de réanimateurs.
    - Plutôt quatre. Et ils seront serrés.
    - Tant mieux, ça tient chaud.
    - Reste treize.
    - Mauvais chiffre.
    - Ne soyons pas stupides...
    - Treize, ou mettons quatorze, à dix personnes par véhicule...
    - On en mettra vingt !
    - Bon, vingt. Vingt fois quatorze, ça fait... ça fait combien ?
    - Deux cent quatre-vingts...

    En jonglant sur des dialogues vivants et réalistes acquis par son expérience de dialoguiste et scénariste de cinéma et des textes d'une teneur poétique propre au grand romancier, Barjavel dose aventure et suspens avec narrations épiques et épopée fantastique. Les dialogues sont encore l'occasion pour son œil perçant et satirique d'épingler les travers de l'Homme et de ses institutions.

    - Elle ne bougera peut-être pas du tout, votre Pile ! Vous ne pouvez pas faire quelque chose ? La protéger davantage ? Enlever l'uranium ? Vider les circuits? Faire quelque chose, quoi ?
    Maxwell regarda Rochefoux, qui lui posait cette question, comme s'il lui avait demandé s'il pouvait, en levant le nez, sans bouger de sa chaise, cracher sur la Lune.
    - Bon, bon... vous ne pouvez pas, je m'en doutais, une Pile, c'est une Pile... Eh bien, attendons... L'accalmie... Les démineurs... Les démineurs vont sûrement arriver. Mais l'accalmie...
    - Où sont-ils, ces sacrés bon sang de démineurs ?
    - Le plus proche est à trois heures. Mais il se posera comment ?
    - Que dit la météo ?
    - La météo, c'est nous qui lui fournissons les renseignements pour ses prévisions. Si nous lui annonçons que le vent faiblit, elle nous dira qu'il y a une amélioration...

    Avec la civilisation perdue, il trouve l'occasion de s'exercer à la création d'un langage, d'une culture, d'us et coutumes nouveaux. Sa principale fantaisie est de délimiter les communiqués par « Écoutez ». Il a encore, pour appuyer sa croyance de distinctions essentielles entre les deux sexes, doté ces premiers hommes d'une langue pour les populations masculines et d'une autre complètement différente pour le genre opposé. Physiologiquement, les humains d'alors sont gauchers. Les noms qu'il leur donnent sont exotiques mais sans surprise. Ils ont la consonance de noms indiens, ou slaves, en particulier les noms féminins se terminent par «a». On trouve, par exemple, Éléa, Païkan, Coban, Doa, Lona. Un mot de leur langage est en relief dans le roman. Le mot du refus, non, ou dans leur langage, « pao ».

    Dans le vocabulaire, une nette priorité est donnée au corps humain. Le mot « mains » est celui qui apparaît le plus souvent (265 fois) après les articles, pronoms, ou autres mots grammaticaux sans signification propre. Elles sont le reflet du caractère des personnages, dont les interventions sont constantes et multiples. Les mains de Simon explorent, touchent, caressent, aiment. Les mains des scientifiques sont, à la tâche, délicates, attentionnées, précises. Les mains du géant turc Lukos sont dures comme des briques. Celles de Léonova tièdes sous ses gants. Ce sont les mains de Hoover qui reçoivent le plus d'attention. Ses grosses mains qu'il place outrageusement sur sa collègue russe gèlent dans la tempête, et deviennent l'occasion d'une narration intéressante de l'engourdissement, au moment même où ses mains sont les plus nécessaires, ce qui n'est pas au détriment du suspens.

    Viennent ensuite les yeux, (166 nominations). Ce sont les yeux d'Éléa qui concentrent le plus d'intérêt. Outre qu'ils expriment ses sentiments, ils sont l'attribut le plus pointu de sa beauté exceptionnelle. Ils sont bleus, mais semblent des portes ouvertes sur la nuit. Des paillettes d'or y brillent comme des feux. Dans la nuit, ses pupilles énormes fixant le ciel reflètent les étoiles. Alors qu'elle se camoufle, elle est trahie par l'intensité de son regard et la couleur unique de son iris. Ses traqueurs informent la foule qu'ils peuvent la reconnaître à son regard.

    Les autres mentions au corps humain se réfèrent en priorité à ses parties nobles, comme le visage (94 apparitions) ou la tête (86). Les doigts (54) détaillent les opérations de la main et renforcent son importance. Les oreilles (50) sont l'auxiliaire important entre le cerveau (24) et la Traductrice. On trouve encore avec une importance moindre de néanmoins nombreuses références aux pieds (51), aux cheveux (48), aux épaules (44), au ventre (30) (de Hoover principalement), au nez (24), aux lèvres (22), au dos (19), au buste (13), aux dents (12), aux poumons (11), au cou (10), et enfin au torse, sourcils et genoux, chacun mentionné huit fois.

    Peu de mentions explicites du sexe sont faites, en regard de son importance assez grande dans le roman. Outre son usage pour signifier le genre (deux fois), le sexe apparaît huit fois dans le roman. Par quatre fois il désigne explicitement celui de Païkan, découvert nu sinon pour son visage, masqué, et une fois celui de Hoover (qui s'en sert pour réchauffer l'arme gelée).

    Les seins (18) se réfèrent presque exclusivement à Éléa, où ils sont alors tour à tour l'image d'une beauté spirituelle et artistique ou les fruits du désir et de la sexualité.

    - Tout le monde va mourir en Gondawa. Coban le sait. Il a construit un Abri que rien ne peut détruire, pour s'y enfermer. Il a chargé l'ordinateur de choisir la femme qu'il enfermera avec lui. Cette femme, c'est moi. Sais-tu pourquoi l'ordinateur m'a choisie parmi des millions ? Parce que je suis la plus belle. Tu n'as vu que mon visage. Regarde...
    Elle dénuda son sein droit. Le garde regarda cette chair merveilleuse, cette fleur et ce fruit, et il entendit le bruit du sang dans ses oreilles.
    - Tu me veux ? dit Éléa.
    Elle continuait lentement de découvrir son buste. Son sein gauche était encore à demi cerné d'étoffe,
    - Je sais quel genre de femme l'ordinateur t'a choisie. Elle pèse trois fois mon poids. Une femme comme moi, tu n'en as jamais vue...
    La bande tout entière glissa sur le sol, délivrant le sein gauche. Éléa laissa ses bras pendre le long de son corps, les paumes de ses mains à demi tournées en avant, les bras un peu écartés, offrant son buste nu, la splendeur vivante des seins mesurés, pleins, doux, glorieux.
    - Avant de mourir, tu me veux ?
    Elle releva la main gauche et, d'un seul geste, fit tomber son vêtement des hanches.

    À côté de cette prédominance corporelle se disputent les champs lexicaux de la science et de la guerre. Le mot « arme » est celui qui revient le plus (84). La guerre (41) est plus mentionnée que la paix (31). La mort (61) plus que la vie (58). La « garde » est un autre mot récurrent (73), laissant gronder le danger au loin le temps des développements nécessaires à l'auteur pour installer sa thématique. Côté scientifique, le vocabulaire est à la fois partagé entre la technologie---avec des mots caractéristiques comme « savants » (49) ou « étudiants » (18), « université » (26), « ordinateur » (25) ou « équation » (23) -- et le monde médical, avec des typiques « infirmières » (29), « médecins » (22), « opération » (17) ou « sérum » (16).

    Le climat et la géographie sont d'autres éléments importants. La « glace » (80), le « vent » (66) et le « froid » (43) nous rappellent constamment les conditions polaires. La « tempête » (21) fait une intervention de premier plan, mais le décor est, le plus souvent, celui de la désolation et du silence, pétrifié dans les « nuages » (34) et la « brume » (20). En opposition, les notions contraires de « chaleur » interviennent quelques cinquante fois, dans le cœur des hommes, ou leur folie, avec l'arme « solaire » (12). Une préséance est donnée à la « nuit » (56) sur le « jour » (35), même s'il est souvent question de « lumière » (56).

    Les couleurs toutes confondues sont majoritairement représentées par les couleurs froides: le « blanc » (75), le « bleu » (69) ou le « gris » (33). Mais seule, la couleur la plus mentionnée est le « rouge » (87). Il exprime en contradiction avec les couleurs froides du décor celles chaudes de la vie qui s'y débat. Il y a le rouge du soleil qui se déchire dans le ciel glacé, les yeux striés de rouge par la fatigue, ou la peau fiévreuse de la rougeole. Il y a les couleurs vives de la main de l'homme, les câbles, boutons et anoraks, ou de ses machines, engins, alarmes, lumières, visibles ou invisibles, tirant sur l'infrarouge. Il y a les couleurs naturelles, celle de l'oiseau découvert lors des fouilles, ou des poissons aiguilles noirs et rouges de la piscine. Il y a enfin la couleur agressive des explosions, des guerriers ennemis en rouge, du sang.

    Dans La Nuit des temps s'impliquent toutes les nations. C'est cependant en référence à la nationalité de l'auteur la France qui est la plus citée (50 fois sous diverses formes, incluant Paris). Viennent ensuite les Anglo-Saxons suivis de près par les Russes. Le « monde » reste le plus cité (106 fois), l'ONU n'a quant à elle qu'une infime représentation, avec huit interventions.


    THÉMATIQUE

    « Il n'y avait rien d'autre à 
trouver que de la glace, de la neige et du vent, du vent, de la glace et de la 
neige », (c) G.Robertson/Auscape-Explorer - voir fin de la page Dans la Thématique de La Nuit des temps :
    1. La promesse d'un monde nouveau
    2. L'amour immaculé
    3. La Connaissance Universelle
    4. L'aube des jours prochains
    Ou plutôt :

    ~ THÉMATIQUE ~

    La promesse d'un monde nouveau...

    La Nuit des temps se déroule sur fond d'étendues polaires glaciales, dans un froid piquant, aux conditions climatiques extrêmes. Dans ce décor de cristal jaillit une lumière de vie autour de laquelle les nations vont se regrouper, à la rencontre de leur devenir, toutes unies pour percer le mystère, qui, du fin fond du monde, les ramène à leurs origines. Le ton devient celui de la coopération, de la lutte fraternelle contre l'adversité, du progrès humain. Dans ce contexte se côtoient séparément la destinée des individus et celle de l'humanité. Ce schéma est tout à fait classique chez Barjavel. On le retrouve très tôt, par exemple dans Le Voyageur imprudent, où Saint-Menoux suit parallèlement la route des nations qu'il explore, et son chemin personnel, tout aussi important. On le retrouve aussi dans les derniers romans, dans la Tempête par exemple, où Olof se place en travers du destin des hommes pour retrouver sa route auprès de celle qui s'en est écartée. À cette marche en parallèle des individus et des peuples, Barjavel innove ici en développant une complexité des relations entre les personnages, qui confère au roman une véritable dimension psychologique. Elle est à son maximum avec le couple Éléa et Simon. Il ne reprendra que bien plus tard ces tourments psychologiques dans l'un de ses derniers romans, La Tempête, avec les inextricables rapports amoureux de Judith et Olof. Dans La Nuit des temps, avec l'amour impossible de Simon pour Éléa, c'est la question de l'amour dont celui qui en est l'objet ne peut vous retourner qui est sous investigation. Ce thème fait l'objet du roman depuis la découverte d'Éléa jusqu'à l'issue tragique. Dans une première partie, la prédominance thématique prend des orientations plus politiques. Avec la soudaine constatation qu'un mystère sans précédent s'est dressé entre les nations, celles-ci délaissent leur rivalités intestines. Elles s'unissent pour expliquer et dominer l'inconnu. Chacune fournit ses meilleures ressources. Les difficultés à surmonter sont occasions pour chacun de mettre à profit son ingéniosité non pour la destruction de l'autre mais dans l'intérêt commun. Un monde nouveau promet de naître...

    La montagne était déjà creusée d'une trentaine de galeries tout autour desquelles avait été installés, au cœur vif de la glace, les entrepôts et les émetteurs radio et TV de l'Expédition Polaire Internationale, en abrégé l'E.P.I. C'était un beau nom. La ville dans la montagne se nommait EPI 1 et celle qui était abritée sous la glace du plateau 612 se nommait EPI 2. EPI 2 comprenait toutes les autres installations, et la pile atomique qui fournissait la force, la lumière et la chaleur aux deux villes protégées et à EPI 3, la ville de surface, composée des hangars, des véhicules et de toutes les machines qui attaquaient la glace de toutes les façons que la technique avait pu imaginer.
    « l'Expédition Polaire Internationale, en abrégé l'E.P.I. C'était un beau nom », (c) M.Creseveur/Explorer - voir fin de la page Jamais une entreprise internationale d'une telle ampleur n'avait été réalisée. Il semblait que les hommes y eussent trouvé, avec soulagement, l'occasion souhaitée d'oublier les haines, et de fraterniser dans un effort totalement désintéressé. La France étant la puissance invitante, le français avait été choisi comme langue de travail. Mais pour rendre les relations plus faciles, le Japon avait installé à EPI 2 une Traductrice universelle à ondes courtes. Elle traduisait immédiatement les discours et dialogues qui lui étaient transmis, et émettait la traduction en 17 langues sur 17 longueurs d'ondes différentes, chaque savant, chaque chef d'équipe et technicien important, avait reçu un récepteur adhésif, pas plus grand qu'un pois, à la longueur d'onde de sa langue maternelle, qu'il gardait en permanence dans l'oreille, et un émetteur-épingle qu'il portait agrafé sur la poitrine ou sur l'épaule. Un manipulateur de poche, plat comme une pièce de monnaie, lui permettait de s'isoler du brouhaha des mille conversations dont les 17 traductions se mélangeaient dans l'éther comme un plat de spaghetti de Babel, et de ne recevoir que le dialogue auquel il prenait part. La pile atomique était américaine, les hélicos lourds étaient russes, les survêtements molletonnés étaient chinois, les bottes étaient finlandaises, le whisky irlandais et la cuisine française. Il y avait des machines et des appareils anglais, allemands, italiens, canadiens, de la viande d'Argentine et des fruits d'Israël. La climatisation et le confort à l'intérieur d'EPI 1 et 2 étaient américains. Et ils étaient si parfaits qu'on avait pu accepter la présence des femmes.

    Cette harmonie entre les nations, cette marche unie des hommes est la reconquête du paradis perdu. Les métaphores à cette intention sont nombreuses. Le nom de la base, E.P.I., est le signe de la renaissance. Le blé est dans la Bible le symbole de l'abondance, vers laquelle tout semble acheminer les nations régénérées. L'unité du langage retrouvée par l'artifice de la Traductrice est la fin du châtiment de Babel, nommément introduite par deux fois dans le roman. L'humanité qui recouvre la grâce divine par l'intelligence mêlée de la technologie et de la coopération, va à la rencontre de la civilisation parfaite, éteinte il y a fort longtemps, mais que les hommes sont sur le point de faire renaître. Mais, ramenée à la vie, la plus belle femme de ce monde idéal se réveille avec le souvenir des mêmes folies meurtrières et des antagonismes militaires de ces hommes qui, bien qu'ayant bâti une civilisation d'une avance technologique prodigieuse, l'ont précipitée à sa perte. Comme pour marquer le coup d'une inéluctable déchéance par sa propre main, l'humanité voit son élan d'aujourd'hui brisé par sa faute en même temps qu'elle apprend que celui des temps passés le fut pour cette même raison. Après le succès de la réanimation, les tentatives d'infiltration ne tardent pas pour s'approprier les découvertes. Des failles fissurent le piédestal duquel les scientifiques d'E.P.I. pensaient pouvoir proclamer un monde de paix et de prospérité que la science venait de rendre possible. La sanction immédiate de leur échec est la nouvelle chute de Babel. La scène où les réanimateurs se retrouvent soudainement étrangers les uns aux autres suite à la perte de la Traductrice, chacun vociférant dans une cacophonie inintelligible, est une réécriture fidèle du désarroi des premiers châtiés du langage. Hoover et Léonova totalement impuissants dans la tempête de neige sont condamnés à subir la fureur des éléments et à s'en remettre à la chance, figurée comme une grâce divine qui leur révèle la porte du hangar, la porte vers la vie. Dans la précipitation, il faut aussi évacuer la station polaire, qui brûle sous les feux de l'atome, comme jadis il a fallu fuir Rome détruite par les flammes et la décadence, où Sodome et Gomorrhe anéanties par le feu du ciel. L'homme qui s'est paré des habits les plus chauds, les plus robustes, des ornements les plus nobles, se voit encore dénudé par son orgueil et sa vanité.
    C'est bien sûr l'affirmation que le savoir qui se prévaut de la sagesse est incertain et dangereux, idée nullement propre à La Nuit des temps, mais qui s'y voit particulièrement bien illustrée par la narration de l'intrusion fatale de cet individu malintentionné qui, pénétrant dans la sphère plongée dans le zéro absolu, y est transformé en statue de glace - comme la femme de Loth fut changée en statue de sel pour s'être retournée pour voir le châtiment de Sodome : la transgression des lois amène une sanction impitoyable, et sous la plume de Barjavel, digne des punitions les plus sévères de l'Ancien Testament :

    Il sentit, à mesure qu'il descendait, le froid atroce lui mordre les chevilles, les mollets, les genoux, les cuisses, le ventre, la poitrine, la gorge, le crâne...
    Il fallait faire vite, vite. Son pied droit atteignit le sol, sous la neige. Puis l'autre. Il fit un pas vers la gauche et inspira pour la première fois. Ses poumons gelèrent en bloc, transformés en pierre. Il voulut crier, ouvrit la bouche. Sa langue gela, ses dents éclatèrent. L'intérieur de ses yeux se dilata et devint solide, poussant les iris au-dehors comme des champignons. Il eut encore le temps, avant de mourir, de sentir le poing du froid lui broyer les testicules, et sa cervelle geler.

    Ainsi périt l'homme s'il oublie sa véritable nature, et ne s'en prémunit pas. Les scientifiques qui ont plus de recul et de pondération prendront soin de s'équiper adéquatement et passeront facilement l'épreuve assez banale du froid. Ils pécheront ailleurs. Eux non plus n'ont pas développé la sagesse rendant possible leur accession au savoir: plus forts que l'appât du gain, ils ne vaincront pas leurs peurs ou leur orgueil. C'est le génial Lukos qui croyant défendre une cause plus noble fait échouer l'entreprise, et la défiance des médecins des uns envers les autres à l'heure où Païkan meurt ne fait qu'accélérer sa perte. On ne saura pas pourquoi ou pour qui Lukos trahit. Mais c'est sans importance. Ses complices dans le sous-marin, dont on ne saura pas davantage les intérêts, emportent avec eux les dernières traces de la civilisation Gonda, parce qu'ils sont eux aussi insensibles à la sage résolution de sacrifier leurs intérêts, ils y laisseront leur vie et la sauvegarde des enregistrements. Pour eux aussi, le châtiment est infernal :

    Dans le sous-marin minuscule, les deux hommes collés l'un contre l'autre baignaient dans une odeur moite de sueur et d'urine. On n'avait pas prévu pour eux de vessie réceptrice. Ils n'avaient qu'à se retenir. Ils n'avaient pas pu, à cause de la tempête qui les bloquait depuis douze heures sous cinq mètres d'eau. [...] Les deux hommes, tête-bêche, l'un aux commandes de l'engin, l'autre sur les manettes du récepteur, n'avaient pas la place de faire même un quart de tour sur eux-mêmes. La soif leur séchait la gorge, la transpiration trempait leurs combinaisons, les sels de l'urine leur piquaient les cuisses. Le réservoir d'oxygène sifflait doucement.

    Mais bien que profondément assis sur des métaphores spirituelles, Barjavel a systématiquement recours à la technologie pour les matérialiser, ainsi qu'il le fera dans Une Rose au Paradis, où il poussera les analogies à l'extrême. Ici, dans un souci de rester aussi réaliste que possible, même dans un récit dont les bases sont profondément ancrées dans la fiction, il se contente de parallèles fugaces, et ce sont les inclinations sentimentales de ses héros qu'il va plutôt s'évertuer à approfondir. En amont de ces catastrophes, il s'apprête ainsi, alors que sa plume fait palpiter le cœur de l'endormie, à écrire sa plus belle histoire d'amour.


    ~ THÉMATIQUE ~
    L'amour immaculé


    Quelle histoire d'amour vous semble être au centre du roman ?
    Éléa et Païkan
    Éléa et Simon
    Léonova et Hoover
    Autre

    Éléa est d'une beauté exceptionnelle, et tout le monde est naturellement admiratif d'une telle féminité portée à l'extrême dans le roman. Mais Simon y réagit d'une façon bien particulière : il devient amoureux. Alors que les autres n'extériorisent qu'admiration ou désir désespérés, en Simon naît l'espoir fou de l'amour. Cela se traduit dès le début par des priorités différentes. Alors que les scientifiques veulent à tout prix maintenir la « ressuscitée » en vie, Simon ne pense qu'à communiquer, et d'abord par désir égoïste de se voir partie prenante du dialogue. C'est lui qui établira les premiers contacts, mais l'impossibilité d'aller plus loin l'obsède.

    lui se répétait la seule question qui, à son avis, comptait
    - Comment, comment, comment communiquer ??

    Pour concilier les besoins des scientifiques et ceux de Simon, Barjavel invoque un rejet de la nourriture moderne qui conduira à précipiter la recherche d'un moyen de communication, afin de savoir comment nourrir Éléa. On observe une première ouverture d'un amour désintéressé de Simon lorsque la situation est telle que l'on commence à craindre pour la vie d'Éléa, incapable de s'alimenter. Devant la rudesse des mesures nécessaires à la maintenir en vie, par injection nasale ou sanguine, Simon voit son désir de lui parler laisser place à celui de l'écouter, puis à celui de la comprendre, et enfin celui de la satisfaire :

    Communiquer, lui parler, l'écouter, la comprendre, savoir ce dont elle avait besoin.

    Dès lors que ce problème sera résolu, Simon se repositionnera immédiatement en conquérant. L'intrigue s'établit avec les récits d'Éléa qui relatent l'amour sans nom qu'elle partageait avec Païkan. Il ne faudrait pas voir dans cette passion indicible une capacité propre à la civilisation disparue, autrement chanceuse que la nôtre que par la Désignation, cérémonie où une autorité supérieure assemble les amants parfaits. On retrouve ce regret d'avoir à rechercher par soi même l'âme sœur dans La Faim du tigre, et l'amour inénarrable se voit consacré une page entière dans l'Enchanteur, une page, bien sûr, muette. Cette impression n'est favorisée que pour imprégner le lecteur d'un sentiment de solitude. On lui présente à cet effet un monde moderne où il se retrouve, par l'intermédiaire de Simon, volé du sentiment amoureux, face à un monde inaccessible, représenté par Éléa, où celui-ci a vocation à être pleinement et universellement épanoui. L'histoire d'amour autour de laquelle se bâtit le roman est bien celle de Simon et Éléa, alors que ce sont Éléa et Païkan qui sont les amants éternels et maudits. Lorsque nous voyons cette dernière déchirée de douleur par le passé à l'évocation de Païkan, nous sommes dans la position d'observateurs d'un bonheur qui nous est extérieur. C'est aussi bien sûr le cas de Simon. L'émotion qui se dégage de cette narration se projette sur le couple Éléa-Païkan. Mais ce sont les scènes affectives entre Éléa et Simon qui sont vécues avec une émotion toute personnelle par le lecteur, qui s'assimile au personnage de Simon. Dans cette optique, la partie volumineuse du roman à caractère véritablement S.-F. - celle où Éléa décrit sa vie auprès de son amant en Gondawa - est une interruption douloureuse de l'histoire qui se déroule autrement dans notre présent, en notre présence. C'est que dans ce long encart monolithique de plus d'un millier de phrases où il n'est plus fait allusion à Simon, le lecteur se ressent comme exclu du roman, contraint à assister, ainsi que Simon, aux souvenirs personnels et privés du couple. Simon est jaloux, il se venge et se console en faisant souffrir celle qui ne le regarde pas.

    Alors j'ai voulu te séparer de lui, tout de suite, brutalement, que tu saches que c'était fini, depuis le fond des temps, qu'il ne restait rien de lui, pas même un grain de poussière quelque part mille fois emporté par les marées et les vents, plus rien de lui et plus rien du reste, plus rien de rien... Que tes souvenirs étaient tirés du vide. Du néant. Que derrière toi il n'y avait plus que le noir, et que la lumière, l'espoir, la vie étaient ici dans notre présent, avec nous.
    J'ai tranché derrière toi avec une hache.
    Je t'ai fait mal.
    Mais toi, la première, en prononçant son nom, tu m'avais broyé le cœur.

    Ce sentiment bien humain, que Barjavel en réaliste sans concession pour le romantisme ou la vertu de ses personnages développe dans toutes ses extensions, nous rapproche du cruel héros déçu, qui dans sa solitude ne trouve que son agressivité comme réponse, et nous ressemble tant. L'échec d'une telle tentative va, comme on peut s'y attendre, écarter Simon du premier plan. Mais renaît dans le cœur du lecteur l'espoir et la joie alors qu'Éléa manifeste son désir de revoir celui-ci à ses côtés. Projetée dans un monde qu'elle ne comprend pas et qui lui répugne, elle voit tout d'abord en Simon une aide...

    - Simon... Simon... répétait celle-ci.
    Elle le cherchait du regard partout dans la pièce. Depuis qu'elle avait ouvert les yeux, elle l'avait toujours vu auprès d'elle, et était habituée à son visage, à sa voix, aux précautions de ses gestes.

    Celui-ci lui devient vite indispensable :

    Elle se tourna vers lui et le regarda comme s'il était le seul être vivant au milieu des morts

    Éléa découvre alors Simon :

    Elle ouvrit les yeux et le regarda

    C'est cet amour sans espoir, que Simon ne peut prendre et qu'Éléa ne peut donner, qui est source d'une grande amertume et d'une profonde nostalgie pour le lecteur. Simon se défait de son amour égoïste, pour aimer pleinement Éléa, en dépit de ne pouvoir le partager et le concrétiser. Cet abandon, ces avancées respectives et mutuelles devant l'impossible rendent l'inimaginable, l'incongru, l'évidence possible. Simon et Éléa s'aiment. Celle-ci s'éveille à son tour, et l'accepte.

    Il lui tendit la main. Elle regarda cette main tendue, hésita un instant, puis y posa la sienne

    Pour enfin, non oublier son amour pour Païkan, mais le confondre à celui qu'elle éprouve pour Simon

    La main de Païkan... Une main... La seule main du monde, le seul secours...

    Revoyons à la lumière de ces explications la scène intégrale, qui fait suite aux souvenirs douloureux d'Éléa pour son amant disparu. Celle-ci seule au monde se reclut dans un coin. Simon va la rejoindre.

    Ce fut Simon qui se leva. Il se plaça derrière elle, posa ses mains sur ses épaules, et dit doucement
    - Éléa...
    Elle ne bougea pas. Il répéta
    - Éléa...
    Il sentit les épaules frémir dans ses mains.
    - Éléa, venez...
    La chaleur de sa voix, la chaleur de ses mains franchirent les barrières de l'horreur.
    - Venez vous reposer...
    Elle se leva, se tourna vers lui et le regarda comme s'il était le seul être vivant au milieu des morts. Il lui tendit la main. Elle regarda cette main tendue, hésita un instant, puis y posa la sienne. La main de Païkan... Une main... La seule main du monde, le seul secours

    La consommation de leur amour un peu plus tard est discrète et rapide, mais totale :

    Il sentit la main d'Éléa étreindre la sienne, il vit son autre main se soulever, se poser sur le drap, le toucher, le saisir et d'un geste inhabituel, d'un geste incroyable, le ramener vers elle et couvrir ses seins nus.
    Il se tut.
    Elle parla.
    Elle dit, en français
    - Simon, je te comprends...

    C'est ici le paroxysme de leur amour, pleinement partagé et vécu. Ils ne peuvent aller plus loin, et Éléa qui n'a donc plus aucune raison de vivre voit se dessiner dès lors le chemin qui la conduira vers la mort, chemin lui aussi tortueux et subtil.

    Avant Simon, Éléa est à Païkan, ne vit que par lui, n'existe que par lui, partage avec lui un amour sans nom, inconnu, indescriptible. Faisant encore appel à la technologie, Barjavel matérialise avec les anneaux la confiance et la vérité immaculée qui unit les couples qui s'aiment, et qui n'ont aucun secret l'un pour l'autre. Chacun vit la vie de l'autre, vit pour l'autre, l'un ne peut aller sans l'autre. Or voici qu'Éléa, entité parfaite de ce couple idéal, est avec Simon prise à contre-courant de cette attraction qui la lie à Païkan. Elle est redirigée par des puissances incontrôlables et incohérentes sur la voie d'un autre être, d'un amour nouveau, qu'elle découvre soudainement, et qui la sépare de l'amour que la fatalité lui a retiré quelques jours auparavant seulement (elle n'a consciemment pas dormi plus que cela). Quel sens peut-elle alors donner aux certitudes, aux affirmations d'hier ? Il n'en ressort pas d'autres confusions dans le roman que celles que la vie a pu montrer à tout un comme présentes à chaque fois qu'il y a matière à laisser parler ses sentiments. Qui n'a pas pu constater que l'amour éternel ne l'est qu'à l'instant où on l'éprouve ? Éléa qui ne peut se résoudre à croire que tout recommence, et cette fois pour de bon, ainsi que d'aucuns le font parfois, décide alors la tranquillité de la mort. Elle tuera cependant Coban, laissant penser que son amour naissant et les tourments qu'il lui cause dissimulent d'autres pistes de réflexion. Éléa en effet ne décide pas de se suicider immédiatement après avoir compris qu'elle ne reverrait plus Païkan. Il y a, entre la perte de celui-ci et le choix de la perte de sa vie une autre perte, qui est le maillon manquant du triptyque dont Éléa est le centre : la perte de Simon. Comprenant qu'elle perd plus que la présence de Païkan en gagnant Simon, comprenant qu'elle perd aussi ce dernier, et ne pouvant surmonter ces contradictions, elle se retrouve démunie à tous points de vue, étrangère à elle-même, à ses sentiments. Le coupable de cette situation, c'est Coban. C'est pourquoi elle décide de le tuer.

    Barjavel a donc réussi, sans tomber dans la facilité de nouer un amour parachuté entre la femme venue de la nuit des temps et son réanimateur, à exposer ses grands thèmes sur l'amour. S'efforcer de l'exprimer avec toute la chaleur de son cœur, sans rien demander en retour, pour le seul bénéfice de l'élu(e), qui choisira ou non de l'accepter. Quand cet effort est total et vrai, qu'il n'est motivé par aucune arrière-pensée, il peut faire des miracles. L'amour unique entre deux êtres certes fictifs mais qui ne pouvaient s'aimer autrement que dans une littérature éthérée vouée au schéma classique et attendu, voit sous la plume de l'auteur qui a su lui donner la plus grande extension acceptable avant de tomber dans l'incongru, rayonner d'une flamme universelle, de celle-là dont l'intensité a immortalisé dans les bibliothèques éternelles les destins tragiques et les sentiments passionnés des héros mythiques, tels Roméo et Juliette, Quasimodo et Esméralda ou Tristan et Yseult. Certes l'on reconnaît sans détour qu'il n'est nullement question de comparer Barjavel à ces auteurs qui ont acquis dans l'immortalité les lettres de Noblesse de la divine profession. Mais sur un point, sur la nature, sur la complexité, la vraisemblance, la puissance, la grandeur, la noblesse de l'amour de ses protagonistes, Barjavel a réussi à les rejoindre, et son couple à trois têtes Éléa/Païkan et Simon figure dans la littérature contemporaine en place de premier choix pour leur succéder et les renouveler.


    ~ THÉMATIQUE ~
    La Connaissance Universelle

    Si l'intrigue amoureuse est la quintessence du roman, d'autres thèmes familiers à l'auteur y trouvent leur place à ses côtés, et évoluent au rythme de l'amour de Simon et Éléa. Toujours emprunt d'une touche de spiritualité, Barjavel aborde la question de la Connaissance, et de la sagesse indispensable à sa maîtrise.

    Cette connaissance est dans le roman symbolisée par « l'équation de Zoran », que Barjavel relie au nom de celui qui aurait découvert « le champ universel », terme certainement repris directement des vaines et dernières recherches d'Einstein qui s'entêtait à croire à une possible description complète de tous les phénomènes. Le nom intriguant paré d'un tel adjectif n'a pas manqué de capter l'attention de l'auteur. L'idée de l'universalité, le sentiment du fondamental, sont aigus chez Barjavel, et en cela il rejoint les scientifiques. Il est persuadé que la vérité ultime est fondamentalement simple. Lui qui n'entend pas l'abstraction des symboles mathématiques s'en remet à sa puissante imagination d'auteur fantastique pour combler ses lacunes. Dans la croix de la Chrétienté, il croit voir, dans Si j'étais Dieu, le message de la création. La branche horizontale de la Croix, c'est le Rien. La branche verticale c'est le Tout, qui pénètre le Rien. L'ensemble, c'est la création. Éléa dessine l'équation au rouge à lèvres, qui apparaît sous son élégant tracé:

    « un élément de spirale, que coupait une droite verticale et qui contenait deux traits brefs »

    Une explication possible pour motiver le choix de cette forme byzantine s'articule autour d'un choix qui emprunte pour moitié aux symboles mathématiques ou religieux (les traits droits) et pour autre moitié à une calligraphie stylisée d'une { lettre symbolique } pour l'auteur, conférant au résultat l'apparence respectable d'un signe qui supporte toute La Connaissance. Ajoutant au texte original, Lam Markmann, le traducteur de La Nuit des temps en anglais, appuie plus encore les éléments de symétrie du symbole. Il précise que les deux traits brefs sont, l'un horizontal, l'autre vertical « two short lines, one vertical and one horizontal, were drawn inside the spiral ». L'édition américaine n'a pour autant aucune illustration graphique et doit se contenter de la description. Barjavel pour qui ses « créations » graphiques ne sont pas de futiles additions tient à ce qu'elles soient dans l'édition originale. On retrouve d'autres pictogrammes de son invention dans les nouvelles du recueil Le Prince blessé. La Nuit des temps contient aussi une illustration "à main levée" de la sphère avec la légende, que les technologies actuelles de présentation rendraient fort bien {comme ceci}.

    « Le Puits. Il s'enfonçait dans la glace translucide, à la verticale du point où avait été localisé l'émetteur », (c) Cl.Lorius/Explorer - voir fin de la page Éléa explique qu'il s'agit d'une équation universelle, qui se lit, comme les plus simples de nos mathématiques, dans le langage courant aussi bien que dans le langage scientifique. Cette notion d'un savoir fondamental qui resterait en partie déchiffrable par le plus grand nombre est une idée qui ravit l'auteur. Dans la Faim du Tigre, il se plait à noter que si les mathématiques restent l'affaire de spécialistes, tout le monde est néanmoins capable de se servir de certains concepts fussent-ils élémentaires, comme l'addition. Pour l'équation de Zoran, cette double capacité de contenir toute sa sémantique phénoménologique lisible en termes de phonèmes, mais aussi toute la signification scientifique en termes mathématiques, reflète cette admiration de Barjavel pour la simplicité du très fondamental, et de l'universalité. Les équations de la physique moderne qui couvrent la presque totalité des phénomènes observables sont dans notre terminologie mathématique presque aussi simples que ce symbole réduit à sa plus simple expression. La possibilité de rendre compte de toute notre connaissance de l'univers en un nombre très restreint de variables et d'opérations n'est pas une allégation gratuite de l'auteur pour les besoins du roman, mais une croyance profonde en une simplicité ultime, et une réalité scientifique. Barjavel y ajoute une fenêtre par laquelle les non-spécialistes peuvent entrevoir la vérité. L'équation de Zoran est lisible par tous, contrairement aux symboles hermétiques de nos mathématiques. Dans le langage d'Éléa, l'équation se lit comme Barjavel aimerait pouvoir lire les équations de la physique moderne, où l'on parle de fonction d'onde qui emplissent tout l'espace, pour décrire l'état d'une particule qui n'est nulle part :

    Ce qui n'existe pas existe

    L'équation a encore valeur de symbole, elle représente le savoir, et sert d'emblème à l'université Gonda. Elle nous rappelle aussi plus que le réconfort de la connaissance, le danger qui l'accompagne et les contraintes qu'elle impose à celui qui ne la possède pas. L'équation de Zoran est ainsi au cœur de l'arme atomique qui détruira la civilisation Gonda. L'équation de Zoran est inscrite sur les vaisseaux qui rechercheront Éléa pour l'enlever à Païkan. C'est aussi un signe de hiérarchie qui distingue le chef dans un laboratoire de par sa couleur. Ainsi avec la science se crée un tourbillon de contraintes, de pouvoir et de dangers qui demeurent dans son sillage, et emportent ceux qui ne l'accompagnent pas dans son avance sans fin. L'équation de Zoran est alors la clé inintelligible d'un danger mystérieux, à l'image de la célèbre formule de la relativité qui renferme en son sein la dévastatrice puissance des atomes.
    L'idée rejoint les travaux des physiciens modernes, dans la continuité des travaux d'Einstein, Schrödinger et autres visant à trouver une « théorie du champ universel », et un numéro spécial de Sciences et Avenir a été consacré à ce thème : no spécial 118 de juin 1999 - {voir la couverture},

    Au delà de la science, le concept du Tout qui transcende le Rien (et réciproquement), exprimé sous la forme du langage de tout le monde par "ce qui n'existe pas existe", évoque intensément le fondateur quasi mythique du Taoïsme Lao Tseu et le Tao To King, voir le Tao To King ], en particulier les chapitres 4, 22, 56, et surtout le chapitre 40 :


    L'immobilité
    est le mouvement du Tao.
    Dans sa faiblesse
    réside sa puissance.
    Tous les êtres de ce monde
    sont nés du visible.
    Le visible procède de l'invisible.
    Car
    tout est
    et
    n'est rien.

    (sur les mises en relation du Tao avec la physique moderne, on pourra lire s'intéresser aux œuvres de Swedenborg, par exemple voir [http://www.theisticscience.org/papers/smn3b.html], et aussi lire « Le Tao de la physique » du physicien finlandais Fritjof Capra, avec une présentation et des extraits sur [ http://www.archipress.org/episteme/tao.htm ]).
    Ce qui n'existe pas existe ! 
    Ce symbole s'avère être un signe récurrent marquant le monde barjavélien chez les amateurs de l'auteur, aussi je lui ai consacré une page qui se veut un clin d'œil graphique et que l'on pourra voir (ici) !


    ~ THÉMATIQUE ~

    BARJAVEL VISIONNAIRE TECHNIQUE ?

    Les Romans extraordinaires de René Barjavel sont pour lui l'occasion de mettre en scène des techniques et produits futuristes pour l'époque de leur rédaction, parfois franchement fantaisistes (mais c'est toujours avec une pointe d'humour), ou bien mis en œuvre de façon peu transposable dans la réalité.

    Cependant, à la différence de certains auteurs de S.-F., ces présentations sont le plus souvent fort cohérentes, et ne font qu'anticiper au sens propre sur des réalisations que Barjavel a ensuite pu voir se réaliser.

    Barjavel suivait assidûment l'actualité scientifique et technique de son époque, en particulier dans le cadre de son activité journalistique - on lira avec intérêt son article dans le Journal du Dimanche du 4 septembre 1977 où il rend compte de sa visite à Jules Hourdiaux, un inventeur de génie méconnu (voir) - et, s'il n'était pas une "autorité scientifique" auprès du grand public comme le fût Albert Ducrocq sur Europe n°1, sa présence à Cap Kennedy lors du décollage d'Apollo XI et sur le plateau des Dossiers de l'Écran (en compagnie aussi d'A. Ducrocq) [voir les archives de l'INA] pour y accueillir Armstrong, Aldrin et Collins de retour de la Lune, montre bien son rôle et son apport - et son intérêt - pour l'actualité technique de son époque, à laquelle ses commentaires apportaient une touche de poésie et de réflexion bien appréciable (écouter son commentaire du vol d'Apollo 8 sur RTL) .

    Certains éléments, objets ou concepts, présents dans le monde de Gondawa et décrits par Éléa, se retrouvent dans notre environnement technique d'aujourd'hui, et dans certains cas leurs inventeurs ne nient pas la paternité des idées de Barjavel.

    Quelques exemples ont particulièrement retenu mon attention :

    - la clé de Gondawa est précisément le concept qui ne peut manquer d'évoquer la "carte à puce" mise au point et brevetée dans les années 70 avec le succès que l'on sait, et qui fait vivre aujourd'hui une industrie considérable, en étant le passage obligé de nombreux systèmes de sécurité (bien qu'étant aussi parfois une "solution à la recherche d'un problème")

    La société Bull-CP8 a d'ailleurs "rendu hommage" à Barjavel par la plume de son directeur technique M. Ugon, dans l'ouvrage "Cartes à puces", (qui cite in extenso le passage de La Nuit des temps qui décrit le fonctionnement de la clé comme système de paiement), et par l'article qu'il écrivit dans le numéro 176 de « La Recherche » (avril 1986), et surtout par l'envoi personnel qui fut fait à René Barjavel d'un des premiers exemplaires de cartes, comme lui-même le raconte dans "Demain le Paradis" (p. 160 de l'édition Denoël).
    L'autre inventeur patenté et peut-être plus médiatique du concept, Roland Moréno, refuse à Barjavel toute paternité Roland Moréno, refuse à Barjavel dans l'idée, riant même sous cape en objectant qu'à l'époque il ne voulait rien connaître à la science-fiction à laquelle il se dit allergique. (voir [ cette mise au point quelque peu grinçante ])

    Si le produit actuel est techniquement un peu différent de la description que donne Barjavel de la Clé (surtout du point de vue de sa forme), on examinera cependant avec intérêt { la photographie } du premier prototype portable que réalisa R. Moréno sur une bague...

    Dans La Nuit des temps, l'utilisation de la clé ne se limite pas au paiement, mais elle sert aussi d'une manière générale à s'identifier vis-à-vis de la collectivité. À cet égard, il est bon de savoir que l'idée de "carte à puce universelle", dite "multi-application", est un produit technique maintenant parfaitement défini, mais dont la mise en place s'oppose à des considérations d'ordre plutôt "psychologiques" et de stratégie commerciale (libertés individuelles pour les utilisateurs, et propriété de l'objet pour les sociétés co-émettrices)

    On notera aussi qu'une société française, maintenant disparue, de services liés aux applications des cartes à puce, fournissant d'excellents outils de formation, prototypage et mise en œuvre d'applications, avait pris comme nom « ELÉA cardware ». Ce n'est pas une coïncidence : Thierry J., l'un de ses fondateurs, m'a confié :

    Nous avions choisi "Elea cardware" en hommage à l'inventeur original, selon nous, de la carte à puce qu'était René Barjavel, simplement parce qu'il avait décrit dans La Nuit des temps une grande partie des applications pouvant être liées à la carte à puce. Et que toutes nos différentes activités dans la carte à puce étaient résumées dans son livre par l'utilisation de cette bague.

    Encore plus récemment, le concept de bague est revenu au goût du jour avec cet étonnant objet {voir}, présenté par un article de la revue La Recherche, n° 293 développé et maintenant commercialisé (65 USD) par la société iButton, voir le produit sur le site de iButton ], et des caractéristiques techniques plus détaillées ].

    Donc... chaque fois que nous utilisons une carte à puce (carte bancaire, télécarte, carte SIM de téléphone cellulaire GSM), nous avons une pensée pour René Barjavel, Éléa et Païkan...

    - Interconnexion d'ordinateurs en réseau pour la résolution d'un problème de traduction ou déchiffrement.

    Après la découverte de la Sphère, les premiers mots prononcés par Éléa, la compréhension de la langue de Gondawa se résout par la collaboration mondiale des systèmes informatiques interconnectés pendant le temps de cette recherche, chacun analysant une partie des configurations linguistiques possibles, jusqu'à ce que la phrase prononcée par Éléa soit compréhensible, ainsi que tout le reste des textes découverts dans l'Abri.

    En 1997, la société de cryptographie R.S.A lança via Internet le « DES challenge » : il s'agissait de décrypter un message (texte), chiffré selon un algorithme (D.E.S, utilisé en particulier par l'administration fédérale américaine) utilisant une clé secrète. Ce défi (destiné essentiellement à montrer que l'algorithme en question n'est pas inviolable) était doté d'un prix de $10 000.

    Les participants au challenge, conduits spontanément par des chercheurs indépendants (universités, etc), se groupèrent pour se répartir la tâche en distribuant un module logiciel destiné à être exécuté pendant les temps d'inactivité des micro-ordinateurs participants reliés au réseau, chacun prenant en charge une plage de valeurs possibles de la clé (sur un total de 72057594037927936 valeurs)

    La tâche, qui au sens strict demanderait quelques milliards d'années à raison d'une valeur de clé par seconde, fut menée à son terme en quelques semaines, la coopération permettant de tester 7 milliards de clés par seconde, et le texte fut trouvé le 17 juin 1997 "Strong cryptography makes the world a safer place" {en savoir plus},

    Plus récemment, l'organisme SETI de recherche d'analyse des radio-signaux reçus du cosmos en vue d'y trouver des traces d'intelligences extra-terrestres a repris exactement le même principe [ voir son site ].
    L'intérêt, tant scientifique qu'économique de cette technique a été souligné par un article du magazine économique Les Échos.net du 11 février 2002 { voir le texte de l'article }

    Au printemps 2002, sur une idée de l'acteur Thierry Lhermitte, qui l'a mise en relation avec IBM Global Services (IGS), l'AFM (Association Française contre les Myopathies) proposa, à partir de mars 2002, à chaque utilisateur de micro-ordinateur personnel de mettre à disposition sa puissance disponible pour commencer une cartographie des protéomes - un classement réalisé par comparaison exhaustive de 500 000 protéines du monde vivant. »

    L'analyse complète aboutit au début de mai 2002, soit après une durée de deux mois pour une tâche qui aurait demandé au moins dix ans à un seul ordinateur puissant.

    Encore plus directement en rapport avec l'idée barjavélienne, l'utilisation d'un réseau mondial pour la traduction des langues est le projet que lance Brian Mac Connell avec le World Wide Lexicon, dont « Le principe est le même que le Seti@home [décrit plus haut], sauf qu'ici, ce n'est pas le processeur de la machine qui est mis à contribution mais le cerveau de son utilisateur. » En effet, l'idée-clé est de solliciter ponctuellement les participants au projet par une requête apparaissant sur leur écran lorsque leur micro-ordinateur semble inactif, leur demandant s'ils peuvent traduire une expression, dont la traduction se joindra au gigantesque lexique ainsi constitué petit à petit. On pourra en lire les détails sur les sites (en anglais) : article de présentation et site du projet.

    Si aucune référence ne fut certes faite à ces occasions à la (pré)-vision de Barjavel, sauf par G.M. Loup lui-même, la parenté des concepts est étonnante.

    On pourra toutefois noter un "précédent" dans l'histoire de la science-fiction, sous une forme simplifiée dans le roman de Stanislas Lem "Feu Vénus" (paru en français à l'automne 1962 dans la collection Le Rayon Fantastique), où le déchiffrement de textes laissés par des visiteurs vénusiens est réalisé par un calculateur électronique qui, se trouvant parfois insuffisant, active automatiquement des connexions vers d'autres ordinateurs pour partager le travail.


    D'autres objets, produits ou concepts introduits par Barjavel dans La Nuit des temps appellent aussi curieusement des résonances avec des objets maintenant contemporains.


    ~ THÉMATIQUE ~

    Gondawa : modèle socio-économique d'une société parfaite ?

    La Nuit des temps est l'occasion pour Barjavel de décrire, sous le couvert de la fiction "proto-historique", une société dont les avancées techniques et scientifiques s'accompagnent d'une organisation sociale et économique quasi idéale. Cet aspect est d'ailleurs commun aux romans de (science-)fiction depuis Cyrano de Bergerac et son « Voyage dans la lune et Histoire comique des états et empires du soleil » voir un site sur ce roman ) et il ne manque pas d'auteurs des dix-neuvième et vingtième siècles qui s'en soient faits les spécialistes. Barjavel rejoint ainsi ceux que l'on peut qualifier d'utopistes de par leur vision d'une organisation pouvant - peut-être, et c'est là que la lucidité de notre auteur est à souligner - apporter à de nombreux problèmes contemporains, mais aussi en fait éternels, des solutions profondes.
    Cette vision ramène nécessairement au fond de la pensée barjavélienne, et ne peut vraiment se comprendre que lorsque la base de celle-ci a pu être appréhendée. Pour cela, une analyse des sources dont elle peut être le développement est nécessaire.

    Parmi les différents thèmes que décrit le roman, j'ai donc choisi de développer particulièrement les suivants. Toutefois, dans l'état actuel de mon étude, il faut considérer les indications ci-après comme un point de départ de thèmes de réflexion appelés à s'étoffer par la suite.

    ~ THÉMATIQUE ~

    L'aube des jours prochains

    Dans La Nuit des temps, les hommes rencontrent leurs origines et entrevoient leurs lendemains, dans le savoir, la sagesse et la prospérité. Sur quelques-uns d'entre eux se braque le projecteur de la fiction révélant des histoires toutes semblables, toutes dans l'attente d'un avenir meilleur, chacune se débattant entre l'espoir et la peur, l'idéal et l'absurde. L'humanité et les individus voient leurs histoires se séparer, mais aussi se ressembler et à la fin, se rejoindre. Aucune n'aura réalisé les promesses qu'elle voyait pourtant à sa portée. La génération vaincue passe, les hommes meurent ou abandonnent. Mais voici que déjà une nouvelle vague d'espoirs et d'idéaux déferle sur le monde d'aujourd'hui, avec ses figures proues, ses héros, et la foule des anonymes qui les supporte, les pousse de l'avant, avec la certitude que cette fois, tout se passera bien. À la fin du roman, la jeunesse du monde entier se soulève, refuse, reprend à son compte le « non » de la civilisation perdue, « pao », avec l'idée que leurs prédécesseurs ont trahi ou damné le potentiel de leur découvertes. Eux vont tout changer.

    Le cycle barjavélien de l'ascension puis de la chute est réamorcé à la fin du roman par une ascension nouvelle, qui ne nous sera pas contée, mais dont on peut prévoir la destinée, et la placer dans un cercle sans fin d'élévations et de chutes consécutives d'une espèce qui semble ne jamais devoir évoluer. Cette vision s'inscrit dans la lignée de certaines traditions orientales (en particulier indiennes). Sur ce cercle vicieux qui voit dans sa course ininterrompue vers l'inconnu l'humanité s'élever et sombrer, prennent place des acteurs. Simon, Éléa, Léonova et Hoover en sont des exemples. Chacun d'entre nous en est un autre. Dans le mystère et l'inconnu métaphysique et spirituel, coincé dans les maillons du temps dont la chaîne vient d'on ne sait où et fuit vers l'inconnu, plongé dans l'absurde quotidien des luttes sociales, des tensions politiques ou des conflits armés, chacun est, chaque jour, à sa place sur le cercle, témoin d'un futur prometteur ou catastrophique, enclin à croire à une prospérité enfin acquise pour toujours ou à l'inévitable fin du monde. Pour Barjavel, l'histoire passe son chemin, et avant que de savoir si elle est destinée à s'interrompre ou à trouver son rythme de croisière, il convient d'abord pour l'individu d'y trouver sa place, et d'y assurer son bonheur. L'erreur de Coban est d'avoir méprisé l'importance de l'individu, d'avoir pensé qu'après la guerre il n'y aurait plus de place pour l'amour et la haine, mais seulement pour le travail visant à préparer le futur. Barjavel qui pense que les questions spirituelles et scientifiques sont de la toute première importance pense surtout que le sort de l'individu ne doit à aucun prix être sacrifié sur l'autel des prévisions futures. Léonova et Hoover sont le symbole de cette bouée dans la tempête. Ils restent l'un pour l'autre un support devant la désolation.

    Hoover, debout devant un hublot, serrait contre lui Léonova qui tremblait de désespoir.

    La grande morale de La Nuit des temps est que l'amour n'est pas l'affaire de chacun dans le petit intervalle de vie qui lui est alloué sur terre. Il est tout aussi noble que la recherche scientifique ou spirituelle. Il accompagne l'être humain depuis toujours et jusqu'au dernier souffle du dernier de son espèce. Si sonder l'inconnu de l'univers n'est que l'affaire d'un petit nombre, pour tous, l'amour est la réponse pour chacun face à l'inconnu qu'il représente pour lui-même. Si la connaissance du monde dans lequel nous vivons n'est pas accessible aux hommes avant longtemps, peut-être pouvons-nous déjà essayer d'apaiser nos peurs et d'assouvir notre bonheur en nous efforçant d'aimer... ainsi que le fait Simon, ce qui exclut tout égoïsme, possession ou luxure. Il s'agit d'une évolution qui s'apprend, se comprend et se vit, comme tout art, toute science et toute démarche spirituelle. Le lecteur connaissant bien l'œuvre de Barjavel trouvera là précisément le thème du roman Le Prince blessé. Et l'on remarquera que c'est pratiquement dès ses premiers romans de science-fiction que cette considération de l'Amour comme moyen d'apporter le salut au monde apparaît, comme l'indique l'avant-propos de l'édition originale (1948) de Le diable l'emporte.


    CRITIQUES PUBLIÉES
    LORS DE LA SORTIE DU ROMAN


    Lorsque le roman parut en 1969, les critiques littéraires furent assez unanimes pour saluer "un grand roman" de Barjavel. D'ailleurs, c'est à cette "occasion" que l'auteur "perdit" son prénom, et devint plus connu du grand public sous son seul nom - alors que ses publications et activités jusqu'alors le faisait mentionner comme "René Barjavel"...

    Quelques recherches dans des articles de l'époque ont permis de retrouver ces avis, tels que ceux de :

    A voir !  
    Un recueil de "critiques" particulièrement intéressant est ce petit livret qui fut diffusé avec le roman lors de sa sortie, et dont j'ai eu la chance de retrouver un exemplaire lors du Marché aux livres anciens des Journées Barjavel 2003 à Nyons. Des grands noms du monde des sciences, des lettres et de l'information avaient pu lire le roman en avant-première et donner leurs avis. On pourra en trouver la transcription accompagnée de mes commentaires de présentation (ici).

    Des critiques et analyses plus détaillées furent publiées dans des revues spécialisées, en particulier "Fiction", qui traite du roman dans la "Revue des livres" du n° 183 (mars 1969), déclenchant un petit débat dans le courrier des lecteurs des numéros suivants ( voir le fil des critiques dans Fiction ).
    L'un des antagonistes, J.-P. Andrevon, prit aussi la plume dans la revue "Horizons du Fantastique" (n°7 de septembre 1969) pour donner un avis enthousiaste mais triste en même temps sur le roman ainsi que les titres de science-fiction précédents de l'auteur { voir cette critique }.
    Par ailleurs, il est "curieux" de constater que, dans un récapitulatif des avis des rédacteurs de Fiction sur La Nuit des temps, (par exemple dans le n°186, p. 143) J.Goimard donne comme avis :"mauvais",

    puis, quelques dizaines d'années plus tard, fait dans la préface du recueil Omnibus « Romans extraordinaires », une critique beaucoup plus positive et une analyse - d'ailleurs fort pertinente - de l'œuvre...

    Son expérience cinématographique est passée par là : il a maintenant une maîtrise totale du scénario ; l'écriture poétique se fait plus sobre alors même que ses ressources ont été enrichies par une plus longue pratique. Et surtout la crise morale traversée par l'auteur dans les années 60 (et qui a produit La Faim du tigre) approfondit sa veine tragique et lui donne la force de s'aventurer dans des remous mal explorés du cœur humain.

    Mais je laisse maintenant la place aux lecteurs du roman, et aux visiteurs du barjaweb.


    CRITIQUES DE LECTEURS


    Snowdog, ou skidoo (c) Cl.Lorius/Explorer - voir fin de la page Des « reviews » sur le site commercial américain Amazon.com de traductions rapportent des témoignages parfois poignants de lecteurs anglo-saxons qui n'ont pas été moins touchés par la sensibilité de l'auteur que son public francophone habituel.

    Voir les reviews de La Nuit des temps sur le site d'amazon.com


    CRITIQUES DES VISITEURS




    Vous aussi faites partager, par l'intermédiaire du barjaweb,
    votre opinion et vos analyses de La Nuit des temps.



    La Nuit des temps... et après

      visite recommandée ! Depuis la sortie du roman, le thème de la Nuit des temps a inspiré de nombreux artistes d'expressions diverses, dont les projets se sont plus ou moins concrétisés. Je vous invite à en voir les présentations sur la page La Nuit des temps les a inspirés, qui reprend certains sujets évoqués plus haut (les aspects "techniques"), et révèle d'autres inspirations fort peu connues.


    AILLEURS SUR LE BARJAWEB :
    quelques liens

    La Nuit des temps, la présente page et ses compléments ont été présentés par plusieurs pages du barjaweb qui en abordent divers aspects ou ont annoncé leur publication initiale. On pourra s'y reporter avec intérêt car des points particuliers s'y trouvent mis en avant.

    • La Lettre de G.M.Loup n°2 de février 2001 : “Barjavel les a inspirés” (lire)
    • La Lettre de G.M.Loup n°18 de juin 2002 : “Les droits d'adaptation de l'œuvre la plus connue” (lire)
    • La transcription du Café Littéraire des Journées Barjavel 2002 : “Anticipation et prospective dans l'œuvre de René Barjavel” (lire)
    • L'équation de Zoran, signe de ralliement (lire)
    • La conférence de Pierre Creveuil, président de l'Association des Amis de René Barjavel, à la Bibliothèque de Paris-Port Royal le 2 décembre 2005 : “Les anticipations d'un poète visionnaire” (voir)


    COPYRIGHTS


    • Le texte de La Nuit des temps est © Éd Denoël, 1968.
    • Les photographies de l'Antarctique sont extraites du livre de Claude Lorius : « Antarctique continent de l'extrême » Collection Planète - Éditions Denoël 1991 (ISBN : 2-207-23894-6) { voir }
    • En photo d'illustration du frontispice sur fond d'équations de Zoran, Laura Antonelli. (création graphique de G.M. Loup)
    • Tout ce qui n'est pas mentionné ci-avant est © G.M. Loup.