- Les journées Barjavel à Nyons les 22 et 23 août 2015 -

La présentation de Pierre CREVEUIL :

 Les UTOPIES APOCALYPTIQUES 
de 
 Les UTOPIES APOCALYPTIQUES 
de 

Utopie orange vert pourpre - Georges Pierre Seurat
Utopie orange vert pourpre - Georges Pierre Seurat
Utopie orange vert pourpre - Georges Pierre Seurat
Utopie orange vert pourpre - Georges Pierre Seurat

Cette conférence a été donnée dans le cadre des journées Barjavel, le samedi 22 août 2015 à Nyons (voir la présentation), place de l'Ancienne Mairie.
Pierre Creveuil, président de l'Association des Amis de René Barjavel et représentant de G.M.Loup, était accompagné par Madame Lydie Gagnère, qui l'interrogeait, et le fils de celle-ci, Monsieur Aurélien Louvet, qui, lui aussi passionné de René Barjavel, lisait les citations de l'auteur lorsqu'elles n'étaient pas produites par des archives audiovisuelles.


Cette version imprimée de la transcription de la conférence du 22 août ne permettra pas bien sûr de rendre les animations interactives offertes par la page Internet, ainsi que les documents sonores qui ont été proposés au public. Apparaissent également sur la présente page des liens soulignés vers de nombreuses pages de compléments, qui n'ont bien sûr d'effet que lors de la consultation du site barjaweb.

Des extraits sonores de textes ou d'interviews de l'auteur, "joués" lors de la conférence, peuvent être écoutés grâce aux "players" présents sur la page.
Pour le confort évident, il convient de n'en activer qu'un à la fois...

 


On dirait le Sud... On dirait le Sud... (1:13)

Quels mondes merveilleux que ceux dans lesquels Barjavel nous fait voyager ! Quand "on s'y croit" (et on s'y croit très bien), on n'a pas envie d'en repartir. Quoique... On en est finalement mis dehors, car ses récits se terminent souvent mal, très mal. Enfin, presque : ne se terminent-ils pas par un recommencement ?

Alors, René Barjavel, un utopiste ?

  • Tout d'abord, je crois que vous aimez appeler un chat un chat... Dites-nous ce que sont les utopies...

Pour bien des gens, dans le langage courant, utopie est presque un synonyme de science-fiction. Dans les faits littéraires, il semble bien que, généralement, l'utopie est incluse dans le genre littéraire « science-fiction ». Et que la science-fiction est incluse dans le thème de l'utopie. Seraient-elles équivalente ? - selon la logique mathématique...
Mais, halte-là !
 Extrait sonore
Radioscopie - la science-fiction 01:13

J.C. - Quelle couleur donnez-vous à la science-fiction ? Est-ce une aventure qui a commencé très tôt ? Oui ? Elle a toujours existé ?

R.B. - Elle a toujours existé, mais elle est en train, depuis la guerre, non, même plus tôt, ça a commencé en Amérique dans les années 35-40, elle est devenue, je ne dirais pas un nouveau genre littéraire, mais une nouvelle littérature. Je crois, je n'appelle pas la science-fiction un genre littéraire, parce qu'elle comprend tous les genres. Elle a commencé par l'épopée, comme toutes les littératures, les grands chefs-d'œuvre américains de science-fiction ce sont des épopées, formidables, et ensuite, après l'épopée vient le temps du lyrisme, puis le temps du roman, alors il y a la science-fiction lyrique, la science-fiction satirique, la science-fiction politique, la science-fiction... etc., tous les genres sont représentés dans la science-fiction.

Et bien sûr, il y a la science-fiction utopique, ou utopiste.
Alors, ouvrons la référence : le dictionnaire (ou sa version moderne grâce aux encyclopédies en ligne, sans oublier de multiplier les vérifications croisées, car si, comme disait Voltaire et mon père, le papier ne refuse pas l'encre, Internet refuse encore moins les informations...)
Étymologiquement, utopie, du grec ου τοπος (avec la négation ου comme dans ουχ ελαβον πολιν), veut dire "non lieu", c'est à dire nulle part : un lieu qui n'existe pas - même si ce qui n'existe pas existe - sans connotation de bien ou de mal.
Mais on le comprend plus souvent comme ευ τοπος : bon lieu (ευ comme dans euphonie, ou ευχαριστο)
L'antonyme d'utopie est d'ailleurs dystopie (ou contre-utopie) : mauvais lieu. Le préfixe dys- est emprunté au grec dus-, et signifie "négation", "malformation", "mauvais", "erroné", "difficile". Il a surtout une valeur péjorative, et "dystopie" veut donc dire "lieu mauvais" ou "lieu néfaste". Et ainsi, s'oppose ainsi clairement au préfixe eu- "heureux" que Thomas More avait en vue lorsqu'il a forgé le mot utopia ("Utopia" constitue en effet une sorte de jeu de mots : la prononciation anglaise de l'époque ne distingue pas la prononciation des préfixes eu- "heureux" et ou'- "négation", "inexistence"). L'utopie est donc étymologiquement à la fois un lieu heureux et un lieu inexistant).
La science-fiction est donc le procédé idéal pour mettre en œuvre des conceptions de mondes, en y exagérant (à peine) leurs caractéristiques pour réaliser les expériences de pensées (au sens philosophique ou même mathématique) dont Barjavel est le praticien résolu, bien plus que la pure imagination, dont il dit dans La Faim du tigre, :

L’imagination n’est qu’un jeu de la mémoire qui construit ce qu’elle connaît.

Il l'assume et le revendique donc :

Je m'excuse, je n'ai aucune imagination. J'ai seulement les yeux ouverts et un esprit simple, et assez logique. Ravage, Le Voyageur imprudent et Le Diable l'emporte ne sont que des catalogues d'éventualités. Je n'imagine pas. Je considère ce qui est possible.

Autrement dit : " Que se passerait-il si.. ? "
En particulier, dès ses débuts de romancier, pour Ravage. Écoutons ce qu'il confie dans ses Réponses au Collège de Chalais :
Extrait sonore 0:28

Donc je me suis dit : « que se passerait-il si l'énergie venait à disparaître, que feraient les Hommes, quel serait leur comportement, que deviendrait la Ville ? », et là j'ai laissé, il m'a suffi de laisser parler la logique. Et Ravage est un roman dicté par la logique. Ce que j'ai décrit arriverait fatalement si tout à coup l'énergie commençait à manquer.

La critique l'a bien compris, ainsi Démètre Ioakimidis dans la revue Fiction, n°191 en décembre 1969 :

Ravage est donc un roman du type « Que se passerait-il si... ». Les questions « Pourquoi cela s'est-il passé » et « Comment ramener les choses à leur état primitif » sont simplement escamotées. On n'en tient pas trop rigueur à l'auteur, car son récit est bien mené.

  • On voit donc que la science-fiction est vraiment le domaine (plutôt que genre) de prédilection de l'utopie, ou de la dystopie, selon la vision ou la philosophie de l'auteur. Mais pourrait-on considérer que toute œuvre de science-fiction se rattache soit à l'Utopie, soit à la Dystopie ?

La question est ouverte. Mais quand même pas peut-être… encore que… j'ai l'impression que les romans de science-fiction, en dehors de ceux purement distrayants, portent le message « rien n'est parfait mais ce n'est pas si mal »...

Un autre "genre" de la science-fiction, par certains côtés assez voisin bien que différent est l'uchronie, dans laquelle les lieux sont bien les nôtres (notre Terre, nos "nations"), mais dans un "non-temps", ou plutôt un temps historique divergent du nôtre, où par exemple Hitler aurait gagné la guerre, ou Napoléon aurait vaincu à Waterloo - ce dernier thème excellemment traité par notre ami Ugo Bellagamba dans L'Apopis républicain.

  • Barjavel n'est ni le premier, ni le dernier à écrire de la science-fiction, et à aborder les terres de l'utopie. Peut-on dresser l'histoire des utopies dans la littérature ?

Les utopies datent... de la nuit des temps.

  • Un très ancien texte, par example : Béréchit bara Élohim 'èt hachamayim vé'èt ha'arets.
  • Un peu plus tard, Les métamorphoses, d'Ovide (8 après J.C.) : Aurea prima sata est aetas, quae vindice nullo
  • Dans l'Apocalypse de Jean (21:9-27), description enthousiasmante de La Jérusalem Celeste.
  • La Cité Céleste décrite par Saint Augustin (De Civitate Dei contra paganos : La Cité de Dieu contre les païens, 413-426)
  • La première Utopie - celle qui a donné le nom -, de Thomas More : Libellus vere aureus nec minus salutaris quam festivo de optimo statu rei publicae deque nova insula Utopia (1516)
  • Bien de chez nous, chez Rabelais : Gargantua, chapitre 57, qui décrit l'abbaye de Thélème.
  • Sans oublier le mythe de l'Atlantide, rapporté en particulier par Platon dans le Critias - que l'on peut penser avoir inspiré La Nuit des temps, même si les sources d'inspiration sont nombreuses ; en fait pratiquement tous les romans de science-fiction utopique, auxquels La Nuit des temps est redevable, dérivent plus ou moins de l'Atlantide consciemment ou inconsciemment - et même "collectivement inconsciemment" au sens Jungien, car le mystère demeure quant à l'influence de La Sphère d'Or de l'australien Erle Cox pour La Nuit des temps, et, peut-être encore plus curieusement, L'Éternel Adam de Michel (ou Jules) Verne, peut-être inconnu avant sa redécouverte semble-t-il récente. On peut penser, comme Aristote, que « Le mythe est un récit mensonger qui présente la vérité. »...
  • À la suite de Platon et de More, le dominicain Tomaso Campanella est aussi le créateur d'une utopie intéressante, La Cité du Soleil (Città del Sole), où il écrit sa vision de la république idéale, à la fois réaliste et mystique. Il y est conscient des risques de dérives concentrationnaires qui pourraient résulter de lois optimales mais trop strictes. Cette utopie, antre autres écrits jugés hérétiques voire blasphématoires, le conduira en prison et à la torture...
  • On retrouvera ces excès dans les romans de science-fiction contemporains, tels que le remarquable Un bonheur insoutenable (This Perfect Day), d'Ira Levin (1970), où l'on voit ce qu'il advient d'un monde et d'une société trop parfaits. Et nous verrons que ces excès instillent à l'utopie une pointe d'imperfection qui permet à l'histoire d'exister...
  • Et il y en a bien d'autres, romans et films...

  • Peut-on dire que les romans de science-fiction de René Barjavel nous transportent dans des utopies ?

En effet, bon nombre de romans de Barjavel relèvent de cette démarche que j'ai appelé précédemment "expérience de pensée logique"...
Faisons un petit jeu (avec le public) !

Petit jeu !
Que se passerait-il si... ?Titre   Oui, mais...   
L'électricité disparaissait...Ravage 
Tout le monde pouvait fabriquer sa bombe...Le Diable l'emporte 
L'immortalité était possibleLe Grand Secret 
Il y avait eu une civilisation technique avancée,
bien avant la nôtre
La Nuit des temps 
On pouvait voyager dans le tempsLe Voyageur imprudent 
On créait une Arche de Noé, d'animaux endormis
et de quatre êtres humains vivants
Une Rose au paradis 
Le pacifisme pouvait s'inoculerLa Tempête 

On commence à voir que chaque utopie - monde parfait - a sa contrepartie, parfois sur un point de détail qui le rend invivable.

Pour ceux et celles qui sont attachés à une approche académique, on peut donc proposer le corpus :

  1. La Nuit des temps, bien évidemment
  2. Le Grand Secret
  3. Ravage
  4. Le Voyageur imprudent
  5. Le Diable l'emporte, La Tempête

Mais, personnellement, vous savez que ma "méthode" est plutôt existentielle, prenant en compte, plutôt qu'un corpus balisé, l'ensemble des œuvres de l'auteur, et le fil de sa vie. Citons donc :

  1. Journal d'un homme simple (les deux derniers chapitres)
  2. Demain le Paradis
  3. Cinéma Total
  4. Articles et interviews
  5. Et pourquoi pas… La Charrette bleue

En sortant de la science-fiction, il me vient à l'esprit qu'il y aurait bien aussi une tendance à l'utopie dans tout récit - d'autres auteurs - où certains « problèmes contingents » sont totalement absents des préoccupations des protagonistes. La situation, pourtant présentée comme bien " possiblement réelle " (et le lecteur y croit…), est en réalité… utopique. Je pense par exemple aux romans de Françoise Sagan ou Madeleine Chapsal (que j'apprécie par ailleurs), dans lesquels les protagonistes vivent, plutôt aisément, sans travailler ni se préoccuper de quelconques "problèmes matériels". Sont-ils faits aussi pour faire rêver ? Et à quoi rêvent les jeunes filles ?...
Mais revenons à notre sujet.

  • Justement, les récits utopiques se construisent sur différents domaines de la vie. Que trouve-t-on chez Barjavel ?

C'est bien là que les multiples facettes de notre auteur prennent tout leur éclat ! En effet il met en situation de très nombreux domaines, particulièrement imbriqués car son analyse sociologique se révèle assez fine -  c'est celle de l'expérience de la vie et de la réflexion personnelle :

  1. La Société
    • La Politique

    Dans La Nuit des temps Barjavel ne prend pas de risques : le gouvernement de Gondawa, tout comme celui d'Énisoraï et des autres "nations", ne sont pratiquement pas décrits. Les "systèmes politiques" non plus, seulement la "psychologie" des peuples. Est-ce par "prudence" ? ou une certaine objectivité ? ou simplement que ce serait hors sujet ? Nous parlerons un peu plus tard des vues politiques de Barjavel...

    • Économie, richesses, argent

    La Nuit des temps donne sur ces points beaucoup de détails. Ils sont centrés sur La Clé, prémonition de nos actuelles (et futures) "cartes à puce", et même de technologies à peine imaginables à l'époque de Barjavel (sans contact, passeports, smartphone NFC...)

    La clé était la base du système de distribution.
    Chaque vivant de Gondawa recevait chaque année une partie égale de crédit, calculée d'après la production totale des usines silencieuses. Ce crédit était inscrit à son compte géré par l'ordinateur central. Il était largement suffisant pour lui permettre de vivre et de profiter de tout ce que la société pouvait lui offrir. Chaque fois qu'un Gonda désirait quelque chose de nouveau, des vêtements, un voyage, des objets, il payait avec sa clé. Il pliait le majeur, enfonçait sa clé dans un emplacement prévu à cet effet et son compte, à l'ordinateur central, était aussitôt diminué de la valeur de la marchandise ou du service demandés.
    Certains citoyens, d'une qualité exceptionnelle, tel Coban, directeur de l'Université, recevaient un crédit supplémentaire. Mais il ne leur servait pratiquement à rien, un très petit nombre de Gondas parvenant à épuiser leur crédit annuel. Pour éviter l'accumulation des possibilités de paiement entre les mêmes mains, ce qui restait des crédits était automatiquement annulé à la fin de chaque année. Il n'y avait pas de pauvres, il n'y avait pas de riches, il n'y avait que des citoyens qui pouvaient obtenir tous les biens qu'ils désiraient.
    Le système de la clé permettait de distribuer la richesse nationale en respectant à la fois l'égalité des droits des Gondas, et l'inégalité de leurs natures, chacun dépensant son crédit selon ses goûts et ses besoins.

    Dans Ravage (les "premières parties"), la société est presque tout aussi inégalitaire que la nôtre, malgré un progrès technique avancé. Dans la "dernière partie" (patriarcat de François Deschamps), il n'y a plus vraiment d'économie, mais une société quasi féodale, et nettement totalitaire.

    Je trouve intéressant de prendre ces utopies barjavéliennes comme point de départ de réflexions sur des préoccupations de notre temps (mais de tout temps en fait), telles que les nouvelles économies et la gratuité, le rôle de l'argent dans les sociétés modernes et post-modernes (j'ai découvert une très intéressante étude dans Sociologie de l'argent et postmodernité d'Aldo J. Haesler (1995), qui "démarre très fort" en faisant justement, dans tout son premier chapitre, cette analyse économique de Gondawa...

    Tout ceci n'est rendu possible que grâce à la résolution du problème de l'Énergie Universelle, qui a toujours fasciné Barjavel (au moins depuis Ravage, et donc avant, puisqu'il indique la source de cette préoccupation dans ses "années Gurdjieff")

    Deux ans avant la guerre, j'avais fait partie des groupes Gurdjieff. Cela avait orienté ma pensée vers une critique fondamentale de notre société moderne. Quand je suis rentré de la guerre, j'ai continué mon activité avec ces groupes. Je me suis aperçu, à un moment donné, à quel point cette société si développée, si puissante, capable de faire des guerres formidables, était vulnérable. Pourquoi ? Parce qu'elle dépend entièrement de l'énergie. J'ai donc écrit une histoire, au début de l'Occupation, dans laquelle une civilisation connaît soudain une privation totale de ses sources d'énergie.

    La Nuit des temps en est en quelque sorte l'histoire inverse.

    • Travail, activités, loisirs

    Gondawa est-il un monde parfait ? En tout cas Barjavel nous présente la quintessence de ses idées, finalement révolutionnaires pour l'époque (1967) et même pour maintenant :

    Une fois construites et mises en marche, les usines fonctionnaient sans main-d'œuvre et avec leur propre cerveau. Elles ne dispensaient pas les hommes de tout travail, car si elles assuraient la production, il restait à accomplir les tâches de la main et de l'intelligence. chaque Gonda devait au travail la moitié d'une journée tous les cinq jours, ce temps pouvant être réparti par fragments. Il pouvait, s'il le désirait, travailler davantage. Il pouvait, s'il voulait, travailler moins ou pas du tout. Le travail n'était pas rétribué. Celui qui choisissait de moins travailler voyait son crédit diminué d'autant. À celui qui choisissait de ne pas travailler du tout, il restait de quoi subsister et s'offrir un minimum de superflu.

    Car on ne peut que faire le rapprochement avec ce qu'il dit dans plusieurs articles et interviews :

    • Dans le fanzine AVALLON n°0 - 1986

    [...] je crois que nous arrivons à une période extrêmement critique, terrible, alors que c'est une période de progrès. On parle tous les jours avec terreur de l'augmentation du chômage : mais ce chômage est un signe positif. Parce que cela veut dire que les machines n'ont plus besoin de l'homme. On n'a plus besoin de la main d'œuvre. La malédiction du "tu travailleras à la sueur de ton front", c'est fini. Chez Renault, je l'ai encore vu il y a deux jours à la télévison, on voyait un atelier fabriquer une voiture sans un seul ouvrier. On n'a plus besoin de la main de l'homme pour faire ce travail imbécile qu'est le travail de l'usine. Mais malheureusement la main de l'homme ne sait plus faire autre chose. Alors il va falloir inventer une société nouvelle où les machines travailleront pour l'homme, où les hommes recevront le produit du travail des machines et pourront de nouveau s'occuper avec leurs mains, c'est à dire retrouver les métiers artisanaux, retrouver l'art de faire les choses avec les mains. Nous ne faisons pas, même quand nous nous servons de nos mains, nous ne savons pas faire. "Faire", c'est un mot merveilleux. Et je crois qu'il y aurait la place dans une société future pour d'une part le travail des machines qui fabriqueraient les objets de grande consommation sans avoir besoin de main d'œuvre non qualifiée. Il y aurait, comme on le voit déjà aujourd'hui, une espèce de cabine vitrée ressemblant à celle d'un avion, avec un homme en blouse, parfois deux, jamais trois, qui commanderaient tout un atelier et même toute une usine. Il y aurait donc une classe de techniciens, et d'autre part la classe des gens qui n'auraient plus rien à faire dans ce boulot monstrueux ; et c'est a eux qu'il faudra réapprendre le travail des artisans. [...] je crois que ce monde-là est déjà possible. Il est possible dès demain. Seulement, comme ce n'est pas prévu au point de vue social, au point de vue économique, au point de vue de l'évolution des choses, on risque de traverser une crise affreuse pour en arriver là. Cette société, [...] c'est la société de Gondawa, cette société qui a disparu, d'après mon livre, il y a neuf cent mille ans et qui était arrivée effectivement à cet équilibre entre les hommes et les machines. Il faudrait y arriver ; sans quoi je ne sais pas où on va..

    • Dans Une interview à notre ami Pierre Monier pour Hebdo Lyon en août et septembre 1984

    Qu'elles soient socialistes ou libérales, les sociétés en place ne se laisseront pas démanteler sans résister, mais un monde nouveau doit surgir. On se lamente beaucoup à propos du chômage... personne ne dit quelle est la cause véritable du chômage : tout simplement le fait que l'on n'a plus besoin de la main d'œuvre humaine ! Il y a actuellement, dans certaines usines, des ateliers sans un seul ouvrier. La libération totale de l'homme de son travail abominable est l'évolution normale de cet état de choses. Imaginez ce que c'est que d'être chaudronnier huit heures par jour dans une usine de carrosseries de voitures, à subir ce bruit infernal de martellement, pendant des années : ce travail-là, ce sont les machines qui doivent le faire. Ces hommes dont on n'a plus besoin et qu'on appelle des chômeurs, vivent de la charité que leur font ceux qui travaillent encore. Ils sont humiliés et touchent à peine de quoi vivre. Dans le monde de demain, 80 % du travail devra être effectué par les machines : c'est normal. Les 20 % qui restent seront fait par des artisans et des techniciens qui travailleront à leur gré. À côté de Renault, où les machines fabriqueront des voitures à la chaîne, il y aura des ateliers où des mécaniciens extrêmement « pointus » et heureux fabriqueront à la main des Bugatti ou des Lamborghini (ou des Telsa). Voilà la société de demain, avec la fin de cette terrible malédiction : « travaille ou crève ! » les machines travailleront et les citoyens recevront leur part du produit du travail des machines, une part qui devra être suffisante non seulement pour assurer le nécessaire, mais aussi et surtout le superflu.

    • Au micro de Jacques Chancel, dans sa Radioscopie du 11 mars 1981, il confirme :
    Extrait sonore 01:15

    J.C. - Vous avez l'impression de tout inventer, aujourd'hui, ou au contraire, plutôt de vous laisser aller à ce qui devrait être le vrai ?
    R.B. - Eh bien, disons que j'ai... j'ai essayé d'inventer des mondes où il ferait bon vivre, par exemple dans La Nuit des temps, le monde de Gondawa est un monde, je crois, qui serait agréable. Mais qui serait presque possible aujourd'hui, d'ailleurs. La technique le rendrait possible si vraiment on le voulait. Mais qui voudrait ? Personne ne le veut. On est toujours enfermé entre les réalités politiques telles qu'elles existent et les idéologies politiques qui ne valent pas mieux. Alors, on oublie une chose, c'est que ces politiques sont des filles du dix-neuvième siècle, ce sont des vieilles dames rhumatisantes et des vieilles barbes mitées, n'est-ce pas, tout ce qui a été inventé comme idéologie au dix-neuvième siècle ne tenait aucun compte de cette réalité fantastique qu'est la technologie. La technique d'aujourd'hui, qui peut délivrer demain l'homme de cette malédiction du travail qui pèse sur lui depuis des milliers d'années.

    Et cet "idéal" est pour lui un but de vie tout à fait souhaitable et motivant pour les jeunes générations :
    Extrait sonore 01:37

    Oui, et... j'étais dernièrement, il y a quelques jours dans un collège où les jeunes me posaient des questions, parce qu'ils étudient, ils ont la chance d'ailleurs d'étudier la littérature contemporaine, de mon temps la littérature s'arrêtait à Victor Hugo, à la rigueur ça allait jusqu'à Baudelaire sur la pointe des pieds, on n'allait pas plus loin. Aujourd'hui, ils lisent les contemporains, et de temps en temps, ils me demandent de venir parler avec eux. Et je leur parlais justement de ce monde de Gondawa, de La Nuit des temps, ce monde où l'homme est délivré du travail obligatoire par la machine, il travaille s'il veut, quand il veut, à ce qu'il aime, et il reçoit de toute façon une part du produit du travail des machines, suffisant pour lui assurer non seulement le nécessaire mais le superflu, qui est encore plus indispensable que le nécessaire. Et ils étaient quelques-uns qui avaient lu le bouquin, je leur ai demandé « Est-ce que vous auriez, est-ce que vous aimeriez vivre à Gondawa ? », oh ! ça a été un cri unanime : « oui ! », alors je leur ai dit « il faut le faire, il faut le faire, c'est le monde de demain, il faut l'inventer, il faut obliger les vieilles barbes à fabriquer ce monde. »
    J.C. - Ils vous ont posé quelles autres questions, les jeunes ? Ils étaient préoccupés de quoi ?
    R.B. - Ils sont très préoccupés de leur avenir. Très préoccupés de leur avenir...
    J.C. - Et pessimistes ?
    R.B. - Pas pessimistes, mais anxieux, inquiets : « qu'est-ce qui va se passer ? qu'est-ce qui va nous arriver ? comment pourrons-nous faire face ? » Voilà les questions qu'ils posent. « Qu'est-ce qu'il faut faire ? » Sauf ceux qui s'en vont sans vouloir se poser de questions sur les rails tracés par leurs parents ou leurs éducateurs ; mais beaucoup se posent des questions.

    • Santé

    Les progrès de la science, associés à une mise en œuvre permise par la rigueur technique (Barjavel sépare bien souvent les "savants" des "ingénieurs", sans leur attribuer de hiérarchie), donnent à l'Homme des possibilités de santé plus que parfaite ! Dans La Nuit des temps, c'est grâce au Sérum Universel dont Éléa et Coban sont les privilégiés premiers - et derniers - bénéficiaires :

    Dans le laboratoire 17 de l'Université, sous la cloche 42, une mouche vit depuis 545 jours ! Son temps normal de vie est de quarante jours ! Elle vit, elle est jeune, elle est superbe ! Il y a un an et demi, elle a bu la première goutte expérimentale du sérum universel de Coban ! Laissez travailler Coban ! Son sérum est au point ! Les machines vont bientôt pouvoir le fabriquer. Vous ne vieillirez plus ! La mort sera infiniment lointaine ! Sauf si on vous tue ! Sauf s'il y a la guerre !

    Et c'est bien sûr dans Le Grand Secret que la découverte de Shri Bahanba constitue à la fois la clé de l'intrigue et, sagesse totale de l'auteur, l'origine de tous les problèmes auxquels sont confrontés les protagonistes de l'Îlot 307, du roman et... du monde entier : l'immortalité.

    • Relations, amour, sexe

    L'Amour est, on le sait, le Grand Thème de l'oeuvre de Barjavel. Nous en avions approfondi le sujet, sous la question « René Barjavel, romantique malgré lui ? » ici-même il y a quatre ans. Dans ses romans, toutes ses histoires d’amour sont utopiques ; c’est pour ça qu’elles se finissent mal. On ne peut pas ne pas citer le coup de génie dans l’utopie, dans l’intensité (et dans l’escroquerie éditoriale, il faut bien l’avouer), de cette page merveilleuse de L’Enchanteur :

    À l’intérieur de cette page blanche, Guenièvre et Lancelot s’aiment.

    L'auteur s’efface complètement devant cette perfection de l’amour, en écrivant et décrivant, sans un mot de trop, l’amour et le sexe avec un génie de sensibilité tout en conservant une sorte d’humilité face à cela. Il y a aussi l’utopie des corps, particulièrement dans La nuit des temps mais aussi à chaque fois ses héros sont très beaux, enfin surtout ses héroïnes.
    Mais il est un sujet de préoccupation assez récurrent pour Barjavel, de Tarendol (et sans doute avant), à Une rose au Paradis, en passant par Le Grand Secret. Il trouve dans La Nuit des temps "l'arme absolue"...

    La clé avait un autre usage, aussi important : elle empêchait la fécondation. Pour concevoir un enfant, l'homme et la femme devaient ôter leur bague. si l'un d'eux la gardait, la fécondation restait impossible. L'enfant ne pouvant naître que voulu par les deux. [...] Aussi, l'instant où deux époux ôtaient leur bague avant de se joindre pour faire un enfant était-il baigné d'une émotion exceptionnelle. Ils se sentaient plus que nus, comme s'ils avaient ôté en même temps que la bague le cuir de leur peau. Des pieds à la tête, ils se touchaient au vif et au sang. Ils entraient en communion totale. Il pénétrait en elle et elle fondait en lui. Pour leurs deux corps l'espace devenait le même. L'enfant était conçu dans une unique joie.
    La clé suffisait à maintenir la population de Gondawa à un niveau constant.

    • Religion

    Les utopies ont-elles besoin de religion(s) ? Je crois que cette question est plus subtile qu'elle le paraît. Si l'on y regarde bien, dans La Nuit des temps il n'y a rien de tel à Gondawa, ni même à Énisoraï ; ce sont des mondes purement techniques, voire matérialistes, et la technique particulièrement avancée tient lieu, comme il se doit, de magie...
    Barjavel y a-t-il pensé ? Et bien, oui. Écoutons ce qu'il dit à ce propos, interrogé en 1970 par Jean Ferniot pour l'émission de télévision "Le fond et la forme", justement consacrée à La Nuit des temps ce jour-là :
    Extrait sonore 0:49

    Jean Ferniot - Ce roman est un très beau roman, mais je ne suis pas sûr que dans sa partie politique, enfin celle qui m'a particulièrement intéressé, il réponde à tous nos désirs. En matière sentimentale d'autres vont en parler, mais cela est très bien. En matière politique cela me paraît beaucoup plus contestable. Par exemple, le fait que, mystérieusement - c'est le cas de le dire -, cette société de Gondawa, la ville le pays où vivent les héros de cette histoire, est totalement dépourvue de dieu. Je ne veux pas dire que Dieu soit nécessaire à une société, certains prétendent que non. Mais ce qui me parait étrange c'est que personne dans ce monde "passé-futur", comment dire, personne n'aspire à autre chose qu'à une civilisation strictement matérielle.

    Et Barjavel répond :
    Extrait sonore 0:27

    Jean Ferniot s'étonne que j'ai construit une société idéale sans dieu. Il se demande pourquoi. La raison est bien simple. J'ai cru pouvoir imaginer des solutions aux problèmes humains, aux problèmes de l'argent, du capital, du travail, puisqu'il n'y a plus ni argent, ni capital, ni travail. Aux problèmes de l'amour sentiment, aux problèmes de l'amour charnel, aux problèmes du bonheur. Mais je me suis senti absolument incapable d'imaginer quel pouvait être le visage de Dieu 900000 ans avant Jésus-Christ...

    • Un grand sujet chez Barjavel est L'Environnement

    L'intérêt - le mot est faible - de Barjavel pour l'environnement a été présenté et développé ici-même il y a maintenant sept ans, lors des Journées Barjavel 2008 sur le thème "René Barjavel, écologiste de la science-fiction" . Il est donc normal que sa vision de mondes, au moins "améliorés", tienne compte de ces préoccupations. De manière soit radicale, soit - peut-être - un peu régressive.

      • Agriculture
      • Dans Ravage, première partie, il n'y en a plus : la nourriture est, sinon synthétique, du moins de production industrielle (suivant en cela les travaux de l'époque d'Alexis Carrel sur la culture cellulaire) : la viande est "cultivée" dans d'immenses piscines, les aliments sortent de robinets spécifiques... Dans la seconde partie, le retour à la terre prend toute sa rigueur, de la façon la plus primitive qui soit : sans machines, avec des outils minimum, et en encourageant la force des bras et la "production" nataliste de ceux-ci. On peut donc se demander quelle était la position effective de l'auteur, et s'interroger à nouveau sur les influences dans Ravage.
      • Dans les mondes de La Nuit des temps, il n'est pas question d'agriculture non plus. Lorsque le docteur Simon veut faire plaisir à Éléa en lui offrant des mets recherchés... :

      Voir : Présentation dans la bibliographie sonore
      et présentation de l'éditeur : [ http://www.editionslibellus.fr/catalogue/lanuitdestemps.php ]
      Extrait sonore 0:47

      J'ai fait venir du Cap, pour toi, des cerises et des pêches. J'ai fait venir un agneau dont notre chef a tiré pour toi des côtelettes accompagnées de quelques feuilles de romaine tendres comme une source. Tu as regardé les côtelettes avec horreur. Tu m'as dit :
      - C'est un morceau coupé dans une bête ?
      Je n'avais pas pensé à ça. Jusqu'à ce jour, pour moi, une côtelette n'était qu'une côtelette. J'ai répondu avec un peu de gêne :
      - Oui.
      Tu as regardé la viande, la salade, les fruits. Tu m'as dit :
      - Vous mangez de la bête !... Vous mangez de l'herbe !... Vous mangez de l'arbre !...
      J'ai essayé de sourire. J'ai répondu :
      - Nous sommes des barbares...
      J'ai fait venir des roses.
      Tu as cru que cela aussi nous le mangions...

      La nourriture - comme bien d'autre matières premières - provient du RIEN, de l'Énergie Universelle du Grand Tout - cher aux ésotéristes -, maîtrisée grâce à l'Équation de Zoran dans la mange-machine, qui n'est pas une simple "imprimante 3D" produisant des pizzas à partir de sauce tomate et pâte d'anchois, mais un synthétiseur de molécules nutritives presque vivantes à partir de rien, ou plutôt de l'Énergie tranformée en matière à l'inverse de E=mc² (soit : m=E/c²).

      • Architecture et urbanisme

      Ces mondes, civilisés, se construisent. C'est une bonne occasion pour l'auteur de mettre en situation (non, ce n'est pas un disciple de Jean-Paul Sartre !) ses vues et ses concepts. On se souviendra peut-être que pendant les années 30, un architecte a révolutionné l'urbanisme, et Barjavel en a alors été fervent. Découvrant (ou croyant découvrir) que la crasse noire qui couvrait alors les monuments des villes (Notre-Dame de Paris en particulier) n'était pas d'origine, il en a déduit qu'elles étaient autrefois blanches, et en a fait un livre, paru en 1935 avec un grand succès.
      Je parle bien sûr de Charles-Édouard Jeanneret, c'est à dire Le Corbusier, auteur de Quand les cathédrales étaient blanches (On a su, depuis peu, qu'elles étaient non seulement propres, mais très colorées, les statues sur les tympans en particulier étant richement peintes...)
      Barjavel, sans doute fasciné par ces analyses et les perspectives qu'elles ouvraient, en a écrit un article enthousiaste dans le magazine Micromégas, “courrier critique et technique du livre moderne", le 8 mai 1937.
      C'est clairement "du passé faisons table rase", en envisageant la destruction du vieux Paris, pour le remplacer par des tours vertigineuses et autres Cités Radieuses. Barjavel le fera vraiment dans Ravage, avec déjà un peu d'ironie envers l'urbaniste des cités radieuses de 2042 Le Cornemusier, et... en restera là. Car quelques années plus tard, ses positions seront inversées, tant envers les tours qu'envers leur concepteur helvète. Dans le chapitre « Demandez le programme » de son Journal d'un homme simple, en date du 2 septembre 1950, il anticipe :

      Mon excellent confrère Georges Charensol m'a demandé, il y a peu, de participer à une émission consacrée à la prochaine Exposition Universelle, qui doit se tenir à Paris en 1955. Il avait astucieusement réuni autour du micro d'éminents représentants de l'urbanisme, de l'architecture et des arts. Chacun a dit comment il voyait l'Exposition. Et pourquoi. Pour ma part, j'ai encore fait figure d'extravagant en exprimant le point de vue du bon sens. [...] L'homme qui s'était arraché du sol [en compagnie de la Tour Eiffel] va prochainement bondir beaucoup plus haut.
      Il quitte le temps des espaces mesurés et des énergies contraignables pour entrer dans la démesure. Il a désormais à sa disposition les moyens de quitter la Terre et de partir à la conquête de l'Univers. D'autre part, il est peut-être à la veille de faire disparaître toute sorte de vie, la sienne y comprise, de la surface de la Terre. A la veille de s'envoler vers l'infini, il va peut-être se trouver obligé de s'enterrer pour se protéger comme lui-même, c'est tout cela que la prochaine Exposition doit montrer et symboliser. C'est pourquoi son axe ne doit pas être une tour, mais un puits. On cherche où bâtir l'Exposition. L'évidence répond : sous terre. Aux architectes de prévoir le détail. Pour ma part, je la vois, en gros, sous la forme d'une sphère, hermétique, percée de quelques portes-ascenseurs s'enfonçant en elle comme des bouchons, et flanquée d'un puits orientable : la piste de départ des fusées astronautiques.
      Telle sera la ville de demain. Sphérique pour être plus exactement hermétique. Ses portes s'ouvriront en temps normal vers la surface, l'air, et vers des prolongements souterrains : fleuves, lacs, galeries, routes d'eau ou chemins de fer vers d'autres villes rondes. Mais à la moindre alerte, elle doit pouvoir se fermer sur elle-même en quelques secondes, et ne plus laisser pénétrer un grain de poussière, un atome de gaz. Donc, hermétique et autonome. Energie fournie par une génératrice atomique, doublée d'une génératrice à houille blanche alimentée par une chute d'eau souterraine, cours d'eau, lacs souterrains seront également centres de sports, de fêtes, de pêche à la ligne, sources d'irrigation pour jardinage familial. Les mystères de la photosynthèse ne sont plus mystères que pour un temps très court. D'ici peu, on sera en état de remplacer le soleil et de faire pousser des légumes verts à mille mètres sous terre. Mais on laissera le jardinage aux romantiques attardés. Les nourritures végétales ou carnées seront fabriquées en usine. Tout vient de la terre, c'est-à-dire du minéral. L'homme, jusqu'aujourd'hui, n'était pas en mesure de se nourrir directement de poussière ou de cailloux. Le végétal les transformait pour lui en légumes ou en fruits. L'animal transformait à son tour le végétal en viande. C'est l'usine, désormais, qui se chargera de ces transformations. Un wagon de terre deviendra fournée de pain. [...] Éclairage sans ombres, diffusé par surfaces planes reconstituant la lumière du jour. Avec aube, midi et crépuscule. La nuit, dans les avenues enterrées, entre les arbres synthétiques, on allumera les becs de gaz...
      L'air sera amené de quelque montagne voisine. Et, pendant les alertes, fabriqué sur place. En plus des installations générales, chaque alvéole possédera un accumulateur d'énergie capable de faire fonctionner ses moteurs ménagers et de lui donner de la lumière, de l'air pur et de la nourriture simple mais essentielle, pendant plusieurs années.
      Les ordures et les eaux usées seront évacuées par un fleuve souterrain.
      Il est bien certain que c'est cela qui nous attend, ou la crémation.

      C'est encore un peu extrême, avec des pointes savoureuses d'auto-ironie (envers les "romantiques attardés"), mais... plein de bon sens.

      Et, en août 1969, dans la revue Téléciné, il ironise - et n'aime pas vraiment les Suisses... - à propos de Jean-Luc Godard et... :

      Après tout, il y a bien des gens qui prennent Godard pour un génie. Moi, je trouve que c'est un sinistre emmerdeur. C'est ce que la Suisse nous a envoyé de pire avec Le Corbusier. C'est embêtant d'éreinter les gens. C'est très désagréable, sauf quand on a affaire à des prétentieux. Ceux-là, je ne les rate pas.

      • Ressources minérales : voir précédemment !
      • Transports

      Je crois qu'une chose est sûre, Barjavel aurait adoré notre TGV. Il en anticipe merveilleusement l'idée au tout début de Ravage, tant le transport lui-même que son "environnement" (gare, confort, et réalisation...). Mais je crois qu'il l'aurait trouvé... insuffisant !

      Ces "trois [journées] glorieuses" pouvaient être considérées, pour l'époque, comme un exploit peu ordinaire.
      Elles constituaient en quelque sorte la charnière de l'âge atomique, marquaient le moment où les hommes, sursaturés de vitesse, s'étaient résolument tournés vers un mode de vie plus humain. Ils s'étaient aperçus qu'il n'était ni agréable, ni, au fond, utile en quoi que ce fût, de faire le tour de la Terre en vingt minutes à cinq cents kilomètres d'altitude. Et qu'il était bien plus drôle, et même plus pratique, de flâner au ras des mottes à deux ou trois mille kilomètres à l'heure.
      Aussi avaient-ils abandonné presque d'un seul coup, tout au moins en ce qui concernait la vie civile, les bolides à réaction atomique, pour en revenir aux confortables avions à hélice enveloppante. Ils avaient dans le même temps redécouvert avec attendrissement les chemins de fer, sur lesquels circulaient encore des trains à roues et à propulsion fusante, chargés de charbon ou de minerai.
      Pour répondre au désir des populations, il avait fallu aménager les voies ferrées, remplacer les rails par la poutre creuse, et les convois à roues par des trains suspendus. Car, si l'on avait décidé qu'il n'était pas plaisant d'aller trop vite, si l'on criait qu'on avait envie de remonter "dans le train" comme grand-père, on n'aurait tout de même pas accepté de s'asseoir dans une brouette poussive qui se traînait sur le ventre à trois cents kilomètres à l'heure. Sur la ligne Nantes-Vladivostock, les plans de remplacement avaient prévu la construction, partout où ce serait possible, de la voie aérienne sur l'emplacement même de l'ancien chemin de fer, afin d'utiliser ses ouvrages d'art.
      D'autre part, il était nécessaire d'éviter une longue interruption du trafic, qui eût bouleversé la vie de deux continents.. Les ingénieurs firent donc forger d'avance les milliers de kilomètres de l'énorme poutre creuse dans laquelle devaient rouler les poulies de suspension, firent assembler les pièces des millions de potences destinées à la soutenir, imaginèrent et construisirent pour chaque tunnel, chaque viaduc, des moyens spéciaux d'attache de la poutre conductrice. Le tout fut transporté sur place. Des équipes de monteurs spécialistes entourées de multitudes de manœuvres s'entraînèrent pendant six mois à faire les gestes nécessaires.
      Quand il ne manqua plus un boulon, quand chaque ouvrier sut exactement quel serait son travail de fourmi dans la tâche gigantesque, des voies de garage absorbèrent tous les trains "à roulettes" dont ce fut le dernier voyage.
      Le long de l'immense ruban qui traversait l'Europe et l'Asie, à la même seconde, des millions d'hommes se mirent au travail.
      Dirigés par des nuées d'ingénieurs et de chefs d'équipes, [...], ils arrachèrent, plantèrent, boulonnèrent, soudèrent, achevèrent en trois jours l'édification du chemin de fer suspendu, neuvième merveille du monde, qui reliait Nantes et Marseille à Vladivostock.

      • Les paysages...

        Les romans de Barjavel décrivent peu de paysages. Mais, dans La Nuit des temps...

        Les jambes de la femme étaient jointes. Ses mains ouvertes reposaient l'une sur l'autre, juste au-dessous de sa poitrine. Ses seins étaient l'image même de la perfection de l'espace occupé par la courbe et la chair. Les pentes de ses hanches étaient comme celles de la dune la plus aimée du vent de sable qui a mis un siècle à la construire de sa caresse. Ses cuisses étaient rondes et longues, et le soupir d'une mouche n'aurait pu trouver la place de se glisser entre elles.

    • Et une utopie partielle serait-elle viable ? Par exemple, le monde d'Enisoraï :

    La clé suffisait à maintenir la population de Gondawa à un niveau constant. Enisoraï n'avait pas la clé, et n'en voulait pas. Enisoraï pullulait. Enisoraï connaissait l'équation de Zoran et savait utiliser l'énergie universelle, mais s'en servait pour la prolifération et non pour l'équilibre.
    Gondawa s'organisait, Enisoraï se multipliait. Gondawa était un lac, Enisoraï un fleuve. Gondawa était la sagesse, Enisoraï la puissance. Cette puissance ne pouvait faire autrement que s'épanouir et s'exercer au-delà d'elle-même. C'étaient les engins d'Enisoraï qui s'étaient posés les premiers sur la Lune. Gondawa avait suivi aussitôt, pour ne pas se laisser submerger. Pour des raisons balistiques, la face Est de la Lune convenait parfaitement au départ des engins d'exploration vers le système solaire. Enisoraï y construisit une base, Gondawa aussi. La troisième guerre s'alluma en ce lieu, d'un incident entre les garnisons des deux bases, Enisoraï voulait être seul sur la Lune.

    • Un tel monde ne court-il pas alors le risque de devenir une contre-utopie, voire une dystopie ?

    Éléa et Païkan visitent - en touristes - Énisoraï, lors de la Fête du Nuage :

    Ils arrivèrent avec Éléa dans un engin longue distance. A l'horizon, une chaîne de montagnes gigantesques escaladait le ciel. Quand ils furent plus près, ils virent que la montagne et la ville ne faisaient qu'un. Bâtie en énormes blocs de pierre, la ville s'accrochait à la montagne, la recouvrait, la dépassait, prenait appui sur elle pour projeter vers le haut sa lance terminale : le monolithe du Temple, dont le sommet se perdait dans un nuage éternel.
    Ils virent les Enisors travailler et se réjouir. Les besoins de la population étaient si considérables et son accroissement si rapide que, même en ce jour de la fête du Nuage, on ne pouvait s'arrêter de bâtir. sans arrêt, inlassablement, comme des fourmis, les bâtisseurs agrandissaient la ville, taillaient des rues et des escaliers et des places aux flancs encore vierges de la montagne, édifiaient des remparts, des maisons et des palais. Ils n'utilisaient d'autres outils que leurs mains. Ils portaient sur la poitrine, accrochée à un collier d'or, l'effigie du serpent-flamme, symbole enisor de l'énergie universelle. Ce n'était pas seulement un symbole, mais surtout un transformateur. Il donnait à celui qui le portait le pouvoir de maîtriser très simplement avec ses mains toutes les forces naturelles.
    Sur le grand écran, les savants de l'EPI virent les bâtisseurs enisors soulever sans effort des blocs rocheux qui devaient peser des tonnes, les poser les uns sur les autres, les ajuster les uns aux autres, les façonner, les modifier, les entamer du tranchant de la main, les lisser de la paume, comme du mastic. Entre les mains des bâtisseurs, la matière devenait impondérable, malléable, docile. Dès qu'ils cessaient de la toucher, la pierre retrouvait sa dureté et sa masse de pierre.
    Les étrangers invités à assister à la fête du Nuage n'étaient pas autorisés à se poser. Leurs engins restaient en station aérienne aux abords de Diédohu. Leurs files courbes étagées composaient dans le ciel les gradins multicolores d'un étrange cirque posé sur le vide. En face d'eux se dressait le Temple dont la flèche, faite d'un seul bloc de pierre, plus haut que les plus hauts gratte-ciel de l'Amérique contemporaine, enfonçait sa pointe dans le Nuage. Un escalier monumental, taillé dans sa masse, s'inscrivait autour d'elle en spirale. sur cet escalier, depuis des heures, une foule montait vers le sommet du Temple. Elle montait lentement, avec son propre poids pesant sur ses muscles, alors que partout ailleurs, dans les rues et les escaliers de la ville, les Enisors se déplaçaient avec une aisance et une vitesse qui trahissaient leur maîtrise de la pesanteur. La foule de l'escalier composait, par l'assemblage coloré de ses vêtements, l'effigie du serpent-flamme. La tête du serpent ondulait sur l'escalier, à gauche, à droite, et continuait de monter. son corps suivait en s'enroulant à pleines marches autour de la Flèche. Il devait se composer de plusieurs centaines de milliers de personnes, peut-être leur nombre dépassait-il le million. Par les baies ouvertes de l'engin entrait la musique qui rythmait les mouvements du serpent. c'était une sorte de lent halètement qui semblait émaner de la montagne et de la ville, et que la foule, celle de la flèche, celle des escaliers et des rues, celle qui montait, celle qui regardait, celle qui travaillait, accompagnait de profonds bruits de gorge, bouche fermée.
    Quand la tête du serpent atteignit le Nuage, le Soleil sombrait derrière la montagne : la tête du serpent entra dans le Nuage avec le crépuscule. La nuit tomba en quelques minutes. Des projecteurs, installés dans toute la ville, illuminèrent la Flèche et la foule qui l'étreignait. Le rythme de la musique et du chant s'accéléra. Et la Flèche se mit à bouger. A moins que ce ne fût le Nuage. On vit la Flèche s'enfoncer dans le Nuage, ou le Nuage s'enfoncer sur la Flèche, se retirer, recommencer, de plus en plus vite, comme pour un immense accouplement de la Terre et du ciel.
    Le halètement de la musique s'accélérait, augmentait de puissance, frappait les engins stationnés dans le ciel comme des vagues et disloquait leurs alignements. Au sol, tous les travailleurs abandonnaient leur travail. Dans les palais, dans les maisons, dans les rues, sur les places, les hommes s'approchaient des femmes et les femmes des hommes, au hasard, simplement parce qu'ils étaient proches, et sans savoir s'ils étaient beaux ou laids, vieux ou jeunes ni qui il était ni qui elle était, ils se saisissaient et s'étreignaient, s'allongeaient sur place, à l'endroit où ils se trouvaient, entraient tous ensemble dans le rythme unique qui secouait la montagne et la ville. La Flèche entra tout entière dans le Nuage, jusqu'à sa base. La montagne craqua, la ville se souleva, libérée de son poids, prête à s'enfoncer dans le ciel jusqu'à l'infini. Le Nuage flamboya, éclata en tonnerres de cataclysmes, puis s'éteignit et se retira. La ville pesa de nouveau sur la Montagne. La Flèche était nue. Il n'y avait plus personne sur le grand escalier de pierre. Tous les couples couchés se désunissaient et se séparaient. Des hommes et des femmes se relevaient, hébétés, et s'éloignaient. D'autres s'endormaient sur place. Pendant quelques instants d'une brièveté suffocante, ils avaient participé tous ensemble au même plaisir cosmique. Chacun d'eux avait été toute la Terre, chacune d'elle le ciel. Il en était ainsi, une fois par an, dans toutes les villes d'Enisoraï. Pendant le reste des jours et des nuits, les hommes enisors ne s'approchaient pas des femmes.

    C'est un peu le principe de Don Quichotte... lorsque le réel reprend sa place, le rêve utopique finit mal. N'était-ce qu'un rêve ?

    • Mais lui, Barjavel, y croyait-il ?...

    D'après vous ?

    Déja rappelons qu'en ce qui concerne l'éventuelle "croyance aux mondes anciens de l'âge d'or", tels que présentés par Louis Pauwels et Jacques Bergier dans La Matin des magiciens et la revue Planète, l'homme-Barjavel avait un avis simple, que j'ai rappelé il y a deux ans : « une escroquerie ». Mais, pour le romancier, une source d'inspiration...
    Plus directement, écoutons, toujours dans l'émission "Le fond et la forme", ce que lui demande Françoise Giroud :
    Extrait sonore 1:34

    Et vous Françoise Giroud ?
    - Je trouve que la Nuit des temps est un livre bien fait, bien tenu, et que l'auteur est un conteur de premier ordre. Mais, c'est un aspect seulement du livre. C'est un artiste, par conséquent il a le droit de nous dire ce qu'il veut, il ne prétend pas défendre une thèse, néanmoins ce livre suggère un certain nombre de thèses, disons, philosophiques, si le mot n'est pas trop amibitieux. Mais je ne crois pas, je crois que Monsieur Barjavel a de l'ambition. Alors je suis comme tout le monde, je lis un livre et je projète sur ce livre mes propres problèmes, probablement. Or en lisant ce livre je suis frappé par ce que j'ai cru y comprendre. Peut-être que je l'ai mal lu. Mais j'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'un monde très ancien, datant de 800000 ans ou 900000 ans, qui est découvert, et qui aurait été un monde, une société idéale, à peu près parfaite, harmonieuse, où les gens vivent, non seulement en très bonne intelligence, mais dans des conditions générales excellentes : et puis, cette société idéale un jour est détruite par une autre société qui lui fait la guerre. Alors là, si je puis employer une expression un peu vulgaire, je ne marche pas. Je ne marche pas, parce que je ne crois pas qu'une société un jour idéale existe, je ne crois pas non plus qu'elle a existé, je ne crois ni aux paradis perdus, ni aux paradis futurs, et je ne crois pas non plus qu'une société idéale puisse se concevoir si les autres ne sont pas arrivées au même point, à supposer qu'un jour elles y arrivent.

    Ce à quoi notre auteur répond :
    Extrait sonore 0:12

    Françoise Giroud, elle, dit qu'elle ne croit pas à la possibilité d'existence d'une société idéale, soit dans le futur, soit dans le passé. Et bien, franchement, moi non plus ! Mais ça ne m'interdit pas d'y rêver...

    • S'il est clair que ses romans présentent des utopies, peut-on aussi dire qu'à travers ceux-ci, et ses textes en général, Barjavel théorise sa ou ses visions de l'utopie, et même plus généralement sa philosophie personnelle ?

    Oui, et c'est peut-être là son but, vouloir apporter une moralité. Dans L'homme en question :
    Extrait sonore 0:20

    Je ne suis pas un moraliste ! Je ne suis pas un moraliste, le problème du bien et du mal, je ne sais pas ce que c'est. Je parle d'amour, je ne parle pas du bien et du mal. Je serais plutôt, dans mes romans surtout plus que dans mes articles, un fabuliste : c'est une moralité que je donne, ce n'est pas une morale.

    Une moralité, c'est un conseil pratique. Si tu es un corbeau et que tu tiens un fromage, n'ouvre pas le bec...

    Je pense que c'est de façon plutôt subtile dans ses romans, car il glisse au fil du récit de nombreuses réflexions personnelles qui peuvent en faire un manifeste. En revanche, dans ses essais, articles et interviews, on trouve des précisions plus explicites. En reprenant l'inventaire de thèmes que nous avons vu mis en œuvre dans ses récits utopiques :

    • Politique :
      1. Présentation de sociétés en action mais aussi dans leurs principes : dans Ravage, La Nuit des temps, Le Grand Secret.
      2. Mais aussi revendications de principe, dans ses essais et interviews, et qu'il convient de mettre en séquence afin de suivre son évolution, et ne pas le cataloguer de façon abrupte, partiale et fausse comme l'ont fait trop souvent les critiques. Ainsi, dans son Journal d'un homme simple (1950), il aborde directement la politique, d'une façon qui paraîtra inattendue à ceux qui l'ont critiqué - ou simplement lu les critiques - bien des années après (après 1968) :

        Le communisme m'attire et m'effraie. Il propose une justice sociale idéale. Mais la justice sociale peut-elle exister ? Depuis le commencement des siècles, l'homme n'a jamais trouvé une solution sociale au problème du bonheur. Tout au plus peut-il espérer, d'une meilleure répartition du travail et du profit, le bien-être. La propagande bourgeoise nous fait du communisme un épouvantail. Il faudrait voir. Nous ferons sans doute l'expérience, que nous le voulions ou non. C'est une marche fatale de l'Histoire. Aux communautés de plus en plus étendues correspondent des formes d'autorité et d'organisation humaines de plus en plus collectives. Le baron pouvait être maître de son fief minuscule, isolé. Les empires continentaux ont pour maîtres des puissances anonymes, financières ou bureaucratiques. Le communisme ne justifiera le sang versé pour lui, par lui et contre lui, que s'il parvient à s'étendre au monde entier. S'il se fait écraser, il sera bien coupable.

      3. De façon étonnante et un peu provocatrice - mais, en re-situant l'article, on peut penser que la responsabilité en incombe au journaliste - pendant un déjeuner gastronomique à l'invitation de Paris-Match, le 5 mai 1973, au retour du tournage des Chemins de Katmandou :

        J'ai vu au Népal une société féodale. Au centre était le monastère. Autour les artisans. Cette société était ordonnée concentriquement. Moi, Barjavel le vrai, j'aime cette société. Elle correspond d'une certaine manière à ce que fut la véritable société féodale du IXème siècle. Aussi vais-je vous livrer mon grand secret : je suis féodaliste.

      4. Mais en fait, vis à vis de la politique, sa position finale est nettement désabusée. En 1976, dans sa contribution au livre Le Futur en questions [p. 55, section "L'animal politique"], il se positionne assez radicalement :

        La politique est une saleté. Il n'y a pas de société idéale. Il n'y a pas de solutions sociales aux problèmes humains. Il n'y a que des compromis. Il n'y a que des sociétés un peu moins mauvaises que d'autres. Donc l'homme politique, le politicien, doit forcément accepter d'être le serviteur d'une doctrine et de défendre des intérêts liés à des formes de sociétés sclérosées, qui auraient besoin d'être changées. Tous les hommes politiques sont les esclaves soit d'une idée, soit d'une société, et ils sont forcément prêts à sacrifier toujours la vérité et la sincérité pour rester au pouvoir.... même les marxistes... qui racontent autant d'histoires que les autres. Selon moi, s'engager dans un combat politique, c'est renoncer à la vérité.

      5. On ne saurait donc trop parler du "parcours politique" de René Barjavel. Et pour ajouter à un flou élégant, ajoutons qu'il a écrit en 1950 un petit article dans "Le monde libertaire", organe de la Fédération Anarchiste (en soutien littéraire à Louis-Ferdinand Céline). Déjà en 1951, lorsque Julien Duvivier fit appel à lui pour l'adaptation et les dialogues de Don Camillo, et qu'il proposa que la saga des aventures du curé de choc ne se poursuive pas indéfiniment, ayant envisagé pour cela de faire périr Don Camillo dans les inondations, pour le mener au Paradis où il retrouverait Peppone à la droite de Saint Pierre..., les producteurs et associés de Duvivier s'exclamèrent :

        - C'est de la folie pure ! Vous voulez tuer la poule aux œufs d'or ! Ce doit être une idée de Barjavel, cet anarchiste ! Nous allons le renvoyer.
        - S'il ne reste pas dans l'équipe, alors qu'il a été le moins payé, je m'en irai aussi ! menace Duvivier.

        Enfin, comme je l'ai rappelé il y a deux ans, dans ses confidences à Guy Blasquez recueillies dans la thèse de doctorat de celui-ci (1980), il précise, en se posant peut-être en "rousseauiste" :

        Les gens ne savant pas me définir et ils me placent à droite alors que je serais plutôt un vieil anarchiste. Je suis farouchement individualiste. Mais c'est parce que je pense â l'intégrité d'un individu vivant. Je crois qu'il a droit à ses libertés. Je crois qu'il n'y a pas de bonne société, je crois même que toutes les sociétés sont mauvaises. Je crois d'un autre côté que le désordre, c'est la mort. Dans un organisme vivant, si le désordre se met quelque part,c'est fini, n'est-ce pas, c'est la mort, c'est la gangrène, c’est le cancer. Et dans une société, c'est la même chose. Il y a chez moi cette contradiction : le besoin de liberté, et d'un autre côté, 1a reconnaissance de maintenir un ordre social sans lequel une société se décompose. Alors, peut-être le point d'équilibre est-il dans une juste mesure entre la liberté de chacun et le liberté des autres. Et ça, c’est beaucoup plus un problème d'éducation qu'un problème de loi. Il faut apprendre aux enfants, dès leur plus jeune âge, que tout se qui existe a droit au respsct, qu'il ne faut pas détruire.

      6. Finalement, comme nous l'avons dit ici-même il y a quatre ans, un bon positionnement de Barjavel est celui qu'en donne Nicolas d'Estienne d'Orves dans son article au Figaro Littéraire le 9 mars 2000, pour présenter la parution du troisième recueil Omnibus, "Demain le Paradis" : Barjavel, l'écologiste apolitique

        On pourra être agacé par ces partis pris ouvertement passéistes, mais Barjavel n'a rien du "vieux con" dont il a parfois la réputation, dans des milieux où ses romans relèvent du "second rayon". Il est un penseur libre et certains de ses propos feraient désormais bondir les ligues de tout poil (notamment son article sur les homosexuels, où il déclare qu'« on se sent aujourd'hui insolite, dépassé, diplodocus, si on se prétend ordinaire, si on préfère la rose à l'épine »).
        Loin de se faire le chantre d'un quelconque ordre moral, il prône une manière d'anarchisme joyeux et campagnard, dont le mot d'ordre était : « Dieu, c'est une paquerette au soleil. »

        Et même, je pense qu'aujourd'hui il se sentirait assez proche des Libertariens - comme l'était dans ses romans - mais avant que le mot existe - le personnage mythique et polymorphe de Monsieur G., qu'il confiait être inspiré par G.I. Gurdjieff bien sûr, et aussi Calouste Gulbenkian, mais on peut penser également d'autres milliardaires quelque peu indépendants et "atypiques" tels que Paul Getty. Et de nos jours j'imagine bien qu'il prendrait comme modèles Bill Gates, Elon Musk et quelques autres, qui revendiquent en commun cet esprit d'indépendance.
        En tout cas c'est là aussi un sujet d'approfondissements intéressants... je le confie, en attendant un possible projet personnel, aux étudiant(e)s motivé(e)s qui voudront en faire le sujet de leurs travaux, et que je suis tout disposé à aider.

    Écoutons-le confier le fond de ses pensées à propos de mots dont le sens lui paraît, disons "vaporeux", à nouveau dans le magnifique reportage L'homme en questions, le 7 août 1977 :
    Extrait sonore 03:42

    "Patrie, famille, travail, terre, amour, ordre, Dieu, religion, morale ; politique, gauche, droite, passé, présent, avenir, la morale, les jeunes, les femmes, etc, l'amour..." Bon ! Qu'est-ce qui est valable dans tout ça, qu'est-ce qui ne vaut rien ? Ces mots ont changé de sens, et généralement ils ne veulent plus rien dire.
    "Patrie"... qu'est ce que c'est la patrie ? Généralement la patrie c'est la terre dans laquelle on est né, dans laquelle on a encore les pieds, enfoncés. C'est devenu "la nation", ce qui est très différent. La nation, avec le nationalisme, avec les intérêts, avec les guerres avec les frontières, donc, ce qui était le meilleur, est devenu le pire.
    "L'Ordre"... l'ordre c'est... la Vie. Le désordre, c'est la mort. Un organisme vivant, que ce soit une feuille d'herbe, une fleur, un agneau, un homme, c'est quelque chose... c'est un organisme INCROYABLEMENT organisé. Dès que le désordre s'y met, la mort et la décomposition arrivent. Mais alors, l'ordre, dans la nation, dans la société, ça devient tout de suite un ordre policier, c'est à dire que l'individu n'est plus rien, qu'il devient une cellule obéissante, et qu'il n'a plus que le droit d'obéir, et de faire ce qu'on lui dit.
    "Dieu"... "la religion"... "Dieu", est-ce qu'il y a autre chose de plus important que ce mot-là ?
    Mais qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça veut dire, où le trouver ?
    Moi je le cherche depuis... que je SAIS que je pense.
    Les religions auraient dû me conduire à lui. Elles me conduisent vers une caricature. Ce n'est pas ce que je cherche, et ce n'est pas elles qui me feront le trouver.
    "La politique"... La politique, c'est... c'est Guignol ; malheureusement c'est souvent une farce qui tourne à la tragédie. Gauche, droite, droite, gauche, l'une remplace l'autre... Les révolutions se succèdent, tout a été essayé, et rien n'a réussi.
    La Vérité de la société n'est PAS dans la politique, il n'y a pas de solution politique au bonheur de l'Homme.
    "Les femmes".. Mon Dieu... Il n'y a rien à en dire sinon que... elles sont notre raison de vivre, à nous, hommes, on m'accuse souvent d'être "antiféministe", justement parce que je passe mon temps à répéter que j'aime, non pas LES femmes, mais LA Femme. Dans mon dernier petit livre, mon petit essai que j'ai écrit, "Si j'étais Dieu", je recommence tout. Sauf la femme, parce que j'estime qu'elle est parfaite.
    "L'Amour"... c'est le mot-clé. L'amour, tel, c'est un mot qui a rapetissé comme tous les autres. C'est devenu la définition de ce qui pousse l'un vers l'autre un individu du sexe masculin et un individu du sexe féminin.

    • Vis à vis de la technique

      Là encore, il serait à la fois hâtif et faux de considérer Barjavel comme un ennemi du Progrès. Certains - à tort donc - l'envisagent comme tel, et font de cette opinion un préjugé les dispensant de simplement voir, sans même leur demander de chercher à en savoir plus. On se rappellera l'entrefilet nécrologique de L'Humanité (quotidien, organe du Parti Communiste Français), le 26 novembre 1985 :

      Chroniqueur à « France-Soir », scénariste de films aussi hétéroclites que « Don Camillo » et « le Guépard », auteur de « la Faim du tigre », « Si j'étais Dieu », « la Charette bleue », René Barjavel est mort dimanche à l'âge de soixante-quatorze ans. Il fut lancé par « Ravage » (1943), l'un des premiers livres français de science-fiction. Il n'en professait pas moins les vieilles idées de la droite la plus extrême. Collaborateur de « Gringoire », « Je suis partout », il écrira en 1980 à la mort de Sartre : « Je n'aimais pas Sartre, d'abord à cause de son physique. Je ne croyais pas qu'un homme affligé d'un strabisme tel que le sien puisse avoir une vision claire du monde. »
      Barjavel portait, lui, des lunettes, mais resta toujours aveugle au sens de l'histoire et au sort de ses concitoyens.

      Ou, pour Lorris Murail, auteur du Guide Tout-Terrain de la Science Fiction (Éd. Larousse, 2000) :

      [...] Barjavel nous laisse méditer sur ses sombres prophéties et s'en va prêcher sur d'autres terres. Écrivain, scénariste, journaliste, polémiste, il continue cependant de professer des idées noires et de prôner une morale réactionnaire.
      Barjavel reste un cas à part dans la Science-Fiction française.
      En raison de ses positions obscurantistes, il a eu quelque mal à se faire admettre au sein d'un milieu pour lequel il n'y a pas d'avenir sans foi, même mesurée, même méfiante, en l'homme et le progrès scientifique.

      Et le considérer comme "réactionnaire sur la fin" est pour le moins un peu abrupt et surtout très mal informé, alors qu'il déclarait, dans la dernière année de sa vie :

      Nous voici à un moment crucial de l'histoire humaine. Mais c'est un moment fascinant. Et si l'homme ne fait pas sauter la baraque, il va entrer dans un âge dont nous n'avons qu'une faible idée...
      Les sciences sont à leur commencement. Nous ne savons rien. L'homme est aujourd'hui au début de tout. La biologie, la physique, la connaissance de l'univers n'en sont qu'à leurs balbutiements !
      Mais il faudra inventer un nouveau monde, car les machines, les robots, les ordinateurs vont libérer complètement l'homme de toutes ses tâches inférieures.

    • La culture, les Arts...

      Les représentations habituelles de l'Utopie font, explicitement ou non, une part belle aux arts. La Nuit des temps aussi, en combinant quelque peu l'art et la technique (voir en particulier le "gadget multimédia" découvert en état de fonctionnement dans la sphère). Mais Barjavel n'écrivait-il pas, dès 1944 au tout début de Cinéma total :

      Le cinéma est le seul art dont le sort dépende étroitement de la technique. L’architecte, malgré les bétonneuses, peut encore bâtir en pierres de taille. L’auteur de films ne peut plus, aujourd’hui, faire un film muet, il ne pourra plus, demain, faire un film gris, après-demain un film plat.
      Le cinéma subit depuis sa naissance une évolution constante. Elle s’achèvera lorsqu’il sera en état de nous présenter des personnages en ronde bosse, colorés et peut-être odorants, lorsque ces personnages se libéreront de l’écran et de l’obscurité des salles pour aller se promener sur les places publiques et dans les appartements de chacun. La science continuera de lui apporter de petits perfectionnements. Mais il aura atteint, en gros, son état parfait. Cinéma total.

      Ce qui nous amène à nous poser la question : quelle est la place, quel est le rôle de l'Art dans le monde ? - qu'il soit idéal ou pas d'ailleurs.
      En 1951 Barjavel écrivait, dans son Journal d'un homme simple :

      Les arts sont en train de mourir parce qu'ils se sont vidés de toute signification. Ils périssent d'inutilité.
      Les architectes ne savent plus bâtir que d'horribles églises parce qu'ils ont perdu le sens de l'universel et ne savent plus comment toucher Dieu au coeur avec une pierre. Une cathédrale était une construction utile. Elle ne pouvait pas être construite n'importe comment. Il fallait connaître les lignes efficaces. C'était une usine à prières. Chaque élément de la chaîne devait se trouver bien à sa place pour que la production fût bonne...
      Posez un violon à côté d'un poste de T.S.F. Pourquoi le premier est-il si beau et l'autre si affreux? Parce que les formes du violon sont nécessaires. Chacune de ses courbes est exactement à la place qu'il faut pour que naisse et s'enfle le son. Le luthier a sculpté l'air, moulé les vibrations, étreint la forme même du son dans un minimum de matière presque impondérable. Si la forme du violon changeait, ce ne serait plus un violon. Tandis que le poste de radio peut avoir mille formes sans que ses qualités de son soient modifiées. Le son qu'il émet n'a rien à voir avec sa forme. C'est pourquoi on le bâtit n'importe comment. Sans nécessité. C'est pourquoi il est laid.
      Quand l'architecte doit résoudre un problème strict, quand il se trouve devant des nécessités, quand il doit tout calculer, mesurer pour servir ces nécessités, il bâtit de nouveau les monuments qui peuvent être grandioses. Ainsi les barrages. Ils sont les cathédrales de notre temps. Au lieu de faire du surnaturel avec de la ferveur endiguée, ils fabriquent de l'électricité avec de la flotte. Il est vrai que nous sommes au siècle de la lumière et que le moyen âge était « ténébreux ». Nous avons remplacé l'âme par une quarante bougies. Au moins ça, ça se voit.

      Et l'Art ne doit pas être élitiste :

      Rien n'est grand qui ne puisse être à la fois apprécié du nombre et de l'élite, chacun ayant pour cela ses raisons. Le Parthénon ou Notre Dame écrasent de leur beauté indiscutable la brute la plus obtuse autant que l'esthète le plus pointu. L'esthète raisonne sa joie, le simple se contente de l'éprouver.

      • En fait, il semble difficile de raconter une histoire qui se passe dans un monde parfait. Les utopies ont-elles des histoires ? Comment se terminent les récits utopiques ?

      C'est bien là LE problème... Et les récits utopiques, voire les utopies elles-mêmes, se terminent souvent, très souvent, mal. Très mal.
      Mais réflechissons un peu. Que serait une histoire dans laquelle tout va bien ? On sent bien que personne ne la lirait, jusqu'à la fin du moins, et pourquoi aurait-elle une fin ? Cette intuition est confirmée par des expériences récentes de socio-pyschologie.

      Les romans de Barjavel n'échappent pas à ce qui semble une règle. Ils se terminent plutôt mal, et catastrophiquement, au sens mathématique : le terme de « catastrophe » désigne le lieu où une fonction change brusquement de forme, soit, pour les civilisations, une rupture événementielle et conceptuelle.
      Est-ce inéluctable ? au vu de la courte histoire des utopies que nous avons indiquée, il semble que oui... Le jardin d'Eden se termine, mal selon la tradition judéo-chrétienne, après l'événement de rupture qu'est la consommation du fruit, autrement dit l'accès à la Connaissance. Platon, dans le Critias, décrit l'une des plus célèbres utopies - dont Barjavel n'a pas pu ne pas en être inspiré - l'Atlantide :

      Les dieux divisèrent, par tirage au sort, toute la terre en lots, plus grands ici, plus petits ailleurs. Poséidon [dieu de la mer] installa, en certain lieu de cette île, les enfants qu'il avait engendrés d'une femme mortelle sur une montagne. [...] Son nom était Événor, et il vivait avec une femme, Leucippe. Ils donnèrent naissance à une fille unique, Clitô. Poséidon la désira et s'unit à elle. Or, la hauteur sur laquelle elle vivait, le dieu la fortifia et l'isola en cercle. À cet effet, il fit des enceintes de mer et de terre, petites et grandes. Poséidon embellit l'île, il fit jaillir deux sources d'eau, l'une chaude, l'autre froide, et fit pousser sur la terre des plantes nourricières de toute sorte. Là, il engendra et éleva cinq générations d'enfants mâles et jumeaux. Il divisa l'île Atlantide en dix parties. [...]

      Et, pour finir tragiquement, alors que a guerre fait rage entre Atlantes et Athéniens :

      Mais, dans le temps qui suivit, se produisirent de violents tremblements de terre et des déluges. En l’espace d’un seul jour et d’une seule nuit funestes, toute votre armée fut engloutie d’un seul coup sous la terre, et l’île Atlantide s’enfonça pareillement sous la mer. De là vient que, de nos jours, là-bas, la mer reste impraticable et inexplorable, encombrée qu’elle est par la boue que, juste sous la surface de l’eau, l’île a déposée en s’abîmant.

      La catastrophe, notons-le, peut venir aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur, indépendamment des événements qui l'accompagnent - dans les récits se voulant "à valeur morale", elle manifeste alors la punition ou le courroux divin. Ainsi Ravage avait pour titre original Colère de Dieu, que Robert Denoël, donnant sa première et unique leçon d'écriture au jeune Barjavel, lui fit changer - on dirait peut-être aujourd'hui "par souci de laïcité"...

      • Et puis, dans ses mondes parfaits, tout est-il vraiment parfait ?

      Qu'en pensez-vous ? Il me semble que Barjavel, même dans son aspiration à créer, pour le plaisir du lecteur mais aussi, d'une certaine façon, son "édification morale", des modèles de civilisation idéales, y laisse quand même des points "non résolus" - et qui les rendent imparfaits, et par là même, fragiles, ce qui contribue à leur chemin vers la chute.
      Dans La Nuit des temps, le monde idéal de Gondawa n'a pas pu, ou su, résoudre le problème des... comment dire, sans clé (j'allais dire les sans dents...). Nos SDF, ou, finalement, sans papier. Mais leur exclusion paraît bien plus profonde. Car s'il n'y a pas de place pour eux, et, partant, pas de clé, pas d'identité, pas de "conjoint", ce n'est pas par malchance - qu'ils pourraient, par retour de chance ou, selon l'idée qu'on en a, par persévérance... - mais parce que la Société et le dispositif qui la gouverne n'ont pas voulu d'eux, ne les ont pas reconnus comme "faisant partie". Alors, ils n'existent pas. C'est en fait très préoccupant...

      Au fond, Gondawa est peut-être aussi un monde trop parfait, proposant à ses habitants (peut-on dire citoyens ? on l'a vu, on ne sait presque rien de la structure politique) unbonheur insoutenable, étant quasiment sous surveillance permanente. Et Barjavel, dès 1944, prévoyait (et ce sont même des prophéties...) l'importance qu'auraient les écrans, en décrivant très précisément la vidéosurveillance dans Cinéma Total, ainsi que dans le film documentaire absolument prophétique qui en a été tiré, et que l'on voit en action dans ses romans (La Nuit des temps, Le Grand Secret, et La Tempête en particulier).

      • Autrement dit, les utopies, sauf les parfaites dont par définition on ne peut pas parler car elles n'ont pas d'histoire, que ce soit chez Barjavel ou ailleurs, ne peuvent que finir mal ! Est-ce une règle stricte ?

      C'est la logique qui y répond !... s'il y avait une utopie qui finit bien, elle ne serait pas finie, elle ne finirait jamais ! Et elle n'aurait pas d'histoire, comme l'amour heureux selon Denis de Rougement. Alors, oui, les récits d'utopies ne peuvent qu'être imaginaires, et mal finir. Est-ce à dire que c'est aussi le cas pour les utopies auto-proclamées réelles ? Celles-ci sont toujours totalitaires. Je citerai, pour coller à la réalité, la Corée du Nord (!), L'URSS de la grande époque, et j'en passe des pires, qui ont terminé en apocalypses, ou que l'on espère, avec crainte, voir s'auto- dissoudre...
      Si, il y a je crois une utopie bien réelle et géographiquement localisée, qui est aussi "bien protégée" : le royaume du Bouthan. Je vous invite à le découvrir par vous-même, pas forcément en y allant, car justement il est assez fermé, mais par divers reportages.
      Les Libertariens, dont j'ai parlé précédemment ont aussi des visées de création d'état(s) utopique(s), localisés "off-shore", en créant des îles en dehors des eaux territoriales pour y faire venir des volontaires pour une nouvelle société. La démarche est intéressante, et quelque peu... barjavélienne.

      Et ce n'est pas un hasard si les apocalypses que déclenche Barjavel en terminaisons de ses mondes utopiques sont, sinon causées, du moins "réalisées" par les moyens même qui ont contribué à l'utopie, portant à l'extrême la science et la technique : bombes (dans La Nuit des temps, Le Grand Secret, et aussi Le diable l'emporte, La Tempête, Béni soit l'atome), catastrophe "mathématique" par dépassement des limites dans Ravage (ce n'est pas la disparition de l'électricité en soi qui fait disparaître "le monde", mais la civilisation qui ne peut plus ni vivre ni survivre sans énergie.)
      Est-ce une sorte de morale ? non, mais peut-être, comme il l'aimait, de moralité, à la façon de son maître La Fontaine...

      On dirait le Sud...
      0:48
      • Cela a-t-il été analysé par ailleurs ?

      Je pense que oui. On trouve des travaux universitaires consacrés à René Barjavel qui se penchent justement sur ces aspects "utopiques" et "apocalyptique".
      On trouve aussi des "supports de cours" et de "TPE", des fiches de lecture, etc.
      Par ailleurs, on se rappellera que, au tout début de la parution de La Nuit des temps, avant même la récompense du Prix des Libraires, les éditions des Presses de la Cité avait accompagné le livre d'un petit fascicule, "À propos de La Nuit des temps".
      S'y trouvent, sous la plume d'experts renommés de l'époque (Albert Ducrocq, Jean Fourastié, Louis Armand, François de Closets, Jean Rostand...) des avis pertinents et argumentés sur lses "grandes questions" que pose le roman. En particulier, le polémologue Gaston Bouthol se penche, dans le cadre de sa spécialité, sur « Une Société sans guerre est-elle possible ? ».

      • Mais à quoi servent les utopies ? en général, et celles de Barjavel tout particulièrement (puisque.. nous sommes à Nyons !)

      Je me demande si cette question n'est pas la même que  : "pourquoi lire Barjavel fait-il du bien ?" Les utopies ne servent-elles pas à donner une vision, d'une certaine façon un idéal, tout en sachant qu'il ne peut être atteint que de manière asymptotique, autrement dit jamais.
      La Nuit des temps a cette particularité intéressante qu'elle contient plusieurs histoires imbriquées. On pense en premier lieu aux histoires d'amour, d'Éléa et Païkan, "combinée" avec celle de Simon et Éléa. Sans oublier Hoover et Léonova. Mais les utopies elles-même s'y imbriquent, selon un schéma qui ne peut que rappeler l'Éternel Retour nietzschéen : le monde harmonieux de Gondawa se voit induit dans la micro-société de l'EPI (Expédition Polaire Internationale), qui présente toutes les caractéristiques d'une utopie : ressources "sans problème" (en particulier grâce à un généreux industriel donateur), barrière des langues abolie (grâce à la Traductrice et au philologue Lukos), désintéressement des participants. Mais comme une utopie de roman, elle aussi s'effondre, catastrophiquement (là aussi au sens mathématique). Peut-être pour faire naître une troisième utopie, induite par les deux premières, la révolte des étudiants. Mai 68 n'était pas loin... après la parution du roman.
      Une chose est sûre, les utopies ne servent surtout pas à être regrettées (nostalgie de l'"Âge d'Or" ou du Bon Vieux Temps)...

      S’il n’y prend garde, l’homme, à partir de vingt-cinq ans, ne sait que regretter. Il se classe ainsi, déjà, parmi les vieillards. Il ne faut jamais regretter. Le souvenir du passé doit servir à préparer l’avenir, et non à condamner les nouveautés avec suspicion.
      Dieu nous garde de dire, ou d’écrire, même octogénaires, « de mon temps ! »
      La science, par les forces qu’elle a libérées, détruira un jour le monde. Avant de le frapper, elle le construira merveilleux et terrible. Les machines arracheront l’homme à sa peine et l’enchaîneront à mille besoins nouveaux. Elles feront tout pour lui.

      Oui, voila ce qu'en disait le jeune Barjavel, en 1944 dans Cinéma Total - et je crois que son avis n'a jamais changé.

      • Mais c'est quand même curieux... on est tenté de croire que les utopies servent soit à distraire, soit à motiver une certaine action (qui peut être "politique")

      C'est vrai... "sous les pavés, la plage", par exemple. Et bien, justement, pour en revenir à mai 68, j'ai trouvé une résonnance toute particulière dans cette idée dans un écrit hautement révolutionnaire (voire subversif !) du "penseur de 1968" Herbert Marcuse, La fin de l'utopie. Les idées qu'exprime cet article, se démarquant nettement du "marxisme traditionnel et historique" que Marcuse considère comme dépassé, prennent aujourd'hui une actualité fascinante.
      Marcuse y exhorte à théoriser une nouvelle anthropologie : passer du quantitatif au qualitatif, des besoins matériels à des besoins autres. Cette anthropologie devait s’articuler à des expériences de « communautés existentielles ». Aujourd'hui le constat fait par Marcuse reste valide, en considérant qu'il faut changer les besoins et les besoins des besoins. Il faudrait maintenant ne plus vouloir ce que nous avons toujours voulu. « Ce n’est plus le besoin de meilleures télévisions, de meilleures automobiles, d’un quelconque élément de confort, c’est plutôt la négation de ce besoin... »
      Sans prôner la "décroissance", ou l'abandon de la technique, bien au contraire, puisque

      Mais pour que ces possibilités techniques ne servent pas à leur tour la répression, pour qu’elles puissent remplir leur fonction de libération et de pacification, il faut qu’elles soient soutenues et obtenues par des besoins eux-mêmes libérateurs et pacifiants.

      Et

      je crois au contraire que les possibilités libératrices et les bienfaits de la technique et de l’industrialisation ne pourront être visibles et réels que lorsque l’industrialisation et la technique capitalistes auront été éliminées.

      Ne conclut-il pas par des phrases que n'aurait pas reniées Barjavel :

      Une société dans laquelle le travail – même le travail socialement nécessaire – s’organiserait en accord avec les aspirations libérées, les besoins instinctifs, les inclinations spontanées de l’homme.

      Et on découvrira que Barjavel a personnellement assisté à un débat autour d'Herbert Marcuse lui-même en juin 1972, organisé à l'UNESCO par Le Nouvel Observateur, qu'il commente avec une grande lucidité dans son article au JDD du 25 juin 1972, Le bonheur, qu'est-ce que c'est ?
      Ce texte est passionnant, et doit être lu et relu. En particulier par les Nyonsais...

      Pour avoir également des vues - teintées d'humour, mais cela ne manque-t-il pas cruellement à présent dans ce domaine - quant à la politique barjavélienne (curieuse alliance de mots je le reconnais...), lisons et relisons ses articles au Journal du Dimanche, d'abord le 15 juin 1969 : « Si j'étais Président de la République », où il détaille son programme pas commun en 14 (non, pas 17...) points. Puis celui du 19 avril 1974 : « Si j'étais élu Président de la République »..., son programme remis à jour en tenant compte des évolutions du monde .

      Je crois que ces textes en disent beaucoup sur l'Utopie barjavélienne, et si le temps nous manque pour les approfondir, je vous invite à les découvrir par vous-mêmes...

    Et puis c'est à chacun d'y réfléchir... Pour ma part, j'ai compris que la valeur - autre que purement littéraire, mais disons "opérationnelle" - des utopies qui finissent mal est « pédagogique ». Sur deux plans : le premier, en quelque sorte "moral", c'est à dire causal : ce qui conduit à la catastrophe est en germe dans la construction même de l'utopie, et c'est le talent de l'écrivain, plus que du philosophe, de le montrer en action. Au lecteur bien sûr de le comprendre et d'en tirer profit. Le récit de la Fête du nuage évoqué précédemment en est un bon exemple.
    Le second plan est plus "méta-pédagogique", la catastrophe pouvant ne pas avoir de cause liée à la construction ou au fonctionnement humain de l'utopie. C'est simplement la "fatalité". La sagesse induite est plutôt stoïcienne que religieuse, n'y voyant pas la punition divine mais le cours des choses, la moralité étant, dans l'œuvre et dans l'esprit de Barjavel, le recommencement. Mais jamais le regret..

    Lisons ce qu'écrivait Barjavel - pour lui-même car on ne sait pas si ce texte était destiné à être publié - le jour même de ce qui devait être son dernier anniversaire, le 24 janvier 1985, , :

    J'aime la vie, chaque seconde de ma vie. Je n'ai jamais été indifférent, j'ai regardé, écouté, goûté, touché, respiré, aimé. Aimé toute chose et toutes choses, belles et laides, émerveillé par les miracles qui m'entourent et dont je suis fait. Je suis un univers de miracles. Je le sais. Bonheur de sentir le stylo entre mes doigts, et la fraîcheur du papier sous ma main, et de voir le petit serpent noir de l'écriture dessiner son chemin comme je l'ai voulu et comme il le veut. Bonheur de me savoir vivant et de savoir autour de moi l'univers en marche, en rond puisque j'en suis le centre comme chaque vivant et chaque parcelle non vivante.
    Essayer de comprendre ? Impossible. Démesure. Mais s'émerveiller de la grandeur infinie, si bien finie en chaque poussière de poussière.
     

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    Alors, je suis sûr que vous l'attendiez... ré-écoutons le encore une fois nous dire ce qui est je crois son utopie :

    René Barjavel lit La Faim du tigre
    dans l'émission L'Homme en question
    ( Le 7 août 1977 sur )
    Extrait sonore 0:33

    Jamais je ne m'habituerai au printemps. Année après année, il me surprend et m'émerveille. L'âge n'y peut rien, ni l'accumulation des doutes et des amertumes. Dès que le marronnier allume ses cierges et met ses oiseaux à chanter, mon cœur gonfle à l'image des bourgeons. Et me voilà de nouveau sûr que tout est juste et bien, que seule notre maladresse a provoqué l'hiver et que cette fois-ci nous ne laisserons pas fuir l'avril et le mai.
    Le ciel est lavé, les nuages sont neufs, l'air ne contient plus de gaz de voitures, on ne tue plus nulle part l'agneau ni l'hirondelle, tout à l'heure le tilleul va fleurir et recevoir les abeilles, les roses vont éclater et cette nuit le rossignol chantera que le monde est une seule joie. Tout recommence avec des chances neuves et, cette fois, tout va réussir. J'ai un an de moins que l'an dernier. Non, pas un an, toute ma vie de moins. Je suis une source qui commence. C'est la grande illusion annuelle. Le règne végétal s'y laisse prendre en premier. D'un seul élan, des milliards d'arbres et de plantes resurgissent, poussent des tiges enthousiastes, déplient des feuilles parfaites qui n'ont pas de raison de ne pas être éternelles. Pourtant, dans l'autre moitié du monde, l'automne est déjà là et a jeté au sol ces merveilles que l'hiver va pourrir.
    Mais pour nous que le printemps aborde, l'automne est invraisemblable et l'hiver n'a pas plus de réalité que la mort. Le marronnier est blanc comme des communiantes, le pêcher est une flamme rose, le lilas une torche. Dans tous les jardins, les champs et les forêts, dans les immensités cultivées ou sauvages, sur chaque centimètre carré de terre non déserte, c'est le prodigieux déploiement de l'amour végétal silencieux et lent.
    Chaque fleur est un sexe. Y avez-vous pensé quand vous respirez une rose ?

     

    Remerciements
    Merci

    Merci à toutes et à tous, sans oublier...

    • Mme Lydie Gagnère, qui a animé ce "débat" avec plein de Question bonnes questions,
    • Son fils Aurélien Louvet, qui a, avec émotion, prêté sa voix aux citations de René Barjavel,

    Les documents, sources et références cités ou non ici et qui sont venus étoffer ces réflexions sont le fruit de recherches personnelles, et, pour certains, redevables à l'amabilité et l'obligeance de plusieurs personnes qui m'en ont signalé l'existence ou de me les ont communiqués :

    et encore une fois, pour son extrême gentillesse et sa confiance

    • M. Jean Barjavel, ici présent.

     
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    Notes
     
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