Les journées Barjavel à Nyons les 20 et 21 août 2011
La présentation de Pierre CREVEUIL :

RENÉ BARJAVEL,
   romantique malgré lui ?   

 
René Barjavel vers 1970 (collection personnelle)

Cette conférence a été donnée dans le cadre des traditionnelles journées Barjavel, le 21 août 2011 à Nyons (voir la présentation), dans la cour de l'ancien collège Roumanille.
Elle faisait suite à la lecture de Colette à la recherche de l'amour, premier livre publié de l'auteur, qui était offerte par l'association "La Souris verte", et suivie d'un rafraîchissement bienvenu sous les platanes de la cour...

Le texte ci-après en est la transcription adaptée pour le barjaweb et complétée de développements, références et bibliographie. De plus, des contacts noués à l'occasion de ces Journées ont permis d'étoffer utilement certains aspects par l'apport de témoignages directs.


Cette version imprimée de la transcription de la conférence du 21 août ne permettra pas bien sûr de rendre les animations interactives offertes par la page Internet, ainsi que les documents sonores qui ont été proposés au public. Apparaissent également sur la présente page des liens soulignés vers de nombreuses pages de compléments, qui n'ont bien sûr d'effet que lors de la consultation du site barjaweb.

Les "icônes interactives" (petites oreilles) permettent d'écouter des extraits sonores d'interviews de l'auteur. Il suffit de cliquer sur l'icône. L'animation s'arrête en cliquant une seconde fois ou lorsque le curseur de la souris quitte l'icône. Cette fonction nécessite la possibilité de jouer les animations Flash (Adobe® Flash® Player).


J'ai l'intention de vous parler d'un auteur de science-fiction, connu pour son humanisme et une certaine sensibilité écologique, dont les initiales sont "R.B."
Il s'agit de l'auteur de romans célèbres : Chroniques martiennes, Fahrenheit 451, ainsi que de nouvelles et même de pièces de théâtre de science-fiction ("La brousse", "Destination : le cratère de Chicago", "Le merveilleux complet couleur de glace à la noix de coco", regroupées dans le recueil de la collection Présence du Futur : "Théâtre pour demain et après"). Je veux parler de... Ray Bradbury...

Ici une agitation dans le public perturba la conférence, certaines personnes considérant qu'elles étaient venues pour entendre parler de René Barjavel - dont nous fêtons cette année le centième anniversaire de la naissance - et non pour assister à une convention de science-fiction, malgré la très haute qualité de celle qui a accompagné les précédentes Journées Barjavel, en août 2008. Cette interruption a recentré la présentation sur... Ray Bradbury...

Ray Bradbury, disais-je, avait des affinités certaines avec René Barjavel. Les deux écrivains s'étaient rencontrés, en particulier en juillet 1978, comme notre auteur l'a raconté dans son article du Journal du Dimanche le 16 juillet : « La martien Bradbury existe, je l'ai rencontré »
Et justement, ces étranges Chroniques martiennes semblent bien avoir inspiré Barjavel, non pas pour un roman, mais pour... une chanson ! Une chanson d'amour de science-fiction... « Le Voyageur », mise en musique par Jacques Yvart pour la chanteuse Julietta :

Pochette du disque de Julietta           Illustration intérieure de la pochette du disque de Julietta (dessin J.C. Forest)

Ceux qui connaissent Chroniques martiennes auront pu reconnaître le thème du début de l'histoire, mais ce n'est pas le lieu de commenter Ray Bradbury...

La science-fiction peut-elle être romantique ? Pour Barjavel, il n'y a a priori aucune impossibilité, au contraire. Car posons encore, comme presque chaque fois, la question scolaire :

« Qu'est-ce que la science-fiction ? »

On sait que, pour Barjavel, la science-fiction n'est pas un genre littéraire, car elle contient tous les genres. Il l'a maintes fois écrit, justement dans son article racontant sa rencontre avec Ray Bradbury :

Je ne cesse de le répéter à chaque occasion, la S.F. n'est pas un nouveau genre littéraire, mais une nouvelle littérature qui comprend tous les genres : épique, lyrique, satirique, philosophique, métaphysique, poétique, populaire, d'avant-garde, intellectuel, érotique, etc. Tous, sauf le genre prétentieux.
Naturellement, comme toute littérature nouvelle à sa naissance, elle est largement dominée par l'épopée. Le Monde des non-A, de Van Vogt, par exemple, c'est l'Odyssée, avec un Ulysse qui se déplace dans un espace qui n'a plus de références spatiales, à travers le temps et à travers lui-même et ses possibilités d'être. C'est de l'épopée à cinq dimensions. C'est un des livres les plus intelligents qui aient été écrits depuis Montaigne et Pascal. Et qui se lit comme Fantomas...
Que pèse, à côté de cela, la trente-six-millième version des coliques sentimentalo-érotiques d'un couple enfermé dans une chambre ? Même si on lui adjoint quelques partenaires aux sexes indécis ? Et que vaut le récit des affres intellectuelles d'un romancier qui éprouve le besoin d'inventer une nouvelle façon d'écrire pour ne rien dire ? C'est petit. C'est sans importance. Ce sont des derniers soupirs...

Écoutons-le maintenant dire à peu près la même chose, cette fois il y a déjà plus de 50 ans, au micro d'une émission de radio le 16 avril 1958 : "Les voix de l'avant-garde : La littérature de science fiction"

Je crois que la science-fiction est actuellement un univers nouveau qui s'ouvre devant la littérature et que tous les genres sont possibles à l'intérieur de la science-fiction. Il peut y avoir de la science-fiction épique, Lyrique, purement fantastique, satirique, philosophique, tous les genres, tout est bon. La science-fiction n'est pas un genre, c'est une dimension nouvelle qu'a prise la littérature.

  

Nous aurons encore des occasions de l'entendre exprimer ce même avis...

Rien n'interdit donc à la science-fiction d'être sentimentale, romantique, voire même... érotique. Et certaines collections approfondissent cette voie (si j'ose dire), en publiant de temps à autres des recueils de nouvelles spécifiquement constitués de textes de ce domaine. Il y a deux ans, l'auteure Sylvie Lainé (qui était présente en 2008 à l'Olicon et aux Journées Barjavel) m'a adressé une nouvelle qu'elle venait d'écrire, « Toi que j'ai bue en quatre fois », publiée dans un recueil spécial chez ActuSF : "69" Les fantasmes étaient-ils au rendez-vous ? Je vous laisse aller le découvrir...
Bien plus tôt, la science-fiction "érotique" avait eu son moment de célébrité avec Barbarella, créée en 1962 par le dessinateur Jean-Claude Forest -  à qui nous devons les illustrations du disque de Julietta présenté précédemment.

Barjavel, quant à lui, a-t-il écrit des romans romantiques ? Et même plus (si affinités...) ? Qu'en pensent les lecteurs (et les lectrices) ?
Il y a quelques années, une jeune femme; Carine F., m'écrivait, à partir du site barjaweb :

Bonjour. Je tiens à vous féliciter pour votre site le BARJAWEB. Il y a quinze jours, je suis montée en haut de l'Arc de Triomphe. J'en rêvais depuis des années et des années... après avoir lu un roman de René Barjavel :
Était-ce "LE GRAND SECRET" ou "LA NUIT DES TEMPS" ? Pouvez-vous m'aider ? Je me rappelle ce passage : le personnage principal donnait RDV à sa maîtresse en haut de cet Arc de Triomphe pour admirer la vue... Quel romantisme !!!

Avec cette question (je vous laisse y répondre...), le mot est dit...
Les mots, même : on notera l'emploi - serait-il un peu subversif ? mais il faut bien appeler un chat un chat - de "maîtresse", propre à une vision du romantique quelque peu torride.
Et il est indéniable que chez Barjavel la science-fiction - lorsqu'elle constitue le cadre du récit - s'accompagne toujours d'une histoire d'amour. Celle dont les personnages ne sont pas forcément les principaux dans le récit, mais, celui-ci une fois terminé (souvent... mal), ils en deviennent bien les héros.
En a-t-il été toujours ainsi ? Et dans les romans qui ne relèvent pas du genre science-fiction ? Et qu'en pensait Barjavel lui-même ?

Nous venons d'entendre le tout premier "livre" du jeune René Barjavel, « Colette à la recherche de l'amour ». Présenté de façon assez détaillée sur le site barjaweb, il est l'œuvre d'un jeune homme de 22 ans, transcription de la conférence donnée devant les bonnes gens de Vichy et de Moulins au printemps 1934. En le lisant, ou en l'écoutant comme nous venons de le faire, on peut se sentir quelque peu interpelé par certaines scènes, et les trouver quelque peu lestes ! Mais c'est bien le texte de Colette, et il y a lieu de saluer l'audace relative du jeune conférencier...
Cet intérêt du jeune René pour les choses de l'amour est confirmé autobiographiquement dans La Charrette bleue. Encore à Nyons - à 12 ans donc - il raconte :

Il y a toujours quelqu'un qui a fait quelque chose qui provoque l'intérêt et l'indignation passionnés des commères. Et si ce qui a été fait n'est pas suffisant, elles en rajoutent. [...] J'ai été quelque peu leur victime à l'âge de quatorze ans, l'âge de mes amours passionnées et innocentes.
J'étais Roméo mais je ne montais pas à l'échelle. Elles voyaient déjà la fille enceinte. Elle avait quinze ans. Je me promenais avec elle en lui tenant la main. Elles mesuraient de l'œil son tour de taille... C'est un peu a cause d'elles que j'ai dû quitter Nyons pour devenir pensionnaire au collège de Cusset. Je devrais leur en être reconnaissant, car mon séjour dans ce collège, comme élève puis comme pion, sous la direction du principal Abel Boisselier, le chef d'établissement le plus extraordinaire que l'Université française ait jamais connu, fut pour moi comme le séjour d'un bulbe dans un sable tiède, ensoleillé et arrosé d'engrais, d'où j'allais jaillir à dix-huit ans, plus averti mais toujours aussi tendre, vers le grand ciel de l'amour et de la vie.
Je n'ai évité aucun piège. Je me suis jeté dedans avec un appétit et une naïveté d'agneau. J'ai été très heureux et très malheureux. S'il fallait recommencer... Non, je crois qu'aujourd'hui j'aurais peur.

La classe du collège de Nyons en 1922
La classe du collège de Nyons en 1922 - René Barjavel est le plus grand

On peut dire, en continuant la lecture de La Charrette bleue, qu'Abel Boisselier fut un "professeur de romantisme" pour le jeune René. Revivons ces heures : il organisait...

... des représentations théâtrales dont grands et petits étaient les acteurs. Il avait remarqué que je « récitais » avec feu Racine ou Musset, et me confia le rôle principal d'une pièce outrageusement romanesque : Le Luthier de Crémone, de François Coppée.
J'étais un jeune ouvrier luthier bossu et génial qui avait fabriqué un violon extraordinaire que son vilain patron prétendait fait de ses propres mains. Et j'étais, naturellement, amoureux de la fille de mon patron-voleur. Je n'eus pas besoin de me forcer pour simuler ce sentiment, car mon cœur de quatorze ans s'était enflammé pour celle qui jouait le rôle de ma bien-aimée. Elle avait quinze ou seize ans, mais je paraissais aussi âgé qu'elle, car j'avais beaucoup grandi. J'étais long et maigre, affublé d'une perruque, vêtu d'un costume Renaissance dans le dos duquel on avait bourré des chiffons pour simuler ma bosse. J'arpentais la scène à grands pas et, avec de vastes gestes, lançais les vers de Coppée vers les quatre coins de la salle du casino. Le sommet de la pièce était le moment où, sur « mon » violon, qui allait partir pour un concours où il remporterait sûrement le premier prix, pour la gloire de mon patron, je jouais, l'âme déchirée, la serenata de Toselli. C'est-à-dire que je promenais sur les cordes d'un violon un archet enduit de savon, pour ne pas faire le moindre bruit, tandis que, dans la coulisse, un violoniste jouait vraiment. Puis je posais l'instrument dans son étui, en prononçant ces paroles sublimes :
... il me semble, tant j'ai le cœur en deuil,
Que c'est mon enfant mort que je pose au cercueil !

Je sanglotais, je transpirais, ma perruque de travers me cachait un œil, ma bosse me pendait dans le bas du dos. Les spectateurs bouleversés m'applaudirent pendant cinq minutes.
Mon amour pour « elle » s'augmenta de celui du luthier. J'étais en plein élan émotionnel. En classe, Boisselier s'était amusé à reconstituer parmi ses élèves la querelle des classiques et des romantiques. Nous étions passionnés, nous nous serions presque battus. Roger Domps, le fils de l'inspecteur, était le capitaine des classiques et moi, naturellement, le porte-drapeau des romantiques. J'avais un cœur gros comme un melon. Elle et moi faisions de longues promenades, au crépuscule, sur la Digue, le long de l'Aygues, ou sur l'avenue de la Gare. Ses parents possédaient un petit jardin où ils cultivaient des légumes. Nous y allions parfois, pour fuir les regards des commères. Alors, à l'abri des haricots en fleurs, je me serrais contre elle et l'embrassais, avec fougue et timidité.
Quand je quittai Nyons, je lui écrivis, pendant près de deux ans, une ou deux fois par semaine. Mon ami Paul Doux, jeune ouvrier tailleur chez M. Nicod, lui faisait passer mes lettres. Elle était devenue ma Princesse lointaine. C'était pour elle que je travaillais, que je me battais. Quand j'aurais triomphé je viendrais la chercher et je l'emporterais. Elle me répondait, gentiment, sur un papier parfumé. Un jour elle m'écrivit qu'elle se mariait...
J'eus un grand désespoir, qui dura quelques jours. J'écrivis un poème vengeur contre les femmes. Je ne tardai pas à me réconcilier avec elles. Il y avait des filles au collège de Cusset. Et beaucoup autour.

Théâtre à Nyons en 1922
Théâtre à Nyons en 1922
Théâtre à Cusset en 1926
Théâtre à Cusset en 1926

Que faut-il imaginer de la vie sentimentale du jeune René Barjavel à Cusset ? Fut-il un Don Juan, séducteur ténébreux ? Ou plutôt, je pense, une sorte d'aimable et joyeux Casanova, cherchant à faire plaisir et quelque peu “cœur d'artichaut”...
En saurons-nous plus, soit par ses écrits autobiographiques, soit par ses interviews ? Pas vraiment, et peut-être cela serait indiscret. Mais nous pouvons approfondir la genèse de ses œuvres et en comprendre l'influence qu'ont pu avoir son "parcours" et ses sentiments personnels...
Mais il nous donne un indice :

« La Charrette bleue » se termine à mon arrivée au collège. À ce moment-là commence la période la plus riche de mon existence, mon passage au collège et une grande histoire d'amour que je ne raconterai jamais, parce que c'est mon trésor personnel et qu'elle m'a ébloui pour le reste de ma vie... Toutes mes héroïnes, par la suite, en ont été des avatars, toutes mes histoires d'amour en portent la trace.

Soleil coeur

Les débuts professionnels d'écriture de Barjavel ont été, comme on le sait, ses savoureux "Billets du matin" au Progrès de l'Allier. Couvrant toutes sortes de sujets, et montrant ainsi déjà sa "curiosité insatiable", on y retrouve des élans lyriques et sentimentaux, équilibrés par ce que l'on pourrait dire "les pieds sur terre". À côté de considérations nostalgiques sur la mort d'un papillon à la fin de l'été (le 16 octobre 1930), des envolées lyriques provoquées par le renouveau printanier, et d'une poétique histoire d'amour entre une marguerite et un chèvrefeuille (20 janvier 1931), on peut y trouver (le 6 février 1934) une belle exégèse du Cantique des cantiques, audacieuse pour l'époque, car il le considère non pas comme "un poème d'amour symbolisant l'affection du Christ pour l'Église", comme l'expriment les doctrines officielles, toutes religions confondues, mais comme celui, éminemment charnel :

L'amour le plus païen l'a inspiré, l'amour le plus naturel, le plus simple, le plus puissant. Nulle pudeur, nulle hypocrisie, nulle complication. Deux êtres beaux s'aiment et se le disent. S'aiment au sens complet du mot.

Pour le jeune homme, en effet, l'amour n'est pas un sentiment éthéré, mais un moteur physique puissant... Déjà plus jeune, n'est-ce pas, les commères ne surveillaient-elles pas le tour de taille de la jeune fille l'accompagnant...
C'est le chant éternel du couple, celui du rossignol les nuits d'été, lançant vers le ciel sa félicité en notes ivres...

Incontestablement, l'œuvre romantique de Barjavel est son roman Tarendol. Son analyse permet de comprendre beaucoup de choses.
Madame Chamoux, dont nous regrettons la récente disparition, m'avait révélé que la vision qu'y donne l'auteur de Nyons, sous le nom de "Milon les Tourdres", prend tout son sens "en miroir", les lieux décrits à l'Est se situant à l'Ouest, et réciproquement. Nous en avions parlé ici même lors du premier "café littéraire" en 2001. Mais les origines autobiographiques du récit sont sans doute bien plus riches qu'il ne le paraît. L'auteur les révèle, avec parcimonie et discrétion, dans quelques interviews, en particulier lors de la diffusion du téléfilm adaptant le roman, en 1980, qui confirment cet aspect autobiographique :

« Tarendol, c'est moi ! »
À soixante-neuf ans, René Barjavel se reconnaît encore dans le jeune héros du film, adapté de son roman, publié en 1946. Un livre qui eût dû être le premier d'une œuvre qui en comporte vingt-trois, si la guerre... « Je l'avais commencé en 1939. Mais, de retour à Paris, je l'ai trouvé tellement mauvais qu'il a rejoint la poubelle. J'ai écrit "Ravage" [...] J'ai fait intervenir la guerre, non seulement comme élément de la vie quotidienne mais aussi comme agent de la fatalité qui va séparer les deux héros. J'ai repris le mécanisme de « Roméo et Juliette » : le messager, dont tout dépend, n'arrivera pas à temps. Dans la pièce de Shakespeare, c'est la peste qui l'en empêche ; moi, j'ai utilisé la guerre. »
Si l'on fait abstraction de cet élément dramatique - l'auteur n'a pas vécu semblable situation - Tarendol et Barjavel ne font qu'un.
« A son âge, j'étais comme lui. Certes, l'histoire d'amour est inventée mais l'Amour ne l'est pas. Tout écrivain éprouve un jour le besoin de s'exprimer totalement, de se confondre avec un personnage... »

Qu'en est-il de ce projet initial d'avant guerre ? Ecoutons-le, en 1969, au micro de Claude Archambault :

En 38-39 j'avais commencé un roman qui s'appelait, je crois, à ce moment là, dans ma tête, "François le Fayot". "François le Fayot" c'est devenu beaucoup plus tard "Tarendol". C'était l'histoire d'un adolescent amoureux, et de ses amours traversées par des événements tragiques. Ensuite, dans Tarendol les événements tragiques ont pris la forme de la guerre de 40, justement, et de l'Occupation et de toutes les complications que cela pouvait mettre dans l'accomplissement d'un amour. La guerre a pris la place de la peste, si vous voulez, que la peste joue dans Roméo et Juliette. En 39 j'ai donc été obligé d'interrompre ce livre, je suis parti, j'ai fait la guerre, et comme l'armée a une grande utilisation des compétences je l'ai faite en tant que cuisinier [rires] : j'ai fait la guerre une louche à la main, ce qui me convient bien parce que je ne suis pas un tueur.
Et, quand je suis revenu, "François le Fayot", tout ça était démoli parce que le monde avait changé, et je commençais à me poser des questions plus importantes, plus graves que les petites histoires d'amour. [...] Le monde avait changé, et je commençais à me faire quelques idées générales. Fabriquer, si vous voulez, ce qu'on pourrait appeler d'un mot un peu prétentieux que je n'aime pas, qui est ma philosophie.

Colette en 1951 - Photo Irving Penn Le monde avait changé... Barjavel aussi, pendant et après cette période troublée, marquée par des événements historiques au niveau national, mondial, mais aussi personnel : ses rencontres avec les Groupes Gurdjieff, l'assassinat de Robert Denoël. De quoi faire perdre l'intérêt, même littéraire, pour les "petites histoires d'amour", chères à Colette... Plus tard, Barjavel dira en privé avoir peu de considération pour son tout premier livre. Et, remplaçant la femme de lettres (par ailleurs devenue bien vieille) sur le piedestal du "meilleur écrivain", il placera, en 1951, Marcel Aymé.

S'il prend ses distances avec les petites histoires d'amour, il garde d'autant plus son intérêt pour l'Amour. Car celui-ci, sous toutes ses formes (du moins celles admises par l'époque, et il se montrera aussi "avant-gardiste"), restera toujours présent dans ses romans, ses contes, et ses essais : on peut dire que la question continue "à le travailler" - ce qui est sans nul doute, pour le moins, un signe de bonne santé...
 
 

Dans ses premiers romans - de science-fiction, s'entend - l'amour aura une place très conventionelle. Car ce n'est pas, ou ce n'est plus, sa préoccupation : il s'interroge sur le monde, les hommes en tant que genre humain, l'Homme... Dans Ravage, les personnages et leur psychologie sont (il le reconnaîtra lui-même) "plats". Si la relation amoureuse de François Deschamps et Blanche Rouget est un des éléments du récit, avec la rivalité de Jérôme Seita, rapidement éliminé par un combat métaphorique, elle ne s'encombre pas de quoi que ce soit de "romantique". Et la fin du roman attribue à "l'amour" un rôle très prosaïque : la reproduction, et le repeuplement de la Terre, avec recours optimal à la polygamie...
Dans Le Voyageur imprudent, la femme du millième siècle est devenue pure procréatrice, et le mécanisme atteint l'extrême... 

Après avoir traversé cent pas de muraille, je débouche dans une immense coupole. Des champignons bleus l'éclairent comme un ciel d'été. Une masse gigantesque l'emplit entièrement, presque au ras des murs. Une masse vivante... Un être démesuré, demi-sphérique, qui doit peser plusieurs centaines de milliers de tonnes, abrité dans la montagne comme un mollusque dans sa coquille. Sa peau rose est étrangement douce, aussi satinée qu'une joue d'enfant, ou que le ventre pur d'une jeune fille.
Devant chaque couloir qui communique avec l'extérieur, le monstre étend un court appendice terminé par une bouche molle. Lorsqu'un des hommes minuscules arrive en courant, la bouche s'ouvre, l'engloutit et se referme avec un bruit mouillé. L'appendice se résorbe, la montagne de chair déglutit sa proie avec un frisson de plaisir, et la bouche reprend sa place devant l'orifice ténébreux.
J'ai fait le tour du géant. Je l'ai trouvé pareil de partout. Il avale par toutes ses bouches, à la cadence de plusieurs centaines par minute, la foule des hommes ravis. Ses milliers de lèvres qui s'ouvrent et se ferment composent un bruit mou, un clapotis de mer d'huile. La foule impatiente qui se presse au-dehors ne doit pas connaître la mort abominable qui l'attend, le piège affreux vers lequel l'attire le mirage. Mais ces êtres ont-ils seulement la notion de la mort ?
En examinant de plus près le géant, je me suis aperçu qu'il ne repose pas sur le sol, mais s'y enfonce. Je n'en ai vu jusqu'à présent que la partie supérieure.
Je plonge dans la terre. Je m'enfonce comme une pierre dans l'eau.
Je comprends d'un seul coup le sens de tout ce que j'ai vu depuis mon arrivée. J'assiste en ce moment à la naissance multiple et ininterrompue des hommes nouveaux. L'être-montagne blotti dans sa carapace de terre, c'est - je n'ose écrire la femme - c'est la femelle, c'est la reine. Et les homoncules qui piétinent d'impatience dans la poussière, ce sont les mâles.
Je comprends maintenant leur joie. C'est vers la vie, et non pas vers la mort, qu'ils se précipitent. Comme mes contemporains, mes frères, me paraissent misérables à côté d'eux ! Comme je me sens mesquin ! Nous ne nous donnons à la femme que pour nous reprendre aussitôt. Nous sommes pleins de calculs et d'arrière-pensées. Après une seconde d'abandon, nous nous rétractons dans notre cuirasse de suffisance et d'égoïsme. Nos descendants lointains, eux, se donnent tout entiers; cuir et chair, une fois pour toutes ! Ils n'ont pas besoin d'organe mâle. L'organe c'est leur corps, qui se dissout totalement au sein de la femme, comme quelques poètes et amoureux de notre temps ont souhaité - avec la sécurité de savoir que c'était heureusement impossible - de se fondre dans l'objet aimé. Chacun de ces individus, sacrifiés par la loi de la cité, perd l'existence dans un paroxysme d'amour, pour assurer la continuité de l'espèce. De cette union parfaite de la femelle et des mâles naissent des enfants adultes, qui savent déjà ce qu'ils ont à faire, et se hâtent vers le lieu de leur travail. Le mirage à mille visages, qui attire les petits mâles vers la femme unique est peut-être le seul trait commun entre leurs amours et les nôtres... Je suis revenu dans la salle supérieure. Le sacrifice continue. Il doit être ininterrompu, se poursuivre nuit et jour, comme les naissances.

Mais Barjavel construit petit à petit l'idée qu'il suffit d'un couple pour (re)peupler le monde - idée biblique s'il en est. Dans Le diable l'emporte, c'est bien un couple que veut sauvegarder M. Gé, à l'abri d'un cataclysme mondial. Sans trop se poser de questions, il est vrai, mais avec, malgré tout, intervention de l'élément amoureux in extremis.

Colomb de la Lune est à la fois un roman de science-fiction, un conte humoristique (il obtint le Prix Alphonse Allais), et un bouquet d'histoires d'amour. C'était alors le roman préféré de l'auteur, et il est, dès le début, placé sous le signe de l'Amour :

Cette histoire je l'ai écrite, c'est mon travail c'est mon plaisir. Elle est à vous maintenant, allez-y, entamez-la. Le début est sec, c'est exprès, pour vous aiguiser les dents. Ça devient vite plus tendre. Et le meilleur est à la fin. Un bon livre c'est comme l'amour.

Il combine trois récits amoureux, celui de la femme de Colomb, Marthe -

Elle avait horreur de son prénom. Je ne l'aime pas beaucoup non plus mais je n'ai pas réussi à lui en donner un autre. Et son mari et son amant n'y ont pas réussi davantage. Ce prénom lui convient. Il la dessine. C'est pourtant un prénom brun, sérieux et triste, et elle n'est ni triste ni brune. Mais c'est le sérieux qui domine, en elle comme dans le prénom. Et le prénom a comme elle les épaules larges, mais il est un peu moins haut de taille, plus trapu. Enfin, elle se nommait Marthe, c'était ainsi, et sans doute non sans raison. Peut-être une des choses qui avaient contribué à l'éloigner de son mari, c'était qu'au cours des rares nuits qu'ils avaient passées ensemble, il avait continué à l'appeler Marthe comme pendant les heures du jour. Or, les femmes aiment que l'homme qui les aime, pendant qu'il les aime, leur donne un nom de nuit. C'est la marque de leur entente, la clé secrète du langage de l'amour que l'on parle à voix basse, quand chaque mot qui ne signifie rien dit tout. Et s'il arrive que ce nom de nuit échappe aux lèvres de l'homme pendant les heures diurnes, la femme sent tout à coup la chaleur de son sang dans son corps. Il n'y avait jamais eu de langage nocturne dans la bouche de Colomb.

(Ça devient chaud, n'est-ce pas ?) donc, de Marthe et son jeune amant, torride ; celui - torride aussi - de la sœur de Marthe, Suzanne, et d'un journaliste, peu gâtés par la nature l'un et l'autre. Et celui, presque mystique, de Colomb et de - j'allais dire la Lune - la Princesse de ses rêves, ceux qu'il fait en voyageant vers la Lune, reprenant les histoires que sa mère lui racontait enfant... Amour poétique, silencieux et un peu contonneux, et cependant, écoutons le, mis en chanson :

Tes mains sont une chanson
Qu'un berger chante le matin,
Ton ventre est une écharpe de soie, La fleur douce de l'amour
Est le piège et le poison.
Tes seins sont des abeilles
Qui se plantent dans mon coeur...

Ensuite, pour des raisons personnelles, Barjavel n'écrit plus de romans pendant quelques années. C'est une période un peu sombre de sa vie, il dira lui-même se sentir usé et désabusé, et se pose beaucoup de questions. Il les met en texte dans son essai La faim du tigre. Toutes ses questions tournent en fait autour de l'amour... Non pas en tant qu'élément littéraire ni de moteur des "petites coliques érotico-sentimentales du couple, du trio, du quatuor...", mais en tant qu'impulsion poussant tout être vivant à... à quoi ?
Sa réponse, qui reste celle que j'ai évoquée pour Ravage, est très prosaïque, très "biologique" et rejoint les conclusions de la science : à se reproduire.

Roméo, c'est une légion de gamètes mâles qui montent à l'échelle pour rejoindre le gamète femelle qui les attire avec une force irrésistible. On sait quelle joie et quels malheurs en résulteront pour les deux êtres humains qui les portent. Don Juan et ses victimes c'est cela, et aussi Chimène, et Messaline et Onan et tous les couples anonymes qui constituent le tissu vivant de l'humanité et aussi les isolés, les abandonnés, les déçus, et aussi les homosexuels. Ceux-ci ne sont pas plus libres que les autres. Ils sont, eux aussi, commandés par le besoin d'éprouver les délices charnelles de l'amour.

Alors pourquoi la poésie, la beauté ? Et pourquoi les "empêchements", ceux-là même qui font le romantisme, les drames de la littérature, depuis même l'Iliade ou l'Épopée de Gilgamesh. La peste dans Roméo et Juliette, la guerre dans Tarendol, l'abîme des millénaires dans La Nuit des temps.
Barjavel ne trouve pas d'explication. Il la cherchera toujours, de préférence par lui-même, en refusant (et réfutant) les "explications" de la psychanalyse, qu'il ne comprend franchement pas et qui lui paraissent incongrues

Il faut, d'après la psychanalyse, tuer son père, au moins symboliquement, pour devenir un homme. C'est très curieux. Ni dans ma tendre enfance, ni plus tard, je n'ai eu envie d'assassiner le mien, ni de sodomiser mes frères, ni de violer ma mère. Je dois être anormal.

Et, ailleurs :

La psychanalyse prétend tout expliquer. Elle ne permet de connaître qu'un tiers de notre personnalité ; la partie instinctive. Les deux autres tiers : la partie émotionnelle et la partie intellectuelle restent dans l'ombre. Alors ? hein ?

Et c'est cette Question, cette Quête, qui est finalement plus importante pour lui que la réponse :

À quoi bon cette bataille ? Naître, vivre, mourir ? Vivre ? Vivre ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Ce n'est pas toi qui répondras, ni moi non plus. Mais, sans espoir de réponse, si tu ne cries pas la question, alors tu n'es qu'un os...


le paradoxe

Le PARADOXE

On l'a vu, Barjavel a "choisi" d'écrire dans le "genre science-fiction" parce que cette nouvelle littérature, plus qu'un genre, lui permettait d'exprimer tout ce qu'il voulait dans tous les domaines. Mais il va plus loin, car à propos du roman classique, il écrivait, en 1962, alors qu'il venait de reprendre la plume d'écrivain de science-fiction après une interruption de 14 ans, dans sa piquante auto-interview pour Les Nouvelles Littéraires :

R. - On étouffe aujourd'hui dans le roman classique. On a fermé toutes les fenêtres, mis des bourrelets et tiré les rideaux. Le seul continent à explorer, c'est le lit. Bien sûr, vous me direz...
Q. - Je voulais justement vous dire...
R. - Ne dites rien. Je sais que la fonction de reproduction, qu'on la traduise sous forme de sentiments éthérés, de passion brûlante ou de toutes les variétés de sensations sexuelles, est la fonction essentielle de l'espèce humaine, et mérite qu'on s'y attarde. Mais nous ne sommes plus au temps des semailles, cher monsieur, nous en sommes à la germination 
Q. - Mais à quoi, selon vous, est due cette décadence du roman ?
R. - À l'invention de l'imprimerie. Un roman, c'est une histoire, ça se raconte. Dès qu'on l'a imprimée, les mots matérialisés ont pris de plus en plus d'importance et l'histoire en a perdu d'autant. Le style a dévoré les personnages, et la correction, l'action. Pensez à ce que fut notre roman, à l'univers prodigieux de Merlin et de Galaad, des hommes qui fendaient des montagnes à coups d'épée, qui s'enveloppaient de forêts et qui assaillaient le ciel à cheval. Ces héros étaient grands comme la terre et la mer. Ils étaient les Eléments. Il y eut encore Rabelais. Ses personnages conservaient un peu d'envergure. Et puis ce fut l'abominable XVIIème siècle. Un siècle de commères, une littérature pour concierges, faite de ragots et de peines de coeur : Sévigné, Saint-Simon, Racine et ses amours des princesses Margaret, et pour le roman, hélas, hélas, hélas, La Fayette ! Cela va de France-Dimanche à Confidences et Atout-cœur. L'univers est désormais enveloppé dans les draps de lit. C'est fini.
Q. - Vous... paradoxez ?
R. - Non, j'exagère un peu, simplement, pour rendre les choses visibles. Après trois siècles d'asphyxie, le roman recommence à enfler sa poitrine et à respirer. Ce vrai « nouveau roman », ce roman d'aujourd'hui et de demain, c'est la science-fiction.
[...] Après trois siècles d'asphyxie, le roman recommence à enfler sa poitrine et à respirer. Ce vrai « nouveau roman », ce roman d'aujourd'hui et de demain, c'est la science-fiction.
Q. - Vous me faites sourire. Ce roman-là, je le cherche en vain, où est-il ?
R. - II n'existe pratiquement pas en France. Le roman français, asphyxié par le classicisme, abêti par le romantisme, englué par le réalisme, tombé depuis entre les mains des femmes et des professeurs, aura bien du mal à retrouver sa vitalité. Céline est un cas unique, trop grand pour être suivi, décourageant. C'est en Amérique que roule le fleuve du roman d'aujourd'hui. Les petits cousins yankees de Galaad vont chercher le Graal dans les étoiles.

Personnellement, je trouve qu'il y va fort ! Sans doute y a-t-il dans ses mots une part de provocation, et d'auto-promotion pour la science-fiction. Mais il est clair que le rejet, presque physique, d'un certain esprit de la littérature revient souvent dans ses mots. Écoutons-le encore, tout d'abord en 1970, lors d'une rencontre avec les étudiants en sciences humaines organisée par au théâtre de l'Ouest Parisien à Boulogne  :

... et moi j'ai trouvé que je n'étais pas extrêmement passionné par les petits problèmes du couple, ou du triangle, ou du quadrangle, ou du pentagone, et ce qui m'intéresse, ce qui me passionne, ce qui me tracasse, ce qui me bouleverse, c'est de savoir ce que va devenir l'Homme, dans les lendemains qui s'offrent à lui.

et, en 1983, dans ses Réponses au Collège de Chalais

On a fait de moi un auteur de science-fiction, mais je crois que ce n'est pas tout à fait exact. Si vous lisez quelques-uns de mes romans, vous vous rendrez compte qu'on ne rencontre jamais d'extra-terrestres, dans mes bouquins. Que le personnage principal de mes livres, c'est l'être humain, c'est l'être humain qui m'intéresse, c'est son devenir, et la science-fiction permet de lancer des hypothèses jusqu'à l'absurde sur l'avenir de l'Homme et de l"espèce humaine. Donc c'est d'une part assez loin de la science-fiction telle que l'entendent ses "fanatiques", et c'est aussi très loin, naturellement, du roman traditionnel, du roman classique, qui, lui, tourne pratiquement toujours en vase clos, soit dans la chambre à coucher, soit dans la salle à manger, en analysant les petites coliques érotico-sentimentales du couple, du trio, du quatuor - on en arrive même aujourd'hui au groupe ; moi, tout cela ne m'intéresse pas, ni en tant que lecteur, ni en tant qu'écrivain, parce que c'est la vie de tous les jours, et retrouver ses drames ou ses comédies sur le papier, non, merci. Tandis que le sort de l'Homme, aujourd'hui, comment s'en désintéresser ?

Les choses sont donc claires :

  1. Barjavel professe de détester le roman romantique...
  2. La plupart des romans de Barjavel sont... romantiques

C'est problématique...

Mais il manque à nos considérations quelque chose d'essentiel... la définition du romantique. Or elle n'existe pas. D'une part parce que les dictionnaires tournent en rond, avec des choses telles que

Romantique (adj.) : relatif au romantisme. Romantisme (n.m.) :

On verra quand même une analyse assez complète du concept sur la page de Wikipédia qui distingue bien deux sens, celui "étymologique" et celui "littéraire", et de nombreux sous-concepts.
On trouve par ailleurs des points de vue fort bien exprimés tels que :

le romantisme se caractérise par le libre cours donné à l'imagination et à la sensibilité individuelle, qui le plus souvent traduisent un désir d'évasion et de rêve .

qui s'appliquerait bien à l'œuvre de Barjavel...
Je pense qu'il n'est pas prudent aujourd'hui du moins, d'aller se perdre dans ce dédale. Restons avec Barjavel, et laissons-nous charmer par son paradoxe, qui vaut bien celui du grand-père dont il est admis qu'il est l'inventeur. Et continuons l'exploration de son œuvre en essayant de (le) comprendre.

Au tournant d'une époque : La Nuit des temps

C'est en 1969 (année érotique !) que Barjavel retrouve à la fois le genre "science-fiction", et le succès littéraire, avec La Nuit des temps. Ce roman est pour lui un renouveau, à de nombreux points de vue, et le Prix des Libraires qu'il obtient cette année-là le fait rebondir. Et pour beaucoup de lecteurs (et lectrices) ce roman a une place bien particulière...

Si certains l'ont trouvé inspiré par La Sphère d'Or, d'Erle Cox (ce que Barjavel réfutera par la suite), d'autres - plus nombreux il faut le dire - y voient une recopie de Roméo et Juliette. Mais pour tous il est une grande histoire d'amour. Et même, osons le dire... un livre érotique !
En 1978, c'est pour présenter son magnifique livre de photographies Les fleurs, l'amour, la vie que Barjavel a été invité à l'émission Apostrophes de Bernard Pivot, sur le thème, réservé à un "public averti" « De la sexualité aux XIXème et XXème siècles ». Les choses de l'amour et du sexe y étaient évoquées avec précision, et ce fut pour lui l'occasion d'exprimer quelques idées. Ainsi il déclare avoir horreur du mot « orgasme ».

R.B. - Moi je trouve que... il y a quelque chose d'effrayant dans le vocabulaire de la sexologie.

B.P. - Ah !?...

R.B. - L'orgasme

B.P. - Ben oui...

R.B. - Que de mots horribles...

B.P. - Et vous diriez quoi ?

R.B. - Je ne sais pas... C'est terrible, n'est-ce pas, dans ce domaine, ou bien on a affaire à un vocabulaire scientifique qui est épouvantable, qui vous couperait les... vos élans d'une façon affreuse, ou bien alors il y a le vocabulaire populaire qui, du fait de la honte qui s'attachait à cette fonction jusqu'à maintenant, a quelque chose d'ordurier. Ce qui fait qu'on est totalement démuni de vocabulaire dans le domaine de l'amour. Alors...

B.P. - Comment en parler ?

R.B. - Je ne sais pas... Chaque couple est obligé de tout réinventer.


 

Et il complètera :

R.B. - Je crois que là, je me permets d'entrer en conflit avec vous, vous venez de prononcer le mot "amour" pour la première fois, depuis le début de cette soirée. C'est la première fois qu'on parle d'amour. Jusqu'ici on a neaucoup parlé de sexe et de tout ce... et de l'activité sexuelle, mais justement, ce qui fait, de tous ces gens que vous avez étudiés dans le présent ou dans le passé, des infirmes, c'est qu'il n'est jamais question d'amour. Or l'amour c'est la solution. Parce que le sexe sans amour c'est une supercherie.

Suit un petit débat... puis Barjavel reprend :

R.B. - L'amour c'est l'accomplissement du couple. C'est ce qu'on trouve dans la fleur. C'est l'accomplissement, l'accord, et l'équilibre. C'est la seule chose qui puisse apporter la paix au point de vue sexuel, c'est l'amour. Parce que, lorsque - c'est assez rare - lorsqu'un homme et une femme abordent la sexualité avec de l'amour, mais attention, ce que j'appelle amour ce n'est pas celui qui a comme vocabulaire « je te veux, je te prends, tu es à moi, tu m'appartiens. » C'est à dire l'amour... une espèce d'exaspération de l'égoïsme et de la possession. C'est le contraire. Et lorsque deux êtres s'aiment, et avec assez de force pour que chacun puisse penser à l'autre avant de penser à lui-même, alors s'établit un équilibre où il n'y a plus de problèmes sexuels, parce que toutes les barrières tombent. Toutes les timidités s'en vont. Tous les nœuds qu'on a pu subir pendant son adolescence ou son enfance se défont. Et, alors là, ce sont des gens dont on n'entend pas parler, ces couples-là. Parce qu'ils sont enfermés dans leur bonheur et dans leur réussite, ils sont comme une pomme qui a retrouvé ses deux moitiés et qui s'est bien enfermée dans sa peau.

Puis, la suite du débat apporte une révélation ! Parmi les invités, une sociologue, Marie-Françoise Hans, présente son livre Les femmes, l'érotisme et la pornographie, résultat d'une enquête sur le sujet. Elle précise les conditions de cette enquête :

Marie-Françoise Hans - Nous avons pris une cinquantaine de femmes, qui vont de seize à quatre-vingts ans. Et... d'ailleurs l'une d'entre elles, celle de seize ans, j'y pense parce que René Barjavel est à côté de nous, à une question sur le livre érotique, enfin « quel est votre premier souvenir érotique ? », elle a répondu : « La Nuit des temps de René Barjavel. »
(rires) Eh oui !

R.B. - Tiens, je pensais que c'était plutôt des scènes d'amour qu'il y avait dans mon livre, plutôt que des scènes d'érotisme.

M.-F.H. - Eh bien c'est ce qui l'avait troublée, mais troublée érotiquement.

R.B. - Érotiquement...

Barjavel, érotique... Il y a en effet dans son œuvre de quoi constituer une jolie anthologie de passages que l'on peut qualifier, selon le point de vue, lestes, érotiques, torrides. J'ai d'ailleurs le projet de les regrouper sur une page du site, dont il faudra (comme pour cette émission d'Apostrophes...) restreindre l'accès aux "personnes averties". Est-ce nécessaire en fait ? Ces scènes, passages et se trouvent dans les romans les plus courants, que les bibliothèques municipales placent souvent dans les rayons "jeunesse".
Car les scènes d'amour, explicitement "sensuelles", sont présentes trouvent aussi dans Le Grand Secret, Les Chemins de Katmandou, , Une Rose au Paradis... À propos de ce dernier roman, nous avions recueilli le témoignage d'une jeune femme, magistrate de son état, Nathalie K., qui gardait un souvenir amusé, très présent et tenace (j'allais dire un souvenir très "ferme") d'un passage bien particulier.

Et c'est parce que l'Amour fait partie intégrante de la Vie qu'il ne peut pas ne pas le rendre présent, de façon concrète, dans ses récits. Et non par intérêt pour les “coliques sentimentalo-érotiques d'un couple enfermé dans une chambre”... Les sentiments, et l'acte en lui-même sont totalement "sains". Il exprime cela lors d'une interview :

Je trouve qu'il n'y a rien de plus beau que deux êtres jeunes et sains en train de faire l'amour.. (citation précise à retrouver...)

Et le justifie à de nombreuses occasions, en particulier, pour la scène d'Une Rose au Paradis, au micro de Jacques Chancel dans Radioscopie

R.B. - Oui, il y a le dialogue entre les jeunes amoureux ; il y a aussi la séduction du jeune mari par la femme la nuit, que je me suis délecté à cette séduction discrète, la façon dont elle s'introduit dans le lit de l'homme dont elle est tombée amoureuse, avec une telle discrétion...

J.C. - Oui, mais on voit là, René Barjavel, que vous aimez les jeux de l'amour, hein ?

R.B. - Oui, bien sûr, bien sûr, ça fait partie des bonheurs de la vie, n'est-ce pas, j'aime La Femme - je ne dirais pas « j'aime les femmes », moi je [ne] suis pas un homme à femmes, je trouve que la femme est une des choses les mieux réussies du monde. [...]

J.C. - Et puis vous parlez d'une manière très particulière à la femme. Enfin, là, c'est M. Gé qui parle à Silfrid, mais je voudrais quand même dire un peu ce que peut dire un homme à une femme : « Ne te ferme pas, laisse-moi te regarder une dernière fois. Il faut toujours que vous fermiez quelque chose en vous : votre tête, votre cœur ou votre sexe, ou les trois. Vous croyez vous mettre à l'abri, vous ne faites que meurtrir les hommes qui vous aiment. Vous les obligez, pour vous connaître, à se transformer en conquérants. Alors, ils fabriquent les bombes. Ce n'est pas le monde qu'ils veulent détruire, c'est le mur derrière lequel vous vous cachez... »

R.B. - [rires] Je crois qu'il y a pas mal de...

J.C. - Hein, oui...

R.B. - C'est assez vrai... que les hommes qui vous écoutent, en jugent. S'ils ont... s'ils sont amoureux.

J.C. - Vous êtes un homme de souvenir, là ?

R.B. - Oui, bien sûr, un homme d'expérience... [rires] On rencontre toujours , même chez la femme la plus amoureuse, ce besoin de défense, ce besoin de se mettre dans une citadelle, ça c'est certain. Qu'on est obligé de... ou bien on est obligé de s'y introduire, soit par la ruse, soit par... non, la force ne vaut rien - mais par le... ou alors à la faire fondre sous l'amour... mais, ce n'est pas toujours facile...

On notera au passage qu'il n'aime pas les femmes mais LA femme, ce qui semble démentir l'hypothèse de "casanovisme" à laquelle je me suis laissé aller tout à l'heure ; à moins que ce ne soit le contraire. (comprenne qui pourra...)

Son enthousiasme pour la vie et les élans qu'elle donne, il l'exprimait au début de cette émission Apostrophes dont nous avons parlé, tant à propos des animaux que des fleurs... :

La Vie est une chose fabuleuse, extraordinaire, à laquelle on ne comprend rien, qui nous semble ne pas avoir d'autre but que de se perpétuer. Alors, chez l'individu... l'individu se perpétue d'abord en mangeant, ensuite l'espèce se perpétue par l'amour. Par l'amour... et elle nous prend au piège, pour qu'on continue, elle nous donne le plaisir. Parce que sans quoi, s'il n'y avait pas de plaisir à faire l'amour, qui d'entre nous le ferait ? Parce que c'est plutôt ridicule, cette espèce de gymnastique... enfin, s'il n'y avait pas le...
Non, mais, si on n'était pas en train de courir après le plaisir, on ne se... quand on les voit d'un œil froid, ce n'est pas tellement...
Et alors, au printemps, chez les végétaux, il y a un... une espèce de formidable prodigalité de moyens, des milliards de tonnes de pollens qui s'en vont dans les forêts, enfin c'est quelque chose de fabuleux, et... chez les animaux c'est la même chose, ça court partout...


Les facettes du diamant amoureux
La jeunesse

  • Pour Barjavel, l'amour est "réservé" à la jeunesse. Il l'exprime dès Colette - et s'en fait rabrouer par une vieille dame... Il n'a pas compris la leçon, car il persiste dans cette idée : tous ses personnages (amoureux) se doivent d'être jeunes (et, accessoirement, beaux).

    Il l'exprimera à propos de celui qui fut l'incarnation du héros romantique, Gérard Philipe : (interview pour FR3 vers 1982 - on voudra bien excuser la piètre qualité de cette archive sonore) :

    Gérard Philipe

    Il aurait soixante ans... c'est pas croyable ! C'est pas possible ! C'est pour ça qu'il est mort. C'est pas possible...
    Il est mort... Et quand on nous dit aussi qu'il est mort il avait trente-sept ans, trente huit ans, je ne sais pas, mais pas quarante, ce n'est pas vrai, Gérard Philipe est mort adolescent.
    Gérard Philipe c'était la jeunesse, c'était notre jeunesse, c'était une jeunesse lumineuse, c'était la jeunesse du monde. Il ne pouvait pas vivre.
    Vous savez, il y a un ancien qui a dit : « Ceux qui meurent jeunes sont aimés des Dieux »
    Je crois que Gérard Philipe devait mourir, ce n'était pas possible qu'il vieillisse.

    Si les héros sont, disons "moins jeunes", alors ils cherchent dans l'Amour une potion de jouvence, voire d'éternel jeunesse, éventuellement aliméntée par des "partenaires" plus jeunes. C'est le cas de la femme et de la sœur de Colomb, du patriarche François Deschamps dans Ravage, où Barjavel lui fait suivre, est-ce sans le savoir, des préceptes de longévité orientaux. Et aussi, et surtout, Jeanne dans Le Grand Secret.

  • Mais la jeunesse, ou du moins l'implication personnelle trop directe (ou trop récente) empêchent d'écrire sur l'amour. Ainsi on peut comprendre pourquoi il a tardé à écrire Tarendol, de sa réponse à une question

     - Je voudrais vous demander, Barjavel, ce qui vous a amené à être un auteur de science-fiction ?

    R.B. - Ça c'est bien difficile, disons si vous voulez que quand j'étais un jeune garçon j'ai lu Wells et Jules Verne mais surtout Wells avec passion, que, ensuite, lorsque j'ai eu envie d'écrire, j'ai eu comme tout le monde envie d'écrire un roman d'amour mais que je l'ai laissé de côté pare que je ne me sentais pas encore bien capable de me séparer de mes propres souvenirs, et que je me suis surtout senti le besoin de m'évader des petits problèmes psychologiques, romanesques, qui me barbent... Enfin, en tant que lecteur, d'abord, je ne peux plus lire un roman dit "psychologique" -  aujourd'hui d'ailleurs ces romans psychologiques sont uniquement physiologiques, par dessus le marché, n'est-ce pas, cela n'a aucune espèce d'intérêt : faisons l'amour mais n'en parlons pas, et il y a d'autres problèmes mais beaucoup plus graves, des problèmes immenses qui se posent aujourd'hui aux hommes, et bien moi en tant qu'écrivain, j'estime que je dois essayer d'examiner ces problèmes, voilà.

  • Que lui est-il arrivé avec la venue de l'âge ? Sans aller plus loin dans la biographie qui reste personnelle, il apparaît, au fil de son œuvre, que le "tournant de la cinquantaine" - vers 1965 - a été une période difficile de sa vie, et sentimentalement aussi.
    La Faim du tigre s'en fait en partie l'écho, et Barjavel y a "sublimé" ses angoisses en questionnements vers une réponse qu'il estime inaccessible. Trouve-t-il qu'il va lui-même devenir "trop vieux" pour les sentiments, comme il l'appliquait à Colette en 1934 ?
    Ses doutes et peut-être ses errances trouveront une forme de réponse en 1969 avec le succès de La Nuit de temps qui est, nous l'avons dit, le "rebondissement" de sa carrière et, d'une certaine façon, de sa vie. Et il l'assimilera dans l'écriture du Grand Secret où, plus que le problème de l'immortalité, c'est la situation amoureuse complexe des deux principaux héros qui constitue la clé. Roland, resté jeune, et Jeanne, vieillie de dix-sept ans... l'âge de Jean Tarendol lorsqu'il rencontre Marie. Un homme peut-il aimer une femme de dix-sept ans (même, et surtout, "apparents") son aînée ? Et l'inverse ? Et la réciproque ?...

    LA FEMME

    La Femme
  • Pour Barjavel, homme en tant qu'être humain, mais aussi homme qui « préférait la rose à l'épine », le constituant essentiel de l'amour est la femme. Si ses romans sont des histoires d'amour, c'est à elle surtout que ce sentiment est dédié. Nous l'avons entendu tout à l'heure le dire au micro de Jacques Chancel, et l'on peut penser que c'est plutôt dans sa maturité qu'il l'a réalisé. Ou du moins qu'il a pu, et su, y mettre des mots, comme il l'explique dans d'autres interviews-confidences.
     
    • Le 5 octobre 1976, dans une émission de télévision (FR3) "Écrivains sans masque", interrogé par Claude Dufresne :

      C.D. - Il y a dans votre œuvre des créatures féminines particulièrement séduisantes, et que vous avez rendues semble-t-il séduisantes à plaisir. Je pense notamment à Éléa de La Nuit des temps, je pense à Griselda, des Dames à la licorne. Quel rôle les femmes jouent-elles à la fois dans votre littérature, et dans votre existence ?

      R.B. - La femme pour moi c'est l'essentiel de la création. Je crois que si j'étais DIeu, je recommencerai beaucoup de choses, je ne recommencerai pas la femme. Parce que là, il a réussi quelque chose de sublime et de parfait. Elles nous font les pires tours, elles nous rendent la vie impossible, mais je crois tout de même... elles sont notre raison de vivre, n'est-ce pas ? D'ailleurs le mystère de la Vie c'est ça, c'est que nous les hommes, nous sommes projetés par une puissance incroyable à laquelle nous ne comprenons rien, vers ce phénomène charnel qu'est la femme. Tout en sachant très bien que nous allons nous y casser les dents, que nous allons nous jeter sur des lames de rasoir, mais, en même temps, nous allons y trouver des.. la joie que donne la rencontre de la beauté. Qu'est-ce qu'il y a de plus beau qu'un corps de femme ? Rien.


       
      Et les femmes ?...

    • Nous avons vu, et entendu, que Barjavel aime La Femme... N'aimerait-il pas les femmes ? De son vivant, et encore aujourd'hui, il ne manquait pas de "féministes" pour le trouver misogyne, "machiste"... C'était d'ailleurs un mot qu'il ne comprenait absolument pas : écoutons-le répondre aux questions de José Artur dans l'émission "À qui ai-je l'honneur ?" (note : l'animateur, accompagné d'une graphologue, Noëlle Robert, devait deviner l'identité de la personne invitée, cachée derrière un rideau et dont la voix lui parvenait déformée, ainsi qu'aux auditeurs pendant les premières minutes de l'émission) 

      J.A. - Vous êtes plutôt un être flottant ?

      R.B. - Ah, flottant, non, mais pas dominateur...

      N.R. - Alors ça, si, vous ne le reconnaissez pas, mais si, un peu "macho"...

      J.A. - Oh là là ! Est-ce que vous êtes un peu macho ? franchement ? tâchez d'être objectif...

      R.B. - Je.. je ne sais... je n'ai jamais bien compris quel était le sens de ce mot... Disons que je suis un être du genre masculin, et que les êtres du genre féminin ont pour moi un attrait féminin... Alors c'est peut-être cela être macho ?

      J.A. - Vous aimez les femmes ?

      R.B. - Euh... je ne suis pas un coureur de femmes... j'aime beaucoup LA femme.

      J.A. - Oui...

      R.B. - J'ai un grand respect, une grande admiration pour elle.


      Sur la base de certains de ses écrits, soit romanesques - la position et le rôle des femmes dans son œuvre pouvant, en première lecture, ne pas être du goût de certaines, soit journalistiques, et il se l'est vu reprocher parfois vertement. Ainsi certains propos au Journal du dimanche, en particulier le 18 septembre 1977, « Quand vous ferez tout à notre place Mesdames », qu'il conclut

      Ce n'était pas calculé mais sans doute voulu quand même par le subconscient collectif masculin : en fabriquant toutes ces machines pour les femmes, nous avons rendu disponible une grande partie de leur temps, qu'elles vont pouvoir consacrer au vrai travail : celui qu'elles nous ont accoutumé à faire à leur place depuis la perte du Paradis.
      Ça commence. La révolution est en marche. Ou, plutôt, le retour à l'ordre naturel. En Russie, en Chine, les femmes balaient les rues, conduisent les camions, emplissent les usines. En France, il y a autant de filles que de garçons dans les écoles et deux fois plus dans les demandes d'emploi. Dans quelques générations, mesdames, les hommes, détendus, nonchalants, enfin redevenus ce qu'ils sont, pourront, de loin, avec satisfaction et tendresse, vous regarder travailler et consacrer l'essentiel de leur temps à l'activité pour laquelle ils sont faits : vous admirer et vous aimer.

      Je disais tout à l'heure qu'acheter des livres dans les librairies d'occasion est très instructif des "réactions" de lecteurs ; ainsi au moment d'un tel achat j'ai eu droit au commentaire de la vendeuse :

      Ah, Barjavel, oui, c'est bien, mais alors, les bonnes femmes il ne les aimait pas !

      Peut-on le croire ? Car enfin, il disait bien :

      Enfin, mesdames, vous n'aurez jamais rien de plus beau à montrer que vous-mêmes.

      Il s'est expliqué sur ce point dans le reportage L'Homme en question :

      "Les femmes".. Mon Dieu... Il n'y a rien à en dire sinon que... elles sont notre raison de vivre, à nous, hommes, on m'accuse souvent d'être "antiféministe", justement parce que je passe mon temps à répéter que j'aime, non pas LES femmes, mais LA Femme. Dans mon dernier petit livre, mon petit essai que j'ai écrit, "Si J'étais Dieu", je recommence tout. Sauf la femme, parce que j'estime qu'elle est parfaite.

    • Et dans le débat qui a suivi le reportage, il répond aux questions d'Anne Sinclair :

      A.S. - Si vous étiez Dieu, vous l'avez dit, vous ne recommenceriez pas la femme, et vous écrivez « Le corps de la femme doit rester pour l'homme une Amérique avant Colomb. » Vous le pensez vraiment ?

      R.B. - Oui. Oui, je pense qu'il faut constamment la découvrir.

      A.S. - D'ailleurs elle est là pour que l'homme la découvre ?

      R.B. - Non ! elle n'est pas là.. L'Amérique n'était pas là pour que Colomb la découvre. Mais la joie d'être de Colomb c'était de découvrir l'Amérique.

      A.S. - Et la joie d'être de l'Amérique ?

      R.B. - Ah, c'est autre chose, ça... Mais je pense que la joie de l'homme dépend à 100% de la joie qu'il est capable de donner à la femme.

      Alors...


    La Sensualité
  • Je l'ai dit (ou rappelé) en mars dernier à propos de l'activité cinématographique de Barjavel, sa perception du monde est essentiellement visuelle. Selon les neuro-psychologues c'est une particularité bien masculine. Et c'est donc ce qu'il exprime le mieux dans son œuvre écrite (puisque, comme le disait son ami Michel Jeury à propos d'Une Rose au paradis, "un Barjavel... c'est aussi un film tout écrit". Mais le sentiment de sa sensualité est total - comme le cinéma qu'il a anticipé dès 1943... Ainsi, dans l'émission "Écrivains sans masque", il répondait :

    C.D. - Partant de cette source d'amour qui irrigue votre œuvre, vous ne traitez pas seulement du cœur, mais du corps. Vos personnages sont de chair. Ils éclatent de sensualité, en quelque sorte. C'est bien cela, n'est-ce pas ?

    R.B. - Oui, mais il faut donner au mot "sensualité" toute sa signification. Mes personnages sont sensuels par tous leurs sens. Ce sont des morceaux de l'Univers, des morceaux de la création. Ils sont en contact avec tout le reste du monde, par tout ce que Dieu leur a donné pour prendre contact et pour prendre conscience de ce monde. Ils regardent, ils écoutent, ils mangent, ils boivent, ils sentent. Ils sont heureux de tout ça. Et ils font l'amour aussi, parce que c'est l'accomplissement suprême de la conscience de l'Univers.

    Sa sensualité reste quand même essentiellement visuelle, et c'est l'impression qu'il transmet directement à l'esprit du lecteur - et de la lectrice, même si l'on sait que les femmes sont davantages réceptives aux messages d'autres sens...

    Une femme, à gauche. A droite, un homme. Il n'y avait aucun doute, car ils étaient nus. Le sexe de l'homme était érigé comme un avion qui s'envole. Son poing gauche fermé était posé sur sa poitrine. Sa main droite se soulevait en oblique, l'index tendu, dans le même geste que les joueurs de la salle ronde. Les jambes de la femme étaient jointes. Ses mains ouvertes reposaient l'une sur l'autre, juste au-dessous de sa poitrine. Ses seins étaient l'image même de la perfection de l'espace occupé par la courbe et la chair. Les pentes de ses hanches étaient comme celles de la dune la plus aimée du vent de sable qui a mis un siècle à la construire de sa caresse. Ses cuisses étaient rondes et longues, et le soupir d'une mouche n'aurait pu trouver la place de se glisser entre elles. De ses épaules à ses pieds pareils à des fleurs, son corps était une harmonie dont chaque note, miraculeusement juste, se trouvait en accord exact avec chacune des autres et avec toutes.

    Dune femme

    Il faut quand même signaler une expérience sensuelle non visuelle très forte dans Tarendol, où le lecteur peut participer de façon auditive aux émois de Marie et Jean...

    Il effleure de ses mains le corps immobile, le sent abandonné, perdu. Tout à coup, il s'inquiète, il a peur. Où est-elle ? Qu'est-elle devenue ? À voix basse, mais avec toute sa force d'amour, pour qu'elle l'entende si loin qu'elle soit parvenue, il l'appelle :
    « Marie... mon amour... Marie... »
    Elle frémit. La vie, de nouveau, gonfle sa poitrine. Dans la nuit, pour elle seule, sans ouvrir les yeux, elle sourit. Elle lève un bras et cherche la bouche qui l'appelle. Elle presse longuement sa paume contre ses lèvres, puis sa main glisse le long du cou, le long du flanc brûlant, jusqu'aux reins où elle se niche.
    Elle retrouve les odeurs mêlées, bouleversées, de la terre sèche, de l'herbe froisée, et de la joie de leurs corps. D'une voix qu'elle ne se connaissait pas, qu'il ne reconnaît pas, elle répond à son appel : « Mon Jean... Toi ! »
    Elle a ouvert les yeux et au-dessus d'elle elle voit Jean entouré d'étoiles.


    Et l'amour-passion ?
  • Les amoureux de Barjavel - des romans de Barjavel - éprouvent-ils de la passion ? Il semble que non, à de rares exceptions près. Si l'amour d'Éléa et Païkan peut être vu comme un modèle d'intensité et de "totalité", il n'est pas vraiment pathologique comme on le comprend de l'amour-passion "romantique". Tout au plus amène-t-il l'héroïne à des actes extrêmes et paradoxaux, tels que "s'offrir" à un garde pour obtenir la liberté et aller retrouver Païkan. C'est un amour maximum, d'origine "platonicienne" même, réalisant la jonction de deux moitiés séparées d'un même être, de par sa naissance éminement rationnelle du fait du mécanisme de la Désignation. Et la plupart des autres "rencontres amoureuses" de ses héros ne sont finalement pas très compliquées, et même plutôt simples, voire simplistes - sans doute idéalisée. Dans Tarendol, lorsque Jean voit Marie le soir du maraudage des fraises, il n'a pas besoin de long "pourparlers", de lui "sortir le grand jeu", ni de voiture de course ou de dragon à combattre. Pas de séduction comme dans Les Liaisons dangereuses ou - horreur selon l'auteur - La Princesse de Clèves. C'est d'autant plus marquant dans le téléfilm où elle paraît quelque peu "ingénue", du moins vue rétrospectivement plus de trente ans après. Les choses se font, naturellement, les sentiments suivant le cours de la vie...
    Pourtant chez Barjavel les amants passionnés existent, mais ils finissent "encore plus mal"... Je citerai :

    • Lancelot et la reine Guenièvre dans L'Enchanteur, où l'auteur, ne fait certes que reprendre la tradition de Chrétien de Troyes, avec cette merveilleuse non-description de scènes encore plus puissamment érotiques qu'elles laissent toute la place à l'imagination - et aux fantasmes ! du lecteur :

      À l'intérieur de cette page blanche Guenièvre et Lancelot s'aiment.


    • La passion d'Olof pour Judith dans La Tempête (qui, rappelons-le, transpose dans un futur spatial le récit du Livre de Judith de l'Ancien Testament), pathologique quant à elle puisqu'Olof est désigné comme l'ennemi public du monde entier.

    Et, alors que ces amants passionnés meurent (soit de leur passion elle-même, soit de circonstances que l'on peut qualifier de "collectives", tout le reste de l'humanité les accompagnant, d'autres "en guérissent". Et ce sont peut-être ceux-ci les plus intéressants, et il y aurait sans doute beaucoup à analyser sur les "mécanismes de la rédemption" chez Barjavel.
    Deux exemples me viennent :

    • Tarendol, dont on ne sait nullement ce qu'il devient après la mort de Marie (et de son enfant ?). Si l'impact autobiographique de ce roman incite à le considérer avec réserve, on peut penser, de façon "optimiste", que pour lui la vie continue.
    • Ali fils d'Haroun al Raschid, Le Prince blessé, est selon moi le meilleur texte de Barjavel. Pas le "meilleur roman", car il s'agit d'une nouvelle, ou plutôt d'un conte. Mais le plus "efficace", tant d'un point de vue littéraire, humoristique que philosophique. Je ne peux qu'inciter à le lire, et le relire... Et affirmer, preuves à l'appui, qu'il a guéri bon nombre de chagrins d'amour.

    Peut-être faut_il penser que la passion, pour Barjavel, est quelque chose de trop intime ou personnel pour être mise en action dans un récit...


    Amour et morale
  • Les sentiments des héros de Barjavel amoureux s'encombrent-ils de morale ? De toute évidence, non. Ceci a pu choquer certains lecteurs ou lectrices, ressentant là aussi une forme de paradoxe envers un auteur perçu parfois (à tort) comme “réactionnaire” et décrivant des scènes érotiques, bien souvent dans des histoires d'amours "illégitimes"... J'ai acheté une édition des Dames à la Licorne dans une librairie d'occasion, qui portait sur la page de garde une mention manuscrite d'une lectrice : « Bien mais un peu trop de scènes osées »...
    Mais là encore, le paradoxe n'est qu'apparent, et doit en fait être qualifié de dualité ou complémentarité. Et Barjavel n'a jamais visé à être un moraliste ! Écoutons-le justement, dans L'homme en question

    Je ne suis pas un moraliste ! Je ne suis pas un moraliste, le problème du bien et du mal, je ne sais pas ce que c'est. Je parle d'amour, je ne parle pas du bien et du mal. Je serais plutôt, dans mes romans surtout plus que dans mes articles, un fabuliste : c'est une moralité que je donne, ce n'est pas une morale.

    Barjavel n'a-t-il pas peur de choquer ? Considère-t-il que ses livres s'adressent "à tout public" ? Clairement, oui. Même aux plus jeunes, et on peut considérer que l'une de ses devises est "le mal est dans l'œil (ou l'oreille) de celui qui le voit (ou l'entend). Ainsi dans le La Charrette bleue, il considère :

    Je n'avais personne pour diriger mes lectures. Et je pense que ce fut bien. L'essentiel est de lire beaucoup. N'importe quoi. Ce qu'on a envie de lire. Le tri se fait après. Et même la mauvaise littérature est nourricière. La seule littérature stérilisante, la littérature prétentieuse, philosophisante, cuistre, est sans danger pour les enfants parce qu'ils ne peuvent pas pénétrer dedans. Ils la rejettent, comme ils tournent le bouton de la T.V. au moment des discours politiques. Ce sont des sages.

    Et, après tout, n'évoque-t-il pas, dès 1942 dans Ravage, le pouvoir stimulant des spectacles que l'on peut qualifier de "lestes" :

    La télévision en relief et couleurs naturelles promenait ainsi, chaque soir, dans tous les foyers du monde, quelques belles filles nues. Ces spectacles hâtaient la pousse des adolescents, favorisaient les relations conjugales et prolongeaient les octogénaires.


    Amour et religion
  • Si Barjavel met de côté la morale, je dirais "sans autre forme de procès" - et ses amants sont le plus souvent "illégitimes" - il va jusqu'à accuser certaines condamnations des plaisirs que font les religions. Dans La Nuit des temps :

    Ils se soulageaient en gesticulations et à grands cris de la gêne qu'ils éprouvaient à se retrouver entre eux, à se regarder les uns les autres, après avoir entendu et vu ensemble sur l'écran les scènes les plus intimes évoquées par la mémoire d'Éléa. Ils affectaient de n'y attacher aucune importance, d'être blasés, de les considérer dans un pur esprit scientifique, ou d'en plaisanter. Mais chacun en était bouleversé profondément dans son esprit et dans sa chair, et, en se retrouvant tout à coup dans le monde d'aujourd'hui, il n'osait plus regarder son voisin qui, lui-même, détournait les yeux. Ils avaient honte.
    Honte de leur pudeur et honte de leur honte. La merveilleuse, la totale innocence d'Éléa leur montrait à quel point la civilisation chrétienne avait - depuis saint Paul et non depuis le Christ - perverti en les condamnant les joies les plus belles que Dieu ait données à l'homme. Ils se sentaient tous, même les plus jeunes, pareils à de petits vieillards salaces, impuissants et voyeurs.

    Et nous avons clairement vu que, même si la pensée de Barjavel demeure indubitablement déiste, tout en accompagnant ses convictions de nombreuses interrogations, sa position vis-à-vis des Églises est pour le moins mitigée.
    La "contestation" de l'immiscion de l'ecclésiastique dans la vie amoureuse atteindra un niveau public en 1981, lorsque Barjavel va jusqu'à s'adresser directement au pape Jean-Paul II à propos de l'une de ses récentes déclaration, dans son article au Journal du Dimanche « « Non ce n'est pas un péché de désirer sa propre femme ». Il lui a valu un riche échange de courriers avec ses lecteurs, auxquels il répondit trois semaines plus tard pour conclure en quatre points, dont le dernier :

    Arrêtons-nous là. Et terminons par une quatrième conclusion, qui est celle même du pape : c'est l'amour qui arrange tout. Il faut aimer.
    Il faut aimer tout. Du grain de poussière à la gloire des galaxies. Dans cet amour universel, joyeux, reconnaissant, il y a une place exhaltante à partager avec la femme qu'on tient dans ses bras.

    À noter que le premier de ces articles fut repris dans un petit livre « Le plaisir sexuel est-il un péché ? », regroupant des textes de divers auteurs autour de la question (Éd. Guy le Prat, Paris, 1982).
    Les considérations de Barjavel n'étaient pas si polémiques que cela, des passages de son texte (j'allais dire "du Révérend Père Barjavel") étant repris dans ses homélies par Mgr Hippolyte Simon, archevêque de Clermont-Ferrand, qui m'en a directement fait part il y a quelques années...

    Et pour les choses de l'Amour, s'il considère sans l'ombre d'un doute que son objectif est la procréation, c'est par l'effet d'un piège de la nature, dans lequel la religion n'a aucune part, rien à voir et surtout rien à dire. Dans La Faim du tigre, il s'interroge :
    (citation à extraire) :

    Ainsi chaque couple d'amoureux oublie-t-il le reste du monde et pense-t-il que ce qu'il nomme son "amour" est un sentiment grandiose, unique, dont l'humanité n'a jamais connu l'équivalent.
    En réalité, ce qui fait grimper Roméo à l'échelle, c'est l'élan irrésistible des milliards de cellules messagères qu'il a fabriquées sans le savoir et que son corps doit inéluctablement porter vers un autre corps dont le contact les fera jaillir comme des fusées vers l'avenir. Et ce qui fait que Juliette éblouie confond l'alouette avec le rossignol et refuse de reconnaître l'aurore, c'est que l'ovule, planète du futur, veut assurer la certitude de son devenir en provoquant le jaillissement à l'assaut d'elle-même de quelques nouvelles centaines de millions de fusées, dont une seule est appelée à lui délivrer le message complémentaire. Cette fois-ci ou la fois prochaine. Le plus souvent possible. Encore, encore et encore. Pour qu'enfin inéluctablement ait lieu la rencontre. Ne pars pas, Roméo, non, c'est le rossignol, ce n'est pas l'alouette. Encore toute la nuit devant nous...
    Au travail.
    Tout le reste, c'est Shakespeare.
    Bien sûr, il y a l'émerveillement de la rencontre du partenaire, l'enchantement de sa présence, l'éblouissement de sa possession. Il y a cette respiration plus facile quand on est ensemble, ce coeur qui déborde, cette beauté qui recouvre toute chose, tous ces symptômes qui caractérisent le sommet de la courbe d'un amour.
    Ce sont les éléments du piège, sa séduction, son leurre. S'il n'y avait pas cette merveilleuse fièvre des préliminaires, et cette joie incomparable de l'accomplissement, quelle chance resterait-il pour qu'un homme et une femme allassent à la rencontre l'un de l'autre à seule fin d'accomplir un acte qui, si l'on parvient, avec une très grande difficulté, à le considérer objectivement, apparaît, somme toute, saugrenu ?
    Rien ne l'égale, rien ne lui ressemble. Joie de se planter dans l'intime profondeur du tiède tendre corps et d'y remuer l'univers, joie de recevoir dans son doux ventre ouvert la bielle d'huile et de bronze et de soie, joie de mourir ensemble dans un fleuve d'or. Un couple accordé, à ce moment est une goutte de Dieu. TRAHISON ! C'est seulement une graine qu'il faut semer.
    Mais si c'est Dieu qui l'a voulu ?
    Dieu ?
    Il faut se méfier des noms et des mots.
    Dieu. L'espèce. Les ordres. L'univers. Dieu ?

    Il laisse quand même, "traditionnellement", un rôle officiel au prêtre - et de façon indépendante de la religion proprement dite - dans l'officialisation des unions. Dans La Nuit des temps, la Désignation, organisée par le Grand Ordinateur Central, s'accompagne d'un cérémonial quasi conjugal :

    Au bout du miroir apparut un homme vêtu d'une robe rouge qui lui tombait jusqu'aux pieds. Il s'approcha d'un couple d'enfants, sembla se livrer à une courte cérémonie, puis il les renvoya se tenant par la main. [...]
    Un homme rouge arriva du bout du miroir et s'approcha d'Éléa. Elle le regarda dans la glace. Il lui sourit, se plaça derrière elle, consulta une sorte de disque qu'il portait dans la main droite et posa sa main gauche sur l'épaule d'Éléa.

    La vision des joies de l'amour physique peut être vue comme un chemin vers le Divin (plus que vers "Dieu"), mais finalement cette considération plutôt phraséologique est superflue. Il ne peut s'agir que d'une expérience intérieure personnelle, ou plutôt trans-personnelle, bien plus qu'un sujet de discours. En aurais-je déjà trop dit ?

    À cette finalité procréatrice de l'amour, Barjavel refuse aussi - de façon conséquente et automatique - que les religions y mettent leur... grain de sel. En particulier pour le "problème" (intensément d'actualité dans les années 1960-70) de la contraception, et même, au-delà, de l'avortement. Il ira en personnellement à l'Assemblée Nationale assister aux débats du vote de la “loi Weil” dont il rendra fidèlement et objectivement compte dans son article au Journal du Dimanche du 1er décembre 1974. C'est aussi un sujet sous-jacent, mais très important, dans son œuvre. Soit comme un (gros) problème - dans Tarendol, soit comme thème science-fictionnesque - dans La Nuit des temps, où il décrit la solution parfaite (et universelle), la Clé :

    La clé avait un autre usage, aussi important : elle empêchait la fécondation. Pour concevoir un enfant, l'homme et la femme devaient ôter leur bague. si l'un d'eux la gardait, la fécondation restait impossible. L'enfant ne pouvant naître que voulu par les deux.
    A partir du grand jour de la Désignation, où il la recevait, un Gonda ne quittait jamais sa bague. [...] Elle était la clé de sa vie [...]
    Aussi, l'instant où deux époux ôtaient leur bague avant de se joindre pour faire un enfant était-il baigné d'une émotion exceptionnelle. Ils se sentaient plus que nus, comme s'ils avaient ôté en même temps que la bague le cuir de leur peau. Des pieds à la tête, ils se touchaient au vif et au sang. Ils entraient en communion totale.

    soit comme solution et problème, autrement dit élément du rebondissement de l'action - dans Le Grand Secret, et aussi dans Une Rose au paradis.

    Il peut donc bien s'attirer les suffrages féminins et féministes, bien conscient d'ailleurs que cette préoccupation n'est pas que celle des femmes mais du couple, et que, on l'a vu à propos de ses derniers mois de jeunesse à Nyons, il y a été sensibilisé très jeune, et l'est sans doute resté plus ou moins directement...


    Et Freud, quand même ?...

  • Comme je l'ai dit, Barjavel n'a pas vraiment de sympathie ni de compréhension pour les considérations psychanalitiques, freudiennes du moins, mais elles ne lui sont pas inconnues. Si elles sont discutables - ce n'est pas notre propos, loin de là - il est néanmoins intéressant de prendre en compte l'enfance bien particulière de l'auteur et d'en tirer, non des "diagnostics", mais des éclaircissements.
    C'est dans La Charrette bleue qu'il se révèle, même s'il dira que ce livre est un recueil de souvenirs passés au filtre du presque roman, et de "mensonges roses"... La regrettée Madame Chamoux m'avait raconté une anecdote savoureuse et acide... Lors d'une venue à Nyons pour dédicacer son livre, Barjavel s'était fait reprocher par une Nyonsaise « de ne pas avoir parlé de sa famille, qu'il avait dû connaître enfant ». Et notre auteur de lui rétorquer : « Madame, c'est que dans La Charrette bleue je n'ai gardé que les bons souvenirs... »

    Son enfance fut marquée par deux événements dramatiques et décisifs : la Grande Guerre, qui fit disparaître pratiquement tous les hommes - dont son père - au Front, pendant (au moins) quatre ans, laissant les enfants dans le meriveilleux cocon des présences féminines.

    Le père lointain était, au contraire, de la part de la mère, l'objet d'un culte verbal, mélange d'admiration, de crainte et de pitié, même s'ils avaient auparavant l'habitude de se battre à coups de poêle à frire. Cela le grandissait et le nimbait de lumière dans le cœur des enfants. Il était absent, inconnu et admirable, comme un dieu. Ainsi ai-je eu une enfance très heureuse, à cause de cette guerre abominable.
    La maison était pleine de femmes. Les locataires, les voisines, les clientes. Et mes deux cousines Lydie et Nini, deux filles de ma tante Louise Vernet, sœur de ma mère, qui vinrent successivement aider celle-ci.

    Puis la maladie, et la mort de sa mère, alors qu'il a onze ans (le 29 mai 1922). Drame donc la conséquence fut, du fait de la moindre disponibilité de son père, et de la merceilleuse opportunité offerte par Abel Boisselier, son départ pour Cusset. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que le jeune enfant se soit formé une image merveilleuse de sa mère, et avec elle, de la gente féminine, dont il gardera une image marquante :

    Cette image immobile, en trois dimensions sculptées par le soleil, s'est gravée à tout jamais dans mes yeux. C'est le seul souvenir précis que je garde de ma mère bien portante. Des années plus tard j'ai su à quoi elle ressemblait : à la statue de la Liberté. Elle en a l'élan vers le haut, et la promesse, et l'équilibre. Avec, en plus, un rire radieux sur le visage tandis que je cours vers elle. J'arrive sans ralentir, je me jette sur elle, je me soulève, elle se baisse, elle m'embrasse, je l'embrasse, elle est heureuse, je suis bien, le soleil nous brûle...

    Mais bien sûr, les psychanalistes freudiens ne manqueraient pas de gloser sur "complexe d'Œdipe", "angoisse de castration", "meurtre du père" - et les lacaniens de jargonner. Restons-en là.

    Et reconnaissons aussi quand même que Barjavel a pu écrire

    Les filles de Nyons, à cet âge, sont hardies. J'en ai fait plus tard l'expérience à mon tour. Nous, les garçons, étions innocents et effarés, mais elles chauffaient comme la braise.

    Alors, avant de conclure, je vais quand même proposer quelques pistes d'approfondissement pour celles et ceux qui sont intéressés par un peu de "théorie". Mais j'espère que tous et toutes auront au moins autant de plaisir à (re) découvrir les joies des évocations amoureuses de Barjavel, et à les faire partager... Où à rêver à Éléa, comme le fils Vignont...

    Il pense à Éléa toute nue. Il en rêve la nuit, et quand il ne dort pas, c'est pire.


     
    Pour aller plus loin...
    Études et Travaux Académiques

La section du site consacrée aux travaux académiques (http://barjaweb.free.fr/SITE/academie) présente un certain nombre d'études consacrées aux aspects que nous avons abordés ici. J'ai pu conseiller certains de leurs auteurs, étudiants et étudiantes que le goût pour Barjavel avait amenés à y consacrer leur mémoire ou thèse.

  • La thèse de doctorat ès Lettres modernes de Mme Laurence Delord-Pieszczyk, sous le titre "De la science-fiction au Moyen-Âge ou l'itinéraire d'une symbolique" (Paris V - Sorbonne Nouvelle, 1996), analyse plus particulièrement L'Enchanteur, et comprend une seconde partie consacrée aux couples dans l'œuvre de Barjavel. Y sont spécialement comparés les événements constructeurs des sentiments, rencontres, désirs, épanouissements...
  • Je citerai aussi "Le couple dans «La Nuit des Temps» de René Barjavel." de Mme Catherine Hugon (Mémoire de Littérature Française Moderne - Université de Lausanne, 1989)
  • "Le mythe de Roméo et Juliette et sa réécriture : Roméo et Juliette de Shakespeare et La Nuit des Temps de Barjavel", de Mme Isabelle Zimmermann (mémoire, 1999))
  • "L'appréhension de l'amour et du couple dans La Nuit des temps, Le Grand Secret, La Tempête de René Barjavel", de Mme Elisabeth Santos (mémoire de Maîtrise de Lettres Modernes - Université de Limoges, 2000)
  • "La femme dans les romans de science-fiction de René Barjavel" de M. Olivier Godet (Mémoire de maîtrise de Lettres U.F.R. - Paris III - Sorbonne Nouvelle, 2003), auquel j'ai contribué.
  • "L'AMOUR ET LA MORT dans La Nuit des Temps, Le Grand Secret, La Tempête de Barjavel", de Mlle Abigaïl Sallès-Suriñac (Mémoire de Master I de Littérature Française - Paris IV, Sorbonne). Je l'ai directement "conseillée", tout en la laissant libre de ses interprétations, qu'elle a menées sur le terrain psychanalytique avec plus ou moins de pertinence il faut dire, mais avec l'intérêt d'avancer des pistes audacieuses. Elle situe l'œuvre de Barjavel dans le paradigme (exprimé par Denis de Rougemont) : "L'amour heureux n'a pas d'histoire" (en Occident), et elle ignorait toutefois le rejet exprimé par Barjavel du mot "orgasme", dont elle a fait grand usage et grand cas.

 
En guise de conclusion

Faut-il conclure ? Mon propos, vous l'avez compris, n'a pas été de démontrer quoi que ce soit selon une philosophie précisément dirigée. Parce qu'il n'y en a pas. L'œuvre et la pensée de Barjavel présentent, nous l'avons souvent dit, de multiples facettes, comme un diamant... Les rayons multiplement colorés qu'elles diffractent avec richesse constituent autant de pistes de réflexions, voire même de discussions, mais aussi d'émerveillement car tous sont faits de la même lumière. Celle du ciel de Tarendol, celle que l'on redécouvre à chaque lecture, souvent comme lui revivifiante.
Je ne m'en lasse pas...

L'amour tient une grande place dans vos ouvrages. Pouvez-vous encore en dire quelque chose ici ?

L'amour est la clé de tous les problèmes. Dans l'amour du couple je symbolise l'amour universel qui donne la paix et le savoir. Il faut aimer tout, même ce qui n'est pas aimable.

Nous nous laissons trop souvent emporter par les événements, les occupations, le travail, les soucis. Nous ne voyons plus ce qui se passe autour de nous. Les jours se succèdent, s'accumulent. Les cheveux blancs arrivent. Et l'on s'aperçoit un jour que la vie est finie.
Il faut être vivant. Il faut apprendre à l'être et profiter de chaque seconde qui passe. Nous pensons trop au bonheur et nous oublions de le vivre. Il faut regarder le monde. Il est beau. Il est magnifique.
Profitons-en.

Jamais je ne m'habituerai au printemps. Année après année, il me surprend et m'émerveille. L'âge n'y peut rien, ni l'accumulation des doutes et des amertumes. Dès que le marronnier allume ses cierges et met ses oiseaux à chanter, mon cœur gonfle à l'image des bourgeons. Et me voilà de nouveau sûr que tout est juste et bien, que seule notre maladresse a provoqué l'hiver et que cette fois-ci nous ne laisserons pas fuir l'avril et le mai.
Le ciel est lavé, les nuages sont neufs, l'air ne contient plus de gaz de voitures, on ne tue plus nulle part l'agneau ni l'hirondelle, tout à l'heure le tilleul va fleurir et recevoir les abeilles, les roses vont éclater et cette nuit le rossignol chantera que le monde est une seule joie. Tout recommence avec des chances neuves et, cette fois, tout va réussir. J'ai un an de moins que l'an dernier. Non, pas un an, toute ma vie de moins. Je suis une source qui commence. C'est la grande illusion annuelle. Le règne végétal s'y laisse prendre en premier. D'un seul élan, des milliards d'arbres et de plantes resurgissent, poussent des tiges enthousiastes, déplient des feuilles parfaites qui n'ont pas de raison de ne pas être éternelles. Pourtant, dans l'autre moitié du monde, l'automne est déjà là et a jeté au sol ces merveilles que l'hiver va pourrir.
Mais pour nous que le printemps aborde, l'automne est invraisemblable et l'hiver n'a pas plus de réalité que la mort. Le marronnier est blanc comme des communiantes, le pêcher est une flamme rose, le lilas une torche. Dans tous les jardins, les champs et les forêts, dans les immensités cultivées ou sauvages, sur chaque centimètre carré de terre non déserte, c'est le prodigieux déploiement de l'amour végétal silencieux et lent.
Chaque fleur est un sexe. Y avez-vous pensé quand vous respirez une rose ?

 
Remerciements
 

Merci à toutes et à tous, sans oublier...

Les documents, sources et références cités ou non ici et qui sont venus étoffer ces réflexions sont le fruit de recherches personnelles, et, pour certains, je dois à l'amabilité et l'obligeance de plusieurs personnes de m'en avoir signalé l'existence ou de me les avoir communiqués :

et surtout, pour son extrême gentillesse et sa confiance

  • M. Jean Barjavel, ici présent.
Merci

 

------
Notes
 
Les index correspondent aux notes de renvoi dans le texte.